« Nous avons quitté le temps des certitudes »
« Nous devons apprendre à vivre dans l'inquiétude de toute
chose »
Se
souvenant sans doute de saint Augustin, Camille de Toledo pense l'inquiétude
dans l'horizon de ce que dit le mot quies, lui-même pensé par Augustin
comme l'antonyme du mot labor : l'instabilité de labi s'oppose
à la fermeté stable de quiescere.
Nous
habitons un monde où « tout bouge et flue », un monde où « l'inquiétude
est entrée ». L’inquiétude est le nom que nous donnons à « l'impermanence »
(page 14) écrit Toledo. Il commente en parlant de « vacillement général
des choses » (p. 14).
Toledo
a choisi une forme littéraire — le poème en prose — à la manière du Rimbaud d'Une
Saison en enfer pour écrire une méditation historique et philosophique
ayant pour sujet le fait que « nous avons quitté le temps des certitudes »
(p. 32). Cette forme crée une musique où la récurrence des mots, des thèmes,
est la marque même de l'effort poétique car le cri, comme il le dit lui-même,
ne peut être réprimé.
Mais le
vertige est infini.
L'inquiétude, comprenez, le déplacement,
le doublement, le flux des choses
que l'on croyait à jamais scellées.
Toute la structure ancienne de l'être
se met à bouger et nous voudrions
que cela se passe sans cri ?
L'inquiétude, comprenez, le déplacement,
le doublement, le flux des choses
que l'on croyait à jamais scellées.
Toute la structure ancienne de l'être
se met à bouger et nous voudrions
que cela se passe sans cri ?
Nous
sortons d'un monde bien ordonné :
L'âge de
l'équilibre, de la raison
souvenir de ce que l'esprit de l'humaniste
Portait comme conscience et espoir.
souvenir de ce que l'esprit de l'humaniste
Portait comme conscience et espoir.
Pour
entrer et s'enfuir dans un monde pour lequel nous ne sommes pas préparés où,
parfois, explosent des faits divers apparemment sans signification, en deçà de
l'absurde : le massacre d'enfants à Colombine ou en Norvège. L'écrivain
tente de relier l'absurde à une évolution historique sans horizon.
Il y a de belles pages dans Le Monde d'hier
de Stefan Zweig, où l'on sent ainsi
la fin de cet âge heureux.
Où Zweig parle du temps des premières assurances.
Triomphe bourgeois
d'une vision rassurée de la vie, libérée de la peur.
Libérée du destin et de la tragédie.
Depuis ces heures heureuses, tout,
de la science à l'histoire,
semble avoir travaillé de concert
à raviver l'inquiétude d'être au monde.
Tout semble s'être donné la main
pour dérégler la mesure.
de Stefan Zweig, où l'on sent ainsi
la fin de cet âge heureux.
Où Zweig parle du temps des premières assurances.
Triomphe bourgeois
d'une vision rassurée de la vie, libérée de la peur.
Libérée du destin et de la tragédie.
Depuis ces heures heureuses, tout,
de la science à l'histoire,
semble avoir travaillé de concert
à raviver l'inquiétude d'être au monde.
Tout semble s'être donné la main
pour dérégler la mesure.
Notre
culture est marquée par la conscience d'un avant :
C'était la foi, l'espoir et le calcul ensemble. Un univers à la mesure de l'homme.
Je me souviens, moi je n'étais pas né. C'était il y a longtemps.
Le
constat pessimiste provoque, autour du concept de mesure, une réflexion
toujours marquée par l'angoisse de la démesure,
qui peut prendre plusieurs noms :
Il y eut un autre mot pour le vingtième siècle.
Ce fut la dé-mesure. Dé-liaison,
dé-litement, dé-lit de l'esprit, qui,
croyait-on avant, gouvernait la flèche du temps.
Ou peut-être aussi, dé-règlement de la mesure,
emballement de la raison
qui, après avoir classé les peuples,
entre sauvages et civilisés, noirs et blancs,
s'est mise à diviser, couper, entre le soi et le presque soi.
Le dé du déluge, de la démence, le dé du hasard
et de la fin, s'insinua dans le pli de chaque chose,
comme l'accident et la catastrophe.
Ce fut la dé-mesure. Dé-liaison,
dé-litement, dé-lit de l'esprit, qui,
croyait-on avant, gouvernait la flèche du temps.
Ou peut-être aussi, dé-règlement de la mesure,
emballement de la raison
qui, après avoir classé les peuples,
entre sauvages et civilisés, noirs et blancs,
s'est mise à diviser, couper, entre le soi et le presque soi.
Le dé du déluge, de la démence, le dé du hasard
et de la fin, s'insinua dans le pli de chaque chose,
comme l'accident et la catastrophe.
Mais
il reste fidèle à un mode de méditation où le langage, que ce soit dans ses
fondements étymologiques ou ses articulations créatrices de sens, est la rampe
à laquelle l'écrivain s'accroche pour évoquer cette démence qui paraît avoir
pris le pouvoir après le temps de la juste mesure. Il s'en explique :
Ce fut le XXe
siècle !
la flèche inversée de la science,
de la technique, devenues l'une et l'autre
complices de la destruction.
la flèche inversée de la science,
de la technique, devenues l'une et l'autre
complices de la destruction.
Le
choix d'une forme d'écriture, plus lyrique que conceptuelle, alors que le
propos relève de ce que Valéry avait déjà écrit dans une prose très classique —
« nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles » — est
justifié par une mise en accusation répétée des mots. La langue nous coupe à la
fois des autres langues, et, plus gravement, de « l'invisible » :
Celui qui sait
qu'un jour,
son savoir, sa sagesse ont été colonisés
par les mots d'une langue qui l'a coupé
à jamais du reste du monde.
Et aussi, de ce qui nous manque :
L'invisible, ce qui ne peut se dire,
ce qui ne pourra jamais être
approprié.
son savoir, sa sagesse ont été colonisés
par les mots d'une langue qui l'a coupé
à jamais du reste du monde.
Et aussi, de ce qui nous manque :
L'invisible, ce qui ne peut se dire,
ce qui ne pourra jamais être
approprié.
Que
l'écrivain renonce au mode d'exposition didactique, pédagogique, démonstratif,
propre au philosophe, est comme l'aveu d'un nouveau visage du tragique :
Il n'y a pas de remède à notre inquiétude...
À
quoi répond un aphorisme du poète René Char :
Sans
l'angoisse, tu n'es qu'élémentaire.
Tout
au long de son « poème », Toledo revient sans cesse sur ce qui est
pour lui évident : « le besoin de consolation que connaît l'être humain
est impossible à rassasier ».
D'où une
morale de l'endurance exprimée sur le mode d'un accord profond avec l'ordre de
la création qu'il serait vain et illusoire de vouloir modifier :
Il n'y a pas de remède à notre inquiétude.
Ne cherchons pas dans le monde la parole, le mot,
la figure de la consolation. Essayons de nous tenir
dans l'inquiétude...
Ne cherchons pas dans le monde la parole, le mot,
la figure de la consolation. Essayons de nous tenir
dans l'inquiétude...
On
peut entendre dans ces paroles le retour d'une morale stoïcienne qui refuse que
l'on s'en remette « au commerce de la consolation » (p. 31).
La
ligne de faîte du poème est un aphorisme de Pascal, repris à plusieurs reprises :
Mais déjà,
quelqu'un dont je ne cesse
de réciter la phrase écrivait :
« Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie ».
Premier acte de notre inquiétude.
Modernité d'une sensation nouvelle du vertige...
de réciter la phrase écrivait :
« Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie ».
Premier acte de notre inquiétude.
Modernité d'une sensation nouvelle du vertige...
D'une
certaine manière, l'entier du poème est une espèce de paraphrase de l'aphorisme
pascalien pris au sérieux, non dans la visée mortifère d'un désespoir sans
issue, mais dans la rigueur d'une décision et d'une action : comment se
rendre capable de survivre, sans mensonge, à l'évidence d'une parole sans
concession.
Qui nous a appris à vivre avec cette inquiétude ?
Toledo
conclut :
Et je repense à cette phrase apprise enfant.
Première marque de l'inquiétude, écrite à l'heure,
justement, où l'esprit semblait s'organiser
pour l'avenir.
C'est une phrase que nous fuyons,
que nous ne cessons de fuir.
Première marque de l'inquiétude, écrite à l'heure,
justement, où l'esprit semblait s'organiser
pour l'avenir.
C'est une phrase que nous fuyons,
que nous ne cessons de fuir.
Le
silence éternel de ces espaces infinis m'effraie.
Nous l'avons apprise à l'école
et peut-être l'avons-nous oubliée.
C'est une phrase coupée, sans appel,
qui s'achève au couperet.
Phrase de peu de mots,
qui laisse le palais de la bouche vide.
et peut-être l'avons-nous oubliée.
C'est une phrase coupée, sans appel,
qui s'achève au couperet.
Phrase de peu de mots,
qui laisse le palais de la bouche vide.
Le
silence éternel
de ces espaces infinis
m'effraie.
de ces espaces infinis
m'effraie.
Cette
phrase inaugure le temps de l'inquiétude.
Relire cette
phrase aujourd'hui,
c'est entendre à quel point nous oscillons
entre l'effroi et la foi.
c'est entendre à quel point nous oscillons
entre l'effroi et la foi.
L'alternative
où se trouve la conscience contemporaine est simplement nommée, à l'ombre de la
pensée pascalienne, sans concession au pathos. En se conformant au choix
d'écriture qu'il a élue — le style simple, mais avec l'ampleur qui convient —
Toledo décrit cette alternative :
Supporter
l'effroi ou s'en remettre
au commerce de la consolation.
au commerce de la consolation.
Le
mot « effroi », « effroyable », est chez Pascal. Relire
Pascal, c'est entendre à quel point nous « oscillons entre l'effroi et la
foi ».
Ce
n'est évidemment pas un hasard si la forme littéraire de l'apocalypse (du « dévoilement »)
est reprise sans souci d'originalité par un écrivain contemporain qui tente
d'être fidèle à une situation spirituelle qui ne veut ni céder à la fascination
du néant, ni penser un homme réduit au cri, ni renoncer à l'appel religieux.
Nous nous
reconnaissons désormais,
espèce parmi les espèces et nous peinons
à tirer les conséquences de notre décentrement.
espèce parmi les espèces et nous peinons
à tirer les conséquences de notre décentrement.
Retrouver
une Terre où habiter ; garder une prière sur nos lèvres — alors que nous
ne sommes pas « préparés ».
Dans
le dernier « verset » de son poème qu'il appelle un « chant »,
Toledo, fidèle à ses racines, nous confie sa prière, son Espérance et son
doute, dans une musique bernanosienne :
Nous sommes
là, le père, la mère, l'enfant,
et parfois, dans certains coins du monde, nous prions.
Pour que le soir soit comme le matin.
Un temps d'habitudes heureuses, de joies ordinaires.
Dans notre prière, nous disons :
Ô Dieu, épargne-nous.
Nous ne demandons rien d'autre qu'un peu de paix.
Mais de la paix, est-ce possible,
dans le tohu-bohu de toute chose ? Avec ton aide,
nous aimerions traverser paisiblement la vie.
Et au bout, simplement, mourir
en laissant une lettre à ceux
qui nous poursuivront.
Mais cette prière, nul n'est là pour l'entendre.
Et l'inquiétude est partout.
et parfois, dans certains coins du monde, nous prions.
Pour que le soir soit comme le matin.
Un temps d'habitudes heureuses, de joies ordinaires.
Dans notre prière, nous disons :
Ô Dieu, épargne-nous.
Nous ne demandons rien d'autre qu'un peu de paix.
Mais de la paix, est-ce possible,
dans le tohu-bohu de toute chose ? Avec ton aide,
nous aimerions traverser paisiblement la vie.
Et au bout, simplement, mourir
en laissant une lettre à ceux
qui nous poursuivront.
Mais cette prière, nul n'est là pour l'entendre.
Et l'inquiétude est partout.
Toute
poésie repose, en partie, sur une utilisation de la parole sur le mode de la
récurrence — des sons ou des rythmes — selon une règle commune dans une aire
linguistique et culturelle donnée.
La
pensée ayant pour objet la situation spirituelle ou philosophique de la
conscience se livre presque toujours à une forme de « rumination » — manducatio,
masticatio dans la tradition latine. Cette rumination est une métaphore
habile à dire l'incessant passage par les lèvres d'une parole, souvent soutenue
par les différentes figures de l'étymologie, qui s'obstine à vouloir dire
l'ineffable, l'invisible. Le chant offert par Camille de Toledo n'est pas
original par son contenu, où l'on retrouve sans surprise tous les lieux de la
pensée contemporaine, mais par la permanence même du DIT il constitue un
témoignage sur ce qui est ineffaçable dans la conscience contemporaine si
marquée par l'oubli.
Pierre-Alain Cahné, in Communio 38-2
Pierre-Alain Cahné, né en 1941, marié, trois enfants, onze
petits-enfants, membre du comité de rédaction de Communio, est professeur
émérite de langue et littérature française de l'université de
Paris-IV-Sorbonne, et recteur émérite de l'Institut catholique de Paris.
Dernière publication : Lectures
lentes : linguistique et critique littéraire (PUF, coll. « Formes sémiotiques », 2011).