lundi 21 mars 2022

En consolant... Éloi Leclerc, Avoir le coeur pur

 

Un soir, rentrant de la quête, le frère Sylvestre raconta à François que, dans une ferme où il était passé, il s'était attardé à consoler une pauvre maman dont le bébé était gravement malade. L'enfant ne gardait plus aucune nourriture ; il vomissait presque tout ce qu'il absorbait et il s'amaigrissait de façon inquiétante. La mère voyait son petit dépérir de jour en jour sans pouvoir faire quelque chose pour le sauver. C'était pour elle un déchirement. Elle avait déjà perdu un enfant deux ans auparavant, dans des conditions semblables. Elle était découragée et pleurait. Cela faisait peine à voir.

― J'irai voir cette pauvre femme, dit simplement François.

Et le lendemain matin, il partit tout seul à travers les bois et les champs. La petite ferme faisait partie d'un hameau. La porte de la masure était ouverte. François franchit le seuil, en adressant son salut habituel, celui que le Seigneur lui avait appris : « Paix à cette maison ». Une silhouette de femme sortit de l'obscurité de la pièce et s'approcha de l'entrée. Dès qu'il put discerner les traits de son visage, François reconnut sans peine la mère de l'enfant malade. Son air encore jeune, mais si désolé et si las, ne laissait place à aucun doute.

― J'ai appris, dit François, par le frère Sylvestre, que vous aviez un enfant malade et je suis venu le voir.

― Vous êtes le frère François, sans doute, dit la femme, dont le visage s'était soudainement détendu. Le frère Sylvestre m'a parlé de vous. Soyez le bienvenu, mon frère. Entrez, je vous en prie.

Et, sans plus de façons, elle le conduisit à l'autre bout de la pièce, près du berceau de l'enfant.

― Le Bon Dieu va-t-il me l'enlever, lui aussi ? demanda douloureusement la femme. Ce serait le deuxième en deux ans. Oh ! non, ce n'est pas possible, mon frère !

François se taisait. La douleur de cette mère ne lui était pas étrangère. Il la comprenait mieux que personne parce que lui-même, depuis des mois, éprouvait une douleur identique. Lui aussi savait ce que c'était que de perdre des enfants et de les voir dépérir, jour après jour. La peine de cette femme le touchait et l'ébranlait profondément.

― Pauvre maman ! dit-il après quelques instants de silence ; il ne faut surtout pas perdre confiance. On, peut tout perdre sauf la confiance.

― Il faudra revenir nous voir un de ces soirs, dit la femme.

― Cela ne tardera guère, répondit François. Au revoir !

Quelques jours plus tard seulement, il se mit en route dans la soirée avec frère Léon pour aller voir l'enfant malade. L'idée lui était venue d'emporter le sachet de graines de fleurs que sœur Claire avait donné à son passage à Saint-Damien.

« Je vais les semer sous la fenêtre des enfants, se disait-il ; cela mettra un peu de joie dans leurs yeux. Quand ils verront fleurir leur petite masure, ils l'aimeront davantage. Et c'est tellement différent quand on a vu des fleurs dans son enfance ! »

François se laissait aller à ces pensées tandis qu'il cheminait derrière Léon à travers bois. Ils avaient l'habitude tous deux de ces marches silencieuses dans la grande nature. Ils dévalèrent bientôt les pentes d'un ravin au fond duquel grondait un torrent. L'endroit était retiré et d'une beauté sauvage et pure. L'eau bondissait sur les rochers, toute blanche et exultante, avec de brefs éclats d'azur. Il s'en répandait une grande fraîcheur qui pénétrait les sous-bois avoisinants. Quelques genévriers avaient poussé çà et là entre les rochers et surplombaient le bouillonnement de l'eau.

― Notre sœur l'eau ! s'exclama François en s'approchant du torrent. Ta pureté chante l'innocence de Dieu.

Sautant d'un rocher à l'autre, Léon eût tôt fait de traverser le torrent. François le suivit. Il y mit plus de temps. Léon, qui l'attendait debout sur l'autre rive, regardait l'eau limpide couler avec rapidité sur le sable doré entre les masses grises des rochers. Lorsque François l'eut rejoint, il demeura dans son attitude contemplative. Il semblait ne pouvoir se détacher de ce spectacle. François le regarda et vit de la tristesse sur son visage.

― Tu as l'air songeur, lui dit simplement François.

― Ah ! si nous pouvions avoir un peu de cette pureté, répondit Léon, nous connaîtrions, nous aussi, la joie folle et débordante de notre sœur l'eau et son élan irrésistible !

Il passait dans ces paroles une profonde nostalgie. Et le regard de Léon fixait mélancoliquement le torrent qui ne cessait de fuir dans sa pureté insaisissable.

― Viens ! lui dit François en le tirant par le bras.

Et ils reprirent tous deux leur marche. Après un moment de silence, François demanda à Léon :

― Sais-tu, frère, ce qu'est la pureté du cœur ?

― C'est ne pas avoir de faute à se reprocher, répondit Léon sans hésiter.

― Alors, je comprends ta tristesse, dit François. Car on a toujours quelque chose à se reprocher.

― Oui, dit Léon, et cela précisément me fait désespérer d'arriver un jour à la pureté du cœur.

— Ah ! frère Léon, crois-moi, repartit François, ne te préoccupe pas tant de la pureté de ton âme. Tourne ton regard vers Dieu. Admire-le. Réjouis-toi de ce qu'il est, lui, toute sainteté. Rends-lui grâce à cause de lui-même. C'est cela même, petit frère, avoir le cœur pur.

« Et quand tu es ainsi tourné vers Dieu, ne fais surtout aucun retour sur toi-même. Ne te demande pas où tu en es avec Dieu. La tristesse de ne pas être parfait et de se découvrir pécheur est encore un sentiment humain, trop humain. Il faut élever ton regard plus haut, beaucoup plus haut. Il y a Dieu, l'immensité de Dieu et son inaltérable splendeur. Le cœur pur est celui qui ne cessa d'adorer le Seigneur vivant et vrai. Il prend un intérêt profond à la vie même de Dieu et il est capable, au milieu de toutes ses misères, de vibrer à l'éternelle innocence et à l'éternelle joie de Dieu. Un tel cœur est à la fois dépouillé et comblé. Il lui suffit que Dieu soit Dieu. En cela même, il trouve toute sa paix, tout son plaisir. Et Dieu lui-même est alors toute sa sainteté ».

— Dieu, cependant, réclame notre effort et notre fidélité, fit observer Léon.

— Oui, sans doute, répondit François. Mais la sainteté n'est pas un accomplissement de soi, ni une plénitude que l'on se donne. Elle est d'abord un vide que l'on accepte et que Dieu vient remplir dans la mesure où l'on s'ouvre à sa plénitude.

« Notre néant, vois-tu, s'il est accepté, devient l'espace libre où Dieu peut encore créer. Le Seigneur ne laisse ravir sa gloire par personne. Il est le Seigneur, l'Unique, le seul Saint. Mais il prend le pauvre par la main, il le tire de sa boue et le fait asseoir parmi les princes de son peuple afin qu'il voie sa gloire. Dieu devient alors l'azur de son âme.

« Contempler la gloire de Dieu, frère Léon, découvrir que Dieu est Dieu, éternellement Dieu, au-delà de ce que nous sommes ou pouvons être, se réjouir à plein de ce qu'il est, s'extasier devant son éternelle jeunesse et lui rendre grâce à cause de lui-même, à cause de son indéfectible miséricorde, telle est l'exigence la plus profonde de cet amour que l'esprit du Seigneur ne cesse de répandre en nos cœurs. C'est cela avoir le cœur pur.

Mais cette pureté ne s'obtient pas à la force des poignets et en se tendant ».

— Comment faire ? demanda Léon.

— Il faut simplement ne rien garder de soi-même. Tout balayer. Même cette perception aiguë de notre détresse. Faire place nette. Accepter d'être pauvre. Renoncer à tout ce qui est pesant, même au poids de nos fautes. Ne plus voir que la gloire du Seigneur et s'en laisser irradier. Dieu est, cela suffit. Le cœur devient alors léger. Il ne se sent plus lui-même, comme l'alouette enivrée d'espace et d'azur. Il a abandonné tout souci, toute inquiétude. Son désir de perfection s'est changé en un simple et pur vouloir de Dieu.

Léon écoutait gravement, tout en marchant devant son Père. Mais, à mesure qu'il avançait, il sentait son cœur devenir léger et une grande paix l'envahir.

Ils arrivèrent bientôt en vue de la petite ferme. À peine entrés dans la cour, ils furent accueillis par la femme. Debout sur le seuil de sa maison, elle semblait les attendre. Dès qu'elle les aperçut, elle vint vers eux. Son visage rayonnait.

— Ah ! mon frère, dit-elle, en s'adressant à François d'une voix émue, je pensais bien que vous viendriez ce soir. Je m'attendais à votre visite. Si vous saviez comme je suis heureuse ! Mon petit va beaucoup mieux. Il a pu prendre quelque nourriture ces derniers jours. Je ne sais comment vous remercier.

— Dieu soit loué ! s'écria François. C'est Lui qu'il faut remercier.

Et, suivi de Léon, il entra dans la masure ; il s'approcha du petit lit et se pencha vers l'enfant. Il en obtint un beau et large sourire. La mère en fut toute ravie. Visiblement, l'enfant avait repris vie.

Sur ces entrefaites, le grand-père entra dans la maison avec les deux aînés qui lui trottaient dans les jambes. C'était un homme encore assez svelte, au visage tranquille, avec une paisible clarté dans les yeux.

— Bonsoir, mes frères, leur dit-il. Que vous êtes gentils d'être venus nous voir ! Nous étions bien inquiets au sujet du petit. Mais voilà que tout a l'air de s'arranger.

— J'en suis très heureux et j'en remercie le Seigneur, dit François.

— Ah ! il faudrait toujours Le remercier, repartit le vieillard avec calme et gravité. Même quand tout ne s'arrange pas comme nous le voudrions. Mais c'est difficile. Nous manquons toujours à l'espérance. Quand j'étais jeune, je demandais parfois des comptes à Dieu, lorsque les choses n'allaient pas comme je le désirais. Et si Dieu faisait la sourde oreille, je me troublais, je m'irritais même. À présent, je ne demande plus aucun compte à Dieu. J'ai compris que cette attitude était enfantine et ridicule. Dieu est comme le soleil. Qu'on Le voie ou qu'on ne Le voie pas, qu'Il apparaisse ou qu'Il se cache, Il rayonne. Allez empêcher le soleil de rayonner ! Eh bien ! on ne peut davantage empêcher Dieu de ruisseler de miséricorde !

— C'est bien vrai, dit François. Dieu est le bien ; et Il ne peut vouloir que le bien. Mais, à la différence du soleil qui rayonne sans nous et par-dessus nos têtes, Il a voulu que Sa bonté passe par le cœur des hommes. C'est là quelque chose de merveilleux et aussi de redoutable. Il dépend de chacun de nous, pour notre part, que les hommes éprouvent ou non la miséricorde de Dieu. Voilà pourquoi la bonté est une si grande chose.

Les deux enfants qui se tenaient adossés aux jambes du grand-père levaient vers François et vers Léon de grands yeux où se lisaient à la fois l'étonnement et une certaine attente. Ils écoutaient. Ou plutôt, ils regardaient. C'était leur façon d'écouter. Le visage de François, sa manière de parler les impressionnaient beaucoup. Il en émanait une telle vie et une telle douceur qu'ils en étaient comme charmés.

― Allons ! soyons tout à la joie, s'écria soudain François. Le petit frère va mieux, il faut s'en réjouir.

Et s'adressant à l'aîné qui ne le quittait pas des yeux :

― Viens ! mon petit bonhomme, je vais te montrer quelque chose.

Il le prit par la main et l'entraîna vers la cour d'entrée. Tous le suivirent. Et la cadette ne fut pas la dernière à sortir pour voir ce qui allait se passer.

— J'ai apporté de la graine de fleurs, dit François en montrant le sachet à l'enfant. Ce sont de très jolies fleurs. Mais où va-t-on les semer ?

François jeta un coup d'œil circulaire dans la cour. Il y avait là, au pied du mur, sous les fenêtres, une très vieille auge de pierre assez longue, qui avait dû servir jadis d'abreuvoir aux animaux. Elle était remplie de terre et de débris de feuilles mortes, et les herbes folles y poussaient.

— Cette auge fera très bien l'affaire, dit le grand-père.

François arracha aussitôt les quelques herbes qui s'y trouvaient ; il remua la terre et se mit à y jeter les petites graines. Tous les regards suivaient sa main qui allait et venait prestement, cherchant à apercevoir la semence imperceptible qui en tombait.

― Pourquoi fais-tu ça ? demanda le petit garçon, intrigué.

― Parce que, répondit François en continuant de semer, quand tu verras les petites fleurs s'épanouir au soleil et rire de tout leur éclat, toi aussi tu riras et tu diras : « Il a fait de bien belles choses, le Bon Dieu ».

— Et comment s'appellent ces petites fleurs ? demanda encore l'enfant.

— Ah ça ! je ne sais pas, répondit François. Mais si tu veux, on va les appeler : Speranza.Tu retiendras ce nom ? Ce sont des fleurs de speranza.

Et le petit bonhomme, émerveillé, épela distinctement : spe — ran — za.

À ce moment-là, le père rentrait de son travail. Trapu, vêtu d'une tunique cendrée, les jambes nues grises de poussière, le visage hâlé, le col ouvert, les manches retroussées laissant voir des bras robustes et bronzés, il s'avança vers les frères avec un large sourire où rayonnait le soleil de toute une journée.

— Bonsoir ! mes frères, s'écria-t-il. Vous avez eu la bonne idée de venir ce soir. Ça tombe bien : j'ai terminé mon travail un peu plus tôt. Alors, vous avez vu le petit ! Il va beaucoup mieux, n'est-ce pas ? C'est vraiment extraordinaire.

L'ensemble de sa personne exprimait à la fois quelque chose de fort et de simple. La fatigue elle-même n'enlevait rien à cette impression de force calme. Elle semblait au contraire lui donner plus de poids.

― Vous allez rester souper avec nous, dit-il aux frères, sur un ton amical mais sans réplique.

Puis amorçant un mouvement de retrait, il ajouta :

― Un instant, s'il vous plaît. Je me passe un peu d'eau sur la figure et je suis à vous.

Il revint bientôt après, le visage rafraîchi. Et il invita ses hôtes à rentrer pour le repas. Celui-ci fut des plus simples : une grosse soupe et un peu de verdura. Une nourriture de pauvre, telle que François l'aimait.

Après le repas, ils sortirent tous dans le petit jardin derrière la maison. La chaleur du jour était tombée. Le soleil avait disparu à l'horizon. Mais son éclat persistait encore. Là-bas, sur la colline, du côté du couchant, quelques grands cyprès noirs se dressaient contre un ciel or, orange et rose, et leur ombre effilée s'allongeait démesurément sur les champs ; il faisait doux et calme. Toute la famille s'assit sur l'herbe, sous le pommier. Et les regards se fixèrent sur François. Il y eut un moment de silence et d'attente. Puis le père de famille, prenant la parole, dit :

― Ma femme et moi, nous nous demandons depuis quelque temps ce que nous pourrions faire pour vivre d'une manière plus parfaite. Nous ne pouvons, bien sûr, quitter nos enfants pour mener la vie des frères. Comment faire ?

― Il vous suffit d'observer le saint Évangile dans l'état même où le Seigneur vous a appelés, répondit simplement François.

― Mais comment vivre cela pratiquement ? demanda le père.

― Le Seigneur dans l'Évangile, répondit François, nous dit, par exemple : « Que le plus grand parmi vous soit comme le plus petit, et le chef comme celui qui sert ». Eh bien ! cette parole vaut pour toute communauté, y compris la famille. Ainsi, le chef de famille à qui l'on est tenu d'obéir et qui est regardé comme le plus grand doit se comporter comme le plus petit et se faire le serviteur de tous les siens. Il prendra soin de chacun d'eux avec autant de bonté qu'il voudrait s'en voir témoigner s'il était à leur place. Il sera doux et miséricordieux à l'égard de tous. Et, devant la faute de l'un d'eux, il ne s'irritera pas, mais, en toute patience et humilité, il l'avertira et le supportera avec douceur. C'est cela vivre selon le saint Évangile. Il a vraiment part à l'esprit du Seigneur, celui qui agit de la sorte. Il n'est pas nécessaire, comme vous le voyez, de rêver à de grandes choses. Il faut toujours revenir à la simplicité de l'Évangile. Et surtout prendre au sérieux cette simplicité.

« Autre exemple, poursuivit François : le Seigneur dit dans l'Évangile : " Bienheureux ceux qui sont pauvres dans l'âme, car le royaume des cieux est à eux ". Eh bien ! qu'est-ce donc qu'être pauvre dans l'âme ? Il y en a beaucoup qui s'éternisent en prières et en offices et qui multiplient contre leur corps abstinences et macérations. Mais pour un seul mot qui leur semble un affront à l'égard de leur corps, ou pour une bagatelle qu'on leur enlève, les voilà aussitôt scandalisés et troublés. Ceux-là ne sont pas pauvres dans l'âme ; car celui qui a vraiment une âme de pauvre se hait lui-même et chérit ceux qui le frappent sur la joue.

« Il serait facile de multiplier les exemples et les applications. D'ailleurs dans l'Évangile tout se tient. Il suffit de commencer par un bout. On ne peut vraiment posséder une vertu évangélique sans posséder toutes les autres. Et qui blesse l'une, les blesse toutes et n'en possède aucune. Ainsi, il n'est pas possible d'être vraiment pauvre selon le saint Évangile sans être en même temps humble. Et nul n'est vraiment humble s'il n'est soumis à toute créature, et d'abord et par-dessus tout à la sainte Église, notre mère. Et cela ne peut aller sans une grande confiance dans le Seigneur Jésus qui n'abandonne jamais les siens, et dans le Père qui sait ce dont nous avons besoin. L'esprit du Seigneur est un. C'est un esprit d'enfance, de paix, de miséricorde et de joie ».

François parla encore longtemps sur ce thème. Pour ces gens simples et ouverts, l'écouter était un vrai plaisir. Mais la nuit commençait à descendre ; elle s'accrochait aux grosses branches noueuses et sombres du pommier. Imperceptiblement, l'air fraîchissait. Les enfants, les deux aînés, blottis contre leur grand-père et qui, de temps à autre, se livraient à une facétie innocente, commençaient à s'impatienter et à vouloir remuer. François et Léon songèrent alors au retour ; ils se levèrent et prirent congé de leurs hôtes.

Il était agréable de marcher dans la fraîcheur du soir. Le ciel était devenu indigo sombre. Les étoiles s'allumaient une à une. François et Léon entrèrent bientôt dans la forêt. La lune s'était levée. Sa clarté frappait la cime des arbres et coulait le long des branches, entre les feuilles, jusque dans les sous-bois où elle s'éparpillait en larges gouttes d'argent sur les fougères et les myrtilles. Il y avait de la lumière partout dans la forêt. Une lumière verte, douce, accueillante, qui laissait voir très loin dans les immenses corridors. Sur les troncs des vieux arbres, les lichens et les mousses luisaient comme de la fine poussière d'étoiles. Il sembla alors à Léon que toute la forêt, ce soir, attendait quelqu'un, tant elle était belle avec ses jeux d'ombre et de lumière. Et cela sentait si bon les écorces, les fougères, la menthe et mille fleurs invisibles. Ils marchaient en silence. Devant eux, un renard sortit brusquement d'un fourré et sauta dans une flaque de lumière ; son pelage roux un instant flamba. Puis il disparut aussitôt dans l'ombre en glapissant. Une vie secrète s'éveillait. Les oiseaux de nuit s'appelaient. Et d'innombrables bruissements montaient de l'épaisseur des sous-bois. Dans un découvert, François s'arrêta et regarda le ciel. À présent, les étoiles, par groupes compacts, fourmillaient. Elles aussi semblaient vivre. La nuit était merveilleusement claire et douce. François respira profondément et il trouva la forêt bien odorante. Toute cette vie invisible, frémissante et profonde autour de lui, n'était pas une puissance ténébreuse et inquiétante. Elle avait perdu à ses yeux son caractère redoutable et son opacité. Elle était devenue lumière. Elle lui révélait par transparence la divine Bonté qui est la source de toutes choses. Reprenant alors sa marche avec allégresse, il se mit à chanter. La douceur de Dieu l'avait saisi. La grande et forte douceur de Dieu.

— Toi seul est bon. Tu es le Bien, tout le Bien. Tu es notre grande douceur. Tu es notre vie éternelle, grand et admirable Seigneur, répétait-il.

Il chantait cela sur des airs improvisés. Dans sa joie, il ramasse à terre deux morceaux de bois et, posant l'un sur son bras gauche, il se mit à le racler avec l'autre, comme s'il promenait un archet sur une viole. Son visage rayonnait. Il marchait, il chantait et il mimait l'accompagnement de son chant. Et Léon avait peine à le suivre.

Soudain, François ralentit sa marche. Et Léon vit, avec stupeur, que le visage de son Père avait changé. Il était devenu douloureux, atrocement douloureux. Il continuait de chanter, mais son chant lui-même était douloureux.

- Oh ! Toi qui as daigné mourir par amour de mon amour, gémissait-il, fasse la douce violence de ton amour que je meure par amour de Ton amour.

Léon eut alors comme la certitude que François voyait en ce moment son Seigneur pendu au gibet de la croix. Il Le voyait après de longues heures d'agonie, remuant encore, luttant entre la vie et la mort, épouvantable loque humaine. Sa joie l'avait d'un bond transporté jusque-là. Jusqu'à la contemplation du Crucifié. Il avait laissé tomber les pauvres choses qu'il avait en mains. Puis, il avait repris sa litanie de louanges d'une voix plus forte qui résonnait claire dans la nuit au milieu de la forêt.

- Tu es le Bien, tout le Bien, grand et admirable Seigneur, miséricordieux Sauveur.

Ce rebondissement dans la joie surprit Léon. L'image du Crucifié n'avait pas détruit la joie de François. Bien au contraire. Et Léon pensa qu'elle devait en être la véritable source, la source très pure et intarissable. Cette image d'opprobre et de douleur était bien la lumière qui éclairait ses pas. C'était elle qui lui découvrait la création. Elle la lui faisait voir, par-delà toutes les vilenies et les crimes de ce monde, parfaitement réconciliée et déjà remplie de cette souveraine Bonté qui est à l'origine de toutes choses.

Le visage de François s'était à nouveau illuminé merveilleusement, avec une expression d'enfant, comme si la création venait soudain d'éclore sous ses yeux, toute ruisselante de l'innocence de Dieu, et que le miracle de l'existence s'offrait à lui dans sa première fraîcheur.

Ils traversèrent une clairière. À l'orée du bois, une harde de cerfs qui gîtait là se leva. Immobiles, la tête dressée, les bêtes regardèrent passer cet homme libre qui chantait. Elles ne paraissaient nullement effrayées. Alors Léon comprit qu'il vivait un moment extraordinaire. Oui, c'était bien vrai que ce soir la forêt attendait quelqu'un. Tous ces arbres et ces animaux et toutes ces étoiles aussi attendaient le passage de l'homme fraternel. Il y avait sans doute bien longtemps que la nature attendait ainsi. Depuis des millénaires peut-être. Mais ce soir, par un mystérieux instinct, elle savait qu'il devait venir. Et voilà qu'il était là au milieu d'elle et qu'il la délivrait de son chant.

Éloi Leclerc, in La Fraternité en héritage