Il est facile de se moquer de Léon Bloy. À une certaine époque, je ne m'en suis pas privé. Il est facile de le mépriser. Baroque — dit-on. Ces lettres baroques, orgueilleuses et ampoulées qu'il expédiait à ses amis en leur demandant de l'argent, cette façon de mendier sur ses grands chevaux... et tant d'autres choses : sa fanfaronnerie française, ses violences verbales, ses ingénuités puériles, son style trop coloré, son goût pour l'énorme et le paradoxal, sa romantique absence de mesure et de délicatesse, ses coups de tonnerre théâtraux et ses immenses émois par trop continuels.
Ce saint plus impatient que le mauvais larron !
Son manque d'humilité apparent, son manque de mansuétude apparent, son manque de discrétion apparent, son manque de modestie apparent... Le nombre d'insultes, d'imprécations et de qualificatifs négatifs qui lui tombèrent dessus dans la vie, depuis hérétique dissimulé (l'archevêque de Paris) jusqu'à mendiant ingrat (Huysmans), est tout simplement faramineux. Et que Dieu me pardonne, bien souvent justifié.
Ah, le misérable !
Ce qui est épouvantable, ce n'est pas d'être appelé misérable. Ce qui est épouvantable, c'est d'être appelé misérable et de l'être, et de ne pouvoir cesser de l'être et de se sentir tel, tout en étant au fond une âme noble, une âme élue, une âme de grand seigneur égarée dans le mauvais corps.
Mais il y a une chose évidente, une chose toute simple, susceptible de nous éclairer sur ce misérable qui n'arrêta pas de souffrir et de faire des misérailleries pathétiques. Cette chose s'appelle la misère.
La misère est chose sérieuse. On ne peut pas rire de la misère. On ne peut pas rire de Léon Bloy. On ne peut pas rire de Jésus-Christ. Dans sa Passion, Jésus-Christ fut littéralement misérable. « Maudit qui est pendu au bois », dit la Loi 1. Et nous avons affaire à un monde qui se moque de Léon Bloy, comme de Jésus-Christ.
Pourquoi, puisqu'il était dans la misère, s'est-il obstiné à être écrivain, et grand écrivain qui plus est ? On ne peut pas écrire dans la misère ! C'est l'objection claire du sens commun, soutenue par l'hyperconsistant Thomas d'Aquin lui-même, qui enseignait — en suivant Aristote — que la contemplation nécessite des biens extérieurs, qu'elle exige qu'on soit libéré de la pression des embarras temporels. On ne peut être docteur sans maîtrise des passions, sans santé et sans pain. Tel est le décret de la sagesse. Et c'est exactement ce qu'écrivait son confrère catholique Alexis Dulaurier (c'est-à-dire Paul Bourget) au désespéré Caïn Marchenoir (c'est-à-dire Léon Bloy). Oui, c'est l'évidence, et ça saute tout de suite aux yeux de qui parcourt l'interminable Journal — discrètement édité chez nous par Editorial Mundo Nuevo.
Docteur ? Lui ? Avec l'incoercible chaos de son opulente imagination judéo-hispano-franco-méridionale ? Avec l'indomptable exaltation de ses affects surchauffés par la neurasthénie ?
Pourquoi ne trouve-t-il pas un emploi ? Pourquoi ne fait-il pas quelque chose d'utile, quelque chose qui rapporte, même si c'est laver des assiettes ? Il a une femme et des enfants à charge : qu'il se retrousse les manches ! Qu'il fasse quelque chose de moral, de raisonnable !
Mais Bloy ne travaille pas, ne fait rien d'utile, ne lave pas d'assiettes et encore moins de chaussettes. Il s'obstine à contempler. Il fait l'exégèse de l'Écriture, va à la messe, communie tous les jours, dresse l'inventaire de la vie et de la littérature françaises contemporaines. À tous ceux qui lui envoient dix francs, il écrit des lettres spirituelles, parfois extravagantes, pleines d'explosions d'amour, et des lettres hautaines, outragées, à tous ceux qui les lui refusent. Quelle discipline pour subsister à travers le déluge de la production ! « Quelle industrie ! », s'exclamait Paul Bourget devant Charcot, en parlant de l'ami Marchenoir — Bourget, vous savez, celui qui s'est rempli les poches avec l'industrie des romans catho-psychologiques.
Pourquoi ne lave-t-il pas des assiettes ? Parce qu'il ne peut pas, tout simplement. Il ne peut pas moralement, il ne peut pas physiquement. La vie d'un laveur d'assiettes imbécile et sain est un véritable paradis à côté de la vie de Léon Bloy. Et qui donc, s'il en était capable, ne choisirait le paradis ? S'il ne le choisit pas, c'est qu'il n'en a ni les moyens ni l'opportunité.
Laver des assiettes, il ne peut pas. Le Christ ne l'aurait pas pu non plus. Et il faut à la fois mendier et aboyer... mais cela conduit au Calvaire !
« Eh bien non, monsieur, sachez que les mendiants n'aboient pas, ils n'y sont pas autorisés ! Il fait la manche ? la boucle, alors ! »... Un calvaire de plusieurs années.
Aboyer ? Contre qui ? Contre quoi ? Contre tout ce qu'il y a de plus en vigueur et de plus en place. Bravo : joli comportement pour obtenir sa pitance ! Aboyer contre le capitalisme et contre le socialisme, contre les députés, contre le suffrage universel, contre la démocratie, contre l'Exposition universelle de Paris, contre le progrès, contre l'antisémitisme, contre le philosémitisme, contre le chauvinisme, le militarisme, le pacifisme, la littérature, l'art, la science moderne, la hiérarchie ecclésiastique, les curés, les évêques, les papes, les catholiques, les protestants, les anticléricaux, les francs-maçons, le Kaiser, l'Angleterre, la Russie, la Belgique... et la France ! « La France, naguère fille aînée de l'Église, est aujourd'hui l'immondice du monde ».
Belle industrie, ma foi. Parfaite attitude, le mendigot ! Au point pour faire fortune ! Au point pour atteindre l'indépendance économique.
Ah, l'écrivain et son indépendance économique ! Comme son ami le peintre et sculpteur Henry de Groux, toute sa vie Léon Bloy brûla d'envie d'acquérir cette bienheureuse indépendance économique. Mais que serait un Bloy économiquement indépendant ? Il cesserait d'être Bloy. Eh bien, c'est ce qu'il veut, cesser d'être Bloy, et il se démène, et il se débat comme un beau diable contre le léonbloyisme. Peine perdue : son subconscient, comme on dit de nos jours, ne veut pas. Son destin, la fatalité, Dieu, ce que vous voulez, ne veut pas — pas plus qu'Il ne veut ce que Bloy veut dans son subconscient : être un grand écrivain. Ça n'intéresse pas Dieu cette chose-là, mais alors pas du tout. Grand écrivain ? Dieu s'en fiche. Lui, ce qu'Il veut, c'est qu'il soit témoin de la passion de la chrétienté, c'est-à-dire du calvaire moderne.
On peut refuser à Léon Bloy la qualité de grand écrivain, et Van Dooren ne se gêne pas pour le faire dans son Anthologie française. Ses deux romans Le Désespéré et La Femme pauvre sont deux grands fourre-tout, et son Journal un écoulement de répétitions, interminable et lassant comme n'importe quel Baedeker du Golgotha : il tombe une fois, se relève, tombe une deuxième fois, se relève, tombe une troisième fois... Bah !
Le chemin de croix est accepté, non sans d'incessants gémissements, grognements et cris de protestation. Travailler : impossible. Se taire : impossible. Il ne peut accepter le chemin de croix en silence. La seule chose qu'il peut, c'est aimer de cette redoutable manière qui s'appelle croire en Dieu : la charité de la foi sans espérance du désespéré :
Le dogme,
certes ! Et la Loi...
Mais Charité qui ne commence
Ni ne finit, terrible, immense
Telle est la foi de Léon Bloy ! 2
Témoin de la Passion et non de la Résurrection, qu'il espère et qu'il attend en vain. Les prophéties de La Salette dont il se fit le défenseur ne s'accomplissent pas... Supposons que l'apôtre Jean soit mort de douleur le vendredi saint — ce qui était dans l'ordre du possible : il n'eût pas été témoin de la Résurrection et serait mort sans espérance, comme Léon Bloy ; ou mieux dit, avec une foi en pleine et horrible nuit obscure : dubitante comme nous la dépeint l'Écriture.
Nous approchons ainsi de l'explication non scientifique de tout Léon Bloy, du Bloy entier et véridique : Journal, romans, exégèses, essais, vie et mort.
Bloy ressemble à une âme qui aurait passé toute son existence dans ce que les mystiques appellent la nuit obscure du sens. Comme Rimbaud, comme Baudelaire, comme le diabolique Lautréamont. Comme notre compatriote Almafuerte. Comme beaucoup d'autres dont nous ignorons les noms, et comme Kierkegaard lui-même, dont l'âme semble interminablement plongée dans la nuit obscure de l'esprit — ou seconde nuit mystique.
Destin affreux que celui-ci. Pourquoi Dieu permet-il de telles choses ? Une purification, n'est-ce pas censé purifier une fois pour toutes ? Ou serait-ce pour se prolonger et s'étirer indéfiniment comme une fin en soi ? Un remède amer est-il conçu pour soigner ou pour déchirer les entrailles ? Ou pour qu'on s'en nourrisse ? Une opération chirurgicale doit-elle mutiler ? Ne doit-elle pas restaurer ? Ou doit-elle nous tuer d'un seul coup ?
La vie spirituelle, la prière, les sacrements, nous sont-ils donnés pour nous tourmenter et nous affaiblir ? Ne nous sont-ils pas donnés pour nous conforter et nous renforcer ? Où sont-elles, les consolations ? Où sont-elles les promesses et les récompenses de l'Écriture ?
« Certains passent toute leur vie dans une nuit obscure. Pourquoi ? Dieu seul le sait », dit saint Jean de la Croix.
Et si c'était parce que le monde actuel se précipite vers la nuit, et que Dieu entend l'anticiper de cette manière, dans la personne de quelques élus, transformés en témoins objectifs, en images vivantes et prophétiques d'un avenir plus ou moins proche ? Certains des anciens prophètes, tel Ézéchiel, ne prophétisèrent pas seulement avec des visions et avec des rythmes, mais aussi avec des faits.
« Les ténèbres qui sont tombées sur la terre », affirmait Pie XII dans son allocution de Noël 1939. Dieu ne voudrait-il pas que les saints des derniers temps souffrent des prémices, des combles et de l'essence des ténèbres versées par la cinquième coupe 3 ?
Par sa vie, par sa mort, Jésus-Christ anticipa toute la chrétienté avec ses confesseurs, ses vierges et ses martyrs. Il est donc juste que certains d'entre eux, prenant les devants, se fassent matériel expérimental et cobayes entre les mains de l'Omnipotent.
Il se trouve que je vis déjà dans les derniers temps. Et je connais la grande tribulation. J'ai vu l'Antéchrist, pourrait dire — dis-je — Léon Bloy.
Leonardo Castellani, Vendredi saint, 1953
Sobre el Diario de Léon Bloy, Lector, Buenos Aires, n°21, août 1953
Nouvelle Critique littéraire, Buenos Aires, 1976
1. Saint Paul, Épître aux Galates 3, 13.
2. En français dans le texte. Léon Bloy, Dédicaces, Paul Verlaine.
3. Allusion au passage de l'Apocalypse (16, 10-11) : « Puis le cinquième [ange] répandit ti coupe sur le trône de la bête, et son royaume fut plongé dans les ténèbres ; les hommes mordaient la langue de douleur, et ils blasphémèrent le Dieu du ciel à cause de leurs :rouleurs et de leurs ulcères, et ils ne se repentirent point de leurs œuvres ».