vendredi 22 novembre 2024

En capucinant... Paul Claudel, Saint François d'Assise


 

SAINT FRANÇOIS D'ASSISE

Voilà ce qui est arrivé une fois à un homme de bonne volonté.

Ce n'est pas François tellement par lui-même qui m'intéresse, et laissons là si vous le voulez bien le XIIIe siècle et Assise et Bernardone.

Ce qui existe pour tous les temps et ce qui vaut un petit peu la peine d'être regardé,

C'est ce témoin en présence de Dieu qui réagit avec une évidente sincérité,

C'est cet homme gauchement et naïvement peu à peu comme il peut qui apprend une leçon surhumaine,

C'est ce qu'on voit de ce négociateur de l'abîme en conversation avec l'Indigène.

Qui regarde François, il n'y a plus moyen de penser à autre chose quand même on ne peut le voir que de dos.

Il est notre champion, il tient bon là où nous ne serions arrivés un moment que pour dégringoler aussitôt.

Quand il arrache ses vêtements et se met tout nu,

Quand il apporte des pierres une par une à cette église qui était toute branlante et fondue,

Quand il se met tout seul en croisade et prêche l'Évangile aux Teurs,

Autant de coups d'état contre le silence et l'interprétation naïve comme il peut du difficile interlocuteur.

Mais c'est en vain que tu essayes ceci ou ça, c'est à toi seul, pauvre petit frère, qu'on en veut.

Voici François, la bouche ouverte, comme un mort qui est mort dans la colère de Dieu.

(Employons les mots à l'envers là où l'expression défaille,

Et comment appeler cette chose autrement que par son contraire qui nous retourne le cœur et nous arrache les entrailles,

Et qui se fait place en nous de force avec une intolérable brutalité ?

Et ce coup sourd en nous tout à coup un seul coup, qui succède à notre parfaite immobilité).

Il n'y a pas de plus grande pauvreté que d'être mort.

François a tellement donné son âme qu'il ne conserve pas son corps.

C'est en vain qu'on lui demanderait une explication, il n'a plus rien à nous dire.

Il est la propriété de quelqu'un qui ne sait pas expliquer, mais remplir.

Il n'est plus tout entier que donation, une espèce d'épouse et de nouveau-né,

Il marche dans la vision de tous les hommes ainsi qu'un homme aviné.

Une espèce d'époux gémissant et riant et chancelant et blessé de cette gloire dont il est le concert inexplicable.

La Prudence lui a ouvert sa maison, la Sagesse l'a invité à sa table.

Il n'a pas besoin de vêtements ni d'argent, il n'y a pas besoin

Pour celui qui possède éternellement Aujourd'hui de ces choses qui sont préparées pour demain.

Et certes il n'a rien à dire contre le raisin, fraise et figue, qui sont des fruits sucrés et délectables.

Mais celui qui habite la gloire n'a pas besoin de manger.

Il a compris le monde maintenant qu'il lui est devenu étranger.

Maintenant que les choses n'ont rien à craindre de lui, maintenant qu'il n'a plus rien à en faire et à leur demander,

Comme elles s'ouvrent devant lui, comme elles deviennent pour lui transparentes et fraternelles !

Dieu le promène comme au paradis dans le mystère des créatures naturelles.

Comme c'est beau ! Comme c'est important ! et l'homme au milieu de tout ça grossièrement qui ne comprend rien et ne sait pas !

Mon Dieu, vous n'avez rien fait en vain et comme ce serait dommage de laisser se perdre tout ça !

Toute cette beauté qui ne sert à rien, et toute cette Italie dans l'azur, à quoi est-ce qu'elle peut servir

Si ce n'est à dilater en nous l'insatisfaction et le désir ?

Comment jouirions-nous de la vie alors que l'éternité est absente ?

Comment jouirions-nous de la vie alors que notre amour est absente ?

Sans cesse au fond de la forêt se plaint la colombe gémissante.

La plaie que vous faites en manquant, et la soif au fond de nous qui crie, et l'expansion comme quatre membres de notre prière et de notre péché,

C'est cela qui arrache puissamment Jésus du fond de Dieu disloqué !

Il y a mieux que ce que les Juifs ont trouvé en bois pour clouer Dieu le Fils.

François est réquisitionné pour qu'il serve dans sa chair au Crucifix.

Et ce qui descend en chancelant de l'Alverne et qui montre en secret à Claire cette plaie et cette cicatrice,

C'est Jésus-Christ avec François une seule chose vivante et souffrante et rédemptrice !

 

À LA LOUANGE DE L'ORDRE DES CAPUCINS

Ce n'est pas avec de l'eau que l'on vient à bout du feu, dit le Seigneur, c'est avec le feu.

Pour venir à bout du feu rouge, il n'y a pas autre chose que le feu bleu.

Ainsi notre père François quand arrachant ses vêtements il se met tout nu comme un athlète !

Tout ce qui l'empêche avec son âme autre chose, avec son âme d'être autre chose que un, il le jette !

Tout ce qui sous le souffle de l'esprit l'empêche d'être autre chose que la flamme,

Cela d'irrésistible et de perçant et tranchant des deux côtés comme une lame !

Quelqu'un qui regarde Dieu et en lui ce séraphin impitoyable qui prie,

Quelqu'un qui respire Dieu, quelque chose de vivant et de dévorant et qui crie !

La Bible nous dit de la Sagesse qu'elle pénètre partout à cause de sa pureté.

C'est ainsi que Dieu s'est fabriqué en François un outil à cause de sa pauvreté

Que l'on peut empoigner n'importe où et qui est propre à tout faire.

(Et François est le nom commun de tout ce peuple ceint de corde et couleur de terre).

Car quoi de plus pauvre que le feu qui s'en prend à la personne entière,

Sans rien épargner ou réserver, l'autre ou moi, pour le transformer en force et en lumière ?

(Souviens-toi que tu es cendre et que tu retourneras en poussière).

Et il faudrait en vérité un charbon bien mort et un tison bien éteint

Pour résister à ce François comme une bouche qui lui communique l'Esprit-Saint,

À ce François comme une bouche et comme un torrent au milieu de la barbe pour réveiller

Tout ce qui dans ce cadavre deux fois mort se retrouve capable de flamboyer !

Force et lumière ! moi et l'autre ! pénitence et activité !

C'est la devise de cet Ordre des Capucins depuis qu'il a plu à la Providence de susciter

Pour pourvoir à cet appel tout à coup, et à ce cri dans la nuit et le tambour, ce corps immédiat de pompiers !

Ecce crucem Domini, fugite, partes adversa !

Quelque chose au moment voulu de tout prêt et de décisif.

Une milice entièrement conçue dans un esprit offensif.

Car c'est l'Islam et l'hérésie tout à coup comme une vague monstrueuse

Qui se lève comme pour l'engloutir sur l'Europe ouverte et creuse,

Sur cette Europe déchirée, et rapiécée, et redéchirée en quatre et en trois,

Qui a oublié sur son corps la couture en long et en large de la croix.

Et le jour vient que c'est la rencontre de la bure et du feu et sur ce rebord croulant à moitié couvert et conquis,

Ces lèvres sur la bouche virile moites encore et brûlantes du vin et de l'hostie,

Cet embrassement sacré et ce jurement corps à corps de François et de Sobieski !

Tout cela qui fait semblant d'être le plus fort, la peste et les Turcs, l'incendie et les protestants,

Tout ce coup contre l'éternité de l'actuel et la blague immonde de Satan,

Il n'y a qu'à ne pas avoir peur et à se jeter dedans,

À corps perdu comme jadis moi à Belgrade par la brèche avec Saint Joseph au bout de mon bâton !

Et comme jadis notre Capitaine à grands coups de fouet, je dis avec ce même cordon,

Je dis avec ce même instrument de pénitence et la corde à trois nœuds autour de ses reins,

Que j'ai appris à mon tour à serrer, défense pas seulement mais une arme offensive, autour des miens,

Chassait de sa maison les voleurs dans un mugissement de bêtes épouvantées,

C'est ainsi que Mahomet pêle-mêle avec Luther a craqué, et qu'il a craqué tout à coup devant moi, l'ennemi ! et fondu ! et fondu devant la face ardente et riante et criante de la Vérité !

C'est moi-même, dit le Capucin de Lyon aujourd'hui, c'est moi-même qui étais à Vienne ! c'est moi qui étais avec François à Lépante !

Et c'est moi au plus haut du grand mât, plein de prière et de la gloire de Dieu déchaînée et toute-puissante,

Moi-même à la place de l'enseigne tout vivant arborant ma boue franciscaine,

Au milieu de Léviathan éventré, à cette heure énorme et surhumaine,

Plus haut que le tapage des vaisseaux qui sautent, la secousse et la fumée de l'artillerie, qui criais de toutes mes forces : Victoire ! qui criais de toutes mes forces : Victoire et Jésus-Christ !

Qui criais de toutes mes forces : Victoire ! et qui élevais le crucifix !

Et je vois au-dessus de moi dans la nue Michel qui se lève et qui tire son épée !

Ecce crucem Domini, fugite, partes adversa !

Ce n'est pas avec de l'eau que l'on vient à bout du feu sombre, dit le Seigneur, c'est avec le feu clair !

Et cette loi, comme je l'ai écrite en long et en large sur le monde, je l'ai écrite aussi sur votre chair.

Ainsi le Fils de Marie, ces six cruches, quand on les lui présente, pleines d'une eau qui n'est bonne qu'à laver la vaisselle !

Et certes quand une âme est propre, on ne peut pourtant pas dire qu'elle est belle.

Encore que ces deux ou trois mesures que le vase contient, nous dit-on, humblement elles soient une image de la Trinité,

Et de pour notre purification l'Esprit par-dessus le Verbe surajouté.

Mais voici que Jésus l'a bénite ; et : Seigneur ! dit le sommelier, mais ce n'est plus de l'eau, c'est du vin !

Qu'est-ce que c'est que cette manière de faire et le meilleur que vous réservez pour la fin ?

C'est Moi qui suis le commencement, dit Jésus, et c'est Moi qui suis le milieu et l'Amen !

Ces noces si longtemps attendues, il me faut autre chose que de l'eau pour ces noces que je célèbre avec l'âme humaine !

À la place de l'eau qui lave au-dehors le vin qui enivre à l'intérieur,

Le feu à l'intérieur du sang, la gorgée de ce feu accélérateur,

Et ce puissant soleil en un même battement à chaque coup qu'aspire expulse le cœur.

Il était temps que j'entre là-dedans moi-même et que je mette le doigt sur la bascule.

Je suis venu apporter le feu, dit le Seigneur, et qu'ai-je voulu sinon qu'il brûle !

Loué soit notre frère le feu qui est fort et acéré et subtil et vivace, propre à tout, apte à tout, et sage, et savant, et industrieux, et économe !

J'ai mis dans Ma main qui est votre main une loi de feu, dit le Seigneur, selon qu’il est écrit dans le Deutéronome.

 

Paul Claudel