Comme toute la tradition le chante
avec tout l'Évangile, l'Église n'a qu'une loi : celle de l'Esprit.
Il est peu de théologiens qui aient
profondément mis en lumière cette vérité autant que saint Augustin, saint
Maxime et saint Thomas.
1. La loi de l'amour
Aidé par son expérience personnelle
tout éclairée de la lumière des textes saints, saint Augustin a perçu ce qui
fait l'essence de l'expérience du péché et ce qui fait, au contraire, celle de
l'expérience spirituelle. Augustin a tant éprouvé cela avec une vive intensité
qu'il note au premier alinéa des Confessions :
Tu
nous as fait pour toi et notre cœur est sans repos jusqu'à ce qu'il repose en
toi.
C'est l'expérience existentielle d'un
rapport de l'homme à Dieu, d'une ordination
absolument radicale, à laquelle l'homme essaie en vain de se soustraire. C'est
l'expérience d'une loi inscrite au cœur de l'être et qui contient, immanente en
elle, sa propre sanction. La volonté de se suffire et l'impuissance à se passer
de Dieu sont comme l'envers de cette expérience fondamentale. C'est pourquoi,
sous la plume de saint Augustin, se retrouve si fréquemment le mot d'éternité, puisque le rapport
existentiel de l'homme à Dieu est le rapport de l'homme temporel au Dieu
éternel. Avec une acuité saisissante, saint Augustin a vu que l'expérience du
pécheur est une
recherche de l'éternel dans l'instant : convertissant vers le sensible l'appel qui le porte
vers le haut, le pécheur devient une contradiction vivante qui, pour combler
son vide intérieur, porte l'objet sensible à l'infini. Il a compris qu'à
l'opposé l'expérience de la vie chrétienne était l'expérience d'une ordination
de toutes choses à Dieu : c'est par rapport à l'infini éternel qui est au
centre de l'âme par grâce que tout s'ordonne. Il a vécu et compris que dans une
vie d'homme il ne pouvait y avoir
que deux centres : la cupidité, racine de tous les maux, et la charité,
source de tous les biens. Il a vécu — et à quelle profondeur — la désagrégation
de ce complexe spirituel polarisé par l'amour de soi, qui composait son paysage
mental et définissait sa vie comme éloignement de Dieu. En vivant la
reconstruction de sa personne autour de ce véritable centre spirituel qu'est
Dieu, il a perçu avec lucidité que seule la charité était capable de dissocier
le complexe qui entraîne le pécheur loin de Dieu : c'est la charité qui
détache peu à peu l'homme des biens terrestres pour donner à sa vie une
orientation d'ensemble qui soit selon la volonté de Dieu, c'est elle qui
l'unifie. Charité, cupidité, sont en quelque sorte deux infinis qui sont en
lutte. Seule, la charité peut vaincre la cupidité, parce qu'au faux infini dont
la passion tire toute sa force positive, elle substitue le véritable infini.
Seule, elle peut vaincre la cupidité parce qu'au lieu de retrancher — ce qui
est impossible —, elle provoque une mutation de sens, une
transfiguration : « Que la cupidité ne soit pas enlevée, mais
transformée ». Ce que considère Augustin, ce n'est pas tellement les
éléments conscients de la vie spirituelle que cet élan spirituel de la personne
elle-même, qui commande, engendre et organise tous les éléments conscients de
cette vie, cet élan profond, plus profond que notre conscience même, qui donne
un sens à notre vie. On comprend que dans ces perspectives, Augustin définisse
les vertus de prudence, justice, force et tempérance comme les orientations
différentes de l'amour. En définitive, il s'agit de réaliser dans l'homme la
transfiguration de « l'amour ordonné ».
Ce que saint Augustin a vécu, en
effet, c'est l'aspiration de toutes les forces de l'âme par la charité, plus
encore par cet élan spirituel connaissance-amour qui constitue la personne
recréée à l'image de Dieu : il a vu que pour devenir prudent, fort,
tempérant, juste, il suffisait au fond de se laisser transformer par la
charité, par la présence de Dieu en nous. Il a compris que cette aspiration
profonde de toute l'âme par Dieu ou, en d'autres termes, la réponse de l'âme à
l'attrait divin était la racine de toutes les vertus : dans l'ordination à
Dieu, c'est toute l'âme qui se rectifie par son fond ; il a perçu
l'exigence de totalité qui est celle de la charité. Il a réalisé que si
l'ascèse et le renoncement sont toujours nécessaires, c'est cependant l'amour
seul qui triomphe des passions et procure la santé de l'âme.
C'est donc l'amour qui donne à l'être
sa consistance, qui le rassemble, le pacifie, l'unifie. C'est le péché qui le
disperse, le répand à l'extérieur. C'est l'amour qui donne à l'être sa densité
parce qu'il l'établit dans son orientation à Dieu et qu'il sait recueillir le
temps, au lieu de le laisser nous disperser : c'est par la même attitude
d'intime réserve et de fidélité à l'amour, cessant d'aimer l'instant pour la
volupté fugitive ou de le craindre pour la douleur momentanée qu'il peut nous
apporter, mais accueillant tous les instants avec le même détachement, par
amour et comme occasion d'exercer notre amour, que nous échappons au disparate
et à la dispersion qui font précisément la fuite du temps et qui le
représentent destructif.
Cette charité restructurant la
personnalité est le don de l'Esprit, lien d'amour entre le Père et le Fils,
principe de communion des membres de l'Église avec le Père et le Fils et entre
les fidèles. Elle oriente toute la vie du chrétien et de l'Église vers la
vision de Dieu, dans la béatitude de l'amour. Quand nous sommes pris par la
charité, nous pouvons dire qu'en un sens notre amour contient en soi tout
l'organisme vertueux qui apparaîtra dans toutes nos activités : il est
déjà secrètement, intérieurement, ce que nous manifesterons ensuite dans toute
notre vie. Il est hommage, adoration, exigence de lumière, silence, pureté,
pauvreté, paix, joie.
Il est vérité. Dans l'amour de
charité divine, qui rend présent en nous l'Esprit-Saint, nous ne pouvons distinguer
entre l'amour et la
compréhension de cet amour, comme il arrive dans tout autre amour. Nous y
sommes engagés dans l'unité de notre fond spirituel. C'est pourquoi nous
pouvons nous laisser guider dans toute notre vie par la force de cet amour en nous,
qui est vérité. L'amour, dans
sa vérité spirituelle, est lumière. Cette affirmation rejoint ce que proclame
toute la tradition : la lumière est une voix, comme le dit saint Jean
Climaque dans une formule paradoxale, mais d'une profondeur sans pareille (cf.
chap. VII) : elle nous dirige et nous conduit sur le chemin de la vérité. L'amour
est une lumière en nous qui nous parle et nous conduit vers le Père. À sa
clarté, nous pouvons marcher, forts de la puissance de Dieu.
2. La loi évangélique
C'est fondamentalement la même
perspective que nous retrouvons chez saint Thomas.
Tout le dynamisme de la vie
chrétienne se trouve défini chez lui par le terme qu'elle vise, c'est-à-dire
par le moment où l'image de Dieu, donnée à l'homme pour être accomplie par sa liberté,
resplendira de la rencontre du face à face avec Dieu. La vie chrétienne a ainsi
d'emblée ses véritables dimensions : elle est toute polarisée par cette
ultime rencontre personnelle qui nous livrera la plénitude de la communion aux
Personnes divines. La nature divine, qui nous a été communiquée par grâce, tend
de tout son dynamisme à nous établir dans son climat connaturel : la
gloire. Aussi, pouvons-nous considérer la vie chrétienne comme la vie de
l'enfant de Dieu qui porte en lui le principe de sa vie divine, principe
capable de profiter de tout, capable de tout assimiler, de tout transformer, y
trouvant matière à manifester son inépuisable puissance d'adaptation et
d'invention jusqu'au moment où il déploiera toutes ses virtualités dans la
vision. Aussi, rien ne révèle peut-être mieux l'atmosphère propre de cette
conception de la vie chrétienne que l'article premier de la question 116 de 1a
Ia, IIae, sur la loi évangélique : saint Thomas y affirme sans ambages que
la loi nouvelle n'est pas, à titre de principe, celle qui est écrite dans
l'Évangile, mais celle qui est écrite dans le fond des cœurs par la grâce du
Saint-Esprit. Tout ce qui n'est pas cette loi intérieure n'a, dit-il, qu'un
rôle dispositif ou ordonnateur par rapport à elle. Nous sommes là au cœur de la
Révélation et nous retrouvons en lisant cet article la saveur des grands textes
de Jérémie et d'Ézéchiel, de l'Évangile parlant du cœur nouveau que Dieu
donnera à son peuple pour le rendre sensible à ses inspirations.
C'est donc au plus intime de
nous-même que nous portons la loi qui explique et provoque chacun de nos
actes ; la vie divine est en nous, intériorisée, jaillissant de
source : il nous devient aussi naturel de développer notre nature
d'enfants de Dieu qu'il est naturel à l'homme d'épanouir sa nature humaine.
Cette vie divine s'épanouit dans des
actes à la racine desquels se trouvent des vertus, manière d'être, dispositions
stables de notre vouloir et de nos puissances qui, transformant et réformant
notre cœur, lui donnent une activité assurée, aisée, prompte, d'une grande
souplesse, forces spirituelles, vivantes et lumineuses, principes de
personnalisation, de perfectionnement et d'épanouissement, organisée en un
ensemble harmonieusement hiérarchisé, construisant l'activité de notre personne
et l'adaptant aux grands objets, aux grandes fins qui commandent notre vie
humaine.
Nous voyons ainsi apparaître les
caractères de la vie chrétienne : elle est croissance vitale dans
l'adaptation incessamment renouvelée à l'ordre objectif voulu par Dieu, et elle
a par le fait même une dimension à la fois personnelle et communautaire.
Personnelle, puisque parler des vertus c'est définir un dynamisme de
l'intériorité et de l'unité spirituelle ; communautaire, puisqu'elle a une
objectivité qui tient compte de l'ordre du monde et du mouvement imprimé à ce
monde par Dieu lui-même : l'homme ne retourne pas seul à Dieu, il y
retourne avec tous ses frères et toute la création, dans l'Église.
La perfection de l'image de Dieu en
nous se réalise dans l'activité théologale de connaissance et d'amour qui nous
unit à Dieu et qui doit trouver son achèvement dans la vision ; toutes les
autres activités humaines n'ont jamais que valeur de préparation ou d'expression de cette communion à
Dieu qui les dépasse. Aussi, les vertus surnaturelles s'organisent-elles sur
deux plans hiérarchisés : l'un, celui des vertus théologales de foi,
d'espérance, de charité, qui nous font poser des actes de niveau divin,
atteignant Dieu dans l'intimité de sa vie divine ; l'autre, subordonné au
précédent et mesuré par lui, celui des vertus morales infuses — prudence,
justice, force, tempérance —, vertus qui adaptent nos puissances humaines et
jusqu'à notre sensibilité à l'orientation de fond qui nous entraîne vers Dieu,
monnayant dans notre vie d'homme les exigences divines, incarnant dans le
moindre de nos actes concrets le sens ultime de notre vie.
Le cœur de la vie chrétienne est donc
l'activité théologale de foi, d'espérance et de charité, germe et gage de la
Béatitude finale : c'est par elle que la vie de la bienheureuse Trinité,
toute rythmée par les processions éternelles, pénètre notre esprit. Grâce aux
missions invisibles, toute notre vie, jusque dans ses activités les plus
banales, devient une vie de communion avec les Personnes divines : nous
sommes vraiment les temples de l'Esprit de charité. Aussi bien toutes les
vertus — mais à un titre plus particulier les vertus théologales — s'unifient
dans la charité qui les informe toutes et en laquelle peut se résumer toute la
morale :
La
grâce du Saint-Esprit est la grâce par laquelle est diffusée dans nos cœurs la
charité qui accomplit la loi.
1a, IIae, Q.98, a. 1
Les vertus morales s'unifient d'une
façon plus immédiate dans la prudence surnaturelle, vertu de collaboration au gouvernement
divin de notre vie, vertu du jugement droit, engageant la responsabilité, vertu
des actes vrais, réfléchis, mûrement pesés, lumineux.
Grâce à elle, c'est la lumière de la
foi, la lumière de l'être spirituel illuminé par les richesses de Dieu, qui se
diffuse jusque dans notre chair et règle nos activités : saint Thomas a
bien vu qu'il ne s'agissait pas simplement de domestiquer nos instincts, mais
de les transfigurer en mettant sur eux le sceau de l'esprit ; qu'il
ne s'agissait pas de les mutiler ou de les comprimer, mais de les mettre en
ordre, de les mettre dans la lumière en leur faisant subir l'attraction des
facultés supérieures qui les transcendent et leur permettent de se virtualiser
en elles. C'est ainsi la lumière qui commande toute l'activité des vertus
morales.
Toute la vie chrétienne est une
tension vers la Béatitude, vers l’eschatologie, dans un surpassement
incessant : elle consiste à accueillir Dieu dans une démarche qui doit s'intensifier
jour après jour, et qui donne au temps sa véritable dimension, dans une
aspiration infinie qui a Dieu pour terme et qu'aucune de nos actions ne pourra
jamais combler. Plus que tout autre, le chrétien sait que la voie qui le mène à
la béatitude est une voie qui l'engage tout entier, une voie où, pour se
vouloir lui-même, il faut vouloir Dieu et ses frères et le monde, sans espoir
d'atteindre Dieu en plénitude avant la Vision, une voie qui le jettera
inlassablement d'un élan à un autre, d'un don à un autre, d'un sacrifice à un
autre. Voie dure, d'humilité et de sacrifice, de renoncement et de pauvreté,
mais aussi voie joyeuse, de perfection, de bonheur, de paix, de liberté
spirituelle. Il faut le dire sans ambages : préférer à tout le reste ce
consentement actif à Dieu, y subordonner toute notre vie, dans un dépassement
qui se renouvelle sans cesse, est la loi de toute vie spirituelle
authentique ; en un sens, tout est déjà gagné quand, par-delà tous les
soucis périssables, on a réveillé en soi le désir de Dieu, quand on a dit oui à l'ouverture aux biens éternels.
Toute cette orientation qui nous
soulève vers la plénitude céleste grâce aux vertus surnaturelles est, par les
dons du Saint-Esprit qui sont des inspirations, des qualités de docilité à
l'Esprit (don de sagesse et d'intelligence, de conseil et de force, de science,
de piété et de crainte), sous l'emprise même de Celui qui nous conduit à la
Béatitude : Dieu. Ces dons enveloppent d'un réseau extrêmement souple de
disponibilités permanentes tous les secteurs de notre vie où est susceptible de
jouer l'inspiration divine ; ils unifient notre vie surnaturelle dans sa
source, Dieu lui-même : pour ne citer qu'un exemple, remarquons que le don
de crainte, dépendant de la foi au point de vue de la lumière, de la charité au
point de vue dynamique, est en affinité profonde avec l'espérance, commande le
développement de l'humilité et de la religion.
Aussi, à son sommet, sous la délicate
motion des dons qui font de plus en plus sentir leur influence à proportion de
notre charité, la vie chrétienne selon saint Thomas se présente-t-elle comme
l'expérience des Béatitudes, dans laquelle se trouvent respectés les équilibres
les plus étonnamment évangéliques. La prudence, par exemple, sous l'influence
du don de conseil, s'enveloppe de toute la délicatesse de la miséricorde (Sum.
theol. IIa, IIae, 52, 4) et consacre notre activité humaine à la
reproduction de l'active miséricorde divine, dans l'humble service de tous nos
frères, résumé de toute la religion chrétienne (IIa, IIae, 30, 4). La religion
et la justice se trouvent tout imprégnées de la douceur de la Paternité
divine : sous l'influence du don de piété, nous enveloppons tous nos
frères et même toutes les créatures de la bénignité du Père (Sum. theo. IIa,
IIae, 121, 1, 3).
C'est le Christ qui nous conduit à la
Béatitude : il est, en effet, celui qui restaure en nous l'image de Dieu
défigurée par le péché ; grâce à son humanité sainte, instrumentalement,
il cause en nous la grâce par l'Esprit, en nous unissant à lui dans son corps mystique :
il nous unit à lui de l'intérieur ;
il ne se propose pas à nous simplement comme un modèle que nous imitons du
dehors, mais il diffuse en nous sa vie de Fils de Dieu pour faire de nous de
vrais enfants du Père.
Toutes les autres créatures ont reçu
le don de la grâce en vue de la grâce du Christ, selon cette parole de l'apôtre
aux Romains (8, 29) : « Ceux qu'il a connus d'avance, Dieu les a
prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils, pour qu'il soit le
premier-né parmi beaucoup de frères... » Le Christ a le pouvoir de
diffuser la grâce et de la produire dans tous les membres de l'Église, selon ce
mot de saint Jean (Jn 1, 16) : « Nous avons tous reçu de sa plénitude »
(IIIa, Q.8 à 1).
Dans une intimité étonnante, qui fera
de sa vie la règle et la mesure de la nôtre, le Christ nous approprie ses
propres mystères : « Il est convenable que se passe dans le membre
incorporé au Corps mystique ce qui s'est passé dans la tête » (Sum.
theol. IIIa, 73, 3). Aussi, tend-il à faire de notre vie, à l'exemple de la
sienne, un parfait sacrifice dans une parfaite charité. C'est ainsi le
dynamisme même de la vie du Christ qui pénètre notre vie pour l'emporter vers
la gloire.
3.
La grâce de la filiation
Cette vision est aussi celle que nous
trouvons chez saint Maxime.
Pour saint Maxime, le don divinisant
de l'Esprit n'est rien d'autre que la grâce de filiation qui est l'œuvre de
salut propre au Fils unique de Dieu fait homme :
La
preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé, dans nos cœurs,
l'Esprit de son Fils (Gal. 4, 6).
Le
Christ nous conduit dans l'ascension suprême des réalités divines, au Père des
lumières (Jacq. 1, 17). Il nous fait être en communion avec la nature divine
(II Pet. 1, 4), par le don de l'Esprit, dans la grâce librement accueillie.
Nous recevons la dignité d'enfants de Dieu en étant revêtus tout entiers, sans
le souiller ni le circonscrire, de Celui tout entier qui opère en lui-même
cette grâce : le Fils par nature du Père, Fils de qui, par qui et en qui
nous avons et nous aurons l'être, le mouvement et la vie (Act. 17, 28).
P.G.90, 905 D
La grâce de filiation implique de la
part de l'homme un libre choix rendu possible par cette même grâce :
Le
Verbe incarné donne l'adoption filiale, c'est-à-dire la naissance surnaturelle
d'en haut par l'Esprit donné dans la grâce. Et la liberté de ceux qui sont nés
ainsi garde en Dieu leur naissance, en chérissant de toute sa disposition innée
la grâce reçue et en embellissant avec soin, par la pratique des commandements,
la beauté donnée par la grâce.
P.G. 90, 877 A
Par le mystère du Verbe incarné,
donnant l'Esprit, l'homme devient fils, c'est-à-dire qu'il peut répondre
librement et pleinement à l'amour du Père. Cette réponse libre suppose toujours
qu'il y soit disposé et incliné par la grâce dont la dimension créée perfectionne
son être de créature et le rend apte à la pratique de la vertu :
Le
Christ a clairement fait voir que lorsque notre liberté est en accord avec
notre nature, la liberté de celui qui la conserve ainsi ne sera pas en
dissension avec Dieu, puisqu'il n'y a rien de contraire à sa raison d'être dans
la nature — qui est aussi loi naturelle et divine — quand le mouvement de la
liberté se fait en conformité avec la nature. Et s'il n'y a rien de contraire à
sa raison d'être dans la nature, la liberté qui se meut selon la nature aura
vraisemblablement une activité en tout accordée à Dieu : ce sera
une disposition à agir créée en vue de faire naître la vertu, par la grâce de
Celui qui est bon par nature.
P.G. 90, 901 D
Il faut comprendre enfin que pour
saint Maxime les vertus sont la vérité de la nature de l'homme. Elles sont inséparables
de la charité qui les contient, les unifie, les transcende toutes dans la
communion divinisante avec la Trinité :
Lorsque
l'amour égoïste, principe et source des vices, est arraché..., se trouvent
introduites toutes les formes de vertu que renferme la
puissance de charité qui rassemble ce qui était divisé,
crée à nouveau l'homme en l'unité de pensée et d'action, égalise et aplanit
toute inégalité et différence de sentiment.
P.G. 91, 400 A
L'œuvre
la plus parfaite de la charité et le sommet de son activité est de parvenir,
par une attribution réciproque, à ce que les propriétés de ceux qu'elle unit
passent des uns aux autres ainsi que leurs appellations, qu'elle rende Dieu
homme et fasse que l'homme paraisse Dieu et le possède par une seule et
invariable décision et motion de la volonté de l'un et de l'autre, comme on le
voit en Abraham et dans les autres saints. Et c'est peut-être ce qui fait dire
de la Personne de Dieu : « Dans les mains des prophètes, je me suis
rendu semblable », pour exprimer comment Dieu, par la pratique unitive de
la vertu, se conforme à chacun par grand amour des hommes. Car la main de tout
juste est son activité vertueuse en laquelle et par laquelle Dieu reçoit la
ressemblance de l'homme.
La
charité est donc un grand bien, le premier des biens, le bien suprême, elle qui
par elle-même unit Dieu et l'homme en celui qui la possède, elle qui tend à
faire paraître un homme comme le créateur des hommes, par l'exacte ressemblance
dans le bien avec Dieu, autant qu'il est possible à un homme, de celui qui est
déifié ; ressemblance qu'opère, si je comprends bien, la dilection du
Seigneur Dieu, de tout son cœur, âme et puissance, et du prochain comme
soi-même. C'est-à-dire, pour embrasser cela en une définition, qu'elle est une
disposition intérieure universelle à l'égard du premier Bien, avec la
Providence universelle pour la race entière en sa nature. Après quoi, il n'y a
plus pour l'homme qui aime Dieu à monter plus haut, car il a traversé tous les
modes de la piété. Cette disposition, nous la connaissons pour la charité et la
nommons ainsi, sans la partager et la diviser en autre et autre, à l'égard de
Dieu et du prochain, mais tout entière même et unique, due à Dieu, mais
unissant les hommes les uns aux autres. Car l'acte et la claire démonstration
de la parfaite charité pour Dieu est une généreuse attitude de bienveillance
volontaire à l'égard du prochain, "car celui qui n'aime pas son frère
qu'il voit, dit le divin apôtre Jean, ne peut aimer Dieu qu'il n'a pas
vu". C'est là la route de vérité que le Verbe de Dieu a dit être lui-même,
qui conduit ceux qui marchent en elle à Dieu le Père, purifiés de toute espèce
de passion. Elle est la porte et celui qui entre par elle pénètre dans le saint
des saints et devient tel qu'il peut contempler l'inaccessible beauté de la
sainte et royale Trinité.
P.G. 91, 401 B - 404 A
4. Habitation trinitaire et connaissance expérimentale des
personnes divines
La grâce et la charité, dons créés,
nous sont données pour que la présence divine habite en nous :
Ne
savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu, et que l'Esprit de Dieu habite
en vous ?
I Cor. 3, 16
Ne
savez-vous pas que votre corps est un temple du Saint-Esprit, qui est en vous
et que vous tenez de Dieu ? Et que vous ne vous appartenez pas ?
I Cor. 6, 19
Ne
contristez pas l'Esprit-Saint de Dieu, qui vous a marqués de son sceau pour le
jour de la Rédemption.
Éph. 4, 30
Avec
le don de la grâce sanctifiante, nous dit saint Thomas, ce que nous avons, ce
qui habite en nous, c'est l'Esprit-Saint lui-même.
Sum. theol., Ia, Q. 43, a. 3
À travers le don créé, c'est le Don
incréé lui-même, l'Esprit-Saint, qui nous est donné :
Le
don de la grâce sanctifiante enrichit la créature raisonnable, ajoute-t-il, au
point qu'elle peut non seulement user librement de ce don créé, mais
posséder la personne divine elle-même [de l'Esprit-Saint].
Sum.
theol., ibid., ad 1
C'est donc Dieu lui-même qui, après
nous avoir lavés de nos souillures, guéris de nos blessures, ornés de ses dons,
vient à nous comme l'époux qui vient dialoguer avec nous dans la réciprocité de
l'amour :
Si
quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera et nous viendrons
à lui, et nous ferons chez lui notre demeure.
Jn 14, 23
Voici
que je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu'un entend ma voix et
ouvre la porte, j'entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de
moi.
Apoc. 3, 20
Dieu vient habiter l'âme fidèle dans
la douceur de l'amour : il est présent à l'âme, non plus simplement comme
Créateur, mais comme l'Invité de l'amour qui parle au plus profond du cœur.
Sainte Thérèse fut longtemps troublée
parce que ses conseillers ne pouvaient lui rendre compte de ce qu'elle
vivait ; ils ne pensaient qu'à la présence de Dieu en toutes choses au
titre de créatures et méconnaissaient la présence divine dans l'amour dont elle
avait l'expérience :
Que
Dieu fût en les choses comme il me semblait qu'il était en moi, cela me
paraissait impossible. D'autre part, renoncer à croire qu'il fût en moi, je ne
le pouvais pas ; car je croyais avoir clairement compris ce qu'était sa
présence même. Des gens peu instruits me disaient qu'il n'était en moi que par
la grâce. Je ne pouvais me ranger à leur avis. Car, je le répète, c'est lui que je sentais présent. Je
me trouvais donc dans la peine. Un religieux très instruit de l'ordre du
glorieux saint Dominique dissipa mon doute. Il m'assura que Dieu même se rendait
présent, et m'expliqua comme il se communique à nous. Aussi, je fus grandement
consolée ».
Vita
18, 15
Saint
Thomas parle d'une connaissance affective ou expérimentale de la bonté divine
et de sa volonté lorsqu'on fait l'expérience en soi du goût de la douceur
divine et de la complaisance de la volonté divine.
IIa, IIae, Q.97,
a. 2, ad 2um
Il ne cesse de mentionner
« l'expérience des choses divines », qu'il définit ainsi :
L'expérience
des choses divines est une attention aux biens divins et une communion avec eux
par l'amour.
Ia, IIae, Q.22, a. 3
C'est une allusion à l'expression de
Denys à propos de Hiérothée : « Il apprit les choses divines en les
éprouvant ».
C'est l'expérience de la Sagesse
incréée elle-même qui nous est communiquée dans le don de la charité et
spécialement dans le don de sagesse :
La
sagesse incréée s'unit à nous par le don de la charité.
IIa, IIae, Q.46, 6, ad 2um
Saint Thomas précise, d'ailleurs,
qu'il s'agit d'une connaissance personnelle et expérimentale des Personnes divines,
qui est le prélude de la vision béatifique :
Une
Personne divine, nous dit-il, ne peut être possédée par nous que de deux
manières : ou bien par la pleine jouissance, c'est ce qui arrive dans la
gloire, ou bien suivant une jouissance imparfaite, ainsi dans la grâce
sanctifiante, ou plus exactement comme ce par quoi nous sommes unis à l'objet
dont nous jouissons... C'est pourquoi le Saint-Esprit est appelé le gage de
notre héritage..., et ainsi sa connaissance est comme expérimentale.
I Sent., d.14, Q.2, a. 2 sol., et ad
2um et ad 3um
Le Fils lui aussi, qui est envoyé à
celui qui le reçoit comme le Verbe de Dieu dans la charité, est « connu et
perçu par lui : car perception signifie une certaine connaissance
expérimentale ».
C'est dans cette expérience de
l'Esprit que se manifeste le plus clairement le mystère de l'adoption filiale.
Aussi, lorsqu'il l'évoque, saint Thomas ne cesse-t-il de citer le mot de
Jean : « L'onction vous instruira de tout » ; ou de saint Paul :
« Ceux-là sont fils de Dieu qui sont mus par l'Esprit » ; ou
d'en appeler à la béatitude des pacifiques : « Bienheureux les
pacifiques, car ils sont fils de Dieu ».
L'homme tout entier est ainsi
divinisé par le contact direct avec Dieu lui-même : il devient en vérité
Dieu par grâce.
Comme l'a bien vu saint Thomas, cette
expérience spirituelle est liée aux missions invisibles du Fils et de l'Esprit.
Un théologien du XVIIe siècle, le P. Chardon, a développé ce point
de vue. Il parle de la présence active des Personnes divines elles-mêmes et
d'une participation au dynamisme divin considéré dans l'activité propre à chacune
des Personnes divines :
Dieu
nous rend participants de tout ce qu'il possède par les productions éternelles
des mêmes Personnes incréées, qui commencent à devenir présentes... dedans la
créature, afin qu'elle ait une ressemblance très accomplie à leur être par la
grâce, à leurs attributs par les vertus surnaturelles, et à
elles-mêmes considérées en leurs propriétés,
principes de distinction entre elles, par leurs missions invisibles.
La
Croix de Jésus, 3e
Entretien, chap. IV, p. 406
Il y a ainsi une communion toujours
plus grande aux Personnes divines, qui interviennent aux sources mêmes de notre
action et dans son déploiement. Le Verbe et l'Esprit se font en nous les principes
actifs de notre montée spirituelle.
La
grâce ne rend pas en nous les Personnes incréées présentes en la manière de
simples habitudes oisives... Elles ne sont pas encore présentes seulement comme
des charmes puissants ou des objets ravissants de nos opérations. Mais elles y
sont comme efficientes, comme applicantes et comme dirigeantes toutes nos
opérations, à l'imitation de ce que Jésus dit : « Mon Père opère
toujours de moi avec lui ».
La
Croix de Jésus, 3e
Entretien, chap. IV, p. 410
Comme
principes, le Fils et le Saint-Esprit nous élèvent admirablement pour devenir
leurs coopérateurs, en produisant avec eux des actes de participation de même
nature, de même condition et de même ordre qu'eux.
Peu de théologies spirituelles
s'enracinent en de telles profondeurs :
C'est
ainsi que l'on devient divin et déiforme, pour n'avoir plus de vie que celle de
Dieu ; de connaissance et d'amour que de lui, et que rien n'est capable
d'apporter de l'effort sur l'esprit, ni de servir d'attrait aux puissances, ni
d'exciter les désirs ou donner du repos au cœur élevé, suspendu, ravi et
transformé dans cet éloignement, distance, séparation, solitude et pureté, que
la droite intention a pour sa vue, pour son exercice et pour sa foi... L'on
contracte ce non-savoir dans une lumière surnaturelle très pure qui surpasse
tous les sens, avec lesquels elle ne peut avoir d'alliance ou de proportion, et
par-dessus la raison même qu'elle met au dernier de son élévation, où l'âme
apprend, dans ce vide de tout ce qui est sensible et de ce que saurait
atteindre sa raison, que Dieu est tout, et, par conséquent, tout le reste n'est
rien.
La
Croix de Jésus, 3e
Entretien, chap. XVIII, p. 479
Après avoir parlé de la purification
passive de la mémoire « dans laquelle il se répand une lumière très
simple, très unie... », Chardon, dans le chapitre XX du troisième
entretien de La Croix de Jésus, évoque cette
unité
de l'Esprit qui remplit et recueille les puissances de l'âme..., les ramène
toutes ensemble unies à leur principe primitif pour les rendre participantes de
l'unité souveraine de laquelle elles sont pénétrées, possédées, réunies,
resserrées et affermies, par une imitation de la même vertu qui rend les
Personnes divines inséparables l'une de l'autre.
ibid.,
p. 484-485
5. Le Christ et les dons du Saint-Esprit
Cette expérience de Dieu jaillit au cœur
de celui qui s'est livré de tout son être aux inspirations de l'Esprit, à ce
que l'Écriture appelle, en Is. 11, 1-3 ; « les esprits » —
esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de
science et de crainte de Dieu. Évoquons simplement par deux textes ce que la
tradition appelle les « dons du Saint-Esprit », ces qualités divines
en nous qui nous rendent dociles au souffle de l'Esprit.
Écoutons Guillaume de
Saint-Thierry :
La
douceur de votre suavité... embaume d'une odeur exquise : les sept
dons de l'Esprit-Saint. Ces dons, lorsque par votre
opération, à leur rang, ils vinrent à moi, c'est votre crainte d'abord qui me
saisit, me poussant plus impérieusement vers vous. En second lieu, se présente
la piété qui, suavement, me recueillit en vous. Comme, selon l'Écriture, elle
est votre culte — la piété, dit Job, est le culte de Dieu —, en m'enseignant à
vous honorer, elle m'apprit à dire, par l'Esprit-Saint : Seigneur Jésus.
Sur l'heure, comme un parfum de suavité, comme une source de santé, découla de
vous, pour couler en moi, l'huile de votre nom, amollissant toutes mes duretés,
adoucissant mes rudesses, guérissant mes infirmités. Au contact de l'huile de
ce nom, le joug de mon antique esclavage tomba en poussière. Mais votre joug, à
vous, Seigneur, me devint doux et léger votre fardeau. L'écho de votre nom,
soit « Seigneur », soit « Jésus », soit
« Christ », apporta soudain à mes oreilles joie et allégresse. Sitôt,
en effet, que le nom frappe l'oreille, le mystère du nom éclate dans le cœur,
l'amour brille dans les inclinations de l'âme, inspirant envers le Seigneur
dévote sujétion ; envers le Sauveur — c'est le sens de « Jésus »
—, piété et amour ; envers le Christ-Roi, crainte et obéissance.
C'est
à bon droit, Seigneur Jésus, qu'à toutes les formes de votre nom tout genou
fléchit au ciel, sur terre et aux enfers ; car on ne peut en prononcer une
seule qui n'exprime quelque rapport avec nous. Et pas un de ces rapports,
signifiés par l'un ou l'autre de vos noms, qui ne soit apport en notre faveur
de quelqu'une de vos bontés : « Seigneur », vous dominez par vos
bienfaits ; « Jésus », vous sauvez ; « Christ »,
c'est-à-dire « Oint » comme prêtre et comme roi, vous régnez et vous
intercédez. Car cette relation du Fils au Père, en vertu de laquelle vous avez
été prédestiné et fait Fils de Dieu dans la puissance, ils la connaissent, ceux
à qui l'Esprit-Saint apprit à crier « Abba, Père », qui comprennent
que c'est cela même qui les fait fils de Dieu et frères.
Guillaume
de Saint-Thierry,
Exposé sur le Cantique des Cantiques, Paris, Cerf, 1962,
Sources chrétiennes, n° 82, pp. 125-127
Exposé sur le Cantique des Cantiques, Paris, Cerf, 1962,
Sources chrétiennes, n° 82, pp. 125-127
Le Christ nous envoie son Esprit qui,
nous comblant de ses dons, nous rend capables de découvrir que Jésus est toute
plénitude et toute suavité, qu'il est le Fils unique et bien-aimé du Père — en
résumé, de discerner expérimentalement les différents aspects du mystère du
Christ.
L'accent est mis ici sur le Christ
qui répand son Esprit, de manière très personnelle, sur les membres de
l'Église, parce qu'il en est la Tête en raison de son humanité. Et ce n'est pas
là une tradition typiquement occidentale, comme le montre ce commentaire de
Maxime le Confesseur sur Zacharie 4 :
Je
regarde et voici, il y a un candélabre tout en or, avec un réservoir à son
sommet ; sept flammes sont sur le candélabre.
Avec référence implicite à
l'Apocalypse :
M'étant
retourné, je vis sept candélabres d'or entourant comme un Fils d'homme... Les
sept candélabres sont les sept Églises.
Apoc. 1, 12-13-20
Je
pense donc qu'ici la sainte Écriture appelle flammes les énergies du
Saint-Esprit, c'est-à-dire les charismes [dons] de l'Esprit que le Verbe donne
à l'Église en tant que Tête de tout le Corps : « Sur lui repose
l'Esprit du Seigneur, esprit de science et de piété ; il est rempli de la
crainte du Seigneur » (Is. 11, 2-3). Le Christ est Tête de l'Église en
raison de son humanité. Ayant donc l'Esprit par nature, comme Dieu, il a donné
à l'Église les énergies de l'Esprit. Pour moi, le Verbe est devenu homme et
pour moi il a accompli tout le salut. En prenant ce qui est de ma nature, il
m'a donné en échange ce qui lui appartient par nature ; c'est pourquoi il
s'est fait homme. Il a accompli la manifestation de ce qui lui est propre en
tant qu'il la reçoit pour moi. Il s'attribue en tant qu'ami de l'homme la grâce
qui est pour moi et il inscrit à mon compte la puissance même de la rectitude
de sa nature. C'est pourquoi nous disons qu'il reçoit encore maintenant (comme
homme) l'Esprit présent en lui par nature depuis toujours et de manière
indicible. En effet, de même que le Saint-Esprit existe par nature selon
l'essence de Dieu et Père, de même est-il par nature, selon l'essence, aussi du
Fils, en tant qu'il procède essentiellement du Père par le Fils, engendré, et
qu'il donne au candélabre, c'est-à-dire à l'Église, ses propres énergies en
guise de flammes. À la manière de la flamme qui dissipe les ténèbres, chaque
énergie de l'Esprit expulse et rejette de l'Église les racines multiples du
péché. En effet, la sagesse supprime la démence, l'intelligence efface la
sottise, le conseil abolit le manque de discernement, la force élimine la
faiblesse, la science fait disparaître l'ignorance, la piété bannit l'impiété
et la perversité de ses actes, la crainte arrache l'endurcissement du mépris.
Car la lumière ce n'est pas seulement les commandements, mais aussi les
opérations de l'Esprit.
Quaest. ad. Th., P.G.90, 672 AD
Ce don de l'Esprit doit, comme nous
l'avons vu plus haut, nous conformer ici-bas au mystère du Christ et nous faire
participer à sa Croix.
C'est bien pourquoi la loi
fondamentale de la vie chrétienne est celle de la substitution : nous
devons donner notre vie pour nos frères. Les apôtres sont les témoins
merveilleux de cette communion au mystère du Christ : pensons à Paul qui
n'aurait pas hésité à être anathème pour ses frères !
6. Les charismes
L'accent mis sur l'inhabitation
trinitaire et sur la connaissance expérimentale des Personnes divines ne fait
en rien oublier que cette charité construit en même temps le Corps du Christ et
favorise le déploiement des dons spirituels :
Il
y a mission invisible (c'est-à-dire envoi d'une Personne divine dans l'âme
justifiée) même dans le progrès vertueux ou la croissance de la grâce. Saint
Augustin ne dit-il pas que le Fils « est envoyé à chacun lorsqu'il est
connu et perçu autant qu'il peut l'être selon la capacité de l'âme raisonnable,
soit progressant vers Dieu, soit parfaite en Dieu » ?
S'il
est un accroissement de grâce où il y ait lieu de considérer une mission invisible,
c'est avant tout celui qui fait passer à quelque acte nouveau ou à un nouvel
état de la grâce. Par exemple, lorsqu'on est élevé à la grâce des miracles, à
celle de la prophétie, ou lorsqu'on en vient, par ferveur de la charité, à
s'exposer au martyre, à renoncer à tous ses biens, ou à entreprendre quelque
œuvre difficile.
1a Pars., Q.43,
a. 6, ad 2um
Si l'accent est mis sur la grâce
sanctifiante, sur la sanctification personnelle — et cela doit toujours
demeurer au premier plan —, saint Thomas n'oublie pas la dimension
charismatique et en quelque sorte missionnaire de la grâce de Dieu. Il a bien
vu que les deux modalités d'expérience de l'unique grâce de Dieu ne peuvent
être séparées, qu'elles se pénètrent et se conditionnent mutuellement, même si
elles ont des structures formellement distinctes. C'est ce que saint Thomas,
dans un très beau texte, déclare :
Il
est vrai que nous pouvons connaître le Fils par certains effets de grâce autres
que la grâce sanctifiante ; cependant, ces autres effets ne suffisent
point à faire qu'il habite en nous ni que nous le possédions.
Le
don d'accomplir des miracles est ordonné à la grâce sanctifiante qu'il s'agit
de manifester ; il en est de même du don de prophétie et de n'importe
quelle grâce
gratuite [charisme]. Ainsi, en I Cor. 12,
7, saint Paul nomme la grâce gratuite
une « manifestation de l'Esprit ». On dit que le Saint-Esprit fut
donné aux apôtres pour opérer des miracles, parce que la grâce sanctifiante
leur a été donnée avec le signe qui le manifestait — les charismes.
Ia, Q.43, a. 3,
ad 2um et ad 3um
Il est bien évident que c'est ainsi
toute la contingence de l'histoire humaine des chrétiens rassemblés dans le
Corps du Christ que l'Esprit fait servir au plan du salut : le charisme de
prophétie, par exemple, n'est que le charisme de discernement de la volonté de
Dieu.
7. Le Saint-Esprit, la filiation et les charismes
La Pentecôte évoque avec force ce
mystère de communion dans la grâce et les dons gratuits de l'Esprit :
Le
jour de la Pentecôte étant arrivé, ils se trouvaient tous
ensemble... Ils virent apparaître des langues de
feu, elles se divisèrent et il s'en posa une sur chacun d'eux.
Act. 2, 1-3
« Tous ensemble »,
« une sur chacun » , il n'est rien qui caractérise mieux l'exigence
de la communion. Cette réciprocité de tous et de chacun, c'est à proprement
parler la communion, ou si l'on
préfère l'amour : tel est en
effet le vocabulaire de l'Église ancienne qui appelait chaque communauté
chrétienne « amour », agapé en grec ou caritas en
latin.
Cette inhabitation de l'Esprit dans
l'Église transparaît dans les fruits de charité, de paix et de joie, et dans
les charismes qu'il produit.
Il ne peut s'agir d'opposer le Christ
et l'Esprit. L'Esprit n'est que mouvement vers le Christ et n'a d'autre parole
que le Verbe : n'est-il pas, comme dit saint Jean Damascène, le souffle
qu'énonce le Verbe ? C'est pourquoi toute la dimension pneumatique et
charismatique de l'Église est normée, à sa racine même, par la forme christologique
et apostolique :
Le
Christ a récapitulé toutes choses en lui, unissant l'homme à l'Esprit et
faisant habiter l'Esprit dans l'homme, devenant lui-même la Tête de
l'Esprit et donnant l'Esprit pour qu'il soit
la Tête de l'homme : c'est par cet Esprit que nous voyons, entendons et
parlons.
A.H.,
V, 20, 2
Le Saint-Esprit demeure ainsi dans
l'Église comme une perpétuelle Pentecôte, toute dépendante de l'œuvre visible
du Christ. Il fait d'elle le Corps du Christ : il la fait participer au
mystère du rapport de Jésus à son Père, au mystère de sa filiation, d'une part,
et, à l'intérieur de cette filiation, au mystère de l'onction qui lui donne
pouvoir et autorité pour l'accomplissement de son œuvre messianique, d'autre
part.
Le Saint-Esprit nous fait pénétrer
dans le mystère d'amour qui unit le Père et le Fils, et nous devenons ainsi
fils de Dieu : c'est lui qui nous fait faire l'expérience du mystère de
Dieu ; c'est lui qui nous fait goûter la suavité de Dieu et son infinie
miséricorde.
C'est par lui que nous sommes unis
entre nous d'une unité qui est semblable à celle qui unit le Père et le Fils.
C'est en devenant fils de Dieu que nous devenons, à l'image du Christ, des
hommes dont la vie est tout entière offerte pour nos frères.
Mais cette vision ne peut se limiter
simplement aux horizons de l'Église. L'Église ne se borne pas à exister pour
elle-même, mais devant Dieu elle se substitue à l'humanité entière dans la foi,
la prière et le sacrifice.
Cette vocation du peuple de Dieu à
être victime à la place de tous les hommes transparaît naturellement dans le
témoignage qu'il porte devant le monde, dans les charismes ordonnés au service
de l'Église et du monde.
Saint Jean, nous l'avons vu, nous dit
que nous devons donner notre vie pour nos frères. Mais ce mystère se monnaye au
long des jours, dans le concret d'une vie humaine historiquement située. Dieu
nous choisit en un moment déterminé du temps et en un lieu déterminé de
l'espace, comme des pierres vivantes pour la construction de son Église :
par la communication de son Esprit, il nous octroie les dons qui sont
nécessaires pour jouer notre rôle dans l'édification du Royaume. La
substitution appelle ainsi naturellement dans son exercice courant les
charismes.
Filiation, substitution et charismes
apparaissent ainsi intrinsèquement liés, même s'ils sont formellement
distincts : tout chrétien reçoit de Dieu les charismes qui lui sont utiles
pour se mettre au service de ses frères et contribuer ainsi à la croissance du
Royaume. Il n'y a donc pas de vie d'Église qui ne soit régie, dans son
expression personnelle et communautaire, par les charismes, puisque aussi bien
tout chrétien est en vérité un charismatique : il reçoit, en effet, le don
de manifester l'Esprit en vue du bien de tous (I Cor. 12, 7).
Le chrétien reçoit l'Esprit à la
mesure même de son enracinement dans le Corps du Christ, à la mesure de son
existence en communion avec lui. La loi, comme contrainte extérieure, est peu à
peu remplacée par les exigences de l'amour, par la patience de l'amour à
travers les jours, à travers les croix. Et telle est bien pour chacun sa
vocation la plus essentielle.
L'Église doit donc retrouver dans la
vie la plénitude des dons charismatiques qui ont marqué ses origines et
qu'atteste de façon visible et tangible la puissance transformante de l'Esprit.
Plus nous ferons confiance à l'Esprit
et à ses dons, plus nous retrouverons ce climat de fraternité joyeuse qui doit être
celui de la vie chrétienne dans ses aspects aussi bien personnels que
communautaires, ce climat de liberté où l'autre est reçu dans la lumière de
Dieu, accueilli dans sa vérité pour qu'il puisse épanouir ses dons au service
de l'Église.
La vie chrétienne baigne alors dans
cette atmosphère de grâce enveloppante où tout apparaît comme donné, dans
ce climat de bénédiction paternelle qui est si caractéristique de la nouvelle
alliance.
Tout, d'ailleurs, s'ordonne dans
l'Eucharistie. L'Eucharistie fait de l'Église la communion au Corps du Christ
et « la communion du Saint-Esprit » (II Cor. 13, 13) ; en elle
se fonde, nous l'avons vu, le mystère de la substitution. Mais c'est en elle
aussi que l'esprit charismatique de l'Église trouve sa source.
Il y a un seul Christ et, grâce à
l'Eucharistie, un seul Corps du Christ dans la multiplicité de ses membres,
avec un seul Esprit qui distribue ses dons pour le bien de tous.
La vie charismatique de l'Église, qui
est essentiellement service d'Église, s'enracine dans la réalité eucharistique
de l'Église qui la configure au mystère du Serviteur. Ce n'est pas par hasard
que les chapitres de la Première Épître aux Corinthiens relatifs aux charismes
s'originent dans une réflexion sur l'Eucharistie.
Ainsi, ces deux niveaux de la vie
dans l'Esprit s'interpénètrent et se commandent l'un l'autre. Le premier est
celui où l'Esprit est lui-même donné à l'Église et à chacun de ses membres, le
second est celui de ses dons gratuits et cependant nécessaires à la
constitution du Corps du Christ jusqu'à son plein épanouissement dans le
Royaume. Ils expriment dans leur complémentarité réciproque le mystère de
l'Église jaillissant du cœur même de l'Eucharistie. N'est-ce pas par notre
communion au Corps du Christ tout pénétré et vivifié par l'Esprit que nous nous
trouvons en communion les uns avec les autres ?
C'est donc la vie chrétienne dans la
plénitude de ses dimensions, inséparablement crucifiée et spirituelle, que l'Église doit redécouvrir aujourd'hui : elle
doit supplier le Seigneur de la conformer dans l'Esprit au Christ mort et
ressuscité.
S'il est indéniable que l'expérience
chrétienne se manifeste souvent d'abord dans la joie et l'enthousiasme comme
une transformation par la puissance de l'Esprit de résurrection, il n'en
demeure pas moins qu'elle ne peut s'épanouir que dans l'expérience de la Croix
(II Cor. 4, 10). L'Évangile n'est-il pas tout centré sur la marche à la suite
du Christ ? Et dans l'Épître aux Corinthiens, où précisément il a pris
position sur le charisme, Paul ne situe-t-il pas toute la vie chrétienne dans
le contexte de la faiblesse et des humiliations (I Cor. 1, 24-30) ? La plénitude
de la sagesse de l'Esprit n'est-elle pas de connaître Jésus Christ et Jésus
Christ crucifié ?
Transfiguration par l'Esprit et
expérience de la Croix sont liées l'une à l'autre : elles s'épanouissent
conjointement.
Marie-Joseph Le Guillou, op, in Les
témoins sont parmi nous,
L’expérience de Dieu dans l’Esprit Saint
L’expérience de Dieu dans l’Esprit Saint