Vous savez que notre Dieu infiniment
sage a créé ce monde de telle sorte que, dans l'ordre naturel comme dans
l'ordre surnaturel, tout se répond et se correspond.
Les choses inférieures sont l'image
des choses supérieures. Ainsi notre vie animale et notre vie spirituelle présentent
sur plusieurs points une évidente analogie. L'âme naît à la vie de la grâce, se
nourrit des sacrements et de la parole de Dieu, elle peut devenir l'épouse de
Notre Seigneur et acquérir une immense fécondité spirituelle. Elle peut aussi,
malheureusement, mourir par le péché. Tout comme la chair, elle a donc une
santé et des maladies, une naissance, une croissance et un épanouissement.
De même les choses extérieures sont
comme des reflets des réalités intérieures. L'âme a ses printemps bien plus
beaux que ceux de la nature, et aussi de plus terribles hivers ; elle a
ses soirées d'automne et ses après-midi d'été. Toutes choses sont enchaînées,
enchevêtrées comme dans une trame divine, comme dans un roman infiniment compliqué
pour nous, infiniment simple pour Dieu qui, seul, en connaît le dernier mot.
C'est ainsi encore qu'il y a une
ressemblance étroite entre la vie et les actions de Notre Seigneur en Judée, il
y a 2000 ans, et sa vie et ses actions dans nos cœurs ; entre sa naissance
à Bethléem, sa mort et sa résurrection d'une part, et d'autre part, sa venue
dans notre âme à laquelle il s'unit, par les souffrances qu'il y endure avec
elle, et enfin la joie
de l'âme qui a traversé victorieusement ses épreuves, et qui ressuscite avec
Jésus pour l'éternité.
C'est dans cette lumière de la
correspondance de l'histoire de la Rédemption avec l'histoire de notre âme que
je voudrais jeter aujourd'hui avec vous un coup d'œil sur la période qui a
précédé et préparé la venue de Notre Seigneur sur cette terre.
Il y a trois personnes qui jouent un
rôle immédiat dans la préparation de la fête de Noël : la Très Sainte
Vierge, saint Joseph et saint Jean-Baptiste. C'est de ce dernier que je vous
entretiendrai ce soir.
Rappelez-vous ce que dit à son sujet
Notre Seigneur lui-même dans l'Évangile d'aujourd'hui : « Quel est
donc cet homme que le peuple va voir et écouter dans le désert ? Ce n'est
pourtant pas un prince vêtu d'étoffes magnifiques, mais il est plus grand que
tous les princes et même que tous les prophètes, car c'est l'ange, c'est-à-dire
l'envoyé de Dieu qui prépare le chemin devant moi. Et personne n'est plus grand
que lui parmi les hommes » (Luc 7, 24-28).
Il y a déjà dans ces quelques
paroles, un enseignement singulier. Le plus grand des hommes, ce n'est pas
celui qui conquiert des empires ou qui bâtit des villes, cela nous le savions
déjà, mais ce n'est pas non plus celui qui fait des grands actes de vertu, des
pénitences et des miracles. Non, c'est plus simple que cela : le plus
grand parmi les enfants des hommes, c'est celui qui prépare le chemin au Bon
Dieu.
Il y a une grande, une monstrueuse
erreur qui nous est commune à tous, et que nous n'arriverons jamais à déraciner
complètement. Cette erreur la voici : nous nous imaginons toujours que
nous allons faire quelque chose par nous-même, nous comptons plus ou moins sur
nos propres forces. Mais par nous-même, comme le dit Notre Seigneur en un autre
endroit de son Évangile (Luc 12, 25), nous ne sommes pas capables
d'ajouter trente centimètres à notre taille. Ceci est vrai en tout mais c'est
surtout vrai en ce qui concerne la vie d'oraison, la vie intérieure. Nous ne
pouvons pas nous donner les grâces dont nous avons besoin, grâces de lumière et
d'amour, grâces de force et de douceur, nous sommes des mendiants et pis que
cela, car nous ne sommes pas même capables, souvent, d'exprimer nos besoins, de
les connaître ; il n'est personne d'entre nous qui n'ait sur ce point, une
expérience cruelle et décisive.
Cette vie d'oraison, cette lumière et
cette force surnaturelles qui nous permettraient de vivre continuellement dans
la présence et dans l'amitié de Dieu, c'est pourtant là ce que nous désirons
tous avoir. Et de fait, il nous est indispensable de l'acquérir si nous voulons
réaliser l'idéal que nous nous sommes proposé en entrant en Chartreuse. Mais
si, comme nous venons de l'affirmer, nous ne pouvons pas nous la procurer par
nous-même, qu'allons-nous faire ? nous croiser les bras ? Non, pas
tout à fait, nous allons faire ce que fit saint Jean-Baptiste ; préparer
la voie à Notre Seigneur.
Et remarquez bien, ceci n'est pas un
petit travail, ni une tâche facile que l'on peut entreprendre à ses moments perdus
et achever sans trop d'efforts. Nous ne pouvons pas du tout nous donner ces
grâces, mais nous pouvons nous préparer à les recevoir, nous devons nous y
préparer en écartant les obstacles : et ceci, c'est à la fois un travail
de force et de patience auquel chacun de nous doit s'appliquer sans cesse. Et
c'est un travail qui exige de la générosité, comme Notre Seigneur nous le dit,
en parlant encore de saint Jean-Baptiste : depuis que la voie du ciel est
ouverte, on peut le conquérir, mais à condition de se faire violence et de ne
pas se ménager. « Depuis saint Jean-Baptiste, le Royaume du Ciel souffre
violence, et ce sont les violents qui l'emportent de force » (Matthieu 11, 12)
Voilà donc notre tâche bien définie : préparer le chemin à Notre Seigneur
en nous faisant violence et en triomphant de nous-même.
Mais celui dont nous voulons prendre
aujourd'hui une leçon – saint Jean-Baptiste – précise encore un peu ce que doit
être ce travail que nous opérerons dans nos âmes. Voici ses paroles : « Je
suis la voix de Celui qui crie dans le désert : Préparez les chemins du
Seigneur, nivelez ses sentiers, toute vallée doit être remplie, toute montagne
et toute colline doivent être aplanies. Ce qui est courbé doit être redressé,
et ce qui est inégal doit devenir égal » (Luc 3).
Réfléchissons un peu à ces paroles :
que voulait dire le mystérieux précurseur, nourri de miel sauvage et de sauterelles,
en quel sens devons-nous aplanir les sentiers de notre âme, combler nos vallées, raser nos montagnes ?
Comment égaliser notre âme pour que Notre Seigneur puisse facilement y venir, y
pénétrer et, s'y établir ?
Les inégalités de notre âme qui la
rendent difficilement pénétrables au souffle de l'Esprit saint, et qui
entravent par conséquent le développement de notre vie intérieure, ce sont
nos affections et nos penchants déréglés, tout amour et toute haine, toute
joie et toute douleur qui ont pour objet la créature et qui, par conséquent,
nous détournent de Dieu. Disons d'abord quelques mots de l'affection que nous
pouvons ressentir dans nos relations extérieures : amitié pour des
personnes ou attachement à des choses.
Sans doute, il ne nous est pas
défendu d'aimer nos frères, nous avons même le devoir de les aimer. Il ne nous
est même pas défendu, au sens strict du mot, d'aimer un confrère plus qu'un
autre. Mais il est certain néanmoins que, pour des contemplatifs, l'idéal de
l'amour pur et désintéressé, c'est d'aimer tous les hommes de tout son cœur,
sans même nous demander si l'un nous plaît plus que les autres, selon ce qui
est dit dans l'Évangile : « Soyez comme votre Père céleste qui fait
luire son soleil sur les bons comme sur les méchants ».
Quand nous ressentons une affection
particulière, demandons-nous avec loyauté pourquoi nous aimons ce confrère
plutôt que les autres ? Nous ne tarderons pas, dans la grande majorité des
cas, à découvrir que le fond de notre préférence n'est autre chose que
l'amour-propre ; c'est parce que ce confrère est plus gentil avec nous,
parce qu'il a confiance en nous, parce que les relations avec lui sont plus
agréables, parce que lui-même nous témoigne de l'affection en retour. Toutes
raisons qui se ramènent plus ou moins à l'amour-propre et qui n'auraient aucune
prise sur nous si nous étions vraiment surnaturels et si nous avions donné
totalement notre cœur au Bon Dieu. Il est évident que de telles affections
gênent nos rapports avec Dieu, qu'elles diminuent la ferveur et la profondeur
de notre vie spirituelle. Celui qui aime vraiment les hommes, les aime tous en
Dieu, d'un amour trop immense pour pouvoir s'attacher à l'un ou à l'autre.
Notez-le bien, cette indifférence du contemplatif est tout autre que
l'indifférence de celui qui est trop égoïste pour aimer. L'égoïste a le cœur
trop petit pour aimer autre chose que lui-même ; le contemplatif a le cœur
trop grand pour s'attacher à autre chose qu'à Dieu.
Si notre cœur, fait pour Dieu, est
trop grand pour s'attacher à un homme, à plus forte raison est-il trop grand
pour s'attacher à une chose. Pourtant, il arrive souvent que nous perdions
notre équilibre intérieur parce que nous tenons à un objet ou, plus souvent
encore, à une occupation. C'est pour nous surtout, moines contemplatifs, c'est
pour nous, Chartreux, que saint Paul a donné ce conseil : « de faire
les choses comme ne les faisant pas » (1 Corinthiens 7, 30).
Le défaut contre lequel il veut nous mettre en garde présente pour nous, me
semble-t-il, deux formes principales : attachement à un travail qui nous a
été confié par nos supérieurs, ou bien recherche curieuse d'une occupation
étrangère à notre travail.
Sur la première forme, je ne crois
pas nécessaire de m'étendre ; nous n'avons que trop souvent des exemples de
religieux avec lesquels on doit prendre toutes sortes de ménagements, pour
savoir si tel ou tel travail, telle ou telle charge leur plaît, si on peut les
changer d'obédience sans qu'ils ne perdent courage...
Comprenez bien ce que je veux dire :
nous pouvons, et nous devons même faire connaître à nos supérieurs nos besoins
et aussi nos capacités. Mais il n'en est pas moins vrai que nous devons être
toujours prêts à faire le sacrifice de nos préférences personnelles, dès que
nous sentons que Dieu nous le demande.
Sur ce point, nous nous ressemblons
malheureusement tous et notre pauvre nature humaine s'attache comme une ancre à
tout ce qu'elle rencontre. Voici une autre forme que prend souvent notre
attachement à la terre : les religieux qui ne sont pas très perdus en Dieu
éprouvent de temps en temps des accès de curiosité qu'il est naturellement plus
ou moins difficile de satisfaire pour un objet ou pour un autre. Tel veut un
livre, tel autre veut écrire à diverses personnes, etc. Une telle curiosité
crée dans l'âme une préoccupation et par conséquent, un trouble. L'âme n'est
plus égale, elle n'est plus calme et sereine et Notre Seigneur s'en va. Il faut
de toute urgence faire ce que saint Jean-Baptiste nous conseille de faire :
« niveler l'âme, aplanir les sentiers du Seigneur ».
Ce que nous avons dit jusqu'ici
concerne notre attachement aux satisfactions extérieures, mais il est d'autres
plaisirs auxquels notre amour-propre s'attache d'une façon plus subtile et bien
dangereuse encore pour la solidité de notre vie spirituelle. Ce sont les
consolations, les douceurs, les accès de ferveur et de grâces sensibles que
beaucoup de personnes reçoivent lorsqu'elles commencent leur vie intérieure. On
se met en présence de Dieu, on fait le chemin de la Croix, on dit les litanies
de la Sainte Vierge et le cœur est tout chaud, tout attendri. On a des instants
délicieux en présence du Saint Sacrement : on se sent plein de feu et
d'ardeur pour le service du Bon Dieu. Malheureusement, de tels états ne durent
pas ; d'abord, ils sont intermittents et puis, au bout de quelques mois ou
de quelques années, on s'aperçoit que l'on devient plus froid et plus sec et on
se demande si c'est la vie intérieure qui a diminué et si l'on est encore dans
l'amitié du Bon Dieu.
Mais là aussi, il faut se rappeler
que les joies, même ces joies très pures, ne sont encore que des accidents de
l'âme : il ne faut jamais leur accorder qu'une importance secondaire. Sans
doute, lorsque le Bon Dieu nous envoie de telles douceurs et de tels élans, il
faut les accepter avec reconnaissance et nous efforcer d'en profiter en étant
bien fidèles et bien généreux. Mais il faut bien savoir que ces grâces ne
constituent pas la sainteté ni la vie intérieure. Si nous les avons utilisées
comme nous le devons, elles s'en iront pour faire place à des grâces plus
profondes, à un attachement bien plus pur et plus solide de la foi et de la
volonté qui étreignent Dieu dans la sécheresse et dans les ténèbres avec une
obstination passionnée. Celui-là qui vit ainsi sans rien sentir peut-être que
le souffle glacé des tentations et des doutes, mais fidèle, immobile, cramponné
en quelque sorte à Dieu : celui-là ressemble vraiment au Divin Crucifié,
c'est un enfant de Dieu. Il amasse des trésors de lumière pour la vie éternelle
et, le jour où le vrai visage des hommes sera enfin révélé, les anges
s'inclineront devant sa beauté !
* * *
« Comblez les vallées, rendez
droits les sentiers du Seigneur... » Nous avons dit ce qu'il fallait
entendre par la destruction et le nivellement des montagnes de notre âme ;
voici maintenant ce qu'il faut comprendre sans doute quand saint Jean-Baptiste
nous parle de combler les vallées : il s'agit, me semble-t-il, de nos aversions et de nos
rancunes, de nos craintes et de nos tristesses, en un mot, de tous les sentiments
douloureux de l'âme. Il faut aussi les maîtriser et les surmonter afin que
la procession invisible de la grâce divine puisse traverser sans obstacle le
chemin de nos cœurs.
Il est à peine besoin de s'étendre
sur ces côtés négatifs de l'indifférence et de l'égalité surnaturelle où nos
âmes doivent être établies, car ce que nous avons dit des dangers que
présentent les joies naturelles ou les désirs humains, et des misères
qu'entraînent ces passions, nous pourrions naturellement le répéter des
sentiments opposés. Ce qui est nuisible à l'âme, ce n'est pas précisément la
joie ni la douleur, c'est la sensibilité aux choses de ce monde.
Il y a, nous dit saint Paul, une tristesse selon Dieu, et
une tristesse selon la chair. Quand on pense que l'on a tant offensé Dieu, et
que l'on a si peu fait pour Sa gloire, quand on a conscience des millions
d'offenses qui sont faites sans cesse à la divine Majesté, assurément on
souffre. Mais c'est une souffrance calme et sereine qui n'enlève pas à l'âme sa
paix. Elle nous pousse et nous donne des forces pour le service de Dieu. C'est
elle qui fait les religieux humbles et généreux, les âmes expiatrices et
réparatrices. C'est de cet état d'âme que saint Paul a dit : la tristesse
selon Dieu donne l'esprit de pénitence (2 Corinthiens 7, 10).
Mais la tristesse selon le monde,
ajoute-t-il, donne la mort. La tristesse selon le monde, c'est celle qui vient
de l'amour-propre blessé ou privé des biens qu'il convoite. Un supérieur nous
fait une observation un peu dure ou nous a refusé quelque chose. Un confrère a
cru devoir nous dénoncer alors que nous étions en faute... Aussitôt, notre cœur
se révolte, il nous vient toutes sortes de pensées mauvaises et si nous n'y
prenons pas garde, si nous ne réagissons pas énergiquement, nous sentons
bientôt notre âme toute troublée, et Dieu nous quitte. S'abandonner à de tels
états d'amertume aussi bien que se laisser aller à la mélancolie des souvenirs
et des regrets, ce sont pour un religieux, des fautes qui manifestent un manque
de vie intérieure, des relations bien relâchées et bien ralenties avec le Bon
Dieu, et qui promettent, si on les renouvelle, de refroidir et finalement
d'éteindre ce qui peut rester encore dans l'âme du foyer primitif de la piété
et de la ferveur.
Faisons, en passant, une mention
spéciale à la mauvaise humeur. Un moine, un cœur qui s'est donné vraiment à
Dieu, ne doit jamais se fâcher. Si nous nous fâchons, c'est toujours pour des
motifs d'amour-propre. Les injures que nous croyons subir, l'indignation contre
les défauts des autres, la révolte devant les injustices et les calomnies dont
nous sommes l'objet : tout cela n'existerait pas si vraiment nous avions
donné tout notre cœur à Jésus, et si nous ne cherchions plus nos aises, nos
consolations et les mesquines satisfactions de notre petite personne.
Et il est encore une tristesse que
nous ne devons pas laisser pénétrer dans notre âme, une tristesse plus profonde
et plus dangereuse que toute autre, sans doute, parce qu'elle est plus intime.
C'est le découragement. Vous n'ignorez pas que la purification de l'âme s'opère
par une série d'épreuves intérieures ou extérieures, qui sont d'autant plus
bienfaisantes qu'elles sont supportées avec plus de courage. Comment supporter
une épreuve de façon à ce que nous en sortions plus purs, plus forts, plus unis
à Dieu ? En ne la laissant pas pénétrer jusqu'au fond de notre âme :
en lui disant non.
Non !
amertumes, scrupules écrasants, doutes sur ma prédestination, fatigue
spirituelle, dégoût, écœurements, lassitudes, ténèbres, obscurités, purgatoires
et enfers intérieurs, non ! vous ne ferez pas reculer ma confiance.
Je ne sens plus rien, je ne vois plus rien, mais je veux quand même croire et espérer en Dieu.
Je resterai fidèle à ma vocation et à mon idéal de dévouement et d'abandon à Dieu, quand bien même la tempête spirituelle soufflerait dix fois plus fort.
Je ne sens plus rien, je ne vois plus rien, mais je veux quand même croire et espérer en Dieu.
Je resterai fidèle à ma vocation et à mon idéal de dévouement et d'abandon à Dieu, quand bien même la tempête spirituelle soufflerait dix fois plus fort.
Je connais des âmes qui, pendant des
années, ont lutté de cette façon contre le doute, le scrupule et l'angoisse,
qui se sont forgé ainsi une trempe d'acier et qui, aujourd'hui, dans la joie de
l'union profonde et continue avec Dieu, bénissent ces années de tourments qui
semblaient ne devoir jamais finir et les ont préparées et mûries pour la
béatitude présente.
Mais je sais que de telles promesses
ne soulagent que bien faiblement l'âme aux prises avec ces orages. Tel est
précisément le caractère qui fait la dureté de ces épreuves : aucune aide
extérieure ne peut nous soulager et nous sommes en quelque sorte certains que
cela ne finira jamais. Souvenez-vous seulement que plus nous sommes vigilants
et énergiques, pour refuser l'entrée de notre cœur à ces souffles de désespoir,
plus le démon se fatigue vite et plus la moisson de grâces sera grande lorsque
se lèvera de nouveau le soleil de la paix.
Car c'est là l'exemple et le conseil
muet que nous a donnés le Précurseur :
couper court et attaquer le mal par sa racine. C'est ainsi qu'il a fait
lui-même : abandonnant très jeune le monde, sa famille, ses biens et ses
amis pour s'en aller vivre tout seul au désert. On ne dira jamais assez combien
ceci est important dans les travaux et les luttes de la vie intérieure :
surveiller les commencements, ne pas faire de petites concessions. Dès qu'on
surprend une mauvaise tendresse ou une pensée méchante, vite, faisons comme saint
Jean-Baptiste, détournons-nous et retirons-nous courageusement dans la solitude
intérieure où Jésus nous attend. Ne jouons pas, ne badinons pas avec les
pensées sensuelles ou avec les pensées de découragement : soyons debout à
la porte de notre propre cœur, comme un soldat armé d'une épée à deux
tranchants, et ne laissons rien passer qui ne porte le cachet du surnaturel et
la marque du divin.
Ce principe est si important que je
voudrais le graver dans vos mémoires par quelques exemples. Considérez un
fleuve à sa source : qu'il est facile d'en détourner le cours ! Un
enfant peut le faire en creusant une petite rigole dans la terre. Mais si l'on
attend que le fleuve ait coulé pendant 50 kilomètres, il devient humainement
impossible de changer sa direction. Il en est de même des mauvaises pensées.
Lorsqu'elles viennent à peine de naître, il suffit d'un peu de volonté pour
détourner l'attention. Mais si l'on attend qu'elles aient envahi l'âme et
qu'elles l'aient emplie de leurs flots impurs, entraînant concession après
concession et faute après faute, certes, ce sera une toute autre affaire que de
s'en débarrasser.
Saint Jean-Baptiste a jugé sans doute
que l'homme dans le monde est semblable à un arbre planté dans une mauvaise
terre. Si on l'arrache tout petit et qu'on le transporte dans la bonne terre,
il croîtra et donnera du fruit. C'est ce qu'il fit pour lui-même en quittant le
monde si jeune. Il est si facile d'arracher une petite pousse de sapin :
mais arracher un grand sapin c'est impossible. Si l'arbre a été planté dans un
lieu défavorable où il a pris une mauvaise direction, et qu'on a attendu trop
longtemps pour le transplanter, il ne reste plus qu'une chose à faire : le
couper et le jeter au feu. Car Notre Seigneur nous en avertit : tout arbre
qui ne donne rien de bon pour la vie éternelle sera jeté au feu (Matthieu 3, 10).
Imitons donc ce saint, sauvage et
doux, ce mangeur d'insectes et de miel qui fut en quelque sorte le premier
Chartreux ; soyons vigilants, énergiques et prompts dans la lutte avec
nous-mêmes, coupons court à ce qui nous empêche de vivre unis au bon Dieu. On
peut dire que cet amour des solutions radicales est caractéristique de l'esprit
monastique et surtout de l'esprit cartusien. Et c'est, au fond, ce qu'il y a de
plus habile. Car il est plus facile de renoncer carrément, totalement, d'un
seul coup, à ce qui nous trouble et nous gêne, (par exemple, à une curiosité, à
un désir de vanité) que de vouloir le satisfaire à moitié tout en restant dans
l'amitié de Dieu. Une âme divisée c'est une âme malheureuse. Ceux qui ne
pensent pas du tout à Dieu peuvent goûter les grossières jouissances des sens.
Ceux qui se donnent totalement au Bon Dieu sont heureux comme des oiseaux,
comme des enfants, comme des anges, parce qu'ils n'ont plus de soucis. Mais
ceux qui veulent donner tout en gardant, être à la fois au Bon Dieu et à
eux-mêmes, avoir les consolations de Jésus et encore d'autres consolations,
ceux-là sont toujours inquiets, hésitants, troublés. Ils ne peuvent pas être
heureux. Ainsi donc, pour réussir dans la vie intérieure comme dans toute
chose, retenez ces deux conseils : surveiller les commencements et les
principes et ne jamais prendre de demi-mesures.
Pour terminer, disons un mot de ce
qui se produit dans l'âme lorsqu'elle a suivi fidèlement le conseil de saint
Jean-Baptiste et qu'elle s'est purifiée des joies et des douleurs de
l'amour-propre, lorsqu'elle ne se laisse plus entraîner par les plaisirs petits
ou grands ni abattre par les chagrins et les contrariétés.
Ces affections et ces passions, ces
attendrissements sur nous-mêmes, ou sur d'autres, ces désirs et ces amertumes
avaient fait perdre à notre âme sa sérénité : elle était agitée de toutes
sortes de mouvements qui ne permettaient plus à la lumière de la traverser.
Maintenant, nous l'avons établie dans
le calme et voyez : c'est comme une eau qui, tout à l'heure, était agitée
et troublée, et qu'on laisse en repos quelques instants. Le trouble disparaît
peu à peu ; elle retrouve sa limpidité, la lumière du soleil la traverse
de nouveau et s'y réfléchit comme dans un cristal. Ainsi fait la lumière de
Dieu dans l'âme où s'est apaisé le tumulte des passions égoïstes : cette
âme retrouve la paix et la confiance et la douce lumière de la foi. La voici de
nouveau toute claire et franche comme l'eau pure, loyale avec Dieu et avec
elle-même, humblement bienfaisante, douce, charitable pour les autres dans les
petites choses comme dans les grandes.
Nous autres solitaires, nous pouvons
faire beaucoup pour la gloire du Bon Dieu et le salut des âmes, simplement en
offrant au Bon Dieu un cœur calme, pacifié par le sacrifice, où Dieu puisse
venir Se reposer comme le rayon de soleil dans le cristal, Se reposer, dis-je,
Se multiplier en quelque sorte, et rayonner en clarté de foi et en consolation
d'espérance sur les âmes qui nous sont proches et sur celles qui nous sont
lointaines, dans ce monde et dans l'éternité.
Un Chartreux, in Écoles de silence