Pour faire l'œuvre de Jésus-Christ, nous avons besoin de Jésus-Christ.
La vie chrétienne n'est pas une reconstitution du Christ, un portrait qui « fasse ressemblant » ; en nous, elle germe, se développe, se dilate. L'imitation évangélique de Jésus-Christ réclame notre chair et notre sang, des actes issus de notre tête et de notre cœur ; mais, si nous en restons là, cette imitation, comparée à ce qu'elle devrait être, semble mince comme une feuille de papier. L'imitation du Christ nous revêt authentiquement si nous revêtons, avec tout ce que nous sommes, la vie même du Christ. Beaucoup d'entre nous semblent avoir l'attrait, sans doute est-il une grâce, d'une obéissance concrète à l'Évangile ; mais ils ont reçu, souvent comme une rançon, la tendance à un « évangélisme » qui extériorise l'Évangile par souci de lisibilité et le goût d'un « style » qui, pour faciliter les compréhensions, découpe la vie en clichés caractéristiques. Tout cela demeurerait vrai si nous ne nous en laissions pas préoccuper au point d'oublier, peu ou beaucoup, le mystère, tout ce qui dans l'Évangile dépasse l'homme. Les yeux purs qui mettent tout le corps dans la lumière naissent dans l'ombre : c'est la condition pour eux d'être sensibles à l'éclairage de chaque lieu de mission, de mieux s'accommoder au jour. N'y a-t-il pas dans certains fonds marins des poissons qui sont aveugles mais reçoivent à chaque changement de milieu une adaptation différente qui leur permet de voir ?
La vie du Christ qui est la vie chrétienne ne se gagne pas dans un jeu de hasard : elle nous est donnée, elle nous est conservée mais, à nous de la gagner comme on gagne sa vie, comme on gagne de quoi vivre, comme on gagne son pain.
Autant reste obscure la profondeur de notre lien à cette vie, autant les lois de celle-ci nous sont explicitées. Le chrétien peut avoir des dons exceptionnels d'invention ou de juridisme : ils ne le rendront pas davantage chrétien. Une soumission exacte à l'économie intime de la vie chrétienne, peut seule nous rendre chrétiens davantage. C'est cette même soumission qui nous fait gagner de quoi vivre sans que nous ayons à choisir comment.
La vie chrétienne est un réalisme.
Si nous avons besoin de Jésus-Christ, nous Le trouverons là où Il nous a dit de Le prendre, oui, de Le prendre. Si tous les points de départ de la vie chrétienne sont des obéissances volontaires, des adhésions de notre esprit, si notre croissance en grâce réclame des moyens que nous pouvons accepter ou refuser mais non choisir, ces moyens nous conduisent tous à un pouvoir, pouvoir qui reste un devoir : la saisie de Jésus-Christ. Par des actes que nous posons librement, mais que nous ne sommes pas libres de remplacer par d'autres, nous avons, à discrétion, la vie que Jésus-Christ continue à donner et à répandre. Ces actes nous compromettent entièrement ; ils pétrissent ce que nous sommes du fond de notre âme au bout de nos mains, aux bords de nos lèvres.
Jésus-Christ est dans les Pauvres, dans tous ceux qui sont petits, dans tous ceux qui sont souffrants ; Il y attend notre tendresse. Oublier les pauvres, les petits, les souffrants c'est refuser pratiquement notre cœur à une attente qui, à elle seule et à travers notre seul cœur, glorifie tous les cœurs d'hommes. Mais, retrouver Jésus-Christ dans les pauvres, les petits, les souffrants n'épuise pas le don de Jésus-Christ.
Jésus-Christ est dans l'Évangile ; en repasser les paroles en nous-mêmes, les laisser pénétrer, germer, pousser, porter des fruits dans notre vie, c'est trouver Jésus-Christ dans une révélation intime, dans les reflets imparfaits de ce qu'Il est et de ce qu'Il fait, reflets perceptibles sur les actes d'obéissance à Sa parole. Mais, là encore, nous n'allons pas au fond du don de Jésus-Christ.
Jésus-Christ est au milieu de nous quand, en Son nom, nous nous rassemblons, Il est avec nous chaque jour, Il est avec nous tous les jours jusqu'à la consommation des siècles ; nous Le trouvons en notre compagnie. Mais, même en marchant avec Lui du matin au soir de nos journées, nous ne finirons pas de Le trouver comme Il se donne.
Jésus-Christ demeure en nous et nous en Lui, dans ce partage obscur de Sa vie et de la nôtre ; mais, même si nous nous laissions comme engloutir dans cet abîme de prédilection, ce ne serait pas le don plénier de Sa vie. Car la plénitude de ce don n'est pas dans un arrêt, dans un point final : elle est dans la suppression de ce qui nous empêche d'être totalement vivants, d'être entièrement aptes à vivre.
Si pour faire les œuvres de Jésus-Christ, nous avons besoin de Jésus-Christ, c'est à l'Église qui nous L'a donné la première que nous devons d'abord le demander : l'Église nous Le donnera toujours. Jésus-Christ continue en elle les actes mêmes de son amour : Son corps livré, Son sang répandu ; elle en perpétue le sacrifice ; par eux nous sommes rachetés, réparés, nourris, fortifiés. Jésus-Christ nous aimant ainsi et pas autrement est dans Son Église. Là nous pouvons Le saisir, nous devons Le saisir vivant, pour nous laver avec Lui, vivant, pour nous nourrir de Lui vivant, pour devenir forts en Lui vivant, pour être transformés par Lui quand se transforme notre vie ou quand la mort s'annonce à nous.
Si nous avons besoin de Jésus-Christ, si nous le demandons à l'Église, nous avons besoin de ceux par qui l'Église Le donne : nous avons besoin du prêtre. Nous n'avons pas le droit, ni pour nous, ni pour les autres, de mourir de maladie ou de faim. Dans les talents dont il nous faudra rendre compte, il y a celui de l'homme fort que nous aurions pu être, si nous ne le sommes pas devenu, s'il n'a pas été nourri et soigné, il nous sera quand même réclamé ce que nous aurions dû pouvoir faire. Un seul peut suppléer si le prêtre manque, qu'il soit absent ou qu'il soit captif, c'est Jésus-Christ seul qui peut empêcher des famines de tourner à la mort, mais Il ne fait de miracles que si les famines sont choisies par Lui et non par nous.
La vie missionnaire dont nous essayons de déchiffrer l'ébauche est un essentiel chrétien. Il lui faut les aliments essentiels de la vie chrétienne, ou bien elle ne sera pas : d'avance elle est liée au prêtre.
Le prêtre est indispensable à un apostolat comme celui que nous poursuivons, le prêtre est indispensable, parce que le sacerdoce est indispensable. Sans lui et sauf un luxe de circonstances exceptionnelles, la vie apostolique sera frappée de dégénérescence ; elle ne recevra pas les éléments essentiels à son développement.
Le sacerdoce lui est extérieur, elle n'est pas autonome par rapport à lui : pour une large part, ce qui la fait elle-même est subordonné au sacerdoce. Il n'est pas question de savoir si nous trouvons que cela est bien : cela est ainsi ; on vit la vie, on ne l'organise pas.
Il ne s'agit pas d'être des sortes d'idéalistes, de vivre des idées collées sur des faits, de mettre à la place du sacerdoce ce qui n'est pas le sacerdoce. Le grand risque c'est de le confondre avec les prêtres qui l'ont reçu : les fonctions vitales qui nous donnent Jésus-Christ sont remises au sacerdoce auquel des hommes acceptent de faire servir leur vie, ils acceptent qu'on les rencontre en lieu et place de Jésus-Christ.
Là où est un prêtre, là est la communication, pour nous nécessaire, de Jésus-Christ.
Il est légitime et pour nous et pour ces prêtres que chacun soit aimé personnellement par nous pour ce qu'il est, ce qu'il fait, ce qu'il a fait pour nous. Certains ont pu incarner l'orientation de notre vie et nous aider à la reconnaître ; d'autres peuvent représenter ce qui, dans l'Église, nous tient le plus au cœur, rien de tout cela ne fait qu'ils sont prêtres, rien de tout cela n'est le sacerdoce lui-même, le sacerdoce unique de Jésus-Christ.
Réaliser notre relation exacte avec ce seul et simple sacerdoce est une des premières nécessités apostoliques.
Je ne veux pas parler des fonctions sacerdotales du prêtre, mais de ce qui lui est demandé pour être revêtu de ces fonctions. En parlant seulement de ce que le peuple chrétien considère comme inséparable de la vie du prêtre, sans m'aventurer sur le plan de ce que l'Église considère comme lui étant ou non essentiel, sans m'aventurer davantage sur le plan juridique où sont précisées les distinctions entre ce qui fait le prêtre et ce qui fait le religieux, on pourrait signaler ce qui dans la définition commune et courante du prêtre, coïncide avec le fond de vie apostolique précisé par notre recherche. Dans cette coïncidence, je ne m'arrêterai qu'à une chose :
Pour l'infidèle comme pour le fidèle, le prêtre est d'abord l'homme de son bon Dieu dit l'un, l'homme de Dieu dit l'autre.
Pour tous, le prêtre est « celui qui est seul ».
La solitude du célibat est, dans la vie du prêtre, la principale pierre d'achoppement. Dans les milieux indifférents, surtout dans les milieux peu denses et fermés des petites villes et des campagnes, le célibat du prêtre est le thème favori des histoires et des... petites histoires, des chansons à boire comme des campagnes de diffamation. Ces milieux partagent avec les incroyants un a priori de scepticisme sur la réalité de ce célibat. Une discussion sérieuse de la question, quels que soient les gens qui y participent, dans la plupart des milieux sociaux y compris ceux qui n'ont pas d'hostilité religieuse, considèrent un célibat réel soit comme impossible, soit comme cause ou conséquence de déséquilibre. De plus en plus, des gens sympathiques à l'Église et une petite minorité chrétienne tiennent pour nuisible à la mission du prêtre un état de vie qui le sépare de la condition humaine commune. Ils affirment que son témoignage s'en trouve dévalorisé et ses possibilités de conseil et d'appui, diminuées. Ceux qui discutent dans la perspective du prolétariat renforcent volontiers ces prises de position.
Le prêtre est l'homme qui est seul.
La part considérable qu'a pris la solitude dans notre recherche apostolique n'est pas à souligner. Pourtant, quoique prévue, elle sera vraisemblablement et généralement accidentelle ; elle n'en sera que plus difficile à tolérer d'emblée, mais, notre vieille horreur de souffrir aura vite fait de nous rappeler le caractère d'épreuve d'une solitude qui, en réalité, sera une suite de solitudes. Très vite, nous nous souviendrons qu'il n'y a pas eu accord entre Dieu et nous, quelque chose en nous attendra obstinément que ça passe.
Mais, dans la mesure où ces tares sont publiques, dans la mesure aussi où elles se refusent elles-mêmes à être accidentelles et revendiquent une durée dont leurs différents systèmes affirment être la garantie, elles poussent notre foi à vouloir des contrepoids religieux publics, des équivalences durables. Une vie sacerdotale liée à cette tentative apostolique y serait comme la signature, officielle, donnée pour l'éternité, de tout ce qui serait rassemblé d'authentiquement missionnaire, mais, obscurément, précairement, fragmentairement, pauvrement.
La solitude du célibat sacerdotal est éclatante.
Juge qui voudra les vies réputées médiocres qui suivirent le don sincère et solennel à Dieu. Ce Dieu, lui, ne pourra pas oublier l'homme qui Lui aura remis à tout jamais ce que personne ne lui prenait de force, ce qui, s'il le reprenait, deviendrait pour lui un vol : la possibilité de vivre toute une part de sa nature d'homme, la réalisation de tout un sillon de sa vie, un sillon qui le traverse entièrement, de ce qu'il a de strictement humain, à ce qu'il partage avec les êtres les plus élémentaires ; et ce qui était sa seule garantie sur la mort — au cas où toute foi serait vaine —.
Car Dieu qui sait ce que c'est que la vie sait mieux que n'importe quel homme la mort partielle et anticipée qu'est en réalité le célibat volontaire.
Pour un être humain normal, accepter l'appel au célibat, c'est accepter une solitude qui rejoint une sorte d'humilité essentielle, un choix de la moindre place où Dieu trouve gloire. Le célibat rend petit l'homme naturel. Il est muré, cet homme naturel, dans la solitude de celui qu'il est. Il ne peut pas rejoindre celle qui lui est complémentaire et sans laquelle est impossible cette réalité que Dieu lui-même dit infrangible ; le réel de tous les autres n'est pas le sien. Pas davantage il ne peut se laisser rejoindre. Il est comme chassé de l'avenir. Après la mort, la Foi est vraie ou il n'y a rien. Ses enfants, ce lui-même qui le quitterait et dans lequel il continuerait à vivre et qu'il préférerait à lui, ses enfants n'existeront jamais. Il est implacablement réduit à lui-même.
Juge qui voudra cet homme, car cet homme, Dieu aussi le jugera.
Mais ce n'est pas l'homme naturel qui choisit le célibat volontaire, c'est un homme qui est aimé de Dieu et qui le sait. Le savoir ne lui a pas fait choisir de donner à Dieu un amour exceptionnel ; mais, le savoir lui a rendu comme impossible de ne pas donner à Dieu son entière possibilité d'amour ; peu lui importe qu'elle soit petite ou grande, ce qu'il veut c'est qu'elle soit entière.
Quoi que disent les rumeurs que nous évoquions il y a quelques pages, nous prétendons que cet homme a encore sa raison : nous revendiquons qu'il puisse la garder ! Dans ce cas, il saura avancer sans illusions. Il ne croira pas que, pour ceux qui se donnent à Dieu, la grâce tienne lieu d'amour naturel. Il n'escompte pas de son corps les dispositions qui seront les siennes à la résurrection de la chair. Il se préparera à ne pas appeler tentations le malaise d'un corps normal dans une vie qui ne l'est pas, mais à ne pas l'appeler davantage : état d'esprit ; il l'appellera de son vrai nom, même si le mot n'est plus à la mode : pénitence. Il y a peu de sacrifices qui ne fassent pas faire pénitence. Et c'est là où tout change avec l'homme naturel. Pour celui-ci, la souffrance est une intruse ; pour n'importe quel chrétien, elle va de pair avec l'amour, amour de Dieu ou l'amour d'autrui.
Le prêtre sait bien que dans la majorité des domaines, sa souffrance est la même que celle de n'importe quel homme, mais, pour lui, comme pour tout chrétien elle est chose due depuis notre baptême car si la vie du baptême est la vie de Dieu elle est aussi la vie de l'homme des douleurs ; le chrétien a un accord de principe avec elle, même si pratiquement il proteste ou crie. Aussi la souffrance du célibat, si elle existe, s'inscrit-elle sous la rubrique qui groupe toutes les souffrances : celle de la croix.
Le facteur solitude qui domine si fortement toute la question du célibat garde sa force et toutes ses dimensions dans le célibat sacerdotal, mais ses conséquences qui sont les mêmes au départ se retournent entièrement, se convertissent prises dans l'intention religieuse de la vie, — je ne suis pas une juriste et je donne au mot religieux son sens général —.
Tout à l'heure nous avions à faire à une solitude négative, qui sapait et mutilait. Ici, la solitude devient comme le contraire d'elle-même, elle fait du prêtre l'hôte privilégié de Dieu. Tout ce qui dans sa vie est esseulé ou dépeuplé devient la possibilité d'une hospitalité plus vaste aux venues de Dieu. Ce qui empêchait l'homme de se compléter au-dehors, devient facilité de réunion à Dieu, d'intimité et d'échange avec lui. Non que le prêtre réserve ces zones consacrées avec lui dans le sacrifice de lui-même, à l'exaltation ou à des évocations pseudo-mystiques, mais parce que, même dans l'étonnement de sa raison et l'insipidité que diffuse la fatigue il se sait dans la présence préférée de son Dieu enseigné en le sachant ou à son insu, mis en charge auprès de lui, comme un accumulateur de force.
Il sait que les paternités ne sont pas toutes selon la chair et qu'il est consacré pour transmettre une vie devenue sienne grâce à la libéralité du Christ. Il suffisait que lui-même l'ait reçue pour avoir accès dès aujourd'hui dans l'éternel ; mais il est convié à engendrer des citoyens d'éternité. Il connaît les ruses de l'homme ; il sait que Dieu les discerne mieux que lui ; il ne s'étonne pas d'élever des enfants qui disparaissent de sa vie, tandis qu'il donne la vie à des fils qu'il ne connaîtra jamais.
Le prêtre qui est seul marchera avec Dieu vers la mort. Peut-être l'attendra-t-il comme certains de ceux que j'ai connus, déjà silencieux et immobiles comme elle. Quand elle arrive, quand la mémoire se réveille pour évoquer la liste du mal et des omissions, s'il trouve la paix, ce ne sera peut-être pas dans le souvenir de dévouements ou de renoncements onéreux, mais bien plutôt dans le souvenir de mois, de jours, peut-être de minutes, glacés, étreints, écrasés par la solitude, où une voix, la sienne, disait : « Dieu, mon Dieu, je ne regrette rien ».
De telles minutes sont nécessaires à la terre, c'est peut-être le plus profond labour qu'on puisse y faire, pour qu'elle puisse recevoir le Seigneur : il est le sien par droit de sang.
Si des brèches cèdent un jour dans son opaque résistance, ce sera par des solitudes assez passionnément ambitieuses de faire place à Dieu.
Madeleine Delbrêl, in La femme, le prêtre et Dieu
L'homme qui est seul (1957)