lundi 16 septembre 2019

En doctorant... Bernard Bro, Le génie féminin de Thérèse



Dans un petit village des montagnes Rocheuses, entre Denver et Salt Lake City. L'histoire se passe un certain nombre d'années après la marche vers l'Ouest. Les Américains établissent les premières lignes de chemins de fer. Mais les Indiens Sioux attaquent régulièrement les trains. Autorités et public ne font plus attention qu'à une chose : l'issue des combats. Tout le monde attend avec impatience le jour où l'ordre régnerait enfin. On fait des conseils d'administration, des assemblées, des commissions, des colloques, des réunions, des prévisions : tout est suspendu à la paix espérée.
En effet, le jour vint où l'ordre fut rétabli. Mais on s'aperçut alors que la Compagnie était en faillite, que la voie de chemin de fer ne conduisait nulle part et qu'habitants et voyageurs étaient tout heureux depuis qu'ils avaient transformé les wagons en cabanons de vacances. Actionnaires et administrateurs avaient attendu que l'ordre soit établi. On avait oublié de se demander si la voie était utile et si la Compagnie servait encore à quelque chose.
Le Doctorat de Thérèse ne serait-il pas, comme certaines autres occasions privilégiées, destiné à remettre en route la marche vers l'Ouest, en deçà et au-delà des réunions, des conseils d'administration et des commissions ?
Ce Doctorat ne vient pas seulement sanctionner un rôle théologique bienfaisant parce que Thérèse aurait été acteur et témoin de deux réconciliations ou serait révélateur de ce qu'on peut tirer de positif des différents mouvements culturels qui ont accompagné la théologie de ce siècle. Pour nous remettre en route, il est bon de chercher l'originalité de la doctrine de Thérèse au milieu des autres Docteurs.
Deux questions aident à percevoir cette originalité.
1. Comment Thérèse répond-elle aux trois composants essentiels à la foi chrétienne dont la doctrine de tout Docteur de l'Église doit être le témoin ?
2. Quel est donc l'apport de Thérèse comme Docteur et son parcours original ?
Le titre du remarquable colloque qui a eu lieu à Venasque, en septembre 1997, entre l'annonce et la proclamation du Doctorat est juste : Thérèse au milieu des Docteurs (éditions du Carmel, Venasque, 1998). Depuis Mgr Combes et Jean Guitton, deux termes d'apparence banale ont été repris lorsqu'on évoque Thérèse : simplicité et réalisme. Ils sont vrais. Reste à savoir ce qu'on met sous ces termes.
L'idée du père Balthasar reprise par Mgr Guy Gaucher n'a été que peu exploitée réellement lorsqu'il souligne comment, à la suite des deux autres saintes Docteurs, spécialement Catherine de Sienne, l'apport de Thérèse fait droit aux intuitions féminines dans la théologie. Nous avons déjà constaté que la promotion au titre de Docteur de Catherine de Sienne et de Thérèse d'Avila n'avaient eu quasiment aucune conséquence sur l'évolution des idées en théologie chrétienne.
Est-ce suffisant de dire qu'une théologie d'inspiration féminine s'appuierait plutôt sur les symboles que sur les concepts, plus habituels aux cerveaux masculins ? C'est intéressant, mais il faut peut-être aller plus loin. Car ni concepts, ni symboles (pas plus d'ailleurs que les schémas historiques et exégétiques toujours à réviser), ne sont les termes de l'acte de foi. Celui-ci ne s'achève pas seulement dans des appréhensions, impressions, exégèses, symboles ou interprétations non plus que dans des raisonnements ou dialectiques, mais bien dans un jugement de vérité (qu'on peut appeler aussi jugement de réalité ou d'existence), c'est-à-dire dans le seul acte intellectuel par lequel l'esprit prend enfin possession du réel. En cet acte seul, l'esprit humain se prouve à lui-même son éminente dignité : nous sommes capables de déterminer l'adéquation ou non entre nos idées et la réalité.
Il faut bien avouer qu'il y a aussi une mauvaise scolastique des symboles ou de l'histoire autant envahissante, bavarde ou dangereuse par ses limites que la scolastique des concepts. Les deux peuvent réduire le mystère. Ce fut entre autres un des enjeux graves du débat des années 1946-1947 dans le Dialogue théologique entre jésuites et dominicains 1.
Un retour aux sources n'est pas forcément suffisant comme critère de vérité. Le symbole aussi demande à être affiné, ajusté, critiqué pour conduire à l'essentiel car il peut lui aussi être plus ou moins approprié, voire inutile ou inadapté. Thérèse témoigne toujours d'une grâce qui sait tenir grand compte et de la richesse des symboles et de la rigueur des idées.
La comparaison avec le Doctorat de Catherine de Sienne montre que l'originalité féminine est autant à chercher dans l'ordre de l'intelligence du désir, que dans la capacité poétique et intuitive qui serait plus proche d'un tempérament féminin.
Simplicité
Pour bien entendre la simplicité de Thérèse, il faut prendre une précaution sémantique en distinguant simplicité et simplisme, cela va de soi, mais il vaut mieux le dire. C'est plutôt le mot synthèse qui traduirait davantage la grâce de Thérèse dans sa capacité d'aller à l'essentiel et d'y tenir, en reprenant tout simplement sa fameuse apostrophe : « Je choisis tout ». L'application de celle-ci à la doctrine de Thérèse ne relève pas seulement d'une boutade. Thérèse a une vraie grâce de synthèse théologique. On peut remarquer en passant que les spécialistes de théologie dogmatique, comme A. Patfoort ou M. Paissac, par exemple, ont plus rapidement et mieux compris Thérèse que certains professeurs de théologie morale, plus gênés pour faire coïncider l'itinéraire concret de Thérèse avec leur organigramme abstrait (cf. par exemple, l'article du père G. Narcisse, sur le père Labourdette dans Thérèse et ses théologiens, 1998, p. 229-244).
La grâce de Thérèse rejoint bien les trois tâches de la théologie en faisant preuve de ces trois exigences :
1. Purifier idées, concepts et symboles pour qu'ils soient dignes de Dieu et ne diminuent pas le mystère ;
2. montrer les connexions entre les vérités du Credo ;
3. introduire au nouvel ordre d'existence qu'implique le partage de la vie divine.
Revenons à la simplicité. Saint Thomas fait de la simplicité de l'Acte pur la caractéristique propre à la vie divine comme divine. Ce terme lui permet de montrer comment la perfection de Dieu, de l'Être subsistant n'existe pas par adjonction successive de différentes qualités ainsi qu'il y va de l'être créé.
Dieu n'est pas quelque chose qui existe, il est le fait même d'exister 2. C'est le cœur de la révélation de Yahvé qui sert à la théologie de principe fondamental pour respecter tout ce que l'on peut désormais oser dire de Dieu. Les grands attributs divins, qui révèlent la réalité de ce que les Trois vivent en commun, n'ont pas le même statut que les transcendantaux (unité, vérité, bonté), qui ajoutent chacun une relation nouvelle à l'être. C'est jusque-là qu'il faut peut-être remonter, toute analogie — et donc d'abord différence — gardée, pour utiliser avec attention l'application de la simplicité à Thérèse. Elle témoigne d'une sûreté dans son instinct de foi, dans son sensus fidei qui lui fait percevoir le principe qui éclaire l'essentiel dans les domaines les plus difficiles, comme l'habitation de Dieu, la prédestination, la rédemption, la réparation, la prière, le rôle des mérites, etc. Nous nous en sommes personnellement expliqué avec attention dans notre étude Thérèse de Lisieux, sa famille, son Dieu, son message (Fayard, 1996), entre autres sur l'intelligence trinitaire de Thérèse, sa doctrine de la réparation, le rôle de purification de l'espérance et son épreuve de la foi, sa christologie et son sens chrétien du bonheur (voir Post-Scriptum III).
Le génie de Thérèse est ici proprement théologique parce qu'il aide à comprendre la connexion des mystères entre eux, et il invite à lire l'essentiel du dessein de Dieu en chaque mystère au-delà des thèmes ou des simples tournants culturels de la théologie.
Une comparaison peut aider à comprendre la simplicité de Thérèse. Son sens de l'essentiel et sa pédagogie relèvent davantage de Shakespeare que de Victor Hugo. Expliquons-nous. Les scolastiques auraient dit des personnages de Shakespeare qu'ils fonctionnent in sensu diviso, c'est-à-dire par simple cohérence interne : la personnalité de chacun dévoilant ses différentes potentialités comme si elles survenaient naturellement de l'intérieur même du caractère qui est le leur. La personnalité se divise de soi en telle ou telle action. Il en va ainsi de la manière dont procède l'intelligence de Thérèse. Sa compréhension de tel ou tel mystère découle comme spontanément et simplement de son sens de l'essentiel. Tandis que les personnages de Victor Hugo procèdent in sensu composito c'est-à-dire par adjonction, agrégat, ajout, agglomération, en réalisant ce qu'on appelle justement un personnage de composition.
Ce n'est pas faire injure à toute la richesse de la pensée chrétienne actuelle, telle que nous l'avons évoquée dans notre avant-propos, que de remarquer qu'elle a, comme pour certains très bons médicaments, des effets seconds qui peuvent être redoutables. Prenons un exemple : aucun exégète ne peut plus écrire aujourd'hui un livre sur l'épître aux Romains en ayant prétendu avoir lu tout ce qu'on avait écrit sur ce texte de saint Paul. Une vie entière n'y suffirait pas. Dans son retour à l'Évangile, quand elle disait que les autres livres la fatiguaient, Thérèse avait pressenti le risque d'une trop grande richesse. La multiplication des pensées par agglomération ne facilite pas forcément la compréhension de l'essentiel. Un peu de simplicité fait de temps en temps du bien dans l'azur ecclésiastique. Celle de Thérèse est bien venue, de même que son réalisme en face des dessèchements rationalistes et critiques de l'après-Concile.
La simplicité dont il s'agit avec Thérèse n'est pas seulement le résultat d'un charme féminin ou d'un charme d'adolescente, mais d'un charisme théologique, celui d'une surdouée capable de voir l'essentiel et ses conséquences, de capter le « sens des choses » (Manuscrit A 37 R°25). C'est net, par exemple, dans le récit où elle raconte comment elle a trouvé sa vocation : l'amour. La lecture narrative faite par Mlle Germain a bien montré la richesse de cette simplicité (Vie thérésienne, janvier 1999).
Père Bernard Bro, op, in Le murmure et l’ouragan


1. Voir : a) Revue thomiste, n° II, mai-août 1946, p. 353371 et Études, avril 1946. b) Recherches de science religieuse, n° IV, 1946, p. 385-401. c) De la critique en théologie. Réplique (inédite) à la Réponse des théologiens jésuites, avec Conclusion : le progrès de la théologie et la fidélité à saint Thomas par M.-J. Nicolas, op. Le tout étant réédité en opuscule aux Éditions des Arcades, Saint-Maximin, Var, 1947, sous le titre Dialogue théologique.
2. Des idées trop souvent flottantes gouvernent notre connaissance de Dieu et l'intelligence, essentielle en théologie, des attributs divins. On trouvera rappelées ces précisions indispensables qu'apportent les trois voies, dans G. Cottier, Thérèse au milieu des Docteurs, éditions du Carmel, 1998, p. 264 et B. Bro, Connaître Dieu ? Celui à qui nous ressemblons le plus, Celui à qui nous ressemblons le moins dans Dieu seul est humain, Cerf, 1973, p. 112-148.