MEDITATIO PAUPERIS IN
SOLITUDINE
I
Chaque jour me dit quelque
chose de nouveau. Les nuages changent, la procession lente et régulière des
saisons passe sur nos bois et nos champs, le temps fuit sans qu'on s'en
aperçoive.
Le Christ envoie le
Saint-Esprit sur nous dans le feu de juin et, regardant autour de nous, nous
nous retrouvons dans la cour de la ferme en train de monder le blé, et le vent
froid des derniers jours d'octobre balaie les maigres bois, nous mordant
jusqu'aux os. Et, aussitôt après c'est Noël, et le Christ est né.
À la dernière des trois
grand'messes, grand'messe solennelle pontificale avec tierce pontificale, je
suis l'un des ministres subalternes. Nous nous sommes vêtus dans la sacristie,
et avons attendu dans le sanctuaire. Dans le tonnerre de l'orgue, le Révérend
Père est entré, venant en procession du cloître avec les moines, et s'est
agenouillé un moment devant le saint sacrement dans la chapelle de
Notre-Dame-des-Victoires. Puis tierce commence. Après le revêtement solennel
des ornements, je m'incline en présentant la crosse ; les célébrants se
rendent au pied de l'autel et c'est l'extraordinaire Introït,
résumant
dans sa splendeur Noël tout entier. L'Enfant né sur terre, humblement dans une
crèche, naît aujourd'hui au ciel dans la gloire, la magnificence, la
majesté ; et le jour de Sa naissance est éternel. Il est né pour toujours,
le Très-Puissant, le Très-Sage, conçu avant l'étoile du matin : Il est le
commencement de la fin, né éternellement du Père, Dieu infini ; Lui-même
de Dieu, Lumière de Lumière, vrai Dieu de vrai Dieu — Dieu né de Lui-même, pour
toujours ; Lui-même Verbe de Dieu, Dieu unique, cependant engendré par
Dieu pour toujours.
Il naît aussi à chaque
instant dans nos cœurs : et cette naissance continuelle, ce commencement
éternel, sans fin, cette nouveauté éternelle de Dieu, engendré de Lui-même, né
de Lui-même sans altérer son Unité, voilà la vie qui est en nous. Et voilà
qu'il naît tout à coup également sur cet autel, sur cette nappe et ce corporal,
blancs comme neige sous les lumières ; le voici, élevé devant nous dans le
silence de la consécration ! Le Christ, Fils de Dieu, fait Chair, avec Sa
toute-puissance... Qu'allez-vous me dire en ce Noël, ô Jésus ?
Qu'avez-vous préparé pour moi en cette fête de votre nativité ?
À l'Agnus
Dei, je
pose la crosse et nous allons tous ensemble du côté de l'épître, recevoir le
baiser de paix. Nous nous saluons ; le salut passe de l'un à
l'autre : les têtes s'inclinent, puis, les mains jointes de nouveau, nous
nous retournons tous.
Et soudain mon regard se
pose droit sur le visage de Bob Lax, debout dans l'un des bancs réservés aux
visiteurs. Il est aussi proche du sanctuaire qu'il est possible de l'être.
Je pense : « Bon.
Il va se faire baptiser aussi ! » Après le repas, j'allai trouver le Révérend
Père pour lui expliquer que Lax était un de mes vieux amis et lui demander la
permission de lui parler... Nous n'avons généralement le droit de recevoir que
nos familles, mais, comme je n'en ai à peu près plus, le Révérend Père permet
que je lui parle un peu. « J'espérais, ajoutai-je, qu'il serait prêt à
recevoir le baptême ».
- N'est-il pas catholique ? demanda le Révérend Père.
- N'est-il pas catholique ? demanda le Révérend Père.
- Non, pas encore, Révérend
Père.
- Dans ce cas, pourquoi
a-t-il communié hier, à la messe de minuit ?
À l'hôtellerie, Lax me raconta
son baptême. Il était en train d'apprendre à de sérieux jeunes gens de
l'Université de North Carolina à écrire des pièces pour la radio, lorsque, vers
la fin du carême, il reçut une lettre de Rice, qui lui disait en propres
termes : « Viens à New-York te faire baptiser ».
Et voilà qu'après des
années d'hésitation, Lax avait soudain pris le train : personne ne lui
avait jamais parlé ainsi !
Dans une grande église de
Park Avenue, ils trouvèrent un jésuite qui le baptisa. Tout simplement. Lax
avait ensuite décidé de venir chez les trappistes du Kentucky pour me voir.
[…] En rentrant à New-York,
Lax emporta quelques-uns de mes poèmes manuscrits, dont la moitié avait été
écrite au noviciat, et l'autre à Saint-Bonaventure. C'était la première fois
que je les relisais depuis mon arrivée à Gethsémani ; les choisir et les
réunir me fit l'effet d'éditer l'œuvre d'un étranger, d'un poète mort, de
quelqu'un depuis longtemps oublié. Lax les remit à Mark Van Doren, qui les
envoya à James Laughlin qui accepta de les publier, ainsi que je l'appris juste
avant le carême.
Trente Poèmes, petit volume extrêmement
soigné, me parvînt à la fin de novembre 1944, juste avant le début de la
retraite annuelle. Par un ciel gris, sous les cèdres bordant le cimetière,
debout dans le vent qui sentait la neige, je tins les poèmes dans mes mains.
II
À cette époque, j'aurais dû
ne plus avoir d'incertitude sur ma vraie nature : j'avais déjà fait ma
profession simple et mes vœux auraient dû ne rien laisser subsister de mon
identité.
Mais il y avait cette
ombre, ce double, cet écrivain qui m'avait suivi au monastère.
Il continue à me suivre...
il monte parfois sur mes épaules. Je ne peux pas le perdre... Il se nomme
toujours Thomas Merton. Est-ce un ennemi ?
Il est soi-disant
mort ; mais il se tient sur le seuil de toutes mes prières, et me suit à
l'église ; il s'agenouille avec moi derrière le pilier, ce Judas, et me
chuchote à l'oreille... C'est un homme d'affaires. Il est rempli d'idées, de
théories et de projets nouveaux ; il engendre des livres dans le silence
qui devrait être rempli doucement de l'obscure et infiniment fertile
contemplation...
Et le plus grave, c'est que
mes supérieurs sont avec lui et refusent de le chasser ; je ne peux donc
m'en débarrasser...
Peut-être à la fin me
tuera-t-il, ou boira-t-il mon sang... personne ne semble comprendre qu'il faut
que l'un de nous meure...
Parfois, j'ai mortellement
peur : il y a des jours où il semble ne rester de ma vocation, de ma
vocation contemplative, que quelques cendres... et on me dit calmement :
« Votre vocation, c'est d'écrire ».
Il me barre le chemin de la
liberté ; je suis lié à la terre, à cette terre d'Égypte où me tiennent
captifs les contrats, les revues, les épreuves à corriger, les projets de
livres et d'articles dont je suis chargé.
Lorsque me vinrent les
premières idées de livres, j'en fis part au Père Maître et au Père Abbé, avec
ce que je crus être de la « simplicité ». Je m'imaginais être
« ouvert » envers mes supérieurs, et je suppose qu'en un sens, je
l'étais.
Mais bientôt l'idée leur
vint de me faire traduire et écrire.
C'est étrange. Les
trappistes, dans le passé, se sont parfois opposés de façon absolue, et même
exagérée, aux travaux intellectuels. C'était un des grands cris de guerre de
Rancé, qui détestait les moines dilettantes et livra contre les bénédictins de
Saint-Maur une lutte plus ou moins chevaleresque, qui se termina par une grande
scène de réconciliation entre Rancé et le grand dom Mabillon, dans le style
d'Oliver Goldsmith.
Aux XVIIIe et XIXe
siècles, sous peine d'imperfection, un trappiste ne devait lire autre chose que
l'Écriture Sainte et les Vies des saints, et encore, uniquement ces vies qui
sont une suite de miracles fantastiques parsemés de pieuses platitudes ;
un moine était suspect s'il s'intéressait trop vivement aux Pères de l'Église...
À Gethsémani, je me trouvai
dans une situation toute différente.
En premier lieu, j'étais
entré dans une maison bouillonnante de vitalité et qui prenait une importance
qu'elle n'avait pas eue depuis quatre-vingt-dix ans. Après presque un siècle de
lutte et d'obscurité, Gethsémani était en train de devenir une force éminente
dans l'ordre cistercien et l'Église catholique américaine. La maison regorgeait
de novices et de postulants qu'on ne savait plus où loger. En fait, en la fête
de saint Joseph, 1944, jour de ma profession simple, le Père Abbé lut les noms
de ceux qui étaient désignés pour la première filiale de Gethsémani. Deux jours
plus tard, en la fête de saint Benoît, ils partirent pour la Géorgie et
s'installèrent dans une grange à trente milles d'Atlanta, chantant les psaumes
dans un grenier à foin. Lorsque paraîtront ces lignes, il y aura un monastère
cistercien en Utah, un autre à New Mexico, et on projette d'en établir un
troisième à l'extrémité Sud.
Cet accroissement matériel
de Gethsémani s'intègre dans un mouvement plus vaste de vitalité spirituelle,
qui se fait jour dans l'ordre tout entier, dans le monde entier. Il s'en est
suivi une certaine somme de littérature cistercienne.
Puisqu'il y a, aux États-Unis,
six monastères cisterciens, sans compter, bientôt, un couvent de religieuses,
de nouvelles fondations en Irlande et en Écosse, il faut des livres, en
anglais, sur la vie cistercienne, la spiritualité de l'ordre et son histoire.
En dehors de cela,
d'ailleurs, Gethsémani est devenu une fournaise de flamme apostolique :
l'été, chaque week-end ramène des foules de retraitants à l'hôtellerie ;
ils prient, se battent avec les mouches, essuient la sueur qui les aveugle,
écoutent les moines chanter l'office et les sermons qu'on leur fait dans la
bibliothèque, mangent le fromage fabriqué par le Frère Kevin dans l'ombre
humide et propice du cellier...
Et Gethsémani publie des
quantités de brochures.
Elles remplissent un casier
dans le vestibule de l'hôtellerie. Bleues, jaunes, roses, vertes ou grises, en
caractères simples ou fantaisie — quelques-unes sont même illustrées — ces
brochures commencent par ces mots : « Un trappiste déclare... »,
« Un trappiste affirme... », « Un trappiste supplie... »,
« Un trappiste assure... » Et que déclare, affirme, supplie, assure
le trappiste ? Qu'il est temps de changer votre façon de penser. Pourquoi
ne pas aller vous confesser ? Après la mort, que se passe-t-il ? etc.
etc. Ces trappistes s'adressent aux laïques, hommes et femmes, mariés et
célibataires, vieillards et jeunes 'gens, aux mobilisés, démobilisés, réformés.
Ils donnent quelques conseils aux religieuses, de nombreux conseils aux
prêtres. Ils ont leur mot à dire sur la manière de fonder un foyer et de passer
quatre ans au collège sans trop en souffrir spirituellement...
Et l'une des brochures
concerne même la vie contemplative...
Il est facile de comprendre
que cette situation est favorable à mon double, mon ombre, mon ennemi Thomas
Merton. S'il suggère des livres sur l'ordre, on l'écoute ; s'il a des
idées de poèmes à publier, on l'approuve ; il n'y a pas de raison qu'il ne
se mette à écrire pour des revues...
Au début de l'année 1944,
au moment de ma profession simple, j'écrivis un poème pour la fête de sainte
Agnès ; puis je sentis qu'il m'était totalement indifférent de ne jamais
plus écrire de poèmes... À la fin de cette année-là, lorsque parurent les Trente
Poèmes, j'eus encore la même impression, plus marquée encore.
Puis Lax revint passer un
autre Noël au monastère et me dit d'écrire d'autres poèmes ; je ne
discutai pas, mais, au fond de moi-même, je sentis que ce n'était pas la
volonté de Dieu. Et mon confesseur, dom Vital, partagea ma pensée.
Mais un jour, en 1945, en
la fête de la Conversion de saint Paul, allant solliciter la direction du Père
Abbé, sans même que je pensasse à ce sujet, ou y fisse allusion, il me dit tout
à coup : « Je désire que vous continuiez à écrire des poèmes ».
III
Tout est très calme.
Le soleil du matin fait
étinceler l'hôtellerie fraîchement repeinte cet été. On dirait que le blé
commence déjà à mûrir sur le monticule de Saint-Joseph... les moines qui sont
en retraite avant leur ordination au diaconat bêchent le jardin de
l'hôtellerie.
Tout est très calme. Je
pense à ce monastère, qui m'abrite, à ces moines, mes frères, mes pères.
Il y en a qui ont mille
choses à faire. Quelques-uns s'occupent de la cuisine, d'autres des vêtements,
certains réparent les tuyaux, d'autres le toit ; il y en a qui peignent la
maison, qui balaient ou lavent le carrelage du réfectoire. Le visage masqué, un
moine part recueillir le miel des abeilles. Trois ou quatre autres, assis à des
machines à écrire, répondent du matin au soir aux lettres de gens malheureux.
D'autres encore réparent ou
conduisent les tracteurs et les camions. Les frères luttent avec, les mules
pour les harnacher, s'occupent des vaches aux pâturages, s'inquiètent des
lapins... L'un sait réparer les montres. L'autre dresse les plans du nouveau monastère
d'Utah.
Ceux qui n'ont pas la
charge spéciale des poulets, des porcs, de rédiger des brochures, de les
empaqueter pour être envoyées ou de tenir les comptes compliqués de notre livre
des messes, ceux qui n'ont rien de spécial à faire peuvent toujours aller
sarcler les pommes de terre et biner les blés.
Au son de la cloche, je
cesserai de taper à la machine, et fermerai les fenêtres de la pièce où je travaille.
Le Frère jardinier rangera ce monstre mécanique, la tondeuse de gazon, et ses
aides rentreront chez eux avec leurs houes et leurs pelles. Je prendrai un
livre et me promènerai un peu sous les arbres avant la messe conventuelle, si
j'ai le temps ; dans le scriptorium, les autres, pour la plupart,
rédigeront leurs conférences théologiques ou copieront, sur des dos
d'enveloppes, certains passages de livres. Quelques-uns, debout sous le portail
conduisant du petit cloître au jardin des moines, feront glisser leurs rosaires
entre leurs doigts...
Puis nous irons au
chœur ; il fera chaud, l'orgue tonnera, et l'organiste, qui est novice,
fera de nombreuses erreurs. Mais sur l'autel sera offert à Dieu l'éternel
sacrifice du Christ auquel nous appartenons, et qui nous a tous réunis ici. Congregavit
nos in unum Christi amor.
La vie de chaque moine de
cette abbaye fait partie d'un mystère : nous prenons part à quelque chose
de beaucoup plus grand que nous-mêmes ; sans le comprendre encore, nous
savons, pour emprunter le langage de notre théologie, que nous sommes tous
membres du Corps mystique, et que nous croissons ensemble dans le Christ pour
qui tout fut créé.
Dans un certain sens nous
continuons à voyager, et à voyager comme si le but du voyage nous était
inconnu... D'un autre côté, nous sommes déjà arrivés... Nous ne pouvons
posséder Dieu pleinement dans cette vie ; c'est la raison pour laquelle nous voyageons dans les
ténèbres ; mais nous Le possédons cependant déjà par la grâce, et dans ce
sens, nous sommes déjà arrivés et demeurons dans la lumière...
Mais comme il me faut aller
loin pour Vous trouver, Vous en qui je demeure déjà... Car, maintenant, mon
Dieu, je ne peux plus parler qu'à Vous, personne d'autre ne peut comprendre...
Je ne peux amener aucun autre être humain dans le nuage où je demeure dans
votre lumière, ou plutôt dans vos ténèbres, où je suis perdu et confus. Je ne
peux expliquer à aucun autre être ce qu'il faut souffrir pour Votre joie, ce
qu'il faut perdre pour Vous gagner, à quelle distance il faut aller pour Vous
atteindre, ni quelle mort est ma vie en Vous, parce que je n'en sais rien moi-même...
Tout ce que je sais, c'est que je voudrais que ce fût la fin... que ce fût le
commencement...
Vous vous êtes contredit.
Vous m'avez laissé dans le no man's land.
Vous m'avez fait parcourir
ces allées ombragées, me répétant sans cesse : « Solitude,
solitude... » Puis, changeant d'avis, vous avez jeté le monde à mes pieds.
Vous m'avez dit : « Quitte tout et suis-moi ! » et vous me
faites traîner la moitié de New-York comme un boulet. Vous m'avez fait
m'agenouiller derrière ce pilier, l'esprit bruyant comme une banque... Est-ce
cela, la contemplation ? C'est, du moins, ce que je pensais avant de faire
mes vœux solennels, au printemps dernier, en la fête de saint Joseph, en la
trente-troisième année de mon âge, étant clerc mineur. Il me semblait que Vous
me demandiez presque de renoncer à tous mes désirs de solitude et de vie
contemplative... Vous me demandiez d'obéir à des supérieurs qui vont, j'en suis
moralement sûr, me faire écrire, ou enseigner la philosophie, ou me charger de
responsabilités matérielles autour du monastère, pour finir comme Maître des
Retraites, prêchant quatre sermons par jour aux laïques... Et même sans aucune
mission spéciale, je devrai courir de deux heures du matin à sept heures du
soir...
N'ai-je point passé un an à
écrire la Vie de la Mère Berchmans qui fut envoyée au Japon, dans une
nouvelle fondation trappistine, désirant avant tout être contemplative ?
Et que lui arriva-t-il ? Elle dut être en même temps tourière, hôtelière,
sacristine, cellerière et maîtresse des sœurs converses... Et on ne la soulagea
d'une ou deux de ces charges, que pour lui en donner une plus lourde, celle de
maîtresse des novices... Martha, Martha, sollicita eris, et turbaberis ergra
plurima...
Au début de ma retraite,
avant ma profession solennelle, j'essayai de me demander si ces vœux me liaient
à quelque état bien défini ; si, ayant la vocation contemplative, on ne
m'aidait pas à la remplir, mais qu'on m'empêchât plutôt de le faire...
qu'arriverait-il alors ?
Or, avant même de commencer
à prier, je dus abandonner ce genre de spéculation...
Après avoir prononcé mes
vœux, je compris que je ne savais plus très bien ce qu'était un contemplatif,
une vocation contemplative, ma propre vocation ou la vocation de cistercien...
En réalité, je n'étais plus sûr de rien savoir ou comprendre, sinon que je
croyais faire Votre volonté en prononçant ces vœux, dans cette maison, ce
jour-là, pour des raisons que Vous seul connaissiez, et que tout ce qu'on
attendait de moi ensuite, c'était de suivre les autres, d'obéir et que tout
s'éclaircirait.
Lorsque je fus étendu, face
contre terre, tandis que le Père Abbé priait sur moi, je ne pus m'empêcher de
rire, les lèvres dans la poussière, parce que, sans savoir pourquoi ni comment,
j'avais fait ce qu'il fallait faire, une chose stupéfiante... et ce qui était
stupéfiant n'était pas mon œuvre, mais la Vôtre en moi...
Les mois se sont écoulés,
sans diminuer aucun de mes désirs, mais Vous m'avez donné la paix, et je
commence à voir la raison de ces choses... Je commence à comprendre. Car Vous
m'avez amené ici, non pour porter une étiquette qui me permît de me reconnaître
et de me placer dans une catégorie quelconque... non pour penser à ce que je
suis, mais à ce que Vous êtes... Et même Vous ne tenez pas tellement à ce que
je pense, car Vous préférez m'élever au-dessus du niveau de la pensée... Or,
comment cela se fera-t-il, si j'essaie de découvrir qui je suis, où et pourquoi
je suis ?
Je ne dramatise pas. Je ne
dis pas : « Vous m'avez tout demandé, et je vous ai tout
donné... » parce que je n'ai pas envie de voir ce qui implique une
distance entre Vous et moi ; or, si je considère nos personnes comme s'il
s'était passé quelque chose entre nous, je verrai inévitablement l'intervalle
qui nous sépare et je me rappellerai la distance qui existe entre nous.
Mon Dieu, c'est cette
distance qui me tue. C'est ma seule raison de désirer la solitude, de vouloir
être perdu pour ce monde, mort pour lui et dans son souvenir : il me
rappelle mon exil. Les humains m'apprennent que Vous êtes loin d'eux, bien
qu'en eux. Vous les avez créés et votre présence soutient leur être, et ils
vous dissimulent à mes regards. Aussi voudrais-je vivre seul, loin d'eux. O
beata solitudo ! Je savais que c'était seulement après les
avoir abandonnés que je pourrais venir à Vous : c'est pourquoi j'ai été si
malheureux, lorsque Vous avez eu l'air de me condamner à rester au milieu
d'eux. Maintenant mon chagrin est passé, et la joie va m'envahir : la joie
qui déborde, au milieu des peines les plus profondes. Car je commence à
comprendre. Vous m'avez enseigné, et consolé, et j'ai recommencé à espérer et à
apprendre.
Je Vous entends me
dire :
Je vous
donnerai ce que vous désirez. Je vous conduirai dans la solitude. Je vous
conduirai par un chemin auquel vous ne pouvez rien comprendre, car je veux
choisir le plus court chemin.
C'est pourquoi tout, autour de vous, s'armera contre vous, pour
vous désavouer, vous blesser, vous faire souffrir, et vous amener à la
solitude.
Au sein de l'hostilité des hommes, vous serez bientôt seul. Ils
vous rejetteront, vous abandonneront, vous repousseront, et vous serez seul.
Tout ce que vous toucherez vous brûlera, et vous retirerez votre
main blessée, jusqu'à ne plus toucher à rien. Alors vous serez tout seul.
Tout ce qu'on peut désirer vous brûlera, et vous marquera au fer
rouge ; et vous fuirez, tout endolori, pour être seul. Toute joie créée
arrivera à vous sous forme de souffrance, et, abandonnant les joies, vous serez
seul. Tous les biens qu'aiment, désirent et recherchent les autres êtres,
viendront à vous comme des assassins, pour vous séparer du monde et de ses
occupations.
On vous louera et ces louanges vous brûleront comme des flammes
d'un bûcher. On vous aimera, et le cœur brisé, vous fuirez dans le désert.
Vous ploierez sous le fardeau de vos dons.
Vous aurez des joies spirituelles que vous éviterez, écœuré.
Et après avoir été loué et aimé pendant un peu de temps, je
reprendrai tous les dons, l'amour et les louanges dont vous étiez entouré, et
vous serez totalement oublié et abandonné jusqu'à n'être plus qu'un cadavre, un
déchet. Et, ce jour-là, vous commencerez à posséder la solitude que vous aurez
tant désirée. Et cette solitude portera des fruits abondants dans les âmes
d'hommes que vous ne verrez jamais sur terre.
Ne me demandez pas quand, où et comment ce sera ; sur une
montagne ou dans une prison, dans un désert, un camp de concentration, un
hôpital ou à Gethsémani. Peu importe ! Aussi ne m'interrogez pas, car je
ne vous répondrai pas. Vous ne le saurez que lorsque vous serez seul.
Mais vous
goûterez la vraie solitude de mon angoisse et de ma pauvreté, et je vous
conduirai sur les hauts sommets de ma joie, et vous mourrez en moi et vous
retrouverez tous les biens, au sein de ma miséricorde qui vous a créé pour
cette fin et conduit de Prades, aux Bermudes, à Saint-Antonin, à Oakham, à
Londres, à Cambridge, à Rome, à New-York, à Columbia, à Corpus Christi, à Saint-Bonaventure, à l'abbaye cistercienne des
pauvres hommes qui travaillent à Gethsémani.
Pour devenir
le frère de Dieu et apprendre à connaître le Christ des brûlés.
SIT FINIS LIBRI, NON FINIS
QUAERENDI
Thomas Merton, in La nuit privée d’étoiles