Lecteurs ! Vous allez embarquer sur un navire étrange, un bâtiment littéraire. Il a largué les amarres il y a cinquante ans, à moins que ce ne fussent cinquante siècles (mais les faire-part de naissance importent-ils, en littérature ?). C'est un vaisseau de légende. L'équipage ? Des hommes inaptes à la vie moderne. Son port d'attache ? La mélancolie ou la lucidité, ce qui revient au même. Sa destination ? Tout horizon perdu.
Vous vous apprêtez à voguer là-bas, au loin, si loin… vers des horizons dissous dans la lumière. Vous croiserez des ciels de pluie, des mers labourées, des steppes sans contours, des forêts harassées. Vous rencontrerez des spectres, errant dans les brumes. Le monde n'a plus besoin de ces hommes. Pour eux, finalement, c'est une chance. Chassés par leurs semblables, ils échappent au pire.
Dans chacun des six volumes de ce recueil, en Patagonie, au bord des toundras septentrionales, dans les confins du silence, la même atmosphère vous enveloppera. Le soleil y sera angoissant, les ciels crépusculaires, la pression étouffante. N'est-ce pas cela le style chez l'écrivain ? Non pas l'art d'enfiler de belles phrases en chapelet, mais la capacité à architecturer un univers propre, un climat, et à les déployer, jusqu'à l'obsession, de livre en livre. « Je fus un homme à idée fixe », avoue Antoine de Tounens, roi autoproclamé de la Patagonie. Que Jean Raspail le sache : lui aussi.
Raspail s'est étourdi de voyages avant d'écrire son premier roman. Il a regardé les nuages transhumer au-dessus des forêts, les steppes australes, les chenaux et les océans blêmes. Il a vu les vieux peuples, les anciennes cultures tirer leur révérence. Son siècle, le vingtième, le pire de tous, fut celui du nettoyage par le vide. Les dieux s'en sont retirés. « Tout doit disparaître ! » semble avoir été le slogan du Progrès. Et de ce spectacle tragique, à force de scruter le brouillard au cas où s'y cacherait un vestige, Raspail a gardé un stigmate : deux très beaux yeux délavés, couleur bleu Baltique. Ils lui donnent le regard de ceux qui ont croisé les fantômes.
Mais attention ! Nulle part, trace de nostalgie. Une pratique distraite – hostile peut-être ? – des œuvres de Raspail a laissé croire à des lecteurs pressés que l'auteur s'opiniâtrait dans le regret. Il était le grincheux passéiste, l'homme du révolu, cramponné aux mondes disparus. Ne saisissant rien à la marche de son époque, il appelait au vain retour des temps. Devant l'effroyable désagrégation de toute chose sous la roue de l'Histoire, Jean Raspail, au contraire, a inventé un comportement incomparablement plus original que la nostalgie : il a choisi de veiller sur les ruines. De se faire leur serviteur. Il ne s'agit pas là de les réédifier, d'appeler à leur Restauration. Il s'agit de se tenir au chevet de l'agonie, comme une bonne fée penchée sur un mourant. Les Vieux-Russes et les animaux partagent cette attitude devant la mort. Les premiers ont inventé le personnage fort raspailien de la sistra miloserdnaia, à mi-chemin entre l'ange et l'aide-soignante. Les seconds, souvent, bravent le danger pour se tenir près du corps blessé de l'un des leurs. Ils le caressent, ils l'escortent, immobiles, vers le dernier soupir. Hubert Robert, après tout, faisait-il autre chose quand il peignait ses ruines ? Il ne se livrait pas à l'apologie de ce qu'elles n'étaient plus. Il nous conviait plutôt à saluer leur beauté, leur grandeur. Les ruines sont belles parce qu'elles continuent de rayonner, d'exhaler l'atmosphère de ce qu'elles furent. En général elles pourrissent, seules, oubliées. C'est là que Raspail intervient. Il envoie dans les décombres ses escouades de gardiens, sentinelles des royaumes de solitude, à l'affût d'un dernier écho.
D'où écrit-il? Où se situe la géographie de Raspail ? Quelque part dans un désert de Scythes, sur un rivage des Tartares, sous des falaises de marbre, dans un de ces non-lieux de la littérature où les hommes meurent mais le mystère demeure. Les géographes donnent le nom de « zones grises » à ces territoires qui constituent le décor des romans de l'auteur. Ce sont des étendues désolées. L'esprit rationnel tente vainement de s'assujettir leurs confins impalpables. Les tentacules du pouvoir central n'y parviennent plus. L'ordre n'y règne pas. Des conquérants essaient de les soumettre. Ils s'y font anéantir non par les forces d'une armée de résistance ni par l'hostilité de la nature, mais par quelque chose qui leur échappe, un rayonnement, une pulsation mantique. Les héros de Raspail ressemblent à des personnages de Graham Greene chevauchant dans la géographie de Buzzati. Comme le curé de La Puissance et la Gloire traquant son impossible rédemption, ils cherchent une issue où il n'y en a pas. Ils avancent mais les frontières reculent. Ils continuent mais l'horizon s'efface. La voie ferrée de Septentrion disparaît à mesure que le train avance ! Que le lecteur se rassure. Ils s'en moquent, les héros, de ce retrait de toute réalité ! «L'échec est encore plus grand et plus beau que la victoire », dira Antoine de Tounens pour se consoler de la faillite.
Parlons-en, du réel. Les héros de Raspail – et leur auteur avec eux – le tiennent en horreur. Qu'ils soient capitaine des hussards, pilote d'hélicoptère, pêcheur de Patagonie ou conducteur de train fantôme, ils ont contracté le dégoût pour le monde tel qu'il est. Sa lourdeur, sa vulgarité. Sa laideur érigée en horizon limite. Et surtout cette plaie de la modernité : l'impératif imposé aux hommes de se montrer efficaces, utiles, rentables. Pour échapper à ce cauchemar il n'y a pas tellement de choix.
Les uns se mettent en fuite. Ils emportent au profond d'eux-mêmes les débris d'un monde évanoui. Ils font les gestes liturgiques, prononcent les paroles mémorielles, revêtissent les habits consacrés. Ils jouent la farce, entretiennent l'illusion que tout n'est pas oublié. Ce sont des passagers du train qui bat la forêt vers le Septentrion alors que leur ville mère succombe aux forces du mal : le totalitarisme de l'uniformité.
Les autres survivent au bord du précipice. Ils n'en ont plus pour longtemps. Ils s'apprêtent à vaciller : on ne tient pas longtemps, en équilibre, sur les parapets du temps. La vie, effroyable sursis. La modernité va les broyer bientôt. Ils conservent dans le cœur l'éclat d'un astre mort Une lueur brille encore dans leurs yeux et il y a même une flamme, entretenue, à la proue de leur canot. Ce sont les Alakalufs, les errants de la Terre de Feu. Et qui se souvient d'eux ? Raspail.
Les troisièmes préfèrent inventer leur propre monde. Ils brandissent les armes de l'Imaginaire. Ils « rêvent les yeux ouverts ». Ils construisent leur sortie. Ils ne commettent pas cette faute : grandir pour se traîner jusqu'à la mort dans les habits de l'adulte. « Parfois je me demandais si j'étais jamais sorti de l'enfance », dit Antoine de Tounens, petit avoué de province qui se crut roi de la Patagonie et rencontra deux choses le sarcasme de ses compatriotes et l'indifférence de ceux qu'il pensait ses sujets. Au moins celui-là régna-t-il sur son rêve.
Les derniers, on les rencontrera par exemple dans La Miséricorde, ce roman inédit et « inachevé ». Dans ce livre qui clôt le recueil, le héros, prêtre coupable, compte sur la miséricorde, s'appuie sur l'Espérance. En bref, il se replie au ciel. Il se projette hors de sa province aussi triste qu'un décor de Mauriac et hors de sa faute encore plus noire qu'un cauchemar de Bernanos.
Monde perdu, monde halluciné, monde dont on se souvient, monde que l'on emporte, monde que l'on imagine, monde que l'on espère dans le panthéon raspailien, chaque personnage s'enfuit quelque part. On a les portes de secours que l'on peut. Aucun n'hésite à partir. « On ne peut rien contre ceux qui viennent. Sinon s'enfuir encore plus loin » apprend-on de l'un d'eux.
Et chacun dans sa fuite implore un peu de lumière, donnant au voyage le sens d'une quête. Au moins le héros raspailien réussit-il son ratage. « Ce qui ne peut se traduire en termes de mystique ne mérite pas d'être vécu », écrit Cioran dans ses Fluctuations de 1975. Chacun des personnages de Raspail a lu la phrase du vieux fou des Carpates.