lundi 15 avril 2013

En méditant... Thomas Merton, Pour devenir le frère de Dieu

MEDITATIO PAUPERIS IN SOLITUDINE
I
Chaque jour me dit quelque chose de nouveau. Les nuages changent, la procession lente et régulière des saisons passe sur nos bois et nos champs, le temps fuit sans qu'on s'en aperçoive.
Le Christ envoie le Saint-Esprit sur nous dans le feu de juin et, regardant autour de nous, nous nous retrouvons dans la cour de la ferme en train de monder le blé, et le vent froid des derniers jours d'octobre balaie les maigres bois, nous mordant jusqu'aux os. Et, aussitôt après c'est Noël, et le Christ est né.
À la dernière des trois grand'messes, grand'messe solennelle pontificale avec tierce pontificale, je suis l'un des ministres subalternes. Nous nous sommes vêtus dans la sacristie, et avons attendu dans le sanctuaire. Dans le tonnerre de l'orgue, le Révérend Père est entré, venant en procession du cloître avec les moines, et s'est agenouillé un moment devant le saint sacrement dans la chapelle de Notre-Dame-des-Victoires. Puis tierce commence. Après le revêtement solennel des ornements, je m'incline en présentant la crosse ; les célébrants se rendent au pied de l'autel et c'est l'extraordinaire Introït, résumant dans sa splendeur Noël tout entier. L'Enfant né sur terre, humblement dans une crèche, naît aujourd'hui au ciel dans la gloire, la magnificence, la majesté ; et le jour de Sa naissance est éternel. Il est né pour toujours, le Très-Puissant, le Très-Sage, conçu avant l'étoile du matin : Il est le commencement de la fin, né éternellement du Père, Dieu infini ; Lui-même de Dieu, Lumière de Lumière, vrai Dieu de vrai Dieu — Dieu né de Lui-même, pour toujours ; Lui-même Verbe de Dieu, Dieu unique, cependant engendré par Dieu pour toujours.
Il naît aussi à chaque instant dans nos cœurs : et cette naissance continuelle, ce commencement éternel, sans fin, cette nouveauté éternelle de Dieu, engendré de Lui-même, né de Lui-même sans altérer son Unité, voilà la vie qui est en nous. Et voilà qu'il naît tout à coup également sur cet autel, sur cette nappe et ce corporal, blancs comme neige sous les lumières ; le voici, élevé devant nous dans le silence de la consécration ! Le Christ, Fils de Dieu, fait Chair, avec Sa toute-puissance... Qu'allez-vous me dire en ce Noël, ô Jésus ? Qu'avez-vous préparé pour moi en cette fête de votre nativité ?
À l'Agnus Dei, je pose la crosse et nous allons tous ensemble du côté de l'épître, recevoir le baiser de paix. Nous nous saluons ; le salut passe de l'un à l'autre : les têtes s'inclinent, puis, les mains jointes de nouveau, nous nous retournons tous.
Et soudain mon regard se pose droit sur le visage de Bob Lax, debout dans l'un des bancs réservés aux visiteurs. Il est aussi proche du sanctuaire qu'il est possible de l'être.
Je pense : « Bon. Il va se faire baptiser aussi ! » Après le repas, j'allai trouver le Révérend Père pour lui expliquer que Lax était un de mes vieux amis et lui demander la permission de lui parler... Nous n'avons généralement le droit de recevoir que nos familles, mais, comme je n'en ai à peu près plus, le Révérend Père permet que je lui parle un peu. « J'espérais, ajoutai-je, qu'il serait prêt à recevoir le baptême ». 
- N'est-il pas catholique ? demanda le Révérend Père.
- Non, pas encore, Révérend Père.
- Dans ce cas, pourquoi a-t-il communié hier, à la messe de minuit ?
À l'hôtellerie, Lax me raconta son baptême. Il était en train d'apprendre à de sérieux jeunes gens de l'Université de North Carolina à écrire des pièces pour la radio, lorsque, vers la fin du carême, il reçut une lettre de Rice, qui lui disait en propres termes : « Viens à New-York te faire baptiser ».
Et voilà qu'après des années d'hésitation, Lax avait soudain pris le train : personne ne lui avait jamais parlé ainsi !
Dans une grande église de Park Avenue, ils trouvèrent un jésuite qui le baptisa. Tout simplement. Lax avait ensuite décidé de venir chez les trappistes du Kentucky pour me voir.
[…] En rentrant à New-York, Lax emporta quelques-uns de mes poèmes manuscrits, dont la moitié avait été écrite au noviciat, et l'autre à Saint-Bonaventure. C'était la première fois que je les relisais depuis mon arrivée à Gethsémani ; les choisir et les réunir me fit l'effet d'éditer l'œuvre d'un étranger, d'un poète mort, de quelqu'un depuis longtemps oublié. Lax les remit à Mark Van Doren, qui les envoya à James Laughlin qui accepta de les publier, ainsi que je l'appris juste avant le carême.
Trente Poèmes, petit volume extrêmement soigné, me parvînt à la fin de novembre 1944, juste avant le début de la retraite annuelle. Par un ciel gris, sous les cèdres bordant le cimetière, debout dans le vent qui sentait la neige, je tins les poèmes dans mes mains.

II
À cette époque, j'aurais dû ne plus avoir d'incertitude sur ma vraie nature : j'avais déjà fait ma profession simple et mes vœux auraient dû ne rien laisser subsister de mon identité.
Mais il y avait cette ombre, ce double, cet écrivain qui m'avait suivi au monastère.
Il continue à me suivre... il monte parfois sur mes épaules. Je ne peux pas le perdre... Il se nomme toujours Thomas Merton. Est-ce un ennemi ?
Il est soi-disant mort ; mais il se tient sur le seuil de toutes mes prières, et me suit à l'église ; il s'agenouille avec moi derrière le pilier, ce Judas, et me chuchote à l'oreille... C'est un homme d'affaires. Il est rempli d'idées, de théories et de projets nouveaux ; il engendre des livres dans le silence qui devrait être rempli doucement de l'obscure et infiniment fertile contemplation...
Et le plus grave, c'est que mes supérieurs sont avec lui et refusent de le chasser ; je ne peux donc m'en débarrasser...
Peut-être à la fin me tuera-t-il, ou boira-t-il mon sang... personne ne semble comprendre qu'il faut que l'un de nous meure...
Parfois, j'ai mortellement peur : il y a des jours où il semble ne rester de ma vocation, de ma vocation contemplative, que quelques cendres... et on me dit calmement : « Votre vocation, c'est d'écrire ».
Il me barre le chemin de la liberté ; je suis lié à la terre, à cette terre d'Égypte où me tiennent captifs les contrats, les revues, les épreuves à corriger, les projets de livres et d'articles dont je suis chargé.
Lorsque me vinrent les premières idées de livres, j'en fis part au Père Maître et au Père Abbé, avec ce que je crus être de la « simplicité ». Je m'imaginais être « ouvert » envers mes supérieurs, et je suppose qu'en un sens, je l'étais.
Mais bientôt l'idée leur vint de me faire traduire et écrire.
C'est étrange. Les trappistes, dans le passé, se sont parfois opposés de façon absolue, et même exagérée, aux travaux intellectuels. C'était un des grands cris de guerre de Rancé, qui détestait les moines dilettantes et livra contre les bénédictins de Saint-Maur une lutte plus ou moins chevaleresque, qui se termina par une grande scène de réconciliation entre Rancé et le grand dom Mabillon, dans le style d'Oliver Goldsmith.
Aux XVIIIe et XIXe siècles, sous peine d'imperfection, un trappiste ne devait lire autre chose que l'Écriture Sainte et les Vies des saints, et encore, uniquement ces vies qui sont une suite de miracles fantastiques parsemés de pieuses platitudes ; un moine était suspect s'il s'intéressait trop vivement aux Pères de l'Église...
À Gethsémani, je me trouvai dans une situation toute différente.
En premier lieu, j'étais entré dans une maison bouillonnante de vitalité et qui prenait une importance qu'elle n'avait pas eue depuis quatre-vingt-dix ans. Après presque un siècle de lutte et d'obscurité, Gethsémani était en train de devenir une force éminente dans l'ordre cistercien et l'Église catholique américaine. La maison regorgeait de novices et de postulants qu'on ne savait plus où loger. En fait, en la fête de saint Joseph, 1944, jour de ma profession simple, le Père Abbé lut les noms de ceux qui étaient désignés pour la première filiale de Gethsémani. Deux jours plus tard, en la fête de saint Benoît, ils partirent pour la Géorgie et s'installèrent dans une grange à trente milles d'Atlanta, chantant les psaumes dans un grenier à foin. Lorsque paraîtront ces lignes, il y aura un monastère cistercien en Utah, un autre à New Mexico, et on projette d'en établir un troisième à l'extrémité Sud.
Cet accroissement matériel de Gethsémani s'intègre dans un mouvement plus vaste de vitalité spirituelle, qui se fait jour dans l'ordre tout entier, dans le monde entier. Il s'en est suivi une certaine somme de littérature cistercienne.
Puisqu'il y a, aux États-Unis, six monastères cisterciens, sans compter, bientôt, un couvent de religieuses, de nouvelles fondations en Irlande et en Écosse, il faut des livres, en anglais, sur la vie cistercienne, la spiritualité de l'ordre et son histoire.
En dehors de cela, d'ailleurs, Gethsémani est devenu une fournaise de flamme apostolique : l'été, chaque week-end ramène des foules de retraitants à l'hôtellerie ; ils prient, se battent avec les mouches, essuient la sueur qui les aveugle, écoutent les moines chanter l'office et les sermons qu'on leur fait dans la bibliothèque, mangent le fromage fabriqué par le Frère Kevin dans l'ombre humide et propice du cellier...
Et Gethsémani publie des quantités de brochures.
Elles remplissent un casier dans le vestibule de l'hôtellerie. Bleues, jaunes, roses, vertes ou grises, en caractères simples ou fantaisie — quelques-unes sont même illustrées — ces brochures commencent par ces mots : « Un trappiste déclare... », « Un trappiste affirme... », « Un trappiste supplie... », « Un trappiste assure... » Et que déclare, affirme, supplie, assure le trappiste ? Qu'il est temps de changer votre façon de penser. Pourquoi ne pas aller vous confesser ? Après la mort, que se passe-t-il ? etc. etc. Ces trappistes s'adressent aux laïques, hommes et femmes, mariés et célibataires, vieillards et jeunes 'gens, aux mobilisés, démobilisés, réformés. Ils donnent quelques conseils aux religieuses, de nombreux conseils aux prêtres. Ils ont leur mot à dire sur la manière de fonder un foyer et de passer quatre ans au collège sans trop en souffrir spirituellement...
Et l'une des brochures concerne même la vie contemplative...
Il est facile de comprendre que cette situation est favorable à mon double, mon ombre, mon ennemi Thomas Merton. S'il suggère des livres sur l'ordre, on l'écoute ; s'il a des idées de poèmes à publier, on l'approuve ; il n'y a pas de raison qu'il ne se mette à écrire pour des revues...
Au début de l'année 1944, au moment de ma profession simple, j'écrivis un poème pour la fête de sainte Agnès ; puis je sentis qu'il m'était totalement indifférent de ne jamais plus écrire de poèmes... À la fin de cette année-là, lorsque parurent les Trente Poèmes, j'eus encore la même impression, plus marquée encore.
Puis Lax revint passer un autre Noël au monastère et me dit d'écrire d'autres poèmes ; je ne discutai pas, mais, au fond de moi-même, je sentis que ce n'était pas la volonté de Dieu. Et mon confesseur, dom Vital, partagea ma pensée.
Mais un jour, en 1945, en la fête de la Conversion de saint Paul, allant solliciter la direction du Père Abbé, sans même que je pensasse à ce sujet, ou y fisse allusion, il me dit tout à coup : « Je désire que vous continuiez à écrire des poèmes ».

III
Tout est très calme.
Le soleil du matin fait étinceler l'hôtellerie fraîchement repeinte cet été. On dirait que le blé commence déjà à mûrir sur le monticule de Saint-Joseph... les moines qui sont en retraite avant leur ordination au diaconat bêchent le jardin de l'hôtellerie.
Tout est très calme. Je pense à ce monastère, qui m'abrite, à ces moines, mes frères, mes pères.
Il y en a qui ont mille choses à faire. Quelques-uns s'occupent de la cuisine, d'autres des vêtements, certains réparent les tuyaux, d'autres le toit ; il y en a qui peignent la maison, qui balaient ou lavent le carrelage du réfectoire. Le visage masqué, un moine part recueillir le miel des abeilles. Trois ou quatre autres, assis à des machines à écrire, répondent du matin au soir aux lettres de gens malheureux.
D'autres encore réparent ou conduisent les tracteurs et les camions. Les frères luttent avec, les mules pour les harnacher, s'occupent des vaches aux pâturages, s'inquiètent des lapins... L'un sait réparer les montres. L'autre dresse les plans du nouveau monastère d'Utah.
Ceux qui n'ont pas la charge spéciale des poulets, des porcs, de rédiger des brochures, de les empaqueter pour être envoyées ou de tenir les comptes compliqués de notre livre des messes, ceux qui n'ont rien de spécial à faire peuvent toujours aller sarcler les pommes de terre et biner les blés.
Au son de la cloche, je cesserai de taper à la machine, et fermerai les fenêtres de la pièce où je travaille. Le Frère jardinier rangera ce monstre mécanique, la tondeuse de gazon, et ses aides rentreront chez eux avec leurs houes et leurs pelles. Je prendrai un livre et me promènerai un peu sous les arbres avant la messe conventuelle, si j'ai le temps ; dans le scriptorium, les autres, pour la plupart, rédigeront leurs conférences théologiques ou copieront, sur des dos d'enveloppes, certains passages de livres. Quelques-uns, debout sous le portail conduisant du petit cloître au jardin des moines, feront glisser leurs rosaires entre leurs doigts...
Puis nous irons au chœur ; il fera chaud, l'orgue tonnera, et l'organiste, qui est novice, fera de nombreuses erreurs. Mais sur l'autel sera offert à Dieu l'éternel sacrifice du Christ auquel nous appartenons, et qui nous a tous réunis ici. Congregavit nos in unum Christi amor.
La vie de chaque moine de cette abbaye fait partie d'un mystère : nous prenons part à quelque chose de beaucoup plus grand que nous-mêmes ; sans le comprendre encore, nous savons, pour emprunter le langage de notre théologie, que nous sommes tous membres du Corps mystique, et que nous croissons ensemble dans le Christ pour qui tout fut créé.
Dans un certain sens nous continuons à voyager, et à voyager comme si le but du voyage nous était inconnu... D'un autre côté, nous sommes déjà arrivés... Nous ne pouvons posséder Dieu pleinement dans cette vie ; c'est la raison pour laquelle nous voyageons dans les ténèbres ; mais nous Le possédons cependant déjà par la grâce, et dans ce sens, nous sommes déjà arrivés et demeurons dans la lumière...
Mais comme il me faut aller loin pour Vous trouver, Vous en qui je demeure déjà... Car, maintenant, mon Dieu, je ne peux plus parler qu'à Vous, personne d'autre ne peut comprendre... Je ne peux amener aucun autre être humain dans le nuage où je demeure dans votre lumière, ou plutôt dans vos ténèbres, où je suis perdu et confus. Je ne peux expliquer à aucun autre être ce qu'il faut souffrir pour Votre joie, ce qu'il faut perdre pour Vous gagner, à quelle distance il faut aller pour Vous atteindre, ni quelle mort est ma vie en Vous, parce que je n'en sais rien moi-même... Tout ce que je sais, c'est que je voudrais que ce fût la fin... que ce fût le commencement...
Vous vous êtes contredit. Vous m'avez laissé dans le no man's land.
Vous m'avez fait parcourir ces allées ombragées, me répétant sans cesse : « Solitude, solitude... » Puis, changeant d'avis, vous avez jeté le monde à mes pieds. Vous m'avez dit : « Quitte tout et suis-moi ! » et vous me faites traîner la moitié de New-York comme un boulet. Vous m'avez fait m'agenouiller derrière ce pilier, l'esprit bruyant comme une banque... Est-ce cela, la contemplation ? C'est, du moins, ce que je pensais avant de faire mes vœux solennels, au printemps dernier, en la fête de saint Joseph, en la trente-troisième année de mon âge, étant clerc mineur. Il me semblait que Vous me demandiez presque de renoncer à tous mes désirs de solitude et de vie contemplative... Vous me demandiez d'obéir à des supérieurs qui vont, j'en suis moralement sûr, me faire écrire, ou enseigner la philosophie, ou me charger de responsabilités matérielles autour du monastère, pour finir comme Maître des Retraites, prêchant quatre sermons par jour aux laïques... Et même sans aucune mission spéciale, je devrai courir de deux heures du matin à sept heures du soir...
N'ai-je point passé un an à écrire la Vie de la Mère Berchmans qui fut envoyée au Japon, dans une nouvelle fondation trappistine, désirant avant tout être contemplative ? Et que lui arriva-t-il ? Elle dut être en même temps tourière, hôtelière, sacristine, cellerière et maîtresse des sœurs converses... Et on ne la soulagea d'une ou deux de ces charges, que pour lui en donner une plus lourde, celle de maîtresse des novices... Martha, Martha, sollicita eris, et turbaberis ergra plurima...
Au début de ma retraite, avant ma profession solennelle, j'essayai de me demander si ces vœux me liaient à quelque état bien défini ; si, ayant la vocation contemplative, on ne m'aidait pas à la remplir, mais qu'on m'empêchât plutôt de le faire... qu'arriverait-il alors ?
Or, avant même de commencer à prier, je dus abandonner ce genre de spéculation...
Après avoir prononcé mes vœux, je compris que je ne savais plus très bien ce qu'était un contemplatif, une vocation contemplative, ma propre vocation ou la vocation de cistercien... En réalité, je n'étais plus sûr de rien savoir ou comprendre, sinon que je croyais faire Votre volonté en prononçant ces vœux, dans cette maison, ce jour-là, pour des raisons que Vous seul connaissiez, et que tout ce qu'on attendait de moi ensuite, c'était de suivre les autres, d'obéir et que tout s'éclaircirait.
Lorsque je fus étendu, face contre terre, tandis que le Père Abbé priait sur moi, je ne pus m'empêcher de rire, les lèvres dans la poussière, parce que, sans savoir pourquoi ni comment, j'avais fait ce qu'il fallait faire, une chose stupéfiante... et ce qui était stupéfiant n'était pas mon œuvre, mais la Vôtre en moi...
Les mois se sont écoulés, sans diminuer aucun de mes désirs, mais Vous m'avez donné la paix, et je commence à voir la raison de ces choses... Je commence à comprendre. Car Vous m'avez amené ici, non pour porter une étiquette qui me permît de me reconnaître et de me placer dans une catégorie quelconque... non pour penser à ce que je suis, mais à ce que Vous êtes... Et même Vous ne tenez pas tellement à ce que je pense, car Vous préférez m'élever au-dessus du niveau de la pensée... Or, comment cela se fera-t-il, si j'essaie de découvrir qui je suis, où et pourquoi je suis ?
Je ne dramatise pas. Je ne dis pas : « Vous m'avez tout demandé, et je vous ai tout donné... » parce que je n'ai pas envie de voir ce qui implique une distance entre Vous et moi ; or, si je considère nos personnes comme s'il s'était passé quelque chose entre nous, je verrai inévitablement l'intervalle qui nous sépare et je me rappellerai la distance qui existe entre nous.
Mon Dieu, c'est cette distance qui me tue. C'est ma seule raison de désirer la solitude, de vouloir être perdu pour ce monde, mort pour lui et dans son souvenir : il me rappelle mon exil. Les humains m'apprennent que Vous êtes loin d'eux, bien qu'en eux. Vous les avez créés et votre présence soutient leur être, et ils vous dissimulent à mes regards. Aussi voudrais-je vivre seul, loin d'eux. O beata solitudo ! Je savais que c'était seulement après les avoir abandonnés que je pourrais venir à Vous : c'est pourquoi j'ai été si malheureux, lorsque Vous avez eu l'air de me condamner à rester au milieu d'eux. Maintenant mon chagrin est passé, et la joie va m'envahir : la joie qui déborde, au milieu des peines les plus profondes. Car je commence à comprendre. Vous m'avez enseigné, et consolé, et j'ai recommencé à espérer et à apprendre.
Je Vous entends me dire :
Je vous donnerai ce que vous désirez. Je vous conduirai dans la solitude. Je vous conduirai par un chemin auquel vous ne pouvez rien comprendre, car je veux choisir le plus court chemin.
C'est pourquoi tout, autour de vous, s'armera contre vous, pour vous désavouer, vous blesser, vous faire souffrir, et vous amener à la solitude.
Au sein de l'hostilité des hommes, vous serez bientôt seul. Ils vous rejetteront, vous abandonneront, vous repousseront, et vous serez seul.
Tout ce que vous toucherez vous brûlera, et vous retirerez votre main blessée, jusqu'à ne plus toucher à rien. Alors vous serez tout seul.
Tout ce qu'on peut désirer vous brûlera, et vous marquera au fer rouge ; et vous fuirez, tout endolori, pour être seul. Toute joie créée arrivera à vous sous forme de souffrance, et, abandonnant les joies, vous serez seul. Tous les biens qu'aiment, désirent et recherchent les autres êtres, viendront à vous comme des assassins, pour vous séparer du monde et de ses occupations.
On vous louera et ces louanges vous brûleront comme des flammes d'un bûcher. On vous aimera, et le cœur brisé, vous fuirez dans le désert.
Vous ploierez sous le fardeau de vos dons.
Vous aurez des joies spirituelles que vous éviterez, écœuré.
Et après avoir été loué et aimé pendant un peu de temps, je reprendrai tous les dons, l'amour et les louanges dont vous étiez entouré, et vous serez totalement oublié et abandonné jusqu'à n'être plus qu'un cadavre, un déchet. Et, ce jour-là, vous commencerez à posséder la solitude que vous aurez tant désirée. Et cette solitude portera des fruits abondants dans les âmes d'hommes que vous ne verrez jamais sur terre.
Ne me demandez pas quand, où et comment ce sera ; sur une montagne ou dans une prison, dans un désert, un camp de concentration, un hôpital ou à Gethsémani. Peu importe ! Aussi ne m'interrogez pas, car je ne vous répondrai pas. Vous ne le saurez que lorsque vous serez seul.
Mais vous goûterez la vraie solitude de mon angoisse et de ma pauvreté, et je vous conduirai sur les hauts sommets de ma joie, et vous mourrez en moi et vous retrouverez tous les biens, au sein de ma miséricorde qui vous a créé pour cette fin et conduit de Prades, aux Bermudes, à Saint-Antonin, à Oakham, à Londres, à Cambridge, à Rome, à New-York, à Columbia, à Corpus Christi, à Saint-Bonaventure, à l'abbaye cistercienne des pauvres hommes qui travaillent à Gethsémani.
Pour devenir le frère de Dieu et apprendre à connaître le Christ des brûlés.

SIT FINIS LIBRI, NON FINIS QUAERENDI

Thomas Merton, in La nuit privée d’étoiles