lundi 12 août 2024

En miséricordiant... Bernard Bro, Qu'est-ce qu'un chrétien ?

 


Ni le zèle de Dieu, ni la droiture de vie, ni le progrès, ni la soif de l'absolu, ni la fraternité ne suffisent : alors, que nous reste-t-il ? L'humanité n'en peut plus de se contenter d'être humaine. N'a-t-elle d'issue que dans la défonce de la drogue, ou dans le silence ? Le chrétien aurait-il autre chose à proposer ?

Constater l'absurdité croissante de la civilisation n'amène pas forcément à chercher un sens à la vie. Ni l'ordre établi, ni la révolution ne suffisent. Alors si le Christ ne transforme pas la vie, Il n'a aucun intérêt ; mais s'Il ne fait que la transformer sans nous en révéler le sens, s'Il n'est qu'une utilité parmi d'autres, à quoi bon ?

Et le point blanc approche à l'horizon, et le passager sait que la nuit sera terrible.

Mais que sait-il donc de particulier, s'il est chrétien ? De quoi finalement est-il possédé, ce chrétien, de quelle réalité concernant tous les hommes, de quelle réalité absolument universelle et qui en même temps soit originale et irréductible à tout ce qu'on peut trouver en dehors du Christ ?

Quelle est cette chose qui nous réconcilie avec la religion, cette chose qui est universelle, plus universelle encore que les raisons de vivre que nous avons énumérées, et qui cependant ne ressemble à rien ? Cette réalité possède le chrétien parce qu'elle a possédé le Christ. C'est quelque chose d'unique, elle concerne tous les hommes et récapitule tout : et la sagesse, et l'acharnement à améliorer la condition humaine, et la fraternité, et l'absolu ; elle est à la racine même de la prière et de la charité, elle leur donne leur réalisme. Pour pouvoir la nommer il faut avoir affronté le désespoir et le mal, comme j'ai essayé de l'exprimer en d'autres livres, il faut surtout avoir interrogé le Christ et reconnu qu'il est lui-même, en sa personne, la réponse unique : Jésus-Christ ou rien.

Ce qui définit le chrétien : c'est le privilège même de Dieu.

Oui, devenir Dieu mais d'une manière bien déterminée, celle que le Christ nous propose dans Sa passion. Qu'est-ce qui possède le chrétien ? C'est la blessure même de Dieu lorsqu'Il regarde le mal. C'est un amour saisi de folie en face du mal et du péché, en face de la haine et de la révolte, et qui ose monter sur la Croix. C'est beaucoup plus qu'une fraternité. C'est une convoitise. C'est un désir né d'un amour, un désir que rien ne peut arrêter parce qu'il est plus fort que la mort. C'est une certaine manière d'affronter le mal avec la même tendresse que l'on désire un bien passionnément aimé.

Toutes les religions affrontent le mal, toutes ont une compassion pour ceux qui souffrent, mais elles prennent leurs distances à l'égard de ceux qui font le mal. Socrate, malgré tout, en reste à l'indifférence à l'égard de ses bourreaux. Le Christ en passion, Lui, retient pour seul privilège celui de regarder ceux qui Le crucifient avec un amour qui plonge jusqu'au fond d'eux-mêmes, dans le paroxysme de leur péché, de leur révolte, de leur trahison. L'ultime privilège de Dieu fait homme est cette interrogation brûlante que la victime adresse à son bourreau et qui désarme le mal lui-même.

Arrête de nous regarder ainsi

Si on me demandait de tout résumer, je le ferais en évoquant une simple scène d'un passé encore récent. C'est une des pages les plus sublimes de toute l'histoire de l'Église.

Elle dit tout à travers la demande des bourreaux nazis en face du P. Kolbe.

Celui-ci avait été enfermé avec son groupe dans le bunker de la faim, à Auschwitz, et certains des condamnés suppliaient les bourreaux de leur donner un peu d'eau. Le P. Kolbe restait calme, il ne demandait rien, il priait ; et l'on chantait dans le bunker au lieu de s'entredévorer. Mais le P. Kolbe regardait ses bourreaux. Et ceux-ci ont avoué qu'ils ne pouvaient pas supporter son regard. Ils lui criaient :

– Arrête de nous regarder ainsi.

Arrête... non pas parce que c'était un regard de haine, de mépris ou d'indifférence, mais parce que c'était un regard de tendresse.

À notre tour, regardons-la, cette capitulation des bourreaux devant un regard parce que c'était un regard d'amour.

Non pas de tendresse pour le péché, non pas même pour la part d'humanité qui demeurait en eux, si profondément qu'elle fût cachée, mais bien pour le malheur, pour la détresse en laquelle ils étaient plongés par leur péché. C'est une détresse qui poussait le P. Kolbe à faire ce qu'avait fait le Christ : offrir sa passion pour les sauver. C'est le même appel que celui du Christ en croix qu'ils lisaient dans ses yeux, cet appel qui a traversé tout le christianisme : donne-moi jusqu'à ta haine. Et c'est bien parce qu'ils avaient perçu cet appel que les bourreaux hurlaient : « Ne nous regarde pas comme cela ».

Un mot dangereux

Qu'est-ce que cela veut dire ? Sinon que ce qui possède le chrétien prend sa source dans un amour infini, inexplicable, qui vient de la douleur, de la blessure même de Dieu.

Depuis le Christ, c'est un fait : nous savons que cet amour a souffert pour sauver le pécheur et nous savons que la crucifixion et la croix ne sont pas des péripéties accidentelles dans l'histoire humaine.

Cela qui possède le chrétien et qui est plus universel que tout ce que nous avons dit tient en un mot. Un mot que je n'ai pas voulu prononcer auparavant parce que c'est un nom dangereux et parce qu'on ne le comprend pas si l'on ne comprend pas qu'il est dangereux. Cette folie, cette brûlure qui possède les chrétiens, je ne l'énonce qu'en tremblant moi-même tant elle est méconnue : c'est la Miséricorde.

En face de cette réalité nous risquons tous d'être comme les cathares auxquels s'affrontait saint Dominique. Nous voudrions être ou nous croyons être des purs, ou plus exactement nous sommes « des pécheurs qui ne pèchent pas » selon l'expression de Péguy qui précisait : « J'aime mieux des saints qui pèchent que des pécheurs qui ne pèchent pas ».

Saint Antoine a eu peur

La miséricorde, cela fait mal, très mal. Saint Dominique n'en dormait pas. Il suppliait la nuit. La véritable miséricorde provoque un bouleversement tel qu'on en a peur. L'un des plus grands saints de l'Église, le fondateur de la vie monastique, l'a avoué. Il a eu peur.

Saint Antoine apprend qu'il y a à Alexandrie un petit cordonnier plus avancé que lui en christianisme. Étonné, il va le trouver et lui dit :

– Que fais-tu pour être plus avancé que moi ?

– Je fais des chaussures, dit le cordonnier.

– Ce ne peut pas être seulement cela, répond saint Antoine, moi je ne pense qu'à Dieu. Alors quel est ton emploi du temps ?

– Je fais les trois-huit, dit le cordonnier. Huit heures de travail, huit heures de prière, huit heures de sommeil.

– Moi, je prie tout le temps, réplique saint Antoine, donc ce n'est pas cela ton secret. Alors la pauvreté, peut-être ?

– Eh bien ! là aussi, je fais trois parts : une pour moi, une pour l'Église, une pour les pauvres.

– J'ai tout donné, répond saint Antoine. Il doit y avoir autre chose.

Mais il ne trouve pas et l'entretien se poursuit.

 – Tu vis dans cette ville de perdition, Alexandrie, ça ne te fait rien ?

– Oh ! si, répond le petit cordonnier. Cela je peux vous le dire, ça me rend malade. Je vous dis que je fais les trois-huit, mais souvent je n'en dors pas, et ça me rend tellement malade que je dis à Dieu : Écoutez, mon Dieu, je vous en supplie, faites-moi peut-être descendre vivant en enfer, mais que ceux-ci au moins soient sauvés...

Alors l'histoire ajoute que saint Antoine s'en retourna, ayant pris congé discrètement, tout en se disant : « Eh bien ! oui, je n'en suis pas encore là, moi. Je ne peux pas... » II avait eu peur, peur de se laisser bouleverser jusque-là.

Cet épisode récapitule tout ce que j'ai essayé de dire dans ce livre et auparavant. Nous sommes invités aux dimensions créatrices, divines du partage même de l'amour qui est en Dieu, et cela fait peur. Mais pour exprimer cela encore une fois, et une fois pour toutes, j'userai d'une parabole.

Un extra-terrestre arrive sur la terre. Il inspecte les religions, se renseigne, se documente, examine tout ce que nous avons étudié des différentes ivresses qui soulèvent le monde.

Il enquête sur les chrétiens, et apprend qu'ils ont comme chef spirituel Jésus-Christ. Alors s'engage ce dialogue avec deux chrétiens :

– Mais qu'est-ce que ce Jésus-Christ ?

– Il est né dans le peuple juif, Il a été préparé par toute une tradition et Il est le prophète de ce peuple messianique qui devait devenir le sauveur du monde.

– Ah ! bon, dit l'extra-terrestre, et alors qu'est-ce qu'ils en ont fait ?

– Eh bien ! ils L'ont crucifié.

Et l'un des deux chrétiens ajoute : 

– Oui, mais Il est mal tombé, Il n'est pas arrivé au bon moment. S'Il venait maintenant ce serait tout autre chose : Il serait compris, aimé et ce serait la fraternité universelle telle que nous la rêvons. Là, il y a eu un accident déplorable.

Mais l'autre chrétien réplique alors : 

– Pas du tout. Je proteste. En quelque temps et en quelque lieu que le Christ fût venu pour apporter son amour, les événements se seraient terminés exactement de la même manière.

À ce moment du dialogue l'extra-terrestre ébranlé leur dit : 

– Mais alors vous êtes des monstres.

Et le deuxième chrétien répond : 

– Oui, nous sommes des monstres, et c'est justement pour cela qu'Il est venu nous sauver et qu'Il nous a aimés, et c'est cela, la miséricorde qui nous possède : c'est cet amour même qu'Il a pour nous parce que nous sommes des monstres.

J'ai eu la chance d'entrer en religion à un moment exceptionnel de ferveur et d'espérance. Juste à la fin de la guerre. Si vous me demandiez ce qui m'a le plus appris de toute notre année de noviciat je dirais que ce fut une phrase du Père Maître des novices. C'était le moment où l'on découvrait en Europe la monstruosité des camps de concentration.

Et le P. Chevignard, à ce groupe de trente hommes de tous âges, de toutes nations qui était venu chercher l'essentiel du christianisme, déclara un jour : « Mes frères, si vous ne savez pas que vous êtes capables d'en faire autant que ces bourreaux, vous n'avez rien compris ». Entendre un homme qui nous dise cela : « Si vous n'avez pas compris que vous êtes tous capables d'être des monstres, vous n'avez rien compris » ! C'est peut-être la parole qui nous a le plus libérés, nous, la génération des hommes entrés en religion en 1944-1945. En tout cas, c'est celle qui m'a décidé à rester, car c'est le centre, le cœur, ce qui permet, en effet, de tout comprendre. La miséricorde, ce n'est pas l'affadissement de la complaisance ou de l'indulgence, c'est une haine, la haine du mal sous toutes ses formes, mais une haine née d'un amour en face d'une misère dont on se sait capable. C'est bien autre chose que le sentiment tragique de l'existence, ou que le combat pour la solidarité. C'est infiniment plus que la lutte contre l'injustice intolérable et contre le choc insupportable de tout malheur que nous trouvons au point de départ de toute action politique et historique. C'est autre chose : c'est la folie d'un amour, c'est la folie d'une convoitise pour le pécheur, pour le malheureux, justement parce qu'il est malheureux et pécheur.

 « Si vous n'avez pas compris cela, vous n'avez rien compris ». Or nous cherchons à comprendre le christianisme, et nous refusons la miséricorde. On s'interroge constamment sur le sens du Concile et sur la fidélité à Vatican II. Cette fidélité tient en un mot. Certes, c'est d'abord la fidélité aux autres conciles, mais c'est plus spécialement la fidélité à ce mystère de la miséricorde. Ce mystère, il est vrai, avait peut-être cessé d'être au centre de la vie de l'Église et de sa contemplation. Oui, cette musique, également dévaluée par les progressistes et ignorée des intégristes, n'avait pas été assez présente aux autres conciles. Alors reconnaissons-le : l'Église sera désemparée tant qu'elle sera fidèle à ce fait. Si elle renonce à s'appuyer sur des illusions ou des rêves qui ne sont pas chrétiens, l'Église restera toujours désemparée, et d'autant plus qu'elle sera fidèle à ce mystère de miséricorde. Si elle est l'Église, c'est la douleur devant le mal qui doit la brûler. Il ne faut pas vouloir qu'elle guérisse de cette brûlure, et donc il ne faut pas vouloir qu'elle cesse d'être désemparée.

Ici seulement, je peux répondre de manière sérieuse à la question : qu'est-ce donc que l'Église ? C'est un groupe d'hommes désemparés devant le mal et qui, à travers même ce désarroi, ouvrent la porte à l'invasion en eux de la Miséricorde. Cette miséricorde n'est pas seulement une compassion, c'est la convoitise même de Dieu pour Sa création, c'est l'amour même du Christ pour notre misère.

On a voulu résumer Vatican II en parlant d'ouverture au monde. Mais ce ne serait qu'une trahison de plus de la part de l'Église et des clercs si ce retour au monde consistait à bénir le monde tel qu'il est et s'il nous dispensait d'être désemparés devant lui jusqu'à en crier en reconnaissant que nous sommes tous des monstres. Si notre soi-disant ouverture devait occulter le fait que nous sommes tous à sauver, ce serait affreux, car elle n'aurait pour résultat que de rejeter une fois de plus la misère réelle au lieu de l'aimer. Vatican II a voulu redonner le souffle de miséricorde aux grandes définitions dogmatiques sans avoir besoin de rien leur ajouter sinon ce souffle même : celui de l'amour fou du Christ qui nous appelle dans notre misère. Malheur à nous si nous réduisons l'appel de Vatican Il à un éloge de la créativité ou à un optimisme béat devant la splendeur du monde, car en refusant de la voir nous abandonnerions à elle-même la misère du monde.

Et qu'on ne vienne pas, une fois encore, prendre un ton condescendant devant la miséricorde, sous prétexte qu'elle serait inefficace ou bien occasion de s'évader c'est tout le contraire. Qu'est-ce donc qui, en décembre 1977, a bouleversé l'univers, ne fût-ce qu'un instant, dans le geste de Sadate et de Begin cherchant les voies de la paix au-delà de l'économique et du politique, sinon peut-être aussi, secrètement, cette réalité plus forte que tout au monde ?

Commencer d'avoir affaire avec la miséricorde, c'est n'en avoir jamais fini d'une lutte qui nous tiendra, plus acharnée que tout, jusqu'à notre mort, mais autrement que nous le pensions.

Il y a deux moments exceptionnels dans la vie d'un religieux : la prise d'habit et la mort. Au moment de notre prise d'habit, les coutumes étaient encore celles du moyen âge.

Soixante hommes vêtus de blanc et de noir, au crâne rasé, nous entouraient. Après une admonestation solennelle en latin, nous recevions notre nom de religieux et le pacte était conclu : « Vous avez un an pour savoir si notre manière de vivre vous convient et si la vôtre nous plaît ». Puis une seule question était posée au futur novice. Allongé à plat ventre, les bras étendus, le visage contre le sol devant l'autel, il entendait le prieur lui demander non pas : « Quelle est votre idéologie, votre croyance ou votre projet ? », mais seulement : « Que demandez-vous ? » La réponse proposée était précise, inattendue, insondable tant elle était simple (il faudra toute la vie pour en découvrir le sens). « Que demandez-vous ? », et le novice, chaque novice, répondait : « La miséricorde de Dieu et la vôtre ».

C'est tout. C'était la seule condition pour entrer dans l'Ordre de saint Dominique. C'est aussi la seule condition pour entrer et rester en christianisme. Comme son refus est aussi finalement la seule condition pour en sortir.

Alors, vous tous qui avez la nostalgie de la pureté et du retour à la Tradition, ou bien vous qui avez l'impatience du progrès et de la modernité, je vous interroge à mon tour : êtes-vous prêts à remplir cette seule condition qui définit le chrétien : à implorer la miséricorde ? Si oui, soyez heureux qui que vous soyez, évêque ou catéchumène, car c'est le seul test pour suivre le Christ, et, s'il ne cesse jamais d'être redoutable, il nous mène au bout d'un amour infini.

Tant que dans l'Église désemparée, tant que dans la civilisation du vide, un seul d'entre nous demandera cette miséricorde, le peuple de Dieu tiendra debout et rien ne pourra vaincre sa foi.

Bernard Bro, op, in Devenir Dieu