lundi 1 décembre 2025

En priant... Jean Galot, La primauté de la contemplation

 

LA PRIÈRE SOLITAIRE

Dans le désert

Lorsque l'Évangile veut nous montrer Jésus en prière, c'est le plus souvent une prière solitaire qu'il nous décrit.

La plus impressionnante est celle qui inaugure la vie publique, parce qu'elle se prolonge pendant quarante jours. N'y a-t-il pas là un paradoxe ? Pour son entrée en scène dans le monde où il va exercer son apostolat, le Christ fait un long séjour dans le désert.

Il nous aurait paru que les trente années de vie obscure et de travail paisible à Nazareth suffisaient comme préparation au ministère apostolique du Sauveur. Jésus n'avait-il pas pu observer, méditer, réfléchir et replacer toutes choses dans le regard contemplatif qu'il levait vers le Père ? Cette croissance en sagesse et en grâce dont parle l'Évangile 1 pour résumer la vie cachée n'avait-elle pas comporté un développement harmonieux de l'intimité avec le Père céleste ? Les humbles activités de l'enfant et du jeune homme avaient dû être animées par cette prière secrète : l'intention d'amour. Tout était offert au Père et devait monter vers lui en hommage. Personne n'aurait pu nous raconter les entretiens de Jésus avec le Père, les élans par lesquels son âme se plaisait à retourner vers lui ; mais sans aucun doute le long séjour de Nazareth favorisa une contemplation qui devait donner tout son fruit dans la vie publique. 

Or une si longue préparation ne suffit pas. Avant de commencer son œuvre, avant d'appeler les apôtres à le suivre et de prêcher l'Évangile aux foules, Jésus se rend au désert, et y demeure quarante jours. Il recherche la solitude la plus absolue, pour que sa prière puisse s'épanouir à l'état pur, en dehors de toute activité. Il se retire complètement, même de cette société des hommes en laquelle il a voulu s'insérer par son Incarnation ; il désire se trouver plus exclusivement en la présence du Père, n'avoir d'autre tâche que de s'adresser à lui par le regard, par la parole, par le silence. Le temple de Jérusalem était certes un endroit privilégié pour la prière ; mais il était encombré d'activités trop terrestres et de foules trop agitées. Au désert, Jésus trouve les conditions idéales pour adorer le Père en esprit et en vérité ; dégagée de tout l'artificiel et de tout le conventionnel qui marquent les relations sociales, son âme peut y exprimer plus authentiquement et plus librement son amour filial. Elle peut s'y livrer sans réserve à une contemplation que rien ne vient troubler.

De façon assez surprenante, on pourrait dire que désormais ce désert est la maison de Jésus, la demeure où il retrouve le Père. Après avoir quitté la maison de Nazareth, il entre dans une autre maison, beaucoup plus vaste : c'est dans le désert qu'il a son chez soi. En effet durant la vie publique il se retirera bien souvent dans des endroits déserts : c'est là qu'après avoir laissé ses disciples il se livrera à la prière. Comme un travailleur retourne chez lui après les besognes de la journée, tout heureux de goûter la joie de son foyer, le Christ retournera si volontiers, après les lourdes heures de prédication et de travail apostolique, dans sa demeure, la solitude de l'univers, où il éprouvera le bonheur d'être chez lui, c'est-à-dire chez le Père. C'est la prière qui donne à Jésus son foyer ou son nid, le point d'attache auquel un homme se plaît à revenir.

Le cadre du désert semble conférer à la prière de Jésus, ainsi qu'à l'action apostolique qu'elle doit inspirer, une dimension cosmique. On dirait qu'il se retire du monde pour mieux regarder le monde dans son ensemble. Le désert avec son vaste horizon et avec sa nudité qui n'attire le regard sur aucun endroit particulier, paraît offrir une image de l'univers. On comprend que dans une des tentations qu'il y subit, Jésus aperçoit tous les royaumes du monde 2. La prière s'étend plus facilement, dans ce cadre, à l'univers entier, et prépare la rénovation de cet univers.

Le long séjour du Christ au désert évoque un autre tableau biblique. Ce commencement de l'œuvre salvatrice du Fils de Dieu forme un parallèle avec le commencement de l'œuvre créatrice. « Au commencement, quand Dieu créa le ciel et la terre, la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l'abîme, l'esprit de Dieu planait sur les eaux »3. L'auteur biblique nous représente une sorte de désert primordial, sur lequel régnait la présence de Dieu. Dans ce désert va se déployer la merveilleuse action créatrice. Sous les yeux du Christ, s'étend également un désert, image de l'univers dénudé, enténébré, où doit s'exercer son action de Sauveur. Il est seul dans ce désert comme autrefois l'esprit de Dieu était seul. Il s'apprête à transformer le désert en vergers 4.

Mais pour opérer cette transformation, il commence par contempler le Père. « Au commencement était la prière ». Au début du ministère public se vérifie ce qui avait eu lieu en Dieu même de toute éternité : la mission apostolique du Christ, qui va restaurer le monde, s'enferme d'abord dans une prière. Seul à prier le Père au commencement, le Verbe élève au désert une prière solitaire vers le Père en vue de la création d'un nouvel univers. Ainsi, la prière du désert qui précède la rédemption rappelle la prière éternelle qui avait précédé la création.

Primauté de la contemplation

La vie publique du Christ s'édifie sur le roc de la contemplation ; les multiples actions d'un immense apostolat surgissent de l'immobilité d'un regard d'adoration et s'achèvent dans le recueillement d'une solitaire action de grâces. La prière domine, nourrit, apaise puis relance l'activité du Sauveur.

Cette primauté de la contemplation est étrange, parce qu'elle se manifeste dans une vie entièrement vouée à une mission de salut et donc à une action en faveur des hommes. C'est pour les hommes que le Verbe s'est fait chair ; la vie terrestre de Jésus n'a de sens que par rapport à eux. Or s'il est là pour l'humanité, pourquoi se retire-t-il ainsi dans la solitude ? N'aurait-on pas l'impression qu'en s'écartant du groupe de ses disciples ou en se dérobant à des foules avides de l'entendre, le Christ se soustrait d'une certaine façon à sa mission ? Comment peut-il être tout à tous, selon la maxime de la charité apostolique, s'il atteste fréquemment sa préférence pour la solitude et s'il n'hésite pas à délaisser la société des hommes ? Sa ferveur de contemplation ne porte-t-elle pas préjudice à son action ?

Le récit évangélique indique clairement la réponse à la question. Il est significatif que le Christ aille au désert immédiatement après le baptême. Or au baptême, il a reçu, avec l'Esprit Saint qui descendait sur lui, son investiture pour sa mission de Messie et de Fils de Dieu. Quelle est la première démarche de cette mission ? L'Esprit Saint qui va guider Jésus dans toute son œuvre apostolique et rédemptrice commence par le conduire au désert 5. C'est que la contemplation est la première tâche de la mission apostolique ; le premier devoir de l'action consiste dans la prière. Loin d'être une dérobade à l'apostolat, la longue oraison solitaire de quarante jours en est le prélude, l'acte primordial. C'est à la prière qu'il appartient d'abord de refaire le monde.

Grâce à la prière, le Sauveur commence à remporter la victoire qui se consommera au Calvaire : sa vie publique va être une lutte avec Satan, et pour assurer son triomphe Jésus doit d'abord vaincre le tentateur dans la solitude de la contemplation. La prière le rend fort d'une puissance qui abat l'ennemi du genre humain.

En se soustrayant aux hommes et à leur société pour prier, le Christ leur rend le premier service qu'il leur devait. C'est pourquoi, durant la vie publique, il retournera si souvent à la solitude. Les disciples auraient pu être tentés de lui demander de rester avec eux : il était pour si peu de temps au milieu des hommes et il pouvait accomplir des prodiges dont nul autre n'était capable. Son enseignement contenait la vérité la plus précieuse ; sa prédication avait une valeur unique ; son intimité avec les disciples les enrichissait de tout ce qu'il désirait livrer en dépôt à son Église. Chaque parole adressée aux foules, chaque moment de compagnie accordé aux disciples étaient d'un prix inestimable. N'aurait-il pas dû consacrer tous ses instants sans exception aux hommes qui l'entouraient, utiliser toute la durée de son séjour terrestre pour en donner le maximum à l'humanité ? N'aurait-il pas dû vouer toutes ses forces à l'œuvre d'évangélisation proprement dite ?

Mais justement l'œuvre d'évangélisation elle-même requiert du Christ une attitude fondamentale de prière. En se faisant chair, le Verbe est venu vers les hommes, c'est vrai ; il se tourne vers l'humanité pour lui révéler l'amour divin et lui inculquer le message de vie. Néanmoins sa mission ne s'arrête pas là ; elle s'assigne pour tâche de mener la communauté humaine, rassemblée de partout, vers le Père. Il n'y a donc pas d'opposition entre la contemplation et l'action, entre la prière et l'apostolat. La prière, nous l'avons observé, réside dans un regard tourné vers Dieu, vers le Père céleste. L'apostolat vise lui aussi à tourner les regards et les cœurs dans cette direction. En se consacrant à la prière, le Christ adopte l'attitude qu'il doit prendre pour conduire les hommes au terme de leur destinée : en se tournant vers le Père, il se dispose à entraîner l'humanité vers lui. Si lui, le tout premier, il ne se dirigeait pas vers le Père, comment pourrait-il tracer cette route aux hommes ? En tête de l'humanité, il marche vers le Père, il adhère à lui ; il le fait par la contemplation, et c'est ainsi que son action apostolique peut faire aboutir les hommes au même but.

La prière donne à l'apostolat son impulsion et son orientation ; sa primauté est une des grandes leçons de la vie du Christ.

La prière du matin

Ce qu'il a fait au début de sa vie publique, consacrer les premiers temps de sa mission apostolique à la prière, on dirait que Jésus veut le refaire pour ses journées : consacrer les premiers moments à un entretien solitaire avec le Père.

Saint Marc nous rapporte comment le Sauveur fait sa prière du matin. « Le matin, longtemps avant le jour, il se leva, sortit et s'en alla dans un lieu désert, et là il priait »6. C'est une indication occasionnelle, qui concerne le séjour de Jésus à Capharnaüm, mais qui nous révèle une profonde attitude d'âme. Elle nous fait comprendre qu'au milieu d'une action apostolique intense, Jésus recherche le désert, et qu'il parvient à le trouver même lorsqu'il s'arrête dans les bourgades de Galilée.

La solitude où il va se cacher pour sa prière fait contraste avec l'affluence des malades et de toute la population, la veille au soir : « La ville entière était rassemblée devant la porte »7. C'est justement à cette affluence que le Christ veut se dérober.

Ne serait-on pas tenté de poser encore la question : n'y a-t-il pas, en ces circonstances, un manquement à la charité apostolique ? Le devoir de l'apôtre n'est-il pas de se livrer sans réserve aux exigences des masses qui ont faim du message évangélique et qui ont besoin de guérison ?

Personne plus que le Christ n'est sensible à la détresse des foules humaines, « épuisées et traînant à terre comme des brebis qui n'ont pas de berger »8. Il est pour ces foules le Bon pasteur, le berger parfait. Et cependant il n'hésite pas à laisser ces foules qu'il aime pour s'adonner à la prière. Il proclame par sa conduite la préférence absolue dont doit bénéficier le Père dans le cœur de l'apôtre, car c'est en vertu de l'amour du Père que se déploie la charité apostolique elle-même. Jésus fixe définitivement une règle essentielle de cette charité, le besoin qu'elle a de se retremper dans des entretiens intimes, solitaires, avec le Père.

Les premiers moments d'une journée apostolique sont ainsi réservés à l'offrande filiale de la prière. Dans le contact avec le Père, Jésus veut puiser le zèle qui va commander ses démarches et ses efforts. La prière du matin est destinée à animer la journée, à l'établir dans son véritable climat.

On note que suivant l'évangéliste cette prière a dû être longue, car Jésus s'est levé « longtemps avant le jour ». Si l'on se souvient que la veille il a été accablé par l'affluence de ceux qui réclamaient ses secours, et que sa soirée s'est probablement prolongée bien tard, on devine le courage qu'il a dû avoir pour se lever si tôt, alors qu'il faisait encore nuit. Dans son attitude on entrevoit aussi le courage de tous ceux qui, dans la suite des siècles, se lèveront longtemps avant le jour pour prier.

Qu'on remarque surtout le résultat de la prière de Jésus. Apparemment elle était une fuite ; le Messie se soustrayait au désir légitime de ceux qui se sentaient attirés vers lui, et à la foule des malades qui venaient se faire guérir. En réalité, dans ce lieu désert, le cœur du Christ s'élargit. Aux disciples qui le rejoignent et lui disent : « Tout le monde te cherche », le Maître répond : « Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, afin que j'y prêche aussi ; car c'est pour cela que je suis sorti »9. En gagnant la solitude pour prier, le Christ dilate donc son amour pour les hommes ; il se prépare à un dévouement plus universel.

Dans l'accomplissement d'une mission apostolique, la prière personnelle assure le réajustement incessant des perspectives en conformité avec le plan divin. Jésus ne se laisse pas entraîner par une situation séduisante, par le succès obtenu en un endroit. En se replaçant seul devant le Père par la contemplation, il échappe à l'emprise et aux invitations de ceux qui l'entourent ; il élève son regard plus haut, il fait siennes les vues plus larges et plus élevées du Père, et se tourne vers l'horizon authentique de sa mission.

La prière du soir

Contemplons le Sauveur au soir d'une journée pleine d'activités apostoliques. Le miracle de la multiplication des pains vient d'avoir lieu, et suscite l'enthousiasme populaire.

Loin de se complaire dans cet enthousiasme, Jésus veut congédier la foule. Mais il pourrait garder auprès de lui ses disciples et se reposer, en leur compagnie, des fatigues de la journée. Il pourrait avoir avec eux une conversation pleine d'abandon, commencer à les instruire davantage sur le sens du miracle ; il pourrait également leur demander de prier ensemble avec lui. Tel n'est pas son dessein. Dès que la foule eut été rassasiée et qu'on eut ramassé les restes, « aussitôt il obligea ses disciples à remonter dans la barque et à prendre les devants vers Bethsaïde, tandis que lui-même renverrait la foule »10.

On attendrait du moins qu'après avoir renvoyé la foule, il rejoindrait ses disciples. Mais voici que se dévoile sa véritable intention : « Une fois qu'il eut congédié les foules, raconte saint Matthieu, il gravit la montagne, à l'écart, pour prier »11. Manifestement, après cette journée où il s'est adressé à une grande foule, il veut la solitude complète.

Ici, comme dans la prière du matin, on devine son courage. La journée a été harassante pour le Sauveur. Car si la foule de ses auditeurs s'est attardée jusqu'au soir près de lui, par avidité de l'entendre, le Christ a dû prêcher bien longtemps et d'une voix forte pour se faire écouter par un si grand nombre. Il doit sentir le poids de la fatigue, éprouver le besoin de repos et de sommeil. Même l'émotion produite par le miracle, qui a dû rejaillir sur lui et accroître sa tension nerveuse, a contribué à son épuisement. Il pourrait se dire trop accablé pour prier ; or il a encore la force de gravir la montagne, symbole de l'élan de son âme qui veut monter jusqu'au Père. Sur la hauteur, il priera longtemps, plus longtemps peut-être que n'a duré sa prédication. En effet c'est à la quatrième veille de la nuit, c'est-à-dire peu avant l'aube, qu'il s'en ira vers ses disciples.

Ne serait-on pas tenté d'y voir de nouveau un manque de charité, non plus à l'égard de la foule, qui avait reçu tout ce qu'elle pouvait recevoir, mais à l'égard des disciples, qui auraient sans doute désiré sa compagnie ? Le Christ fait mine de les abandonner sur le lac. Saint Marc nous fait le tableau de cette situation : « Le soir était venu. La barque était au milieu de la mer et lui seul sur la terre »12. Dans sa prière solitaire, le Christ semblait se désintéresser de ses disciples. Or ceux-ci étaient dans une situation difficile : ils se trouvaient aux prises avec un vent contraire, et leur barque était harcelée par les vagues.

Cependant, après avoir souligné le contraste entre la solitude du Christ sur la terre et la barque des disciples au milieu du lac, saint Marc continue : « Les voyant s'épuiser à ramer... il vient vers eux en marchant sur la mer »13. Ainsi, dans sa prière, il n'avait pas perdu de vue les disciples. Il les voyait d'un regard plus surnaturel et il attendait le moment choisi pour les secourir.

Ce regard qui perce l'obscurité et franchit la distance est propre au Fils de Dieu. Mais il symbolise en même temps le regard plus élevé que comporte toute prière. Pour suivre ceux dont il a la charge, l'apôtre doit les confier au Père par la prière. En s'enfermant dans la solitude de la prière, il paraît se détourner d'eux ; en réalité il se rapproche d'eux parce que la prière lui permet de les regarder davantage de la façon dont le Père céleste les regarde. Elle lui fait mieux voir comment ils s'épuisent à ramer, et elle l'incite à leur porter secours.

En quoi a consisté la prière du soir de Jésus ? Les événements qui l'ont précédée et qui l'ont suivie nous font entrevoir de quelles dispositions d'âme elle devait être animée. Le miracle de la multiplication des pains suscite un hymne d'action de grâces, où Jésus reconnaît l'intervention merveilleuse du Père. Dans son dialogue nocturne, il prépare également le grand discours, où le jour suivant, il va annoncer l'institution de l'Eucharistie, et il implore des grâces pour ses auditeurs. La prière du soir achève une journée en la remettant au Père dans un élan de gratitude, et elle appelle la bénédiction paternelle pour le lendemain.

La prière habituelle

La prière solitaire marque non seulement les matinées et les soirées, mais les journées de Jésus. Une phrase de saint Luc nous suggère que c'était la réaction habituelle du Maître devant le succès qu'il récoltait auprès du peuple : « Sa renommée se répandait de plus en plus, et des foules nombreuses accouraient pour l'entendre et se faire guérir de leurs maladies. Mais lui se retirait dans les endroits déserts et priait »14.

On dirait donc que la présence des foules ravive en Jésus le désir de la solitude. La réaction que nous avons constatée après le miracle de la multiplication des pains se renouvelle en de fréquentes occasions. Après s'être trouvé au milieu d'un grand nombre de personnes, il éprouve le besoin d'autant plus ardent de se remettre seul en face du Père.

Il ne s'agit pas seulement d'une réaction instinctive, d'un désir de paix et de silence après l'agitation et le bruit des grandes affluences. Le Christ veut garder le contact avec le Père. Il sait que les succès populaires comportent un danger, celui de se laisser griser ; il a conscience qu'un apostolat dévorant risque de dévier : l'apôtre se laisserait volontiers entraîner par le goût de l'action et s'éloignerait de la source de l'inspiration apostolique ; toute son énergie serait bientôt absorbée dans un dévouement de plus en plus extérieur. Jésus ne veut se laisser mener ni par les foules ni par le mouvement de sa propre action. Plus il est sollicité par des masses d'auditeurs et par de nombreux malades, plus il prend soin de se ménager des refuges de prière. Il organise sa vie de manière à pouvoir retourner sans cesse en la présence du Père, à contempler son dessein sur le monde et à revoir, sous cette lumière, l'authentique orientation de l'apostolat dont il est chargé.

L'exemple du Sauveur aidera ses disciples à ne pas succomber à la tentation d'un apostolat sans prière. Le Christ, qui dans sa prédication et ses miracles de guérison est rempli de l'amour du Père, ne manque pas de trouver le Père dans ses contacts avec les hommes. Il s'émerveille de découvrir le Père en le reconnaissant à l'œuvre dans les âmes qu'il rencontre. Il pourrait en tirer la conclusion que l'apostolat, en lui faisant toucher plus concrètement le Père et en le remplissant de la joie de le trouver, le dispense de la prière, car il semble lui procurer le but même de cette prière, l'union au Père. Jésus tire de son expérience une leçon bien différente : il se rend compte que s'il rejoint le Père dans ses contacts apostoliques, c'est qu'il l'a d'abord contemplé dans la prière, et par conséquent en voyant s'amplifier le champ de son apostolat et se multiplier les contacts avec les hommes, il désire accroître la part de la prière, et multiplier les contacts solitaires avec le Père. Il recourt continuellement à la contemplation pour conserver son regard mystique dans l'action.

On saisit mieux la signification de son refuge dans la solitude. Jésus ne fuit pas le monde parce qu'il est impossible d'y trouver Dieu. Au contraire, il trouve le Père aussi bien dans la nature que dans les hommes. En se retirant dans les endroits déserts, son intention n'est pas de se dérober à un monde qu'il considérerait comme milieu de péché et comme adversaire de Dieu. C'est plutôt parce qu'il trouve le Père dans le monde et les relations humaines qu'il veut le rechercher davantage dans la solitude. Sa conduite pose un principe de l'action apostolique : plus l'apôtre trouve Dieu dans les hommes qu'il aborde, plus il doit le rechercher dans une prière solitaire.

Dans quelles proportions le Christ allie-t-il la prière à l'action ? Nous ne pouvons le savoir exactement par les récits évangéliques. Nous avons cité les deux exemples que nous rapporte l'Évangile, d'une prière du matin et d'une prière du soir, toutes deux fort longues. Mais il est certain que chaque journée n'aurait pu offrir la possibilité d'aussi longues prières : la durée ainsi que le moment devaient varier selon les circonstances. Jésus use de liberté dans l'organisation du temps qu'il consacre à la contemplation solitaire. Ce qui n'est pas moins certain, c'est que la prière occupe une place fort importante dans le cours de ses journées apostoliques. Saint Luc nous l'affirme dans le passage que nous venons de commenter. Son affirmation devrait d'ailleurs se traduire, plus littéralement : « Lui était en retraite dans les endroits déserts, et en prière »15. C'était un état, une habitude, la physionomie caractéristique de la vie du Sauveur.

Si parfois les évangiles donnent l'impression d'une vie publique presque entièrement occupée par l'action apostolique, c'est qu'ils relatent les faits et les discours les plus saillants. Ils ne s'attardent pas à décrire les menues actions d'une journée, et ne désirent pas nous donner une idée de ce qui composait l'existence quotidienne du Sauveur. L'affirmation de saint Luc tend précisément à nous en suggérer quelque chose, en rapportant une constatation assez générale provenant de témoins de la vie du Maître. Cette vie apparaissait bâtie sur un fond de prière, car devant l'affluence des foules et des malades, Jésus « était en retraite » et « en prière ».

La prière dans l'épreuve

À l'heure où s'approchent la souffrance et la mort, Jésus recherche encore la solitude de la prière. Il se rend à Gethsémani avec la troupe de ses disciples. Mais il les quitte et ne prend avec lui que Pierre, Jacques et Jean : eux seuls seront les témoins de sa prière. Son intention n'est pas, à proprement parler, de prier avec eux, car tout en les ayant emmenés avec lui, il va à l'écart pour prier. Dans la solitude, il peut prier plus librement, ouvrir au Père le fond de son âme. Il désirerait que Pierre, Jacques et Jean prient en même temps que lui, en communion avec lui, mais à leur manière propre et en gardant la distance qui permet à chacun d'être personnel dans son dialogue avec le Père.

De la part de Jésus, la prière est si profondément personnelle qu'elle jaillit comme la plus vibrante supplication filiale. Elle commence par le cri où s'exprime le cœur du Fils de Dieu : « Abba, Père »16. C'est l'unique endroit de l'évangile où nous a été conservé le mot araméen que prononçait Jésus lorsqu'il s'adressait à son Père. Sans doute dans l'angoisse de Gethsémani ce mot a-t-il pris une résonance inoubliable pour les disciples qui l'entendaient.

On sait que les Juifs n'avaient jamais eu l'audace d'appliquer ce mot à Dieu. Ils lui donnaient parfois le nom de Père, mais ils se servaient d'un autre vocable. Abba était le nom que les enfants juifs employaient pour s'adresser à leur père, nom empreint d'une grande familiarité et pour ainsi dire d'une tendresse enfantine. Jésus ose invoquer Dieu à la manière dont un enfant juif appelait son père dans l'intimité familiale. Et dans l'épreuve, il cache en ce mot tout ce que son cœur peut avoir d'affection. Sa prière qui a toujours été filiale le devient à l'extrême en cette heure pénible.

Ce qui est remarquable, c'est que le Sauveur ne se laisse pas obséder par la vue du supplice qui l'attend. Il en est violemment impressionné, puisqu'il se déclare triste jusqu'à en mourir, et qu'il est en proie à la frayeur et au dégoût. Mais il a encore la force de regarder plus loin que ces souffrances imminentes, et de chercher le visage du Père. C'est ce qui lui permettra d'aborder les souffrances avec confiance et espoir.

Il ne se laisse pas non plus détourner de la prière par le vide qu'il éprouve à l'intérieur de lui-même, par le sentiment de l'absence du Père. À le contempler dans sa supplication de Gethsémani, on serait tenté de dire que cette absence douloureusement ressentie le fait crier plus fort, et qu'à l'abandon apparent du Père il répond par une tendresse d'autant plus vive. L'invocation Abba nous montre comment sa prière s'épanouit jusqu'au bout en mystère d'intimité filiale ; mystère puisque l'amour du Père lui paraît si lointain et que l'obscurité règne en son âme ; mais intimité filiale qui persévère et s'approfondit.

Outre le nom affectueux de Père, la prière de l'agonie comporte des sentiments filiaux. Elle se signale par une ouverture complète : Jésus expose le désir qui en ce moment monte spontanément en lui, celui de voir passer loin de lui le calice de douleur. Il présente ainsi le fond de son âme au Père, et il fait appel à la toute-puissance de l'amour paternel qui est capable de lui accorder n'importe quelle faveur : « Père, tout t'est possible »17. Il veut donc toucher le fond du cœur du Père, en n'hésitant pas à lui demander tout ce que son amour peut lui donner. Mais à cette hardiesse filiale, il unit une soumission non moins filiale, en se rangeant d'avance à la décision du Père, et en préférant la volonté du Père à la sienne propre.  

 

N'eût-elle obtenu que ce résultat, la Passion aurait déjà prouvé son utilité. Désormais la souffrance sera une invitation, pour le disciple de Jésus, à lever avec plus de conviction les yeux vers le Père dans une prière plus ardente et dans une attitude plus profondément filiale d'audace confiante et de sincère soumission.

Jean Galot, sj, in La Prière, intimité filiale

 

1. Luc, II, 52.

2. Luc, IV, 5 ; Matthieu, IV, 6.

3. Genèse, 1, 1-2.

4. Isaïe, XXXII, 15.

5. Marc, 1, 12 ; Matthieu, IV, 1 ; Luc, IV, 1.

6. Marc, 1, 35.

7. Marc, 1, 33.

8. Matthieu, IX, 36.

9. Marc, I, 38.

10. Marc, VI, 45 ; cf. Matthieu, XIV, 22.

11. Matthieu XIV, 23 ; cf. Marc, VI, 46.

12. Marc, VI, 47 ; cf. Matthieu, XIV, 23-24.

13. Marc,  VI, 48.

14. Luc, V, 15-16.

15. Luc, V, 16.

16. Marc, XIV, 36.

17. Marc, XIV, 36.