lundi 27 mai 2024

En introduisant... Georges Bernanos, Il y a une crise française. Il y a une crise de l'Europe.

 


Un prophète n'est vraiment prophète qu'après sa mort, et jusque-là ce n'est pas un homme très fréquentable. Je ne suis pas un prophète, mais il arrive que je voie ce que les autres voient comme moi, mais ne veulent pas voir. Le monde moderne regorge aujourd'hui d'hommes d'affaires et de policiers, mais il a bien besoin d'entendre quelques voix libératrices. Une voix libre, si morose qu'elle soit, est toujours libératrice. Les voix libératrices ne sont pas les voix apaisantes, les voix rassurantes. Elles ne se contentent pas de nous inviter à attendre l'avenir comme on attend le train. L'avenir est quelque chose qui se surmonte. On ne subit pas l'avenir, on le fait.

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Il est certainement quelques-uns d'entre vous qui m'ont fait l'honneur de me lire, mais c'est peut-être précisément ceux-là qui ont besoin d'être un peu rassurés sur mon compte. Rien n'est plus facile, hélas, que de se tromper sur le véritable caractère d'un auteur encore vivant. La plupart de nos livres, en effet, ne prennent leur véritable signification qu'après notre mort, et c'est pourquoi dès que nous avons réussi à obtenir une certaine audience du public, c'est-à-dire de gros tirages, les éditeurs trouvent que nous devrions bien faciliter leur tâche, et les laisser tranquillement nous enterrer, c'est-à-dire en somme nous mettre dedans une fois encore, une dernière fois. C'est vrai que je passe pour un homme violent, mais c'est parce que je déteste violemment toute violence, et d'abord la plus haïssable de toutes, celle qui, sous le nom de propagande donné à l'organisation universelle de mensonge, s'exerce aujourd'hui sur les esprits. Il y avait autrefois une pensée française. On veut maintenant qu'il n'y ait plus qu'une propagande française. Quand des millions et des millions d'hommes se demandent avec angoisse : « Que pense la France ? », la propagande leur répond : « La France pense un peu de tout » et elle déballe ses échantillons. La propagande intellectuelle française est ainsi devenue trop souvent quelque chose comme une exposition ambulante, une organisation publicitaire au service d'un certain nombre d'intellectuels français, avec présentation du phénomène... Le monde n'a pas besoin qu'on lui fournisse la preuve que la France est encore capable de penser, qu'elle dispose encore d'une équipe très appréciable de penseurs. Il voudrait savoir ce qu'elle pense, non par simple curiosité, mais parce qu'il est terriblement inquiet de l'avenir.

En deux mots comme en cent, il demande ce que la France pense de l'avenir et s'étonne de la voir encore raisonner après la fin des hostilités selon les thèmes désormais inutilisables de la propagande générale de guerre. Il se demande si en cette matière comme en toute autre, nous nous proposons seulement d'écouler nos produits, comme si le redressement de la pensée française n'était que le plus modeste aspect du redressement économique et que notre ambition n'allât désormais pas beaucoup plus loin que de vendre nos livres dans le but de nous procurer des devises.

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Il arrive qu'après m'avoir traité de violent, on me traite aussi de pessimiste. Les gens qui me veulent trop de bien me traitent de prophète. Ceux qui ne m'en veulent pas assez me traitent de pessimiste. Le mot de pessimisme n'a pas plus de sens à mes yeux que le mot d'optimisme, qu'on lui oppose généralement. Ces deux mots sont presque aussi vidés par l'usage que celui de démocratie, par exemple, qui sert maintenant à tout et à tout le monde, à M. Staline comme à M. Churchill. Le pessimiste et l'optimiste s'accordent à ne pas voir les choses telles qu'elles sont. L'optimiste est un imbécile heureux, le pessimiste un imbécile malheureux. Vous pouvez très bien vous les représenter sous les traits de Laurel et Hardy. Après tout soyez justes, j'aurais bien le droit de dire que je ressemble plus au second qu'au premier... Que voulez-vous ? Je sais bien qu'il y a parmi vous des gens de très bonne foi, qui confondent l'espoir et l'optimisme. L'optimisme est un ersatz de l'espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c'est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l'a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s'abonne à une Revue nudiste et déclare qu'il se promène ainsi par hygiène, qu'il ne s'est jamais mieux porté.

Neuf fois sur dix, l'optimisme est une forme sournoise de l'égoïsme, une manière de se désolidariser du malheur d'autrui. Au bout du compte, sa vraie formule serait plutôt ce fameux Après moi le déluge, dont on veut, bien à tort, que le roi Louis XV ait été l'auteur...

L'optimisme est un ersatz de l'espérance, qu'on peut rencontrer facilement partout, et même, tenez par exemple, au fond de la bouteille. Mais l'espérance se conquiert. On ne va jusqu'à l'espérance qu'à travers la vérité, au prix de grands efforts et d'une longue patience. Pour rencontrer l'espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu'au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore.

Le pessimisme et l'optimisme ne sont à mon sens, je le dis une fois pour toutes, que les deux aspects d'une même imposture, l'envers et l'endroit d'un même mensonge. Il est vrai que l'optimisme d'un malade peut faciliter sa guérison. Mais il peut aussi bien le faire mourir, s'il l'encourage à ne pas suivre les prescriptions du médecin. Aucune forme d'optimisme n'a jamais préservé d'un tremblement de terre, et le plus grand optimiste du monde s'il se trouve dans le champ de tir d'une mitrailleuse, – ce qui aujourd'hui peut arriver à tout le monde – est sûr d'en sortir troué comme une écumoire.

L'optimisme est une fausse espérance à l'usage des lâches et des imbéciles. L'espérance est une vertu, virtus, une détermination héroïque de l'âme. La plus haute forme de l'espérance, c'est le désespoir surmonté.

Mais l'espoir lui-même ne saurait suffire à tout. Lorsque vous parlez de courage optimiste, vous n'ignorez pas le sens exact de cette expression dans notre langue et qu'un courage optimiste ne saurait convenir qu'à des difficultés moyennes. Au lieu que si vous pensez à des circonstances capitales, l'expression qui vient naturellement à vos lèvres est celle de courage désespéré, d'énergie désespérée. Je dis que c'est précisément cette sorte d'énergie et de courage que le pays attend de nous.

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Il nous faut ce courage pour agir. Il nous le faut aussi pour penser. Oh ! sans doute, une nation qui rassemble ainsi ses forces ne répond pas à l'idée que les imbéciles se font d'un pays uni sous les espèces d'un rassemblement de braves badauds en manches de chemise qui cassent la croûte ensemble et boivent au même goulot. Un grand peuple qui se rassemble pour faire face ne saurait le faire sans inquiéter ni choquer personne. Un grand peuple ne se rassemble pas sans risque. Un grand peuple se rassemble sur ses élites, ce qui ne veut pas dire sur telle ou telle classe de citoyens, mais sur ceux qui sont disposés à prendre ce risque. Le risque de penser comme celui d'agir, car une pensée qui n'agit pas n'est pas grand chose, et une action qui ne se pense pas, ce n'est rien. La pensée d'un grand peuple n'est d'ailleurs nullement la somme des opinions contradictoires de cent mille intellectuels qui pensent le plus souvent selon leurs humeurs, qui pensent comme on se gratte où ça démange. La pensée d'un grand peuple, c'est sa vocation historique. Il ne s'agit donc pas de distinguer entre notre pensée et notre force, puisque c'est notre pensée qui justifie notre force.

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Si vous voulez bien y réfléchir, vous trouverez peut-être que je n'ai pas tort d'essayer de faire la synthèse de tous les problèmes particuliers sur lesquels aujourd'hui les hommes sont divisés et au nom desquels ils se tueront encore demain. S'efforcer de penser universel a toujours été la vocation de notre pays. On voudrait faire de la France aujourd'hui, sur le plan de la politique extérieure comme sur le plan de la pensée elle-même, une espèce d'intermédiaire qui touche des pourboires de tout le monde. Je dis que la France a un autre rôle à jouer que celui d'intermédiaire.

Il y a une crise française. Il y a une crise de l'Europe. Mais je pense, autant vous le dire tout de suite, que ces crises ne sont que les aspects d'une crise d'un caractère autrement général. Cette crise est une crise de civilisation.

Oh ! sans doute, lorsque je mets en cause la civilisation moderne, les esprits timorés se demandent avec stupeur si le moment est bien choisi. La guerre de destruction qui vient de finir, et la paix qui ne finit pas de commencer ont porté un grave coup au prestige de 'Europe, et mettre en cause la civilisation moderne, n'est-ce pas aussi mettre en cause l'Europe ? Mais que nous le voulions ou non, des millions de gens en Europe et hors de l'Europe commencent à mettre en cause cette civilisation. Je crois, je crois de toutes mes forces, que mon pays n'a pas à lier sa cause, ni à asservir sa tradition et sa pensée à une civilisation qui apparaît plutôt en réalité comme une liquidation de toutes les valeurs de l'esprit. Je crois que la mission de la France est de la dénoncer la première. Je crois qu'en la dénonçant, elle reprendra de nouveau la place de maître et de guide spirituel qu'elle n'a d'ailleurs jamais perdue, car elle n'y a jamais été remplacée.

Le mot de civilisation est un mot qui depuis des millénaires est toujours apparu comme un mot rassurant. On imagine volontiers une civilisation comme un asile, un foyer. Pourquoi ? Parce que les civilisations ont été jusqu’ici traditionnelles. Elles étaient donc une œuvre commune. Celle-ci n'est pas une œuvre commune. Oh ! sans doute, chaque civilisation a eu ses injustices. Mais l'injustice elle-même y était comme faite de main d'homme, comme faite à la main, et ce que des mains avaient fait, d'autres mains pouvaient le défaire. Au lieu que ce que nous appelons la civilisation moderne est une civilisation technique. L'injustice n'y est pas faite à la main, mais à la machine, en sorte que la moindre erreur peut y avoir des conséquences incalculables. La technique au service de l'injustice ou de la violence donne à ces dernières un caractère de gravité particulière. L'injustice y risque d'être rapidement totale comme la guerre elle-même. Si la technique a une morale, cette morale technique ne pourrait nullement, elle non plus, ressembler à la morale traditionnelle, à la morale faite à la main. Certes, par exemple, il y a une technique d'assistance aux faibles, aux tarés, aux dégénérés de toute espèce. Mais du point de vue de la technique générale leur suppression pure et simple coûterait moins cher. Ils seront donc supprimés tôt ou tard par la technique.

Cette semaine encore, un officier, jadis déporté, me racontait le spectacle auquel il avait assisté en Allemagne, dans son camp. Deux trains chargés de soldats allemands mutilés étaient arrivés un matin. C'étaient des mutilés graves, désormais impropres à tout service social, bref, pour une raison ou pour une autre, jugés des bouches inutiles. On les avait rassemblés de gare en gare, accueillis chaque fois par des fanfares, ravitaillés copieusement par la Croix-Rouge en cigarettes et en cigares. Au camp, les SS leur avaient rendu les honneurs, le commandant et l'état-major du camp assistant au garde-à-vous à leur défilé. Puis, sous prétexte de les rafraîchir, on les avait poussés par groupes de vingt-quatre dans la chambre à gaz, elle-même décorée de drapeaux. L'opération avait duré quatre heures. Le témoin de cette scène n'est pas loin. Quelques-uns d'entre vous ont peut-être déjà entendu de sa bouche le même récit. Je trouve pour ma part l'opération irréprochable du point de vue de la technique. Oh ! je sais bien, vous me direz : ce sont des Allemands ! Mais ces techniques-là sont dans l'air, puisque le principe qui les inspire et les justifie est déjà entré plus ou moins avant dans toutes les consciences. On accepte très bien que le destin de l'homme soit soumis au déterminisme des lois économiques. Que font, je vous le demande, les régimes totalitaires, sinon donner un petit coup de pouce, non pour fausser le jeu de ces forces économiques, mais en hâter un peu le processus, comme l'accoucheur aide la délivrance de la parturiente ? Pourquoi faire les hypocrites ? Dans le but de maintenir les prix d'un produit indispensable à la vie, trouvons-nous si extraordinaire qu'on le détruise ? Est-ce que cela nous indigne encore beaucoup ? Il y a quelques années, pour prévenir la baisse, les éleveurs américains ont jeté au ruisseau des milliers et des milliers de litres de lait. Qu'on ait ainsi sacrifié la vie d'un certain nombre d'enfants à ce calcul économique, cela ne nous empêche pas de dormir. Lorsque la technique supprimera les enfants en surnombre au lieu de vider les litres de lait dans le ruisseau, cela n'étonnera peut-être pas tellement nos successeurs... Vous me direz qu'en instituant le monopole du lait, ces faits seront peut-être évités. Croyez-le, si cela vous chante ! On affame les citoyens pour acheter des devises. Et après ? Croyez-vous qu'il serait très différent de vendre les citoyens eux-mêmes ? Êtes-vous même si sûrs qu'on ne les céderait pas aux Américains — tout nus ou tout habillés, au choix — s'ils représentaient, sur le marché international, une quantité vraiment appréciable de dollars ?...

Nous manquons beaucoup d'imagination. Nous avons cru que la guerre de 1914 ressemblerait à celle de 1870. Puis que la guerre de 1939 ressemblerait à celle de 1914. Cela peut nous mener loin. Cela peut nous mener très loin. Vous croyez par exemple que, dans un monde où les techniciens disposeront de cette force presque illimitée qui s'appelle l'énergie atomique, et qui est l'énergie même de l'univers, vous pourrez vivre la même vie qu'aujourd'hui. Quel singulier optimisme ! Alors que vous trouvez pourtant toute naturelle la discipline imposée dans une simple usine de fabrication des poudres ! Croyez-vous qu'on vous laissera jouer avec l'énergie atomique comme un enfant avec des allumettes ? Vous est-il réellement impossible de calculer ce qu'il faudra de contrôleurs, de surveillants et de policiers afin de prévenir toute erreur ou toute fuite ?

Georges Bernanos, in La liberté, pour quoi faire ? (1947)