mardi 3 septembre 2019

En enfantant... Père Jean-Dominique, La maternité spirituelle



Ève apprit d'une façon très douloureuse qu'il ne suffit pas de mettre au monde des enfants, même avec beaucoup d'amour et de générosité, mais qu'il faut les éduquer. Il faut être mère des âmes.
Ève enfanta encore Abel, son frère : Abel fut pasteur de brebis, et Caïn était laboureur.
Au bout de quelques temps, Caïn offrit des produits de la terre en oblation à Jahvé ; Abel, de son côté, offrit des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. Jahvé regarda Abel et son offrande ; mais il ne regarda pas Caïn et son offrande. Caïn en fut très irrité et son visage fut abattu.
Jahvé dit à Caïn : « Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu fais bien, ne seras-tu pas agréé ? Et si tu ne fais pas bien, le péché ne se tient-il pas à ta porte ? Son désir se tourne vers toi ; mais toi, tu dois dominer sur lui ».
Caïn dit à Abel, son frère : « Allons aux champs ». Et comme ils étaient dans les champs, Caïn s'éleva contre Abel, son frère, et le tua.
Genèse 4, 2
Ce texte inspiré est riche de leçons. Il contient par exemple un véritable traité sur la pédagogie de Dieu envers cet enfant difficile et mal disposé qu'était Caïn. Cependant, il convient ici de lire ce passage avec les yeux d'Ève. Comment la première mère de l'histoire de l'humanité prit-elle connaissance de ce drame ? L'Écriture ne le dit pas. Quelles leçons sut-elle en tirer sur sa vocation et la vocation de toutes les mères de famille ? Au moins les deux suivantes : d'une part, la maternité physique doit se prolonger dans une maternité spirituelle. D'autre part, celle-ci est plus douloureuse encore que celle-là.
La première impression qui se dégage de cet épisode est celle d'une douleur immense. Pour la première fois, en effet, Ève découvrait la mort ; et ce devait être celle de son propre fils Abel, de son enfant préféré, qui était dans la pleine force de l'âge, si bon, si affectueux, si prometteur. Quel poignard de douleur dut traverser son âme à la vue du cadavre de son fils bien-aimé. Là, mieux que jamais, Ève sentit le poids et la laideur de son propre péché. L'horreur de la mort et l'amertume de cette déchirure lui montraient la gravité de l'offense faite à Dieu. Elle pouvait une fois de plus se sentir responsable, et responsable cette fois-ci de la mort de son fils innocent, puisque c'était elle, la première, qui avait péché. Il est permis d'imaginer que, devant ce premier cadavre de l'histoire, une mère si noble dut dire tout doucement à son fils désormais absent : « Abel, je te demande pardon ».
Cependant, quel fut le motif le plus profond de la douleur d'Ève ? Ce ne fut certes pas la mort physique de son fils Abel, mais un mal beaucoup plus grave, la mort spirituelle de son premier-né, Caïn.
Se trouver devant le cadavre d'un fils mort d'un accident, voilà une chose terriblement douloureuse. Mais que dire alors, quand ce fils bien-aimé a été tué par son propre frère ? On se souvient de la joie d'Ève à la naissance de Caïn. Or, c'est bien lui, le premier-né, la fierté de ses parents, l'héritier d'Adam, qui tua son frère cadet. Quel désastre ! Quel échec pour les premiers parents ! La suite de la vie de Caïn ne fera d'ailleurs qu'aggraver le chagrin de sa mère. Ève en saisit toute l'horreur avec son cœur de mère. Elle comprit que sa maternité ne s'arrêtait pas à la vie du corps, qu'elle devait viser la vie de l'âme. Le sort d'Abel, mort à cause de son innocence, est bien meilleur, même au cœur brisé de la maman, que l'état de Caïn vivant désormais dans le péché mortel. Ève fit là une expérience qui vaut pour toutes les mères de la terre : la maternité n'est complète que quand elle est prolongée par l'éducation. Il s'agit d'engendrer non seulement des corps vivants, mais encore des âmes mues par la vie de la grâce et des vertus. C'est pourquoi la mise au monde d'un enfant représente une très lourde responsabilité, celle de tout faire pour le conduire à la vie pleinement chrétienne. La maternité physique doit se doubler d'une maternité spirituelle.
Certes, le type même de la maternité spirituelle est réalisé par la vie religieuse. Néanmoins, la mission de la femme mariée ne se limite pas à l'ordre de la nature.
Le mariage est un sacrement qui a pour but de peupler le ciel, et donc de former des hommes et des femmes profondément chrétiens. Le terme de la maternité ne s'arrête pas à la vie naturelle, c'est le baptême et le chrétien adulte. Toute mère chrétienne peut reprendre à son compte le mot de saint Paul et dire à ses enfants :
Mes petits enfants, pour qui j'éprouve à nouveau les douleurs de l'enfantement jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous.
Galates 4, 19
Or, ce deuxième enfantement, comme l'indique saint Paul, exige de nouvelles souffrances. De fait, pour ses deux fils, Ève eut à souffrir beaucoup. Sa douleur à la vue de son fils mort fut le prix qu'elle devait payer pour l'entrée d'Abel le juste dans la gloire. Et la peine immense que lui procura le péché monstrueux de Caïn fut sa participation au rachat de ce crime. La mère, dit-on, sauve ses enfants par le mal qu'ils lui font.
Ce nouvel aspect montre aussi l'intimité toute particulière entre la mère chrétienne et Notre-Dame. La douleur immense d'Ève à la vue de son fils mort, et la vue du péché de son fils aîné, assassin de son propre frère, font penser spontanément à un cas similaire plus insupportable encore. Il s'est trouvé dans l'histoire de l'humanité une autre mère qui dut supporter la vue du corps mort de son fils bien-aimé, tué par son frère, c'est Notre-Dame au pied de la croix. S'il y eut un fils aimé, saint et innocent, c'est bien Notre-Seigneur. De plus, les assassins de Jésus étaient ses frères : Judas, les juifs, les hommes pécheurs.
La ressemblance entre Ève et Marie est saisissante dans cet événement, et montre comment la vocation de la mère chrétienne est bien une certaine participation et une image lointaine de la vocation de la mère de Dieu, comme il apparaîtra par la suite. Ainsi, pour conduire ses enfants jusqu'à la sainteté et à la persévérance, la mère chrétienne doit être prête à beaucoup souffrir. Ce seront souvent l'ingratitude de ses enfants, leurs réticences à la grâce ou même leurs infidélités 1. Elle doit se tenir virilement debout au pied de la croix, avec Marie, s'unir autant que Dieu voudra au sacrifice de Jésus pour ses enfants.
Par ailleurs, l'œuvre de l'éducation est également un mystère joyeux. Car, dit saint Paul, « si nous mourrons avec le Christ, nous vivrons avec lui » (Romains 6, 8). Si la mère de famille doit éduquer ses enfants dans la souffrance, si elle est unie à Notre Dame des douleurs, elle connaîtra la joie immense de voir l'âme de ses petits s'ouvrir à la grâce, croître dans la foi, mettre en œuvre les trésors de générosité et de prière que le Bon Dieu dépose dans leurs cœurs. La vie de la mère de famille est parsemée de consolations profondément chrétiennes qui la paient largement des sacrifices auxquels elle doit consentir. Les peines du labourage sont bientôt suivies des joies de la récolte. « Debet in spe qui arat arare » dit saint Paul : celui qui laboure doit labourer dans l'espérance (1 Corinthiens 9, 10). C'est la devise de tout éducateur.
Cette maternité spirituelle donne une nouvelle noblesse à la vocation de la femme. Celle-ci devient, si elle le veut bien, l'associée de Dieu dans l'œuvre de la rédemption, unie à l'amour du Père pour ses enfants adoptifs, empruntant quelque chose de la grandeur de la maternité de Notre-Dame et des âmes consacrées.
Père Jean-Dominique, op, in D’Ève à Marie

1. Voir le cas d'une éducation particulièrement difficile dans Marie Baudoin-Croix, Léonie Martin, une vie difficile, Paris, Cerf, 1989.