mardi 9 avril 2013

En assonant... Pierre-Alain Cahné, L'inquiétude d'être au monde

Le poème en prose a abandonné, depuis Baudelaire, l'écriture rythmée par les récurrences phoniques et rythmiques prévisibles grâce à la connaissance d'un code commun à une aire linguistique et culturelle. Il a d'autre part enrôlé la présentation typographique, c'est-à-dire l'œil, pour créer un ordre musical qui s'est privé des ressources du souffle. C'est en partie ce que Claudel a pu décrire en inventant un titre devenu célèbre, L'œil écoute. Camille de Toledo 1 reprend cette invention formelle du poème en prose pour faire vivre son interprétation de la pensée pascalienne, lorsque celle-ci s'affirme dans une prose qui n'oublie pas les charmes des « puissances trompeuses ». Une assonance, aux limites d'un insistant jeu sur les mots, est le cœur du texte de Toledo : l'homme entre la « foi » et « l’effroi ».
« Nous avons quitté le temps des certitudes »
« Nous devons apprendre à vivre dans l'inquiétude de toute chose »
Se souvenant sans doute de saint Augustin, Camille de Toledo pense l'inquiétude dans l'horizon de ce que dit le mot quies, lui-même pensé par Augustin comme l'antonyme du mot labor : l'instabilité de labi s'oppose à la fermeté stable de quiescere.
Nous habitons un monde où « tout bouge et flue », un monde où « l'inquiétude est entrée ». L’inquiétude est le nom que nous donnons à « l'impermanence » (page 14) écrit Toledo. Il commente en parlant de « vacillement général des choses » (p. 14).
Toledo a choisi une forme littéraire — le poème en prose — à la manière du Rimbaud d'Une Saison en enfer pour écrire une méditation historique et philosophique ayant pour sujet le fait que « nous avons quitté le temps des certitudes » (p. 32). Cette forme crée une musique où la récurrence des mots, des thèmes, est la marque même de l'effort poétique car le cri, comme il le dit lui-même, ne peut être réprimé.
Mais le vertige est infini.
L'inquiétude, comprenez, le déplacement,
le doublement, le flux des choses
que l'on croyait à jamais scellées.
Toute la structure ancienne de l'être
se met à bouger et nous voudrions
que cela se passe sans cri ?
Nous sortons d'un monde bien ordonné :
L'âge de l'équilibre, de la raison
souvenir de ce que l'esprit de l'humaniste
Portait comme conscience et espoir.
Pour entrer et s'enfuir dans un monde pour lequel nous ne sommes pas préparés où, parfois, explosent des faits divers apparemment sans signification, en deçà de l'absurde : le massacre d'enfants à Colombine ou en Norvège. L'écrivain tente de relier l'absurde à une évolution historique sans horizon.
Il y a de belles pages dans Le Monde d'hier
de Stefan Zweig, où l'on sent ainsi
la fin de cet âge heureux.
Où Zweig parle du temps des premières assurances.
Triomphe bourgeois
d'une vision rassurée de la vie, libérée de la peur.
Libérée du destin et de la tragédie.
Depuis ces heures heureuses, tout,
de la science à l'histoire,
semble avoir travaillé de concert
à raviver l'inquiétude d'être au monde.
Tout semble s'être donné la main
pour dérégler la mesure.
Notre culture est marquée par la conscience d'un avant :
C'était la foi, l'espoir et le calcul ensemble. Un univers à la mesure de l'homme.
Je me souviens, moi je n'étais pas né. C'était il y a longtemps.
Le constat pessimiste provoque, autour du concept de mesure, une réflexion toujours marquée par l'angoisse de la démesure, qui peut prendre plusieurs noms :
Il y eut un autre mot pour le vingtième siècle.
Ce fut la
-mesure. Dé-liaison,
dé-litement, dé-lit de l'esprit, qui,
croyait-on avant, gouvernait la flèche du temps.
Ou peut-être aussi, dé-règlement de la mesure,
emballement de la raison

qui, après avoir classé les peuples,
entre sauvages et civilisés, noirs et blancs,
s'est mise à diviser, couper, entre le soi et le presque soi.
Le
du déluge, de la démence, le dé du hasard
et de la fin, s'insinua dans le pli de chaque chose,
comme l'accident et la catastrophe.
Mais il reste fidèle à un mode de méditation où le langage, que ce soit dans ses fondements étymologiques ou ses articulations créatrices de sens, est la rampe à laquelle l'écrivain s'accroche pour évoquer cette démence qui paraît avoir pris le pouvoir après le temps de la juste mesure. Il s'en explique :
Ce fut le XXe siècle !
la flèche inversée de la science,
de la technique, devenues l'une et l'autre
complices de la destruction.
Le choix d'une forme d'écriture, plus lyrique que conceptuelle, alors que le propos relève de ce que Valéry avait déjà écrit dans une prose très classique — « nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles » — est justifié par une mise en accusation répétée des mots. La langue nous coupe à la fois des autres langues, et, plus gravement, de « l'invisible » :
Celui qui sait qu'un jour,
son savoir, sa sagesse ont été colonisés
par les mots d'une langue qui l'a coupé
à jamais du reste du monde.
Et aussi, de ce qui nous manque :
L'invisible, ce qui ne peut se dire,
ce qui ne pourra jamais être
approprié.
Que l'écrivain renonce au mode d'exposition didactique, pédagogique, démonstratif, propre au philosophe, est comme l'aveu d'un nouveau visage du tragique :
Il n'y a pas de remède à notre inquiétude...
À quoi répond un aphorisme du poète René Char :
Sans l'angoisse, tu n'es qu'élémentaire.
Tout au long de son « poème », Toledo revient sans cesse sur ce qui est pour lui évident : « le besoin de consolation que connaît l'être humain est impossible à rassasier ».
D'où une morale de l'endurance exprimée sur le mode d'un accord profond avec l'ordre de la création qu'il serait vain et illusoire de vouloir modifier :
Il n'y a pas de remède à notre inquiétude.
Ne cherchons pas dans le monde la parole, le mot,
la figure de la consolation. Essayons de nous tenir
dans l'inquiétude...
On peut entendre dans ces paroles le retour d'une morale stoïcienne qui refuse que l'on s'en remette « au commerce de la consolation » (p. 31).
La ligne de faîte du poème est un aphorisme de Pascal, repris à plusieurs reprises :
Mais déjà, quelqu'un dont je ne cesse
de réciter la phrase écrivait :
« Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie ».
Premier acte de notre inquiétude.
Modernité d'une sensation nouvelle du vertige...
D'une certaine manière, l'entier du poème est une espèce de paraphrase de l'aphorisme pascalien pris au sérieux, non dans la visée mortifère d'un désespoir sans issue, mais dans la rigueur d'une décision et d'une action : comment se rendre capable de survivre, sans mensonge, à l'évidence d'une parole sans concession.
Qui nous a appris à vivre avec cette inquiétude ?
Toledo conclut :
Et je repense à cette phrase apprise enfant.
Première marque de l'inquiétude, écrite à l'heure,
justement, où l'esprit semblait s'organiser
pour l'avenir.
C'est une phrase que nous fuyons,
que nous ne cessons de fuir.
Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie.
Nous l'avons apprise à l'école
et peut-être l'avons-nous oubliée.
C'est une phrase coupée, sans appel,
qui s'achève au couperet.
Phrase de peu de mots,
qui laisse le palais de la bouche vide.
Le silence éternel
de ces espaces infinis
m'effraie.
Cette phrase inaugure le temps de l'inquiétude.
Relire cette phrase aujourd'hui,
c'est entendre à quel point nous oscillons
entre l'effroi et la foi.
L'alternative où se trouve la conscience contemporaine est simplement nommée, à l'ombre de la pensée pascalienne, sans concession au pathos. En se conformant au choix d'écriture qu'il a élue — le style simple, mais avec l'ampleur qui convient — Toledo décrit cette alternative :
Supporter l'effroi ou s'en remettre
au commerce de la consolation.
Le mot « effroi », « effroyable », est chez Pascal. Relire Pascal, c'est entendre à quel point nous « oscillons entre l'effroi et la foi ».
Ce n'est évidemment pas un hasard si la forme littéraire de l'apocalypse (du « dévoilement ») est reprise sans souci d'originalité par un écrivain contemporain qui tente d'être fidèle à une situation spirituelle qui ne veut ni céder à la fascination du néant, ni penser un homme réduit au cri, ni renoncer à l'appel religieux.
Nous nous reconnaissons désormais,
espèce parmi les espèces et nous peinons
à tirer les conséquences de notre décentrement.
Retrouver une Terre où habiter ; garder une prière sur nos lèvres — alors que nous ne sommes pas « préparés ».
Dans le dernier « verset » de son poème qu'il appelle un « chant », Toledo, fidèle à ses racines, nous confie sa prière, son Espérance et son doute, dans une musique bernanosienne :
Nous sommes là, le père, la mère, l'enfant,
et parfois, dans certains coins du monde, nous prions.
Pour que le soir soit comme le matin.
Un temps d'habitudes heureuses, de joies ordinaires.
Dans notre prière, nous disons :
Ô Dieu, épargne-nous.
Nous ne demandons rien d'autre qu'un peu de paix.
Mais de la paix, est-ce possible,
dans le tohu-bohu de toute chose ? Avec ton aide,
nous aimerions traverser paisiblement la vie.
Et au bout, simplement, mourir
en laissant une lettre à ceux
qui nous poursuivront.
Mais cette prière, nul n'est là pour l'entendre.
Et l'inquiétude est partout.
Toute poésie repose, en partie, sur une utilisation de la parole sur le mode de la récurrence — des sons ou des rythmes — selon une règle commune dans une aire linguistique et culturelle donnée.
La pensée ayant pour objet la situation spirituelle ou philosophique de la conscience se livre presque toujours à une forme de « rumination » manducatio, masticatio dans la tradition latine. Cette rumination est une métaphore habile à dire l'incessant passage par les lèvres d'une parole, souvent soutenue par les différentes figures de l'étymologie, qui s'obstine à vouloir dire l'ineffable, l'invisible. Le chant offert par Camille de Toledo n'est pas original par son contenu, où l'on retrouve sans surprise tous les lieux de la pensée contemporaine, mais par la permanence même du DIT il constitue un témoignage sur ce qui est ineffaçable dans la conscience contemporaine si marquée par l'oubli.
Pierre-Alain Cahné, in Communio 38-2

Pierre-Alain Cahné, né en 1941, marié, trois enfants, onze petits-enfants, membre du comité de rédaction de Communio, est professeur émérite de langue et littérature française de l'université de Paris-IV-Sorbonne, et recteur émérite de l'Institut catholique de Paris. Dernière publication : Lectures lentes : linguistique et critique littéraire (PUF, coll. « Formes sémiotiques », 2011).

1. Camille de Toledo est le pseudonyme d'Alexis Mitai : né en 1976, l'écrivain a une formation à la fois classique (IEP de Paris) et originale, notamment en raison de ses créations cinématographiques. Le pseudonyme choisi veut insister sur son ascendance hispano-juive. L'Inquiétude d'être au monde est paru chez Verdier, en février 2012. Les références données entre parenthèses renvoient à cette édition. Parmi ses œuvres, on peut citer : Archimondain Jolipunk : confessions d'un jeune homme à contretemps, Calmann-Lévi 2002 ; Visiter le Flurkisten ou les illusions de la littérature-monde, PUF, 2008 ; Le Hêtre et le bouleau. Essai sur la tristesse européenne, Le Seuil « La librairie du XXIe siècle », 2009.