L'office de Vêpres, comme celui de
Laudes, comporte les éléments suivants : des psaumes, des hymnes, une
lecture et un répons, ainsi que des prières.
L’oraison
Durant la soirée vouée au
recueillement après l'office de Vêpres, les moines pratiquent l'oraison issue
de la lectio divina, selon la tradition monastique. Le désir de Dieu qui
entre lui-même en relation avec les hommes par le don de sa parole est bien de
nouer un dialogue avec eux. Il faut donc s'arrêter maintenant sur cette
dimension de la rencontre du Christ.
Les plus grands priants attestent que
la prière est une dure épreuve. Elle éprouve toute chose comme l'or est éprouvé
dans le feu. On ne sort pas indemne de la prière : elle implique une
purification, une conversion, une mise en mouvement vers un lieu inconnu de
soi-même où l'on retrouve le Christ. C'est pourquoi il est important de la
pratiquer dans toutes ses dimensions afin que rien de notre être ne lui
échappe. La première dimension est corporelle : position du corps,
pratique de la lecture, de la psalmodie, de la prière vocale.
La deuxième est liée au travail de
l'attention et de la vigilance. À certaines heures, l'esprit se dispose à
accueillir la parole dans l'attention de l'homme intérieur. Le priant fait
sienne la Parole ; il la dit en son nom propre.
Le troisième aspect, enfin, est la
prière du cœur. Là où il n'y avait que parole et pensée, elle devient présence
intérieure. Si elle était formule de louange, de supplication, d'intercession,
elle devient louange même, supplication, intercession sans plus de parole ni de
pensée. Quand cette dernière manière de prier devient continuelle, on commence
vraiment à prier, même si les mouvements de va-et-vient entre les différentes
dimensions de la prière sont toujours nécessaires.
Mais au-delà demeure encore la contemplation, la theoria, la gnosis, la vie en Dieu, sa connaissance et sa vision.
La
prière du cœur
Théophane le Reclus expose en détails
la manière de procéder pour pratiquer cette prière :
Recueillez-vous
dans votre cœur et là, pratiquez la méditation secrète. Par ce moyen, avec
l'aide de la grâce de Dieu, l'esprit de zèle gardera en vous son vrai
caractère, brûlant tantôt moins, tantôt plus. La méditation secrète nous met
sur la voie de la prière intérieure, qui est la voie la plus directe vers le
salut. Nous pouvons abandonner tout le reste et nous consacrer uniquement à
cette œuvre, et tout sera bien. Tout au contraire, si nous accomplissons tous
nos autres devoirs, mais négligeons cette seule tâche, nous ne porterons jamais
de fruit.
Celui
qui ne rentre pas en lui-même et néglige cette tâche spirituelle ne fera aucun
progrès. Il faut reconnaître cependant que cette tâche est extrêmement
difficile, en particulier au commencement ; néanmoins, elle donne des
résultats abondants et rapides. Un père spirituel devrait donc initier ses
disciples à la pratique de la prière intérieure le plus tôt possible, et les
affermir ensuite dans cette pratique. On peut même leur faire commencer cette
pratique avant les observances extérieures, ou en même temps ; de toute façon,
il est essentiel de ne pas négliger cette initiation, de crainte qu'ensuite il
ne soit trop tard. En effet, la semence même de la croissance spirituelle est
cachée dans cette prière intérieure. La seule chose nécessaire est de rendre
cela bien clair, d'en souligner l'importance, et d'expliquer la manière de s'y
prendre. Si cette prière est bien implantée en nous, toutes les œuvres extérieures
seront, elles aussi, accomplies de bonne grâce et avec fruit ; sans elle,
toute l'activité extérieure ressemble à une corde pourrie qui casse à tout
instant. Notez bien que cette pratique doit se développer progressivement, lentement,
avec une grande sobriété ; faute d'être adoptée progressivement, elle
risque de perdre son caractère fondamental et de n'être plus, au bout de
quelque temps, qu'une simple observance extérieure. Par conséquent, bien qu'il
existe effectivement des gens qui, à partir d'une règle
extérieure, arrivent à la vie intérieure, le principe inaltérable doit être :
se tourner dès que possible vers l'intérieur, et allumer là l'esprit de zèle.
Cela
paraît fort simple, mais faute d'être bien renseigné sur la prière intérieure,
vous pouvez vous échiner longtemps sans rien récolter. Cela vient de ce que
l'activité extérieure est, par nature, plus facile et donc plus attrayante ;
l'activité intérieure, par contre, est difficile et, par conséquent, elle
rebute. Celui qui s'attache à la première en la considérant comme essentielle,
deviendra lui-même peu à peu matériel ; son zèle se refroidira, son cœur
sera plus rarement ému ; et il s'éloignera de plus en plus de l'œuvre
intérieure ; il croira devoir la mettre de côté jusqu'au moment où il sera
mûr pour l'entreprendre. Lorsque, plus tard, il regardera en arrière, il
réalisera qu'il a laissé échapper le moment favorable. Au lieu de s'efforcer
d'acquérir graduellement une vie intérieure plus solide, il est devenu
incapable de s'y livrer. Ce n'est pas que nous devions abandonner l'œuvre
extérieure ; tout au contraire, elle est le soutien de l'œuvre intérieure
et les deux doivent être menées de pair. Il faut toutefois donner la priorité à
l'adoration intérieure, car nous devons servir Dieu en esprit, l'adorer en
esprit et en vérité. Les deux activités dépendent l'une de l'autre ; mais
il faut se souvenir de leur valeur respective. Il ne faut pas que l'une évince
l'autre, ni n'introduise un partage dans notre consécration à Dieu. 1
Cette prière doit pouvoir être
incessante.
C'est là une réelle difficulté pour
nos modes de vie modernes où nous sommes accaparés par mille tâches
passionnantes mais dispersantes. La prière incessante est la caractéristique
d'un esprit authentiquement chrétien. La vie tout entière, en chacune de ses
manifestations doit être remplie de prière. Mais pour atteindre cet état, il y
faut surtout l'amour de Dieu et des hommes.
Comme
la fiancée est toujours avec son fiancé par le souvenir et le sentiment, ainsi
l'âme unie à Dieu par l'amour demeure constamment avec lui et lui adresse
d'ardentes supplications du fond de son cœur [...]. Ce qui est requis c'est de
vivre constamment avec Dieu, de l'avoir présent à votre cœur quand vous parlez,
lisez, veillez ou réfléchissez à quelque chose. 2
Nous pouvons parfois consacrer tout
le temps prévu par notre règle de prière à réciter un psaume, à composer notre
propre prière à partir de chaque verset. Ou bien nous pouvons passer ce temps à
réciter la Prière de Jésus avec des
prostrations. Ou encore nous pouvons faire un peu de chacune de ces choses.
Mais ce que Dieu nous demande, c'est notre cœur [Pv 23,26] ; et il suffit
que celui-ci demeure en sa présence dans l'adoration. Se tenir toujours devant
Dieu dans l'adoration, c'est cela, la prière continuelle ; c'en est
l'exacte description. Et à cet égard, la règle de prière n'est que de l'huile
pour la flamme ou du bois jeté dans le foyer 3.
Cette prière incessante a pour
résultat, dans un premier temps, la pauvreté spirituelle authentique dans
l'humilité du cœur, puis la vigilance et la victoire sur les passions afin de vivre
dans la charité. On peut dire que la prière du cœur permet d'être établi dans
le souvenir de Dieu et de marcher en sa présence : pour cela tous les
moyens sont bons, pourvu qu'ils permettent de vivre la prière non comme une
pensée dans l'intellect, mais comme une habitation du cœur.
Au chapitre 73 de sa Règle, saint Benoît donne ce conseil :
Quant
à celui qui aspire à la vie parfaite, il a les enseignements des saints Pères,
dont la pratique conduit l'homme jusqu'aux sommets de la perfection. Quel est
le livre des saints Pères catholiques qui ne nous enseigne le droit chemin pour
parvenir à notre Créateur ? [...] Qui donc que tu sois, qui te hâtes vers
la patrie céleste, accomplis, avec l'aide du Christ, cette toute petite règle,
écrite pour les débutants. Cela fait, tu parviendras avec la protection de
Dieu, aux plus hautes cimes de la doctrine et des vertus, que nous venons de
rappeler. 4
Ce passage de la Règle des moines
évoque quelques thèmes importants de l'idéal monastique : le parcours
implique le travail, l'ascèse contre les entraves des passions, avec pour but
de parvenir jusqu'à Dieu, de le connaître, de le voir, de le goûter, d'être
avec lui, de revenir à lui. Connaître, voir, goûter, être avec Dieu : tous
ces termes ne sont pas sans ambiguïté. La rencontre de Dieu n'est pas une expérience
sensible mais silencieuse et obscure, qui donne cependant la Parole et la vraie
Lumière, pour reprendre les mots de saint Jean dans le prologue de son
Évangile.
Les moines sont fortement marqués par
cet idéal contemplatif qui imprègne leur vie profonde. L'expérience
contemplative de Dieu s'exprime le mieux par deux mots déjà cités : theoria
et gnosis. Avec theoria, la tradition grecque décrit
l'expérience mystique en termes de vision plutôt qu'en termes de parole. Mais
audition et vision ne s'excluent pas, elles sont une dans les choses de
l'esprit où il n'y a de toute façon ni vision ni audition extérieures ou même
intérieures : c'est une simple manière de parler à partir de l'expérience
humaine. Le terme theoria est rare dans le Nouveau Testament : on
le trouve chez Luc (23,48) et chez saint Jean. Il n'apparaît pas du tout chez
les Pères apostoliques. C'est l'école d'Alexandrie qui l'introduit dans le
langage théologique sous l'impulsion de Clément et d'Origène ; par la
suite, il deviendra fréquent. Il est traduit en latin par contemplatio qui
a donné contemplation en français. Ce
mot connaîtra un grand succès en Occident et ira même jusqu'à caractériser une
vie spécialisée dans ce domaine : la vie contemplative. Gnosis est
davantage présent dans la Bible mais aucune ambiguïté n'est possible sur
l'intermédiaire des sens. La gnose concerne l'intellect et provient d'une mise
en œuvre parfaitement juste de la volonté, qui donne accès à Dieu lui-même.
Clément d'Alexandrie pourra dire : « La gnose est cette lumière qui
pénètre l'âme par l'effet de l'obéissance aux commandements »5.
Il
y a deux niveaux de connaissance : pragmatique, celle à laquelle peut
parvenir tout homme, croyant ou non, et pneumatique, qui
est réservée aux saints. 6
Quelques passages du Traité de
l'oraison d'Évagre le Pontique éclairent parfaitement notre propos :
Ceux
qui accumulent intérieurement des peines et des rancunes et qui s'imaginent
prier, ressemblent à des gens qui puisent de l'eau pour la verser dans un
tonneau percé. 7
La prière est un lieu privilégié pour
se défaire d'une volonté
tournée sur soi-même, et ne consiste finalement à rien d'autre qu'à se rendre
disponible pour que s'accomplisse en nous la volonté de Dieu, sans que nous
sachions comment ni ne puissions intervenir, sinon par adhésion dans la
confiance de l'amour.
Ne
prie pas pour l'accomplissement de tes volontés ; car elles ne concordent
pas nécessairement avec la volonté de Dieu. Mais plutôt, suivant l'enseignement
reçu, prie en disant : « Que
ta volonté s'accomplisse en moi » et ainsi, en toute chose, demande-lui
que sa volonté se fasse ; car lui, il veut le bien et l'utilité de ton âme ;
mais toi, tu ne cherches pas nécessairement cela. 8
Souvent
dans mes prières, j'ai demandé l'accomplissement de ce que j'estimais bon pour
moi, et je m'obstinais dans ma requête, violentant sottement la volonté de
Dieu, sans m'en remettre à sa Providence pour qu'il ordonnât plutôt lui-même ce
qu'il savait m'être utile ; et pourtant, la chose reçue, grande fut
ensuite ma déception d'avoir demandé de préférence l'accomplissement de mon
vouloir, car, à la rencontre, la chose ne fut pas telle que je me l'étais
figurée. 9
On peut avoir atteint la paix
intérieure, l'apatheia, sans avoir pour autant goûté encore l'oraison. Car la prière peut en
rester à la contemplation des objets, alors que l'oraison consiste vraiment à
atteindre l'au-delà de tout. Voici encore quelques moments du Traité de
l'oraison d'Évagre le Pontique qui illustrent cette perspective et nous
entraînent au-delà.
L'intellect
ne saurait voir le lieu de Dieu en lui-même, à moins d'être devenu supérieur à
toutes les pensées d'objets. 10
C'est un don qui vient dans le cœur
du priant et qui imprime en lui le lieu
de Dieu.
Ne
te figure pas la divinité en toi quand tu pries, ni ne laisse ton intelligence
subir l'impression d'aucune forme ; mais va, immatériel à l'immatériel, et
tu comprendras. 11
Prends
garde aux pièges des adversaires : il arrive tandis que tu pries purement
et sans trouble, que soudain te survienne une forme inconnue et étrangère, pour
t'entraîner à la présomption d'y localiser Dieu et te faire prendre pour la
Divinité l'objet quantitatif ainsi soudainement apparu à tes yeux ; or, la
divinité est sans quantité et sans forme. 12
Tiens-toi
sur tes gardes, en préservant ton intelligence de tous concepts au temps de
l'oraison, pour qu'elle soit ferme dans la tranquillité qui lui est propre ;
alors celui qui compatit aux ignorants viendra sur toi aussi, et tu recevras un
don très glorieux. 13
Si
tu n'as pas encore reçu le charisme de l'oraison ou de la psalmodie,
obstine-toi et tu recevras. 14
Le père Irénée Hausherr, ce jésuite
spécialiste de la tradition monastique, résume parfaitement toute la
perspective :
Voilà
donc le chemin de l'oraison : il va des larmes de la pénitence, par la
pratique de toutes les vertus, par le renoncement à tout, par l'abnégation
totale de soi-même, par la douceur surtout et par la charité fraternelle, à
travers les purifications progressives d'âme et d'intelligence, dans l'abandon
absolu à la volonté de Dieu toujours uniquement occupée à nous conduire au but,
malgré les persécutions diaboliques à vaincre par la patience, évitant les
illusions par l'humilité, à la paix et au repos ineffable de la contemplation
de Dieu. C'est une « émigration en Dieu » ; mais arrivé au terme
de l'ultime désirable, le contemplatif retrouve en Dieu, par la gnose, d'une
manière suréminente et spirituelle, ce que pour la gnose, il avait quitté ;
il est séparé de tout et uni à tout ; impassible et d'une sensibilité
souveraine ; déifié et il s'estime la balayure du monde ; par-dessus
tout, il est heureux, divinement heureux, tellement que son bonheur même lui
devient la plus ferme assurance d'avoir atteint l'état convoité, les cimes « intellectuelles »
où resplendit au temps de la prière la divine lumière de la suprême béatitude. 15
Dans la soirée, après le dîner, les
moines se rassembleront encore pour l'office de Complies.
À l'origine, c'est une simple prière
du coucher au pied du lit ! Mais, peu à peu, les moines lui ont donné un
caractère si particulier que, bien souvent, les hôtes qui séjournent au monastère
l'aiment plus que tout autre. L'office de Complies est souvent chanté par cœur
dans le noir. Après les psaumes et la lecture, le Père abbé donne la
bénédiction finale et c'est alors que, dans le mystère de la nuit, un moine
entonne l'une des magnifiques grandes antiennes dédiées à la Vierge Marie comme
le Salve Regina.
Le dernier rite de cet office
consiste en une aspersion d'eau bénite sur chaque moine, par le Père abbé. Il
s'agit là d'un rappel du baptême : comme lors de ce sacrement, on est
immergé dans l'eau de la mort pour renaître à la vraie vie, celle du
ressuscité, à l'instar de ce qui s'est passé au matin de Pâques, après la
longue journée d'enfouissement et de silence, le samedi du grand Sabbat, veille
du dimanche de la résurrection du Christ.
Dom Jean-Pierre Longeat, in 24 heures
de la vie d’un moine (Seuil)
1. Higoumène Chariton de Valamo, L'Art de la prière.
Anthologie de textes spirituels sur la prière du cœur, Bégrollesen-Mauges,
Éditions de Bellefontaine, « Spiritualité orientale », n° 18, 1976, p. 102-104.
2. Ibid.,
p. 109.
3. Ibid.,
p.110.
4. RB 73.
5. Clément d'Alexandrie, Stromates, III, 5, 44.
6. Évagre
le Pontique, Les Six Centuries des Kephalaia gnostica, Paris,
Firmin-Didot, « Patrologia orientalis », 28,1, 1958, Centurie n°6, 2.
7. Irénée Hausherr, Les Leçons d'un contemplatif Le Traité
de l'oraison d'Évagre le Pontique, Paris, Beauchesne, 1960, n°22.
8. Ibid.,
n°31.
9. Ibid., n°32.
10. Évagre
le Pontique, Traité pratique, op. cit., t. I, p. 70.
11. Irénée Hausherr, Les Leçons d'un contemplatif ;
op. cit., n°66.
12. Ibid.,
n° 67.
13. Ibid.,
n° 69.
14. Ibid., n° 87.
15. Irénée Hausherr, Prière de vie, vie de prière, Paris, Desclée de Brouwer, 1992, p.
459.