Suisse, janvier 1947.
Messieurs, les journalistes qui m'ont fait l'honneur de venir m'entendre ce soir sentent déjà frémir au bout de leur plume, j'en suis sûr, le mot de pessimiste. Une petite digression sur le pessimisme est toujours, quand on parle de moi, assurée d'être bien accueillie du lecteur moyen. Mais depuis 1930, c'est-à-dire depuis que j'écrivais La Grande Peur des bien-pensants, ce n'est pas moi, ce sont les événements qu'on devrait accuser de pessimisme, car ils ont toujours été pires que je ne les avais annoncés... Qu'importe !
La presse universelle est optimiste. Elle l'est toujours jusqu'au dernier moment. Toute la question est de savoir si elle le sera encore cette fois un moment de trop. Dans un avion de transport, le personnel de la Compagnie rassure les voyageurs aussi longtemps que possible, mais si la situation continue à s'aggraver, il ne saurait être accusé de pessimisme parce qu'il les invite à boucler leur parachute – si du moins il y en a...
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Le grand romancier Wells a écrit dans son extraordinaire testament, d'une inspiration si différente de son œuvre tout de même un peu vulgaire, que la crise effroyable qui vient de bouleverser l'humanité est une crise de désespoir refoulé. Refoulé, mais non pas surmonté. Refoulé au sens freudien du mot. Refoulé par la propagande. Je crois aussi ce monde désespéré, mais il regorge d'optimisme. Et le mot de regorger est bien ici celui qu'il faut, car la propagande officieuse et officielle l'engorge, elle l'en gave comme on gave une oie de Noël. S'il est vrai que l'opération du gavage des oies est dégoûtante à regarder, les éleveurs d'oies n'ont du moins pas la cruauté de gaver les oies malades... Gaver d'optimisme un monde désespéré est une besogne vraiment peu honorable pour personne. Ce n'est pas non plus, d'ailleurs, une besogne désintéressée, je ne vois aucun inconvénient à le dire. Ceux qui ont compromis la civilisation humaine au point que les inventeurs de la bombe atomique eux-mêmes poussent le cri d'alarme, sont disposés à payer ce qu'il faut pour masquer leur faillite.
Rappelons-nous le monde de 1910, si fier de lui, de sa technique, de ses techniciens. Sous le moindre prétexte, à la plus petite menace de changer quelque chose à quoi que ce soit, on rassemblait des messieurs graves et décorés, souffrant généralement du foie, qui – à l'issue de quelque bon repas, légèrement congestionnés par la digestion, après avoir consulté leurs dossiers et mis sur les dents deux douzaines de secrétaires – opinaient généralement pour le statu quo. Et voilà que tout à coup ce monde si respectueux des compétences et des spécialités se trouve entre les mains d'un peintre raté, d'un ouvrier maçon socialiste et d'un ancien séminariste orthodoxe 1 qui commencent par jeter les messieurs décorés par la fenêtre, puis se livrent à l'envi, chacun leur tour ou en même temps, aux expériences les plus incroyables, y sacrifient des victimes sans nombre, et se font adorer comme des dieux, comme n'a réussi à se faire adorer aucun des empereurs de Rome, car les empereurs de Rome n'étaient adorés que par des sénateurs serviles ou des fonctionnaires complaisants, les plus belles jeunesses du monde ne seraient pas, pour eux, allées en chantant vers les charniers ouverts. Oh ! sans doute, l'ouvrier maçon et le peintre manqué ont disparu. Mais l'ancien séminariste orthodoxe tient toujours. Et les messieurs décorés jetés par la fenêtre et qui ne se sont pas rompu le cou par miracle, prétendent se rasseoir dans leur fauteuil, se refusent à toute explication sur des événements si incroyables, et disent d'une voix de plus en plus grave, en se frottant les reins tout de même endoloris par la chute, que le petit occident n'a rien d'exceptionnel et résulte simplement d'un malentendu, qu'avec de l'ordre et du travail tout s’arrangera comme autrefois.
Croyez-vous qu'un homme digne de ce nom – fût-ce un pauvre écrivain comme moi – puisse, pour le douteux avantage de se voir félicité de son optimisme par les imbéciles et les exploiteurs d'imbéciles, tenir un pareil langage à ces millions de pauvres diables que tous les États du monde invitent à sacrifier leur liberté à leur sécurité, quand le sort qui attend tôt ou tard ces malheureux est de perdre stupidement l'une et l'autre ?
À ceux qui m'accusent de pessimisme, je réponds que leur optimisme éveille un écho funèbre. Oh ! je sais bien, les avertissements d'un homme comme moi sont tournés en dérision, mais toute la presse de l'univers reproduit pieusement les interviews de Roosevelt junior, sur la moralité duquel l'opinion américaine est fixée depuis longtemps. N'importe ! En lisant hier les considérations si modérées, si décentes, – on pourrait presque dire si pleines d'onction ecclésiastique – du maréchal Staline, j'ai trouvé que l'optimisme officiel rendait un son plus lugubre que jamais. Et, puisqu'un Américain était en cause là-dedans, je me rappelais l'admirable roman d'Hemingway, je me disais : Pour qui sonne le glas ?
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La liberté pour quoi faire ? C'est un beau titre, il n'y a pas à dire, et je l'avoue d'autant plus librement que ce n'est pas moi qui l'ai trouvé. La liberté pour quoi faire ? c'est, vous le savez, une phrase célèbre de Lénine et elle exprime, avec un éclat et comme une lucidité terrible, cette espèce de désaffection cynique pour la liberté qui a déjà corrompu tant de consciences. La pire menace pour la liberté n'est pas qu'on se la laisse prendre, – car qui se l'est laissé prendre peut toujours la reconquérir – c'est qu'on désapprenne de l'aimer, ou qu'on ne la comprenne plus. Lorsque, il y a quelques mois, je parcourais en automobile l'Allemagne en ruines, ou pour mieux dire les ruines de l'Allemagne, ces monceaux de pierres noircies qui furent jadis des villes illustres – les villes illustres de cette ancienne chrétienté d'Allemagne dont aucun Français, aucun chrétien ne peut oublier, même en ce moment, et en ce moment moins que jamais peut-être, les services rendus jadis à l'Europe et à la civilisation universelle (on aurait bien tort de s'étonner de m'entendre parler ainsi, car je ne suis pas un homme de haine, mais un homme de foi) – je me disais qu'il ne servirait de rien, ou de peu de chose, d'avoir tant détruit, si on n'avait pas du même coup, et dans la même mesure, exalté dans les consciences l'idée de liberté, au nom de laquelle et pour laquelle on avait osé tant détruire. Or nous savons tous qu'il n'en est rien. Bien au contraire. Le mot de Lénine est devenu le slogan de l'État moderne, qu'il se dise démocrate ou non, car le mot de démocratie a déjà tellement servi qu'il a perdu toute signification, c'est probablement le mot le plus prostitué de toutes les langues. Dans presque tous les pays, la démocratie n'est-elle pas d'abord et avant tout une dictature économique ? C'est là un fait immense, et qui suffit à prouver la dégradation profonde de la société moderne. Car, dans une société normale, une dictature économique a toujours été plus difficile et plus dangereuse à réaliser qu'une dictature politique ou militaire. Napoléon décrétait la conscription, mais il n'eût jamais osé renier un centime d'une dette inscrite au Grand Livre et garantie par la signature de l'État. Il peut être encore plus ou moins facile de passer d'une dictature politique à la dictature économique, mais de la seconde à la première, ce n'est qu'un jeu d'enfant.
Oh ! je ne me fais pas d'illusion sur le retentissement qu'auront mes paroles, et puisque nous en étions tout à l'heure aux romans américains, j'emprunterai, pour exprimer ma pensée là-dessus, le titre d'un des plus célèbres d'entre eux : Autant en emporte le vent... Oui, autant en emporte le vent !...
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Je n'ai aucun droit de parler au nom de mon pays, mais j'ai peut-être celui de parler au nom d'un certain nombre – d'un nombre plus grand qu'on pense – de Français qui me ressemblent, car je n'ai aucune honte à me dire un Français moyen, un Français peut-être mieux doué qu'un autre pour exprimer ce qu'il pense, mais qui pense selon la tradition et le génie du vieux peuple dont il est sorti, et qui, s'il se sent très rarement d'accord avec ceux qui au nom de la politique, des affaires ou même de la littérature, se disent les maîtres de l'opinion, alors qu'ils n'en sont que les exploiteurs – n'a jamais de mal à se faire comprendre chez lui du premier venu. N'en croyez pas ceux qui vous disent qu'un Français digne de ce nom ne songe qu'à relever son pays, à le relever matériellement, lui d'abord, lui seul, par n'importe quel moyen, aux dépens de n'importe qui. Tout Français digne de ce nom sait très bien au contraire, que pour restaurer la France il importe de restaurer avec elle les valeurs spirituelles qui donnent leur signification historique au nom de France et au nom de Français. Un certain égoïsme national est pour tous les peuples – mais plus encore pour le nôtre une duperie. La France veut un monde juste et libre, parce qu'elle ne peut être juste que dans un monde juste. Elle ne peut être libre que dans un monde libre.
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Bien avant que la liberté fût mise en péril par les dictatures, la foi en la liberté s'était progressivement affaiblie dans les consciences. Bien avant que les dictateurs en aient détruit les sanctuaires et profané les autels, le Dieu avait perdu progressivement ses fidèles. Sans doute, l'idée de démocratie n'était plus contestée part personne, l'avenir de la démocratie paraissait assuré dans le monde, et l'homme de 1900, par exemple, n'en séparait pas l'idée de celle d'un progrès fatal et indéfini. Mais il se trompait grossièrement, permettez-moi de le dire, sur le sens du mot démocratie. La démocratie signifie beaucoup moins liberté qu'égalité, la démocratie est infiniment plus égalitaire que libertaire. Chaque victoire de l'égalité paraissait à l'homme de 1900 une victoire de la liberté. Il ne se rendait pas compte qu'elle était d'abord et avant tout une victoire pour l'État. De chaque victoire de l'égalité, chaque citoyen pouvait tirer quelques avantages et une satisfaction d'amour-propre, mais le profit réel n'allait qu'à l'État. Ramener tout à un dénominateur commun facilite énormément le problème des dictatures. Les régimes totalitaires sont les plus égalitaires de tous. La totale égalité dans la servitude totale.
... Cent cinquante, ans après la Déclaration des Droits, cent cinquante ans après cette explosion d'espérance ! Nous avons fait, il y a cent cinquante ans, cette déclaration solennelle au monde, et un Français a bien le droit de demander aujourd'hui avec amertume ce que le monde en a fait. Oh ! nous n'avons d'ailleurs de reproches à faire à personne. Nous avions montré le chemin, nous devions le suivre. Nous en avons suivi un autre, et il nous a menés là où nous sommes. Car en même temps que nous proclamions les Droits de l'Homme et l'avènement d'une civilisation de liberté, d'égalité et de fraternité, une autre espèce de civilisation apparaissait sur le champ de l'histoire, avec la mise en marche, en Angleterre, des premières machines à tisser le coton. Ne me faites pas dire que ces deux civilisations n'eussent pu se fondre en une seule qui eût honoré l'humanité ! Mais ne me faites pas dire non plus que celle qui vient d'aboutir aux plus grandes destructions de l'histoire, est selon la tradition et le génie de mon pays. Il l'a servie, soit, il a commis cette faute de la servir, mais elle, elle ne l'a pas servi, elle n'a cessé de le desservir, il s'y est lentement affaibli, dégradé, il y a perdu sa foi en lui-même, au point d'attendre aujourd'hui son salut d'idéologies absolument étrangères à ce qui fut toujours sa conception de l'homme et de la vie.
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Après huit ans d'exil – car laissez-moi le répéter en passant, on oublie trop souvent que j'ai quitté la France quelques mois avant Munich, ce n'est pas devant les Allemands que j'ai fichu le camp, mais devant une espèce d'imposture généralisée comme un cancer et dont tout esprit devait s'écarter pour rester libre – après huit ans d'exil j'ai retrouvé mon pays malade d'une autre imposture, à moins que ce ne soit la même et qu'elle ait seulement changé de nom. Les ennemis de mon pays peuvent dire qu'il est déchu, qu'importe ! Si mon pays va mal, la liberté ne se porte pas très bien non plus dans le monde. Les amis de mon pays peuvent lui rendre cette justice que depuis des années il perd tout ce que perd la liberté, il s'affaiblit avec elle, il périrait sans doute avec elle. Les mêmes hommes qui vont répétant : La liberté pour quoi faire ? peuvent aussi bien dire : la France pour quoi faire ? à quoi bon, la France ?
Oh ! je sais bien, mon pays a de quoi décevoir des peuples réalistes et travailleurs. Il est vrai qu'à certains égards il semble se renoncer lui-même. Mais mon pays a besoin de comprendre pour aimer. Il a aussi besoin de comprendre pour agir. Il ne saurait travailler pour un monde qu'il ne comprend plus et qu'il ne croit plus digne d'être aimé. Qui peut croire ce monde digne d'amour ? à quoi bon aimer ce qui s'est voué soi-même à la haine ? Dieu n'y réussit même pas, il se résigne à laisser subsister l'enfer. Le Fils de Dieu est mort et on pourrait dire que l'enfer survit au Fils de Dieu. Oh ! vous pouvez parfaitement trouver scandaleux de m'entendre comparer le monde moderne à l'enfer. Mais c'est là une impression que n'ont pu manquer d'avoir les habitants de Nagasaki, à moins que le temps, hélas, ne leur ait fait défaut pour cela...
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La France a des raisons de ne pas s'enthousiasmer pour le Plan Monnet ! On lui demande de construire des machines, encore plus de machines, de se sauver par la machinerie. Elle ne croit plus à la multiplication indéfinie des machines. Aucun homme raisonnable ne saurait croire aveuglément à la multiplication indéfinie des machines, car nous commençons à comprendre que toute la machinerie va peut-être aboutir à une seule et unique, qui est précisément la machine à détruire toutes les machines. La bombe atomique est une machine, en effet. Si une machine est un instrument producteur d'énergie ; la bombe atomique de demain recèlera dans ses flancs d'acier plus d'énergie qu'il n'en aura fallu pour faire tourner toutes les machines depuis l'avènement de la civilisation des machines.
Ne croyez pas que ces vérités si simples soient hors de la portée des Français moyens ! La plus vieille chrétienté d'Europe peut bien finir un jour par se donner au diable, mais elle ne se livrera pas à lui les yeux fermés. Vous aurez beau me dire que les Français actuels, qui se consacrent aux activités du marché noir, sont bien loin de ces considérations plus ou moins métaphysiques. Mais c'est par certains mouvements comme élémentaires de leur instinct national que les peuples agissent sur l'histoire. La France n'est sans doute pas consciente de ce refus qu'elle oppose à une contre-civilisation dont elle se sent de moins en moins solidaire. Il n'en est pas moins vrai qu'elle s'y oppose. Pour employer une expression pittoresque de l'argot moderne, elle refuse de marcher. Avant de lui reprocher de refuser de marcher, ou de ne pas marcher assez vite, au risque de jeter le désordre dans la file, on devrait se demander vers quoi l'on marche.
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Il est beaucoup de jeunes gens parmi vous, je les ai découverts dans l'assistance du premier coup d'œil. C'est à eux que je m'adresse. Et par-dessus leurs têtes je m'adresse à de plus jeunes qu'eux, car je pense plus que jamais que l'enfance est aujourd'hui la dernière réserve du monde, sa dernière chance. Les hommes de mon âge peuvent encore servir à conserver quelque chose, il serait fou de compter sur eux pour s'opposer à quoi que ce soit ; ils ont déjà trop accepté, trop subi. Demain, ils se feront une espèce de mérite d'accepter encore plus, de subir plus. Et il est vrai que leur résistance est énorme ! Mais toute l'énergie dont ils disposent ne leur sert qu'à durer, à vivre, à se survivre, pour se retrouver, après les plus invraisemblables catastrophes, exactement, ou presque exactement pareils à ce qu'ils étaient auparavant. Je crois que cette prodigieuse endurance physique tient à un manque d'imagination qui pourrait aussi bien passer pour l'atrophie de cette faculté. Si absurde que leur paraisse un monde où la civilisation la plus technique leur fait courir mille fois plus de risques que la sauvagerie – mais, permettez-moi de vous le faire remarquer, la civilisation coûte très cher, énormément cher, au lieu que la sauvagerie ne coûte pas un sou, se donne gratis – ils sont absolument incapables d'en imaginer un autre. Supposez que demain l'essai malheureux d'une nouvelle technique de fission du plutonium fasse sauter les deux tiers de la planète, ils reconstruiraient dans le dernier tiers les laboratoires détruits aux dépens des rares contribuables survivants...
Leur idée – on peut dire la seule idée qui leur reste – c'est que le monde suit son chemin comme une locomotive lancée sur les rails, et dès qu'on leur demande de changer quoi que ce soit à ce qui est, ils parlent de retour en arrière. Supposez que demain – puisque nous sommes dans les suppositions, restons-y – les radiations émises sur tous les points du globe par les usines de désintégration modifient assez profondément leur équilibre vital et les sécrétions de leurs glandes pour en faire des monstres, ils s'arrangeront très bien de leur condition de monstres, ils se résigneront à naître bossus, tordus, ou couverts d'un poil épais comme les, cochons de Bikini, en se disant une fois de plus qu'on ne s'oppose pas au progrès. Le mot de progrès sera le dernier qui s'échappera de leurs lèvres à la minute où la planète volera en éclats dans l'espace. Leur soumission au progrès n'a d'égale que leur soumission à l'État, et elle a absolument le même caractère. Le progrès les dispense de jamais s'écarter d'un seul pas de la route suivie par tout le monde. L'État les décharge un peu plus chaque jour du soin de disposer de leur propre vie, en attendant le jour prochain – déjà venu pour des millions d'hommes – oui, pour des millions d'hommes en ce moment même – où il les exemptera de penser. Car cette question : la liberté pour quoi faire ? c'est l'État moderne qui la pose à ses citoyens, je veux dire à ses contribuables, car presque partout le contribuable a remplacé le citoyen : « La liberté pour quoi faire ? Pour quoi faire, imbéciles ? Laissez-moi encore un peu de temps, travaillez ferme, et bientôt je prendrai totalement soin de vous, je vous assurerai contre tous les risques (sauf contre la perte de la liberté, bien entendu), je vous marierai, j'élèverai vos enfants, qu'est-ce que vous pourrez demander de plus ? La liberté ? pour quoi faire ? Puisque c'est moi qui prendrai même la peine de penser pour vous, je pourrai aussi bien être libre à votre place ».
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La liberté pour quoi faire ? C'est précisément la question que le monde moderne est en train de poser à notre espèce, car je crois de plus en plus que ce monde est un monde totalitaire et concentrationnaire en formation, qui presse chaque jour de plus en plus sur l'individu libre, ainsi qu'autour d'un navire la glace qui commence à prendre, jusqu'à faire éclater la coque.
Je lisais ces jours-ci l'article d'un confrère plein de talent qui opposait le capitalisme au communisme et donnait à cette opposition le sens d'une lutte entre les forces de la dictature et l'esprit de liberté. Une telle idée séduit beaucoup de gens, parce qu'elle ressemble à une idée simple, alors qu'elle n'est peut-être que simpliste. La dictature m'apparaît plutôt comme une corruption du capitalisme, mais le capitalisme n'était-il pas appelé fatalement à se corrompre ? N'est-il pas conforme à la logique des choses que les milliers et les milliers d'entreprises du capitalisme naissant se soient vues peu à peu réduites en nombre, tandis qu'elles augmentaient en puissance et en efficacité ? Ainsi sont nés les trusts, et les trusts eux-mêmes deviennent de moins en moins nombreux, jusqu'au jour où l'État se substitue aux derniers d'entre eux pour devenir le trust des trusts, le trust unique, un et indivisible. Est-ce que le temps n'est pas venu de nous demander si tous nos malheurs n'ont pas une cause commune, si cette forme de civilisation que nous appelons la civilisation des machines n'est pas un accident, une sorte de phénomène pathologique dans l'histoire de l'humanité, dont on ne doit pas dire qu'elle est la civilisation des machines, mais plutôt l'envahissement de la civilisation par les machines, dont la conséquence la plus grave est non pas seulement de modifier profondément le milieu dans lequel vit l'homme, mais l'homme lui-même ? Ne nous laissons pas tromper...
La menace qui pèse sur le monde est celle d'une organisation totalitaire et concentrationnaire universelle qui ferait, tôt ou tard, sous un nom ou sous un autre, qu'importe ! de l'homme libre une espèce de monstre réputé dangereux pour la collectivité tout entière, et dont l'existence dans la société future serait aussi insolite que la présence actuelle du mammouth sur les bords du lac Léman. Ne croyez pas qu'en parlant ainsi je fasse seulement allusion au communisme. Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l'hitlérisme, que le monde moderne n'en poursuivrait pas, moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semblent aspirer les démocraties elles-mêmes. Aucun homme raisonnable ne saurait se faire illusion sur ce point. L'écrasement des dictatures hitlérienne et fasciste a été comparable à ce que les chirurgiens appellent une opération faite à chaud, c'est-à dire en pleine poussée d'infection. Ces sortes d'interventions risquent, vous le savez, d'aboutir à la septicémie. Il est clair qu'il reste partout des foyers d'infection totalitaire dans le monde. Le totalitarisme a été battu grâce à ses propres méthodes, par des méthodes totalitaires. Il ne pouvait en être autrement, soit ! Mais, en l'avouant, on condamne du même coup une civilisation de liberté qui s'était laissée envahir si profondément par le mal que pour sauver sa vie elle a dû tailler en plein dans sa propre chair. J'ose vous dire le fond de ma pensée : l'état présent de l'Europe, de ce qui fut, jadis la chrétienté d'Europe, est sans doute une terrible accusation pour les dictatures, mais ne condamne pas moins un monde où les dictatures ont joué le rôle d'un de ces abcès qui drainent tous les poisons de l'organisme. Les dictatures ont été les symptômes d'un mal universel, dont souffre toute l'humanité. La civilisation des machines a considérablement amoindri dans l'homme le sens de la liberté. Les disciplines imposées par la technique ont peu à peu sinon ruiné, du moins considérablement affaibli les réflexes de défense de l'individu contre la collectivité. Il suffit pour s'en convaincre de noter ce fait considérable et auquel nous sommes si habitués qu'il passe presque inaperçu : la plupart des démocraties, à commencer par la nôtre, exercent une véritable dictature économique. Elles sont de véritables dictatures économiques. La dictature économique survit presque partout aux nécessités de la guerre, par lesquelles on prétendait la justifier. Il serait difficile de nier que le cadre de l'activité économique est aujourd'hui tellement vaste qu'un organisme coordinateur est indispensable. Certes on peut demander jusqu'à quel degré de détail l'État doit intervenir, et il est bien certain que l'abus de la réglementation aboutit, dans bien des cas, à des tracasseries administratives qui exaspèrent ceux qui en sont l'objet.
Vous ne voyez pas en moi un économiste ni un politique, je suis un romancier. Je ne ferai pas ici le procès économique ou politique du machinisme, je voudrais l'observer dans l'homme, comme un médecin observe un poison dans l'organisme même où il a été introduit. Il est bien vrai que le machinisme est la cause d'une certaine perversion de l'humanité. Il est plus vrai encore de dire qu'il a été la conséquence de cette perversion, que le mal était dans l'homme peu à peu déspiritualisé.
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J'ai lu le compte rendu d'une séance donnée par le Centre protestant d'études, au cours de laquelle le professeur Jacques Ellul traçait un remarquable tableau du monde moderne et de toutes les emprises de l'Économie sur l'homme, en se demandant finalement ce qui peut bien rester de celui-ci.
Qu'est-ce qui peut bien rester de l'homme ?... L'homme, selon l'éminent professeur, n'est plus en face de l'économie, son autonomie est en train de disparaître, il est englobé corps et âme dans l'économie, c'est l'apparition réelle d'une nouvelle espèce d'homme, l'homme économique, l'homme (dit-il admirablement) qui n'a pas de prochain mais des choses. Et M. Jacques Ellul constatait que l'Église du Christ restait seule pour défendre l'homme, sa puissance d'invention, de souffrance et d'exigence, en un mot sa liberté.
Que voulez-vous, il est difficile de rester insensible à la naissance d'un homme nouveau, surtout quand ce phénomène encore peu connu vient de se signaler par une première crise de delirium tremens qui a ravagé la terre. Oh ! je sais bien, ce mot d'homme économique crée tout de suite un malentendu. On pense malgré soi à un brave type économe qui met ses sous dans un bas de laine. Mais l'homme dont nous parlons n'est pas précisément économe, nous venons d'en voir la preuve. Il n'y a pas plus prodigue que lui. Il vient de dissiper, en quelques années d'une orgie sanglante, des richesses immenses, un nombre incalculable de vies humaines. Et il ne demande qu'à continuer. Nous assistons toujours à la lutte de l'homme contre l'économie qui prétend l'asservir. L'économie veut contrôler la paix, et c'est pourquoi la paix ne réussit pas à se faire. Au rétablissement de l'économie, on continue de sacrifier partout des milliers et des milliers de vies humaines, des vieillards et des enfants.
L'homme économique apparaît facilement sous les traits de l'homme d'affaires, de l'homme pratique, opposé à l'idéaliste, au poète. Malheureusement, l'Allemagne vient de nous prouver que l'homme pratique, l'homme qui ne fait pas de sentiment, l'homme des affaires sont les affaires, peut devenir très facilement une bête féroce. On passe aisément, très aisément, d'une technique à une autre ; et les dictatures totalitaires ont produit, produisent encore une espèce de techniciens sur laquelle je préfère ne pas insister, pour ne pas troubler, cette nuit, votre sommeil.
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Le problème qui se pose aujourd'hui, parce que de sa solution dépend le sort de l'humanité, n'est pas un problème de régime pratique ou économique – démocratie nu dictature, capitalisme ou communisme – c'est un problème de civilisation. On dit volontiers cette civilisation inhumaine. Qu'est-ce que ça peut bien être, une civilisation inhumaine ? Une civilisation inhumaine, c'est évidemment une civilisation basée sur une fausse ou incomplète définition de l'homme. Si cette civilisation est humaine, vous ne la rendrez pas humaine, c'est l'homme qu'elle rendra inhumain. Cette civilisation est-elle faite pour l'homme, ou prétend-elle faire l'homme pour elle, à son image et à sa ressemblance, usurpant ainsi, grâce aux prodigieuses ressources de sa technique, la puissance même de Dieu ? Voilà ce qu'il importe de savoir.
Oh ! sans doute, cela n'a pas encore toute son importance pour nous. Mais nous ne pouvons pas ne penser qu'à nous. Il s'agit de savoir si la technique disposera corps et âmes des hommes à venir, si elle décidera, par exemple, non seulement de leur vie et de leur mort, mais des circonstances de leur vie, comme le technicien de l'élevage des lapins, dispose des lapins de son clapier.
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J'ai beaucoup voyagé depuis neuf ans. Vous ne sauriez imaginer à quoi peut aboutir déjà, dans certains pays d'Amérique, cette dictature de la technique, particulièrement en ce qui concerne l'orientation professionnelle des jeunes enfants. L'orientation professionnelle des enfants, ça n'a l'air de rien ! Mais c'est, en somme, l'orientation de toute leur vie, de leur destinée sociale qui en bien des cas se confond avec leur destinée tout court. Les tests sur lesquels se base le technicien américain pour promulguer ses ukases sont parfois d'une incohérence et d'une absurdité si gratuites que vous auriez peine à vous en faire une idée. J'ai eu l'occasion d'en connaître un grand nombre grâce à mon ami le professeur Ombredanne auquel on avait confié la chaire de psychologie expérimentale à l'Université de Rio de Janeiro. Le gouvernement de M. Getulio Vargas, gagné par l'exemple des États-Unis, l'avait chargé d'adapter certains de ces tests utilisés dans l'armée américaine aux habitudes et aux réflexes mentaux des soldats brésiliens. Ce travail lui donnait beaucoup de peine, mais aussi d'innombrables occasions de se dilater la rate.
Je dois dire pour l'honneur des Yankees que l'humour américain ne manque. jamais une occasion de se divertir aux dépens de cette sorte de techniciens, qui décidaient presque sans appel de la future carrière militaire des jeunes soldats. On racontait partout là-bas une histoire qui a fait depuis le tour du monde, l'histoire d'une recrue à laquelle on vient de poser 1 271 questions plus cocasses les unes que les autres. L'examinateur vérifie naturellement à son chronomètre l'intervalle entre la question et la réponse :
― Mille deux cent soixante-douzième question : on vous coupait une oreille, qu'est-ce qui vous arriverait ?
― J'entendrais moins.
― Très bien. Mille deux cent soixante-treizième question : si on vous coupait les deux oreilles, qu'est-ce qui vous arriverait ?
― Je ne verrais plus clair.
Là-dessus, l'examinateur regarde la recrue par-dessus, ses lunettes :
― Allons voyons, vous avez très bien répondu qu'ici, c'est une distraction. Je recommence. Mille deux cent soixante-treizième question : si on vous coupait les deux oreilles, qu'est-ce qui vous arriverait ?
― Je ne verrais plus clair.
― Ça c'est trop fort. Pourquoi me faites-vous cette réponse idiote ? Pourquoi ne verriez-vous plus clair ?
― J'ai un casque trop grand, le casque me tomberait sur les yeux...
On peut bien rire aux dépens de cette civilisation de la technique, car tout ce qui est inhumain prête à rire. On riait en France du pas de l'oie qui pour nous, en effet, est d'un comique irrésistible. Il a cessé d'être comique pour ceux qui regardaient défiler les soldats allemands sous l'Arc de Triomphe de l'Étoile.
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Je pense bien que ma peinture de la civilisation des machines heurte quelques-uns d'entre vous, je suis sûr qu'elle en satisfait un plus grand nombre, mais le plaisir que l'homme d'aujourd'hui prend à la critique des machines n'est peut-être pas un sentiment très noble. Les asservis ont toujours aimé rire de leurs maîtres, et les Allemands d'Hitler comme les Italiens de Mussolini n'étaient pas les derniers à propager de petites histoires désagréables pour l'amour-propre des dictateurs... Le danger qui nous menace ne prête nullement à l'ironie. Mais l'idée que s'en font les meilleurs – du moins je le crains – reste un peu – comment dire ? – abstraite. Et ce péril lui-même, comme il est difficile de lui donner un nom ! Ce mot de civilisation des machines prête à tant d'équivoques ! Il paraît rendre responsables les machines d'un certain avilissement de la personne humaine, alors que l'envahissement de la civilisation par les machines n'est que la conséquence de cette espèce de dépersonnalisation, un symptôme analogue et de signification identique à n'importe quelle autre victoire de la collectivité sur l'individu. Car la machine est essentiellement l'instrument de la collectivité, le moyen le plus efficace qui puisse être mis à la disposition de la collectivité pour contraindre l'individu réfractaire, ou du moins le tenir dans une dépendance étroite. Quand les machines distribuent à tous la lumière et la chaleur, par exemple, qui contrôle les machines est maître du froid et du chaud, du jour ou de la nuit. Sans doute, cela vous paraît très naturel. Vous haussez les épaules en vous disant que j'en veux revenir à la chandelle. Je n'en veux nullement revenir à la chandelle, je désire seulement vous démontrer que les machines sont entre les mains du Collectif une arme effrayante, d'une puissance incalculable. La question n'est pas d'en revenir à la chandelle, mais de défendre l'individu contre un pouvoir mille fois plus efficace et plus écrasant qu'aucun de ceux dont disposèrent jadis les tyrans les plus fameux.
Oh ! je vous en prie, ne vous laissez pas abuser par des développements faciles sur la chandelle substituée à la lumière électrique. Encore une fois, il ne s'agit pas d'anéantir les machines et de tisser nous-mêmes nos vêtements comme Gandhi, bien que nous ayons peut-être tort de traiter si légèrement une nouvelle mystique assez puissante pour soulever un peuple immense et susciter tant de martyrs. Il est facile de ridiculiser ceux qui ne partagent pas notre conception du bonheur et de la vie, bien qu'après tout, et sans vouloir médire de personne, celle d'un mineur américain ne soit peut-être pas la plus humaine et la plus raffinée. N'importe ! Il ne s'agit pas, je le répète, de détruire les machines, mais de faire face à un risque immense qui est l'asservissement de l'humanité, non pas précisément aux machines, ainsi que voudraient me le faire dire les imbéciles, comme si nous nous attendions à être menés un jour aux champs par un petit robot à roulettes, comme des oies – et encore, après tout, qui sait ?... Non pas l'asservissement aux machines, mais l'asservissement à la collectivité propriétaire des machines.
Les imbéciles peuvent rire. Je me suis passé toute ma vie de l'approbation des imbéciles. Je ne nie pas que les machines ne soient capables de rendre la vie plus facile.
Rien ne prouve qu'elles doivent la rendre plus heureuse.
Sans doute, si vous comparez la vie d'un homme de la civilisation des machines à celle d'un homme de l'âge de pierre, l'argument est commode ! On ne saurait comparer un civilisé qu'à un autre civilisé. Je me demande si un civilisé d'aujourd'hui provoquerait l'admiration d'un civilisé de Rome, d'Athènes ou de Florence. Oh ! sans doute, l'homme moderne utilise des mécaniques.
Mais une preuve que l'habitude des mécaniques ne fait pas l'homme civilisé, c'est qu'il est extrêmement facile de transformer un brave nègre en chauffeur, et bien avant d'être chauffeur, vous lui apprendrez à se raser avec un rasoir mécanique, ou à monter à bicyclette, ce qui après tout est beaucoup plus facile que de monter sur un cocotier. Mais il faudra certainement plus d'une vie d'homme, il faudra plusieurs générations pour faire de ses descendants un type humain comparable à n'importe quel citoyen d'une ville de la Renaissance italienne. Qu'importe encore ! Mes adversaires ont parfaitement le droit de poser le problème autrement que moi. Je leur demande comment ils prétendent demain réussir à vivre libres dans un monde si parfaitement mécanisé que l'État, disposant des quelques leviers de commande, pourra se dire absolument maître de toute l'activité humaine ? Que les imbéciles appellent ça une civilisation, je ne veux pas les contredire. On donne aux choses le nom qu'on veut.
Mais, historiquement du moins, une civilisation a toujours été une sorte de compromis entre le pouvoir de l'État et la liberté de l'individu. Les imbéciles eux-mêmes devraient comprendre que l'avènement des machines a rompu l'équilibre. Ils peuvent me traiter d'imbécile à leur tour. Ils ne sauraient s'empêcher d'admettre que le problème de la civilisation moderne doit être reposé à nouveau. Lorsque les anciens socialistes parlaient de la socialisation des moyens de production, ils ne pensaient pas assez à la socialisation des moyens de destruction, pour la raison qu'en ce temps-là ce mot de destruction faisait penser aux fusils et aux baïonnettes. L'État pouvait bien monopoliser la fabrication des fusils et des baïonnettes, mais chaque fusil nécessitait un homme pour le tenir. On ne saurait nationaliser facilement l'industrie de la reproduction, à moins qu'on ne réussisse à mettre les marmots en bouteilles. L'État disposait des fusils, mais il n'était pas libre de disposer des hommes.
L'affaire se présentera autrement lorsqu'il contrôlerait par exemple, la fabrication de bombes atomiques capables d'effacer littéralement de la terre une ville rebelle, fût-elle de deux millions d'habitants.
Le problème de l'État moderne est un des aspects capitaux de la crise universelle. L'État s'appelle toujours l'État et il continue par conséquent à bénéficier de la considération jadis attachée à ce mot. Ces questions de vocabulaire ont une énorme importance. Un mot met très longtemps, il peut mettre des siècles à perdre sa signification, il peut survivre très longtemps à la chose qu'il nomme. Un mot est un évocateur d'images. Lorsque celui d'État frappe ses oreilles, un Français par exemple peut se représenter aussitôt saint Louis sous le chêne de Vincennes, le roi Louis XIV magnifique et vieillissant à la veille de la victoire de Denain déclarant au maréchal de Villars aussi vieux que lui : « Nous allons périr ensemble ou sauver l'État », les hommes de la Convention nationale décrétant la levée en masse, mais ce qui subsiste finalement dans l'esprit, c'est une idée abstraite. L'État est le gardien des lois, la garantie de la légalité. Il y a bien la parole des ministres, la signature des ministres, mais, soit dit sans offenser personne... Eh bien non, je ne veux pas dire ce que je pense là-dessus, je ne tiens pas à me fermer la carrière politique, j'ai encore le temps de devenir ministre, moi aussi, avant de mourir.
Il y avait la parole des ministres, la signature des ministres, mais il y avait aussi la parole et la signature de l'État, qui garantissait les premières comme celle du père de famille ou du tuteur garantit celle de l'enfant mineur. Je n'ose vous dire ce que valent aujourd'hui la parole et la signature de l'État dans un grand nombre de démocraties éprouvées par la guerre. À mesure que s'accroît le pouvoir de l'État, nous devons constater avec regret – un regret respectueux, bien entendu, car nous sommes des citoyens respectueux – que ce Tout-Puissant ne gagne pas en moralité ce qu'il gagne en puissance. Oh ! sans doute, une telle remarque ne saurait m'appliquer encore à certains États prospères, mais vous le savez, la véritable nature d'un homme se révèle dans la pauvreté. Ce sont donc les États pauvres qu'il convient d'observer pour se faire une idée de ce qu'est devenu l'État. L'État moderne n'a plus que des droits, il ne se reconnaît plus de devoirs, c'est précisément à ce fait qu'on a toujours reconnu les tyrans. On voudrait nous faire croire que l'État nazi fut une sorte de monstre imprévu, imprévisible, un phénomène absolument fortuit, une espèce de chose tombée de la lune. Mais cet État hitlérien ne différait pas spécifiquement de certains États modernes prétendus démocratiques, en voie d'évolution vers la forme totalitaire et concentrationnaire. Démocratique ou non, l'État moderne a économiquement tous les droits. Lorsqu'un État prétend disposer, en certains cas, de 83% du revenu du citoyen, contre la promesse, d'ailleurs toujours révocable, de lui garantir ce qui lui reste, on a bien le droit de se demander où s'arrêteront ses prétentions. Qui dispose des biens finit toujours par disposer un jour des personnes. Qui prend l'habitude de voler court grand risque de devenir un tueur. Et d'ailleurs les dictatures économiques ne font déjà pas mauvais ménage, vous le savez, avec les dictatures tout court. Les États policiers regagnent peu à peu le rang et les privilèges des États libres ; ils échangent gravement les uns avec les autres des traités et des signatures protocolaires. Sont-ils vraiment si différents de nature ? Voilà une question qu'on pose rarement, mais je n'ai pas peur de la poser, je voudrais que vous ne le fassiez pas vous-mêmes trop tard. Car voilà déjà longtemps, voilà bien des années que l'État moderne se décomposait, mais vous ne vous en rendiez pas compte. Les démocraties se décomposaient toutes, mais elles se décomposaient plus ou moins vite. Elles se décomposaient en bureaucratie. Elles faisaient de la bureaucratie comme un diabétique fait du sucre aux dépens de sa propre substance. Et cette bureaucratie, chez les plus atteints, se décomposait elle-même jusqu’à la forme la plus dégradée de la bureaucratie, qu’est la bureaucratie policière. Au terme de cette évolution, il ne subsiste de l'État qu'une police, une police pour le contrôle, la surveillance, l'exploitation et l'extermination du citoyen.
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On me reproche parfois de ne pas conclure. Mai c'est moins un désir légitime qu'on exprime, qu'un piège qu'on me tend. Tout le monde a compris que le monde moderne est une espèce de monde à l'envers, qu'importe que les gens espèrent toujours s'habituer à vivre la tête en bas. Ils souffrent très bien qu'on leur démontre que cette position n'est pas normale, mais dès que vous leur parlez de se redresser, ils trouvent que vous n'observez pas les règles du jeu. C'est sur ce mouvement-là que comptent certains adversaires de mauvaise foi pour me tourner en ridicule auprès des pauvres types, du nombre immense de braves types que le bon Dieu n'a pas faits pour les aventures, qui ne supportent pas l'idée de changer de patron, ne déplacent le buffet de leur salle à manger qu'à la dernière extrémité, et sont très naturellement portés à se méfier des réformateurs. Comment voulez-vous qu'ils ne prennent pas pour un fou le monsieur dont on leur dit qu'il a un petit différend avec le monde moderne, et qu'il est bien décidé à poursuivre cette affaire jusqu'au bout ? Comment voulez-vous que je leur fasse comprendre qu'ils ont raison, qu'un pauvre homme tel que moi n'a nullement la prétention de détourner le cours de l'histoire, pour la raison que l'histoire n'est pas un fleuve, que ce n'est là qu'une comparaison à la fois vraie et fausse, comme n'importe quelle comparaison ?
On pourrait aussi bien dire que chaque civilisation est l'habitat d'un certain nombre de générations humaines qui l'ont aménagé à leur usage, et selon l'idée qu'elles se faisaient de la condition humaine et du bonheur. Chaque civilisation est comme une ruche. Mais la preuve que les abeilles sont faites pour vivre, travailler et mourir, sinon toujours dans la même ruche, du moins dans des ruches toujours semblables entre elles, c'est qu'aucune abeille n'a jamais eu l'idée de rien modifier à la structure générale de sa ruche. La preuve, au contraire, que la civilisation est faite pour l'homme, et non l'homme pour la civilisation, c'est que l'homme est capable d'aimer ou ne pas aimer cette œuvre de son esprit et de ses mains, il peut même arriver à la mépriser, à la haïr. Il peut parfaitement faire le compte des avantages qu'il en tire et du mal qu'elle lui fait. Il peut très bien imaginer une espèce de civilisation pervertie, monstrueuse, qui ne le protégerait plus, à laquelle il se trouvait peu à peu sacrifié.
Sans doute, même en ce cas, cette civilisation ne s'effacerait pas d'un instant à l'autre comme un mauvais rêve. Il y faudrait beaucoup de temps, de travail, des sacrifices sans nombre. Mais le génie de l'homme, qui l'a construite, réussirait à la rectifier, à la réformer, à la refaire humaine. Du moins, s'il s'est avisé assez tôt de l'erreur commise par lui. Car on peut aussi très bien imaginer une expérience poursuivie trop longtemps, par des moyens trop puissants, et devenue ainsi irréversible, évoluant jusqu'à la catastrophe finale, comme un bâtiment poussé irrésistiblement vers la côte avec son équipage épouvanté.
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Ces hypothèses font sourire les gens distingués. Ils sourient plutôt par habitude que par conviction. Le sourire n'a jamais servi d'argument, il y a aussi le sourire des têtes de mort. J'ai vu en Amérique des têtes de morts vieilles de je ne sais combien de millénaires et si fragiles que la boite de verre qui les contient est mise par un mode de suspension très ingénieux à l'abri de toute vibration, car elles tomberaient aussitôt en poussière. Eh bien, elles souriaient toujours, elles étaient plus optimistes que jamais. Même le plus optimiste des hommes sait maintenant qu'une civilisation peut devenir dangereuse pour l'humanité. Il suffit qu'elle se soit constituée et développée d'après une définition incomplète ou même fausse de l'homme. La civilisation moderne s'est fondée sur une définition matérialiste de l'homme qui le représente comme un animal perfectionné. Mais je ne veux pas insister là-dessus pour l'instant.
Les imbéciles se sont toujours imaginé qu'un gaillard qui ne croit pas en Dieu, se prend lui-même et prend ses semblables pour des singes, ne pouvait être qu'un joyeux luron, à la trogne fleurie, bon mangeur, bon buveur, bon coureur de filles, mais au demeurant, comme dit Rabelais, le meilleur fils du monde. À quoi bon chicaner sur ce point les imbéciles ? Ils me répondraient que ce poison de cruauté qui circule en ce moment comme à travers les veines de l'humanité, cette redoutable septicémie dont les manifestations apparaissent tout à coup çà et là, en Allemagne, en Russie, sous la forme d'énormes abcès collecteurs de pus, à Buchenwald, à Dachau et ailleurs, n'a aucun rapport avec la déspiritualisation que je viens de dénoncer. Qu'ils continuent à le croire, et se préparent à crever ! Pour les convaincre du résultat fâcheux de cette sorte d'atrophie de la vie intérieure que j'appelle du nom barbare et imprononçable de déspiritualisation, il faudrait qu'un homme devienne une bête féroce et un tortionnaire dès qu'il ne va plus à la messe le dimanche. Mais hélas ! un grand nombre de ceux qui vont à la messe le dimanche ne sont pas moins déspiritualisés que les autres, bien qu'il y paraisse moins. Ils consomment une nourriture qu'ils sont devenus incapables d'assimiler, comme ces diabétiques qui mangent de bon appétit alors qu'ils ne font que dévorer leur propre substance.
Les bourreaux de la prétendue Croisade espagnole, par exemple, que j'ai vus opérer à Majorque, souffraient de la même maladie que leurs adversaires. Leur fanatisme n'était qu'impuissance à rien croire d'un cœur simple et sincère. Au lieu de demander à Dieu la foi qui leur manque, les gens de cette espèce ont toujours préféré se venger sur les incrédules des angoisses dont l'humble acceptation leur vaudrait le salut, et lorsqu'ils rêvent de rallumer les bûchers, c'est moins pour y jeter les impies que dans l'espoir d'y venir réchauffer leur tiédeur – cette tiédeur que le Seigneur vomit. Non ! l'opinion cléricale qui a justifié et glorifié la farce sanglante du franquisme n'était nullement exaltée. Elle était lâche et servile. Engagés dans une aventure abominable, ces évêques, ces prêtres, ces millions d'imbéciles n'auraient eu, pour en sortir, qu'à rendre hommage à la vérité. Mais la vérité leur faisait plus peur que le crime.
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Je ne m'excuse pas de cette apparente digression à propos des affaires d'Espagne, dont les abominations de ces dernières années ont presque effacé le souvenir. Je suis content, au contraire, d'avoir rencontré l'occasion de les rappeler. Je suis un écrivain catholique. Catholique a le sens d'universel. Le jugement que j'essaie de porter sur la civilisation moderne ne m'est nullement inspiré par le désir de rejeter la responsabilité de l'effroyable détresse du monde sur ceux qui ne partagent pas ma croyance, comme si nous pouvions oser nous dire, à l'exemple des anciens Juifs, le peuple élu, marqués par quelque signe physique analogue à la circoncision. Nous ne nous croyons nullement à l'abri des maux que nous dénonçons, mais nous nous croyons le devoir de les dénoncer. Et puisque nous avons reçu plus que les autres, puisque notre vocation, à nous chrétiens, était de préserver le monde de ces maux, si nous avons tardé trop longtemps, s'il n'est plus possible d'en arrêter maintenant la propagation, nous trouverons parfaitement juste d'acquitter la dette de plus pauvres que nous, et d'en périr les premiers.
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La plupart d'entre vous tomberaient volontiers d'accord avec moi sur ce qu'ils croient le fond de ce débat, ce qui n'en est pour moi que l'accessoire. Ils m'accordent que cette civilisation est décevante et dangereuse, il ne peuvent se faire à l'idée qu'elle soit irréformable, ils se rassurent en pensant que l'homme finira bien un jour par l'aménager de l'intérieur, ils se disent qu'une expérience humaine peut être reprise indéfiniment. Leur tort est de ne jamais se demander si l'expérience en cours ne pourrait se poursuivre en dépit de l'homme, grâce à d’énormes moyens dont elle dispose. Si l'humanité n'avait brusquement consacré tout son effort, toutes les ressources de son génie à la fabrication des machines, dans le seul but de rendre la vie plus agréable et plus facile, au risque de sacrifier à la technique des valeurs extrêmement précieuses – car enfin, il n'y a pas eu d'exemple d'une civilisation de techniciens, qui devrait logiquement aboutir, non pas seulement à la primauté de la technique, mais à la dictature des techniciens – le mal ne serait pas si grand. On oublie toujours, on veut toujours oublier que l'envahissement de la civilisation humaine par les machines a été un phénomène inattendu. C'est la spéculation qui a imposé les machines. La spéculation s'est trouvée tout à coup en possession de cet instrument formidable dont elle comprenait à peine la puissance.
Le spéculateur se fait une certaine idée de l'homme. Il ne voit en lui qu'un client à satisfaire, des mains à occuper, un ventre à remplir, un cerveau où imprimer certaines images favorables à la vente des produits. La spéculation disposait des machines, grâce aux machines elle disposait de la puissance. Elle a ainsi, en un temps fabuleusement court, par le seul miracle de la technique, de toutes les techniques, y compris celle qui permet non pas seulement de contrôler l'opinion universelle, mais de la faire, créé une civilisation à l'image d'un homme prodigieusement diminué, amoindri, non plus fait à l'image de Dieu, mais à celle du spéculateur – c'est-à-dire d'un homme réduit au double état, également misérable, de consommateur et de contribuable.
Je sens bien que ces vérités rebutent, d'abord parce qu'elles paraissent très simples ; elles le sont en effet, mais elles n'en exigent pas moins, pour être réellement comprises, non seulement un effort de l'intelligence, mais de l'imagination sensible. Les civilisations d'autrefois s'étaient formées peu à peu, au cours des siècles, par l'effort plus ou moins conscient de tous les hommes. Celle-ci s'est comme imposée du dehors. Et elle possède des moyens chaque jour plus puissants pour se maintenir contre la volonté même des hommes, car elle est capable, ou elle sera capable demain, d'agir sur cette volonté, de la dominer, de la diriger à son gré. N'est-ce pas ce qu'elle fait déjà par sa propagande ? L'immense majorité des hommes, ceux qu'on appelle non sans raison des hommes moyens, ne sont pas nés capables de recevoir beaucoup d'idées à la fois. Ils n'en accueillaient jadis, par un naturel réflexe de défense, que le petit nombre indispensable à l'entretien de leur vie, à l'exercice de leur métier. La civilisation de machines force cette humble défense jour et nuit.
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Eh bien, c'est à ce signe que la civilisation que je viens d'essayer de définir se révèle ce qu'elle est réellement. Non pas une civilisation, mais une contre-civilisation, une civilisation non pas faite pour l'homme, mais qui prétend s'asservir l'homme, faire l'homme pour elle, à son image et à sa ressemblance, usurper ainsi la puissance de Dieu. Oh ! je sais que pour beaucoup d'entre vous ces images ne sont encore que des images. Tant pis ! Vous venez de lire dans vos journaux le récit incroyable des expériences tentées par les médecins allemands in anima vili, c'est-à-dire sur les déportés mis ainsi à la disposition de la technique. Si vous n'y prenez garde, un jour viendra où les méthodes actuelles de la propagande paraîtront ridiculement désuètes, inefficaces. La biologie permettra d'agir directement sur les cerveaux, il ne s'agira plus de confisquer la liberté de l'homme, mais de détruire en lui jusqu'aux derniers réflexes de la liberté.
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Oh ! il ne s'agit pas de détruire les machines, il s'agit de relever l'homme, c'est-à-dire de lui rendre, avec la conscience de sa dignité, la foi dans la liberté de son espèce. Vous croyez cette civilisation fatale, inéluctable, vous la croyez plus forte que vous. Vous haussez les épaules à la pensée d'une destruction impossible de la machinerie, d'un sabotage universel des usines. Il ne vous est rien proposé de pareil. L'envahissement du monde par les machines, je le répète, n'est que le symptôme d'une sorte de maladie spirituelle. Il ne s'agit pas plus de détruire les machines que de détruire une à une les pustules d'un malade atteint de la petite vérole. Lorsqu'on s'est rendu maître de l'infection, les pustules disparaissent d'elles-mêmes. C'est très joli de détruire, les dictatures. Mais pour en détruire deux, vous venez de détruire une part énorme du patrimoine de l'humanité. Pour en détruire une troisième, vous risquez de faire sauter la planète, et si la planète en réchappe, les vainqueurs se trouveront peut-être contaminés à leur tour.
L'humanité tout entière est malade. Il faut d'abord et avant tout respiritualiser l'homme. Pour une telle tâche, il est temps, il est grandement temps de mobiliser en hâte, coûte que coûte, toutes les forces de l'Esprit. Dieu veuille que ce mot d'ordre parte de mon pays aujourd'hui humilié ! Le droit que notre peuple a mérité au cours de sa longue histoire, c'est peut-être le droit de reprendre aujourd'hui les idées qu'il a jadis répandues largement dans le monde et que l'intérêt, la mauvaise foi, l'ignorance et la sottise ont exploitées, déformées, usées, au point qu'il ne les reconnaît plus lui-même. Les reprendre, comme jadis on renvoyait à la fonte les monnaies d'or et d'argent.
Quelle était, avant nos discordes civiles, à l'heure où la France prenait le plus clairement, ou du moins le plus passionnément conscience d'elle-même, en pleine explosion du traditionnel humanisme français, notre conception de la liberté ? C'est cette idée qu'il faut reprendre. Car nous la croyons encore capable de réconcilier tous les hommes.
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Il y a parmi vous, je l'espère, un grand nombre, un très grand nombre d'excellents chrétiens. Ils se diront peut-être qu'après tout il est moins préjudiciable au salut éternel d'être mangé que de manger – victimes que bourreaux – je ne suis pas sûr de leur faire comprendre l'effrayante solidarité qui lie certaines victimes complaisantes au bourreau qui d'ailleurs leur ressemble comme un frère car il tue souvent lui aussi par lâcheté. Cette solidarité, si vous voulez bien me permettre une comparaison, cette solidarité, dis-je, ressemble assez à celle qui lie une jolie femme trop coquette à tous les passants dont elle éveille le désir – à supposer que le désir, hélas ! dorme jamais... Il y a là-dessus une page admirable du vieux Bloy. Hé bien, je dis que la lâcheté de certains chrétiens en face du monde de demain qu'ils feignent de ne pas voir, ou reconnaître, c'est une tentation vraiment trop dangereuse pour cette espèce d'humanité féroce que ce monde est précisément en train de former. Oh ! ce n'est pas là une simple plaisanterie, je vous jure ! Il n'est pas vrai que la victime ait le droit d'offrir sa gorge à l'égorgeur, car la vue du sang versé risque d'éveiller partout les bêtes de proie qui sommeillaient dans les consciences. Croyez-vous que les derniers massacres aient épuisé les réserves de cruauté du monde ?
Tout porte à croire qu'ils les ont au contraire prodigieusement accrues.
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Chesterton parlait jadis des vertus chrétiennes devenues folles. Il arrive en effet que les vertus chrétiennes deviennent folles. Mais il y a la folie furieuse. Il y a aussi le gâtisme. La résignation chrétienne est une vertu virile, qui suppose un choix raisonné entre le refus et l'acceptation de l'injustice. Elle me semble donc bien loin d'être à la portée de tout le monde. On rencontre le plus souvent à sa place une espèce d'indifférence hébétée au malheur des autres. La résignation chrétienne, il y a des siècles, allait partout la tête haute, les yeux ardents, les mains sagement croisées sur son cœur, vers les échafauds et les bûchers. Elle est assise aujourd'hui les mains pendantes, les yeux vagues au coin d'un feu qui ne la réchauffe pas. Oh ! je sais bien que ces vérités actuelles ne sont pas du goût des pasteurs qui prêchent cette résignation-là comme les prêtres des catacombes prêchaient le martyre. Tant pis ! Lorsqu'ils nous répètent, comme jadis les évêques et les archevêques de la collaboration vichyssoise : « Résignez-vous !.. », nous ne sommes pas dupes, nous savons très bien ce que cela veut dire : « Résignez-vous à avoir des pasteurs tels que nous ».
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Ce que je viens de dire de la résignation, je pourrais le dire aussi de l'espérance. M. François Mauriac, qui, veut bien me destiner parfois, bien rarement, quelques airs de sa cornemuse élégiaque, s'est vanté un jour de tenir par la main la petite fille espérance, dont parle Péguy. S'il est vrai que l'illustre académicien mène cette enfant à la promenade du Rond-point des Champs-Élysées à l'Académie, elle ne doit pas s'amuser tous les jours ! Dieu veuille qu'elle ne lise pas ses articles du Figaro. Au contact de la casuistique mauriacienne, je crois qu'elle se friperait très vite. Je ne rends nullement responsable M. Mauriac d'une espèce d'escroquerie universelle à l'espérance, dont mon célèbre confrère serait plutôt victime lui-même ; je reconnais volontiers qu'il est plein de bonnes intentions, il déborde de bonnes intentions, il ne demande pas mieux que de partager tout ce qu'il a. Le malheur est qu'il n'a guère que des inquiétudes. Il offre donc, chaque jour, dans le Figaro, ses inquiétudes à tout le monde. Je refuse les inquiétudes de M. Mauriac. Je refuse de prendre cette complaisance à toutes les inquiétudes, cette sorte de délectation morose, pour l'espérance. Je ne suis pas dupe des reproches qu'on me fait de pousser par cette attitude inflexible, les gens au désespoir. Je ne pousse pas les gens au désespoir, je voudrais les arracher de force à une résignation où ils se sentent au fond très à l'aise, parce qu'elle les dispense de choisir. C'est cette résignation larmoyante, effondrée, qui est la véritable forme, la forme torpide du désespoir.
Je pousse les gens au désespoir de la même manière, et pour les mêmes raisons qu'un bon camarade, compatissant à ses hésitations et à ses souffrances, eût dû précipiter dans le vide le parachutiste Schumann 2, président du M.R.P. Au balcon du Figaro, M. François Mauriac semble présenter les mêmes symptômes et les mêmes affres que son ami, il est au bord, il nous appelle, mais il ne saute plus.
L'espérance est une vertu héroïque. On croit qu'il est facile d'espérer. Mais n'espèrent que ceux qui ont eu le courage de désespérer des illusions et des mensonges où ils trouvaient une sécurité qu'ils prenaient faussement pour de l'espérance. Je sais bien que vous venez de me trouver dur pour M. Mauriac. Je n'ai aucune raison d'animosité personnelle contre M. Mauriac, et le Bon Dieu, qui connaît le secret des consciences, sait probablement que l'auteur torturé de tant de livres où le désespoir charnel suinte à chaque page, comme une eau boueuse aux murs d'un souterrain, a plus de mérite à se tromper que moi-même à voir clair. Mais je ne saurais, même pour l'amour de lui, laisser confondre l'optimisme et l'espérance. L'espérance est un risque à courir. C'est même le risque des risques. L'espérance n'est pas complaisance envers soi-même. Elle est la plus grande et la plus difficile victoire qu'un homme puisse remporte sur son âme.
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M'étant ainsi franchement expliqué sur la résignation et l'espérance, je puis revenir au monde de demain. Je ne vous invite pas à vous résigner au monde de demain, je ne vous invite pas à espérer dans le monde de demain. Évidemment cette résignation ou cette espérance peuvent aujourd'hui nous aider au travail. Ne me répondez pas que vous ne pouvez, à vous seuls, décider de l'avenir, empêcher les pierres de tomber du ciel, ou la terre de trembler. Mais pardon ! Si nous bâtissions dans un monde organisé de telle manière que ce qu'on y construit se trouve inévitablement détruit à mesure ? Si les assises sur lesquelles nous bâtissons ne valaient rien ? Vous entendez tous les jours dire que la France se dérobe à l'effort, se refuse. Mais si ce vieux peuple, chargé de tant d'expérience, plus sensible peut-être qu'aucun autre en raison de la diversité des races dont il est formé, commençait à comprendre, ou du moins à sentir plus ou moins vaguement, obscurément, que sa mission historique de demain sera précisément de dénoncer et de refuser, le premier de tous, une civilisation manquée, qui n'est nullement une étape de l'histoire des hommes, mais une déviation, une erreur, un chemin sans issue ? Ainsi le drame français aurait, avouons-le, une autre signification, beaucoup plus profonde que celle qu'un observateur superficiel peut lui donner. Oui, les ennemis de la France l'accusent plus ou moins sournoisement de ne pas oser regarder l'avenir en face. Mais si précisément elle commençait d'y voir plus clairement ce qui s'y dessine ? Si l'histoire, je le répète, disait un jour qu'elle s'est arrêtée au dernier seuil, celui qu'une fois franchi on ne repasse plus, au seuil fatal d'une civilisation dont il est devenu banal de dire qu'elle est inhumaine.
La France a été trahie par ses élites et ses élites intellectuelles l'ont encore plus trahie que les autres, car elles ont trahi sa tradition et son génie, en doutant systématiquement de l'une et de l'autre. Elles l'ont engagée dans ce chemin sans issue où le capitalisme et la démocratie, nu terme de leur évolution logique et naturelle, vont s'absorber dans le marxisme, où les trusts, après avoir mis en échec l'État, vont se perdre dans ce trust des trusts, ce trust unique et sans responsabilité, qui s'appelle l'État moderne, à condition que l'on veuille bien donner ce nom d'État au dirigisme totalitaire, simple exécuteur, exécuteur impitoyable de toutes les fatalités du déterminisme économique. La France a été trahie par ses élites intellectuelles en sorte qu'incapable de concevoir clairement le péril qui la menace, qui menace la tradition universelle dont elle est l'expression historique la plus haute et la plus pure, elle doit seulement le pressentir, ou mieux encore, le sentir par les seules ressources de l'instinct, comme un troupeau sent l'orage. Eh bien, j'en porte le témoignage. J'ai parlé assez franchement de mon pays depuis 1940 pour avoir le droit de dire sur lui toute ma pensée. J'ai foi, je crois ardemment que le monde lui rendra un jour justice. Notre peuple, la masse de notre peuple ne croit déjà plus à la contre-civilisation qui dissipe à mesure tout l'effort humain, l'engloutit dans des catastrophes démesurées. Les techniciens ont beau vouloir lui persuader d'apporter ses biens et son travail à cette civilisation, il ne lui laisse prendre que ce qu'il ne peut pas défendre. Je dis notre peuple, la masse de notre peuple, ce sont ces millions d'hommes qui s'abstiennent, ou votent pour des programmes ou des partis, non par attachement pour ces programmes ou ces partis, mais parce que ces programmes ou ces partis leur semblent précisément assez médiocres pour ne pas lui faire courir des périls immédiats. Lorsqu'on prévoit que la route va finir brusquement au-dessus des parois à pic d'un précipice, on ne tient pas à monter dans une automobile dernier modèle, capable de taper le cent-cinquante. Au besoin, on préférerait une brouette. C'est ainsi que je m'explique le succès du M.R.P. En brouette et aux accents plaintifs de la cornemuse de M. François Mauriac, on se dit – faussement hélas ! d'ailleurs – qu'on a encore du temps devant soi, qu'on aura encore le temps de réfléchir avant de mourir.
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Lorsque je parle ainsi, les intellectuels marxistes me traitent – timidement d'ailleurs, car enfin j'ai écrit La Grande Peur des bien-pensants et Les Grands Cimetières sous la lune – de réactionnaire. Mais c'est eux qui le sont. Ils poursuivent, ils prétendent poursuivre jusqu'au bout, fût-ce en réduisant le monde en servitude, fût-ce en faisant du monde un bagne économique, une expérience vieille de cent cinquante ans. L'erreur du libéralisme était de croire que la mécanique marcherait toute seule. Le communisme ne change pas de mécanique, il la fait tourner de force ; il la fera tourner de force, dût-il y broyer des millions d'hommes. Comme les intellectuels libéraux du XIXe siècle, les intellectuels marxistes prétendent réaliser un paradis terrestre mécanique. Un paradis terrestre mécanique est pour moi aussi irréalisable et inconcevable qu'un homme mécanique. Qu'à cela ne tienne ! Faute d'abandonner leur idée de paradis mécanique, ils trouvent plus simple de réaliser l'homme-mécanique, le robot. Pourquoi ces gens-là viennent-ils nous parler des effrayants sacrifices d'hommes faits jadis par les idéologues du libéralisme économique à ce qu'ils appelaient le progrès ? Pour avoir été repris par les marxistes, le mythe du progrès n'en est pas devenu moins carnassier, moins avide de chair humaine. En vingt ans l'expérience soviétique et dans la seule Russie le progrès selon Marx a déjà dévoré plus d'hommes que le progrès selon Bentham en cent ans, et d'ailleurs les deux monstres n'en font qu'un.
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J'ai honte de dire que je suis l'un des rares catholiques à oser ainsi parler publiquement. Tout le monde, et les catholiques eux-mêmes, savent parfaitement que l'expérience qui se poursuit à travers l'angoisse et l'épouvante des nations, et à laquelle la bombe atomique vient de fournir un nom et un symbole, tout le monde, dis-je, sait que cette expérience est irréversible, que l'humanité joue son va-tout, sa liberté, son honneur, sa vie même sur une hypothèse de Karl Marx. Tout le monde sait que cette expérience unique et décisive s'inspire d'une certaine conception de l'homme absolument opposée à celle de l'homme chrétien, puisqu'elle ne tient pas compte du péché originel. Parce que nous croyons au péché originel, on nous accuse de désespérer de l'homme. Mais ce n'est pas la part dégradée de l'homme qui rend à jamais impossible l'organisation d'un paradis mécanique, c'est au contraire ce qu'il a de libre, je veux dire ce qu'il a de divin. Le marxisme nie ou néglige ce qu'il y a de divin dans l'homme. Pour maintenir et préserver ce que l'homme a de divin, nous ferons les sacrifices qu'il faudra. À quoi bon parler ensemble de justice, comme si le mot de justice signifiait pour chacun la même chose ? La justice selon l'homme marxiste, esclave des fatalités économiques, ne saurait être la même que celle de l'homme divinisé. À quoi bon, par exemple, jouer sur les thèmes du pauvre et de la pauvreté les mêmes airs de cornemuse ? Le problème de la pauvreté ne se pose pas de la même façon pour les uns et pour les autres. Il est naturel qu'un marxiste ne voie dans la pauvreté qu'une tare sociale dont il importe de venir à bout, au même titre, par exemple, que la vérole ou la prostitution. Mais nous ne saurions laisser se dégrader ainsi dans les consciences ridée de pauvreté. Oh ! sans doute, en parlant comme je fais, nous n'avons que peu de chance de faire une brillante carrière électorale, nous risquons bien plutôt, un de ces jours, une balle dans la nuque. Mais c'est vrai qu'il y a un scandale de l'Évangile. La vérité de l'Évangile est scandaleuse. Elle a mis le Christ lui-même en croix. Nous ne pouvons raisonnablement espérer qu'elle nous vaille la croix de la Légion d'honneur...
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En dépit de tous les prêcheurs d'optimisme, parmi lesquels j'ai honte de compter tant de catholiques partisans de ce qu'ils appellent le moindre mal, nous avons le droit de nous demander si nous devons douter de nous, ou douter d'une civilisation de techniciens, dont les techniciens réunis en conférences et en congrès doivent avouer chaque jour qu'ils ont perdu le contrôle, car il suffit d'ouvrir les journaux pour se persuader qu'ils ne s'entendent jamais sur rien. On proclame en Amérique et ailleurs que l'Europe est déchue. C'est qu'elle se laisse déchoir. Il y a des millions d'hommes qui souffrent de l'abaissement de l'Europe, qui se sentent humiliés en elle, mais qui n'ont pas cessé de croire en elle. Ils se disent que le dernier mot n'est pas dit, que l'histoire du plus illustre continent de l'univers ne peut s'achever dans ce chaos. L'Europe est ravagée par la lèpre totalitaire. Ils se demandent si cette lèpre qui ravage l'Europe est une maladie d'Européens, si sa gravité redoutable ne vient pas précisément de ce que le microbe est nouveau pour nous, comme l'était celui de la tuberculose pour les indigènes de Tahiti. Nous comprenons de plus en plus clairement que la contre-civilisation, cette civilisation de masse, ne saurait poursuivre son évolution vers la servitude universelle sans d'abord achever de liquider l'Europe. La laisserons-nous liquider l'Europe, ou aurons-nous le courage de la liquider ? Laisserons-nous le soin d'organiser la paix des hommes à un système qui, faisant de l'homme une machine, ne saurait lui donner que la paix des machines ?
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Ceux qui pensent que les chrétiens réussiront tôt ou tard à s'adapter au monde moderne ne tiennent pas compte d'un fait accablant pour l'esprit : le monde moderne est essentiellement un monde sans liberté. Il n'y a pas de place pour la liberté dans la gigantesque usine mécanique qui devrait être réglée comme une horloge. Pour s'en convaincre, il suffit de tenir compte de l'expérience de la guerre. La liberté est un luxe que ne saurait se permettre une collectivité lorsqu'elle se propose d'engager toutes ses ressources en vue d'un rendement maximum. Une collectivité libre, dans le monde moderne, est en état d'infériorité vis-à-vis d'une autre, et cette infériorité est d'autant plus grave que la collectivité est plus libre. Supposez qu'au lieu de produire des machines en nombre stupéfiant, le monde moderne s'attache aux œuvres désintéressées de l'art, aménage des villes harmonieuses, construise des palais et des cathédrales, il serait, tout au contraire, indispensable pour lui de former un type d'homme libre... Le monde moderne ne reconnaît d'autre règle que l'efficience. C'est pourquoi les démocraties elles-mêmes ont pris leur matériel humain dans le réseau d'une fiscalité impitoyable. Au nom de cette fiscalité, nous les voyons renforcer chaque jour hypocritement le pouvoir de l'État. Les dictateurs se faisaient offrir la liberté des citoyens, ou au besoin ils la prenaient de force. L'attitude des démocraties ferait plutôt penser à celle de l'usurier qui, dans l'ancienne Russie, étant aussi cabaretier, faisait signer au moujik, à chaque saoulerie, une petite reconnaissance de dette, avec des intérêts. Un beau jour, le moujik apprenait que sa terre, ses bestiaux, sa maison, et même le touloup en peau de mouton qu'il avait sur le dos appartenaient à son bienfaiteur. L'équivalent de la saoulerie, pour le citoyen des démocraties, c'est la guerre. À chaque guerre pour la liberté, on nous prend 25% des libertés qui subsistent. Quand les démocraties auront fait décidément triompher la liberté dans le monde, je me demande ce qu'il en restera pour nous...
La civilisation des machines ne saurait se concevoir sans un matériel humain toujours disponible. Le problème de la justice sociale est intimement lié à celui de la constitution d'un matériel humain ; c'est pourquoi les démocraties, comme les dictateurs, s'y intéressent tant. Un matériel humain doit être convenablement entretenu ainsi que n'importe quel matériel, mais la liberté, loin de favoriser son rendement, ne ferait que le diminuer en quantité comme en qualité.
La liberté pour quoi faire ? À quoi peut-elle servir dans le monde des machines ? Bien plus, elle ne peut qu'y devenir de plus en plus dangereuse. À mesure que les machines se multiplient et accroissent démesurément leur puissance, le moindre sabotage peut avoir des conséquences incalculables. Le jour où un nouveau miracle de la technique aura permis à n'importe quel physicien de fabriquer dans son laboratoire quelque matière facile à désintégrer, mettant ainsi la destruction d'une ville entière à la merci du premier venu, je pense que les effectifs de la gendarmerie comprendront les neuf dixièmes de la population, et qu'un citoyen ne pourra plus traverser la rue d'un trottoir à l'autre sans ôter deux fois sa culotte devant un policier désireux de s'assurer qu'il ne détient aucun milligramme de la précieuse matière.
Oh ! je le sais, cela prête maintenant à rire. Ce monde étrange paraît loin de nous. Vous vous dites que vous aurez le temps de le voir venir. Il est venu. Il est en vous. Il se forme en vous. Comme vous êtes déjà différents de ceux qui vous précédèrent au cours des âges ! Comme la liberté vous paraît déjà moins précieuse ! Comme vous supportez aisément, comme vous subissez bien ! Mais hélas, vos fils seront capables de supporter plus, de subir plus. Car vous avez déjà perdu votre liberté la plus précieuse, ou du moins vous ne conservez d'elle qu'une part chaque jour plus restreinte. Votre pensée n'est plus libre. Jour et nuit, presque à votre insu, la propagande, nous toutes ses formes, la traite comme un modeleur le bloc de cire qu'il pétrit entre ses doigts...
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La déchristianisation de l'Europe s'est faite peu à peu. L'Europe s'est déchristianisée comme un organisme se dévitaminise. Un homme qui se dévitaminise peut garder longtemps les apparences d'une santé normale. Puis il manifeste tout à coup les symptômes les plus graves, les plus impressionnants. À ce moment-là, il ne suffit pas de lui donner ce qui lui manque pour le guérir du même coup. Certaines formes d'anémie spirituelle paraissent aussi graves que l'anémie profonde qui, en dépit de tous les soins, finissait par emporter, des mois après leur libération, les déportés de Buchenwald ou de Dachau.
Si l'on me demande quel est le symptôme le plus général de cette anémie spirituelle, je répondrai certainement : l'indifférence à la vérité et au mensonge. Aujourd'hui, la propagande prouve ce qu'elle veut, et on accepte plus ou moins passivement ce qu'elle propose. Oh ! sans doute, cette indifférence masque plutôt une fatigue, et comme un écœurement de la faculté de jugement. Mais la faculté de jugement ne saurait s'exercer sans un certain engagement intérieur. Qui juge s'engage. L'homme moderne ne s'engage plus, parce qu'il n'a plus rien à engager. Appelé à prendre parti pour le vrai ou le faux, le mal ou le bien, l'homme chrétien engageait du même coup son âme, c'est-à-dire en risquait le salut. La croyance métaphysique était en lui une source inépuisable d'énergie. L'homme moderne est toujours capable de juger, puisqu'il est toujours capable de raisonner. Mais sa faculté de juger ne fonctionne pas plus qu'un moteur non alimenté. Aucune pièce du moteur ne manque. Mais il n'y a pas d'essence dans le réservoir.
À beaucoup de gens, cette indifférence à la vérité et au mensonge paraît plus comique que tragique. Moi, je la trouve tragique. Elle implique une affreuse disponibilité non pas seulement de l'esprit, mais de la personne tout entière, et même de la personne physique. Qui s'ouvre indifféremment au vrai comme au faux est mûr pour n'importe quelle tyrannie. La passion de la vérité va de pair avec la passion de la liberté. Ce n'est pas pour rien qu'on a toujours regardé la liberté de penser comme la plus précieuse, celle dont dépendent toutes les autres. Je ne parle pas seulement ici de la liberté, d'exprimer sa pensée. Des millions et des millions d'hommes dans le monde, depuis vingt ans, ne se sont pas seulement laissé arracher par la force la liberté de pensée, ils en ont fait, ils en feront encore, comme en Russie, l'abandon volontaire, ils considèrent ce sacrifice comme louable. Ou plutôt, ce n'est pas un sacrifice pour eux, c'est une habitude qui simplifie la vie. Et elle la simplifie terriblement, en effet. Elle simplifie terriblement l'homme. Les tueurs des régimes totalitaires se recrutent parmi ces hommes terriblement simplifiés.
Mais la liberté de pensée n'existe-t-elle pas encore dans les démocraties ? – Elle est inscrite dans leurs programmes. Mais il faudrait être fou pour ne pas voir que le citoyen des démocraties en use de moins en moins. Considérez, par exemple, en France, le régime actuel des partis. Grâce à cette organisation de trusts électoraux très limités en nombre, le citoyen des démocraties s'habitue à penser, non plus individuellement, mais collectivement. Pour mieux dire, son parti pense pour lui, en attendant que l'État nationalise cette industrie comme les autres et finisse par penser pour tout le monde. Une fois de plus, penser signifie ici pour moi juger. Le parti juge à la place de chacun des membres du parti. C'est le parti qui décide, par exemple, des injustices qui doivent indigner et de celles qui doivent laisser indifférent, les consciences ne se révoltent que sur commande, contre des gens qui supplicient atrocement des femmes et des enfants. Cela est malheureusement vrai, peur les chrétiens comme pour les autres. Les démocrates-chrétiens s'indignaient hier encore contre certains excès, vrais ou faux, commis en Indochine par les soldats de l'armée Leclerc, mais ceux commis tous les jours en Europe centrale et en Pologne ne semblent pas émouvoir leur sensibilité. Ou encore, ils ne perdent aucune occasion de flétrir, avec un retard de cent ans, les misérables qui justifiaient, en 1840, au nom des lois économiques, la misère qui décimait la classe ouvrière, mais ils acceptent, sans grande protestation, au nom de ces mêmes lois, l'anéantissement progressif par le froid et la faim de la petite bourgeoisie – petits fonctionnaires retraités, petits rentiers dépouillés honteusement par l'État de leurs pensions et de leurs rentes. Il y a un siècle, on proclamait le Droit divin de la bourgeoisie, au nom de l'Ordre. On proclame aujourd'hui le Droit divin du prolétariat, au nom de la Justice sociale. La propagande est cause de tout. C'est par la propagande qu'on forme l'homme totalitaire. La formation de l'homme totalitaire précède la formation du régime totalitaire. Évidemment, l'espèce de citoyen dont je viens de parler est plus commode à manier qu'une autre, et les démocraties trouvent que c'est là un matériel humain qui facilite grandement leurs expériences de dirigisme les plus absurdes, pour ne pas dire les plus désespérées. Les démocraties, à coup de règlements contradictoires, sont en train de créer tout doucement un type d'homme parfaitement adapté d'avance aux dictatures.
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Un chrétien ne peut pas désespérer de l'homme... Ce que j'espère ? Une mobilisation générale et universelle de toutes les forces de l'esprit, dans le but de rendre à l'homme la conscience de sa dignité. À ce point de vue, l'Église a un rôle immense à jouer. Elle le jouera tôt ou tard, elle sera forcée de le jouer. Car l'Église catholique a déjà condamné le monde moderne, en un temps où il était difficile de comprendre les raisons d'une condamnation que les faits justifient maintenant tous les jours. Le fameux Syllabus, par exemple, dont les chrétiens démocrates d'aujourd'hui sont trop lâches pour jamais oser parler, a passé en son temps pour une espèce de manifestation purement réactionnaire. Il apparaît aujourd'hui comme prophétique. La tyrannie n'est pas derrière nous, elle est devant nous, et il nous faut lui faire face, maintenant ou jamais. L'humanité tout entière est malade. C'est l'humanité qu'il faut guérir. Il faut, d'abord et avant tout, respiritualiser l'homme.
Georges Bernanos, in La Liberté, pour quoi faire ?
1. Hitler, Mussolini et Staline. [ndvi, pour les jeunes générations…]
2. Maurice Schumann (1911-1998), porte-parole de la France Libre sur Radio-Londres et plusieurs fois ministre sous la présidence de Georges Pompidou. [ndvi]