Mes trésors, mes
lumières
Tout objet de beauté est une joie
éternelle :
Le charme en croît sans cesse ; jamais
Il ne glissera dans le néant, mais sera toujours
Pour nous un paisible abri, un sommeil
Habité de doux songes, de santé, et de paisibles respirs.
John Keats, Endymion
Un souvenir de jeunesse me revient souvent. Mon grand-père reprochait à ma mère de ne pas m'avoir suffisamment instruit, au point parfois d'exploser de colère : « Mais enfin, cet enfant, il ne sait rien ! Tu ne l'as pas élevé, tu ne l'as pas éduqué, tu ne l'as pas préparé à trouver un métier ! » Ma mère, effondrée, pleurait, tentait de me défendre : « Oui mais... je ne sais pas... il aime l'art ». Réponse sans valeur aux yeux de mon grand-père, homme pragmatique s'il en fut, qui ne m'a jamais vraiment compris. Heureusement plus tard, grâce au soutien de ma mère, de mes tantes, de mon oncle Marcel Arland, je pus tenter ma chance et devenir comédien...
Les témoins de l'invisible
L'art a très tôt constitué une part essentielle de mon être. J'étais un jeune homme introverti, timide. Dans mon désert, les grandes œuvres d'art étaient comme des amies pour moi. Aujourd'hui encore, les artistes me semblent être des frères Van Gogh, Rembrandt, Corot...
Ils cherchent un absolu, quelque chose hors du monde que seule la création peut leur offrir. Certains veulent une révolution, comme les surréalistes qui pensent que « la beauté sera convulsive ou ne sera pas ». D'autres mènent une recherche plus sereine, plus proche de l'ordre de la nature, comme Claude Monet et les centaines de tableaux peints dans le calme de son jardin de Giverny. Qu'ils soient subversifs ou doux, géniaux ou besogneux, fous ou sages, ambitieux ou modestes, riches ou pauvres, les vrais artistes sont, comme les a un jour qualifiés le père Marie-Alain Couturier, des témoins de l'invisible.
L'art est un don de Dieu, il n'est pas le fait du hasard. Comment vivre ce don ? Que va-t-on en faire ? Comment répondre à ses exigences ? À ses difficultés ? Les artistes sont des prophètes, en avance sur leur époque. Ils vivent une situation inconfortable par rapport à la société parce qu'ils n'entrent pas dans l'ordre établi. Ils rompent avec les habitudes, franchissent parfois l'interdit. Ils gênent. C'est pour cette raison que dans les pays totalitaires on les enferme. Ils affirment la liberté.
La véritable beauté ?
Comment exprimer le simple ? Comment rendre perceptible l'ineffable ? Les plus grands se dépouillent pour aller vers l'essentiel, ne recherchent pas d'effets faciles qui épatent, séduisent le public, ils se laissent habiter par cette voix intime qui commande d'abandonner l'inutile. Rembrandt a suivi miraculeusement cette voix de l'inspiration. Il a commencé par peindre des bourgeois d'Amsterdam ; puis, répondant à l'appel, il a perdu sa confortable clientèle, vivant misérablement par la suite. On ne crée pas l'inspiration. Elle est donnée. Dieu en fait cadeau, Sa créature répond tant bien que mal, parfois en peinant longtemps. L'invisible se présente tout seul, il faut oublier la notion de volonté.
Le Beau touche. Mais je suis prudent devant la beauté extérieure car elle est trompeuse. Quand je contemple un travail, je ne le trouve pas beau dans le sens : joli, bien fait, exemple d'une réussite technique ou artisanale. C'est autre chose qui me touche : la rencontre entre une nécessité intérieure et l'œuvre qu'elle a produite. Qu'il s'agisse de musique, de littérature ou de peinture, de cette rencontre surgira le véritable art, celui qui élève l'âme.
Car il existe des chocs de beauté : j'ai vu pleurer un homme devant la Pietà de Michel-Ange à Saint-Pierre-de-Rome ; certains sont ressortis malades des musées, ébranlés par la rencontre avec des chefs-d'œuvre... Les psychologues parlent de syndrome de Stendhal, car l'écrivain lui aussi, un jour, a eu un malaise après avoir vu les Sibylles du Volterrano dans la basilique Santa Croce à Florence.
L'art est un chemin de vérité
J'aime l'art, il est important dans ma vie, non comme ornement mais comme chemin vers une vérité. Je trouve belle une œuvre quand elle est juste : un rapport de couleur, un signe de joie, d'harmonie, les couleurs qui chantent... Chez Titien, par exemple, on sent l'amour du métier. Quand on regarde à la loupe une de ses toiles, on voit que la matière est caressée, déposée avec respect, aimée d'une façon prodigieuse.
En tant que peintre moi-même, je sais qu'on travaille avec un pauvre élément de rien du tout : un peu de poudre, de couleur, d'huile... C'est le geste de l'artiste qui est fondamental, qui m'intéresse en toute œuvre, peinture, sculpture, musique, cinéma...
Combien d'œuvres contemporaines sont nées de révoltes, sont des crachats, des matières jetées, vomies, habitées par rien ? Combien d'œuvres aujourd'hui témoignent du mépris de la vie, mais pourraient devenir belles si elles se considéraient comme la création de Dieu, transparentes à l'Esprit ? Le Beau, c'est un profond respect de la Création.
Mes trésors
Voici rassemblés une soixantaine des trésors qui m'ont accompagné durant ma vie, et qui continuent à illuminer mes jours. J'ai essayé de raconter chaque œuvre, chaque personnage à ma façon, de comprendre pourquoi ils me touchent. Dans ce livre, j'ai choisi de les disposer un peu au hasard, comme on sème des pétales de fleurs, sans souci de chronologie, ni de thème. J'aime que chaque page soit différente de la précédente, que l'étonnement favorise la découverte.
Cet exercice singulier et passionnant suscite en moi des questions : dans ce musée personnel, pourquoi sont mystérieusement réunis la fiancée juive de Rembrandt, la Madeleine de Fra Angelico, l'humanité désespérée de Samuel Beckett, les flamboiements de Turner, le sommeil des rois mages du chapiteau d'Autun, la démesure d'Orson Welles, le regard perçant de Chardin, le vertige des couleurs de Monet, la lumière dramatique du Caravage, la poésie des films de Dreyer, les dialogues de Marguerite Duras, les rêves du Douanier Rousseau, les visions de Van Gogh, la voix de Kathleen Ferrier, le bonheur chez Bonnard, la fraîcheur du vitrail de Wissembourg, l'angoisse de Munch, la foi de Giotto, les fantasmagories de Bosch, la sérénité de Corot, la folie de Séraphine de Senlis... ?
Oui, quel est le fil qui les relie ? Notre rapport à l'art est profondément intime, souvent indéfinissable. Mais nos passions peuvent se transmettre, entrer en résonance avec celles d'autrui. J'ai voulu partager mon bonheur d'admirer, offrir mes trésors de beauté. Mon espoir est qu'ils procurent à d'autres que moi un peu de joie éternelle.
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Le miracle Fra Angelico
Fra Angelico (1400-1455) Noli me tangere, 1442 Florence,
couvent San Marco
Mon père spirituel, le père Pie Raymond Régamey, me disait toujours : « Fra Angelico est un miracle comme il n'y en a pas d'autre dans l'histoire de la peinture ».
Sur cette fresque, Marie-Madeleine, à genoux, tend les bras vers le Christ. On pourrait penser qu'ils vont se rejoindre. Mais non, bien au contraire : le Christ lui signifie de ne pas approcher, noli me tangere, « ne me touche pas »... Il vient de sortir de son tombeau qu'on voit en arrière-plan, Il est ressuscité. Marie-Madeleine est le premier être humain qu'Il rencontre. Cet épisode est mystérieux : pourquoi Jésus est-Il intouchable ? Dans l'évangile de Jean, Il dit : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père ». Va-t-Il disparaître si elle pose la main sur Lui ? Est-il vraiment revenu dans Son corps ou n'est-Il encore qu'une apparition ?
Marie-Madeleine était cette femme de mauvaise vie qui un jour a fait irruption alors que le Christ était à table avec ses disciples, lui a mouillé les pieds de ses larmes, les a essuyés avec ses cheveux, les a baisés et oints de parfum. Jésus lui a immédiatement pardonné ses péchés. L'ancienne prostituée s'est repentie et ne l'a plus quitté. Quel contraste entre la scène première où le contact s'est établi par le toucher, par une véritable sensualité, et ce noli me tangere où leur rapport devient uniquement spirituel...
Il y a une infinie douceur dans cette scène, une bonté, une beauté qui émanent du Christ presque dansant, pieds nus, portant encore la marque des clous de la crucifixion. Cette fresque est peinte sur le mur de la cellule I du couvent de San Marco à Florence. Comme la trentaine d'autres dans le même couvent, elles étaient destinées à favoriser la prière et la contemplation des moines dans la solitude de leurs cellules. Ces moines qui ont eu la chance d'avoir comme condisciple Fra Angelico, miraculeuse incarnation de la rencontre entre la foi et l'art, la tendresse et le génie.
Michael Lonsdale, in En chemin avec la beauté