vendredi 9 septembre 2011

En lisant... G.K. Chesterton, La raison pour laquelle je suis devenu catholique


La raison pour laquelle je suis devenu catholique
La difficulté que j'ai à expliquer pourquoi je suis catholique tient essentiellement à ce qu'il y a mille raisons pour expliquer ce fait, qui toutes se résolvent en une seule, qui est que le catholicisme est la vérité. Je pourrais énumérer une série de phrases commençant toutes par ces mots : « C'est la seule religion qui... ». Je pourrais dire, par exemple :
1. C'est la seule religion qui empêche qu'un péché soit un secret.
2. C'est la seule religion dans laquelle un supérieur ne peut être supérieur dans le sens où il pourrait se targuer de sa supériorité.
3. C'est la seule religion qui affranchit un homme de la servitude dégradante d'être un enfant de son temps.
4. C'est la seule religion qui parle avec l'autorité de la vérité ; comme un messager qui refuserait d'édulcorer ou de falsifier le message dont il est chargé.
5. C'est le seul type de christianisme qui contient véritablement tous les types humains, y compris celui de l'homme respectable.
6. C'est la seule religion qui se propose de changer le monde de l'intérieur, non par des lois, mais par un engagement volontaire et personnel, etc.
Je pourrais également parler en mon nom personnel et décrire ma propre conversion, mais j'ai le sentiment que cette méthode banaliserait la chose en la rendant anecdotique. Nombre d'hommes qui me sont bien supérieurs se sont sincèrement convertis à des religions que je qualifierais d'inférieures. Je préférerais de beaucoup dire ici de l'Église catholique précisément ce qu'on ne pourrait même pas dire de ses très respectables rivales. En bref, je dirais principalement de l'Église catholique qu'elle est très précisément catholique. Elle n'est pas seulement plus grande que moi, mais également plus grande que n'importe quoi au monde et que le monde lui-même. Mais vu l'espace restreint dont je dispose, je me bornerai à la considérer en sa seule qualité de gardienne de la vérité.
L'autre jour, un écrivain bien connu et généralement bien informé, déclarait que l'Église catholique est toujours l'ennemie des idées nouvelles. Il ne lui est probablement pas venu à l'esprit que sa propre remarque n'avait rien de particulièrement bien nouveau. C'est là une notion que les catholiques doivent toujours réfuter car on la leur ressert sans arrêt. En fait, ceux qui reprochent au catholicisme de ne jamais rien dire de neuf jugent rarement nécessaire de dire de leur côté quoi que ce soit de nouveau sur le catholicisme. En vérité, un examen approfondi de la question montrera sans peine la fausseté de telles accusations. Dans la mesure où les idées sont réellement des idées et pour autant qu'on puisse les qualifier de nouvelles, les catholiques ont souvent été accusés de les soutenir, surtout quand elles étaient trop neuves pour trouver ailleurs d'autres soutiens. Le catholique n'était pas seulement le premier sur le champ de bataille, mais bien souvent le seul, car il n'y avait encore personne pour comprendre ce qu'il avait bien pu y trouver.
Ainsi, près de deux siècles avant la Déclaration d'Indépendance et la Révolution française, à une époque vouée à la louange et à la glorification des princes, Bellarmin [1] et Suarez [2] exposaient les principes d'une véritable démocratie. Mais en ces temps de Droit divin, ils passèrent pour de dangereux casuistes armés de dagues et prêts à assassiner les rois. Ainsi les casuistes, après avoir posé les bases de la dramaturgie moderne, s'attachèrent à définir les principes et les applications de la théologie morale deux siècles trop tôt pour leur plus grand malheur. En un temps de fanatisme violent et de vitupérations outrancières, ils se firent traiter de menteurs et de corrupteurs alors qu'ils étaient tout simplement en train d'inventer la psychologie. Il serait aisé de multiplier les exemples jusqu'à l'époque actuelle, en matière d'idées trop neuves pour être comprises. Il y a des passages de l'encyclique de Léon XIII [3] sur le travail qui sont plus modernes que le socialisme lui-même. Et quand M. Belloc écrivit sur L'État servile [4], il exposa une théorie économique si originale que presque personne n'en a encore sondé la profondeur. Dans quelques siècles d'ici, d'autres probablement la répéteront en la dénaturant. Si alors les catholiques se récrient, on attribuera leur protestation au fait qu'ils ont toujours été les ennemis du progrès.
Néanmoins, l'auteur de cette remarque sur les catholiques avait sans doute une idée derrière la tête, que par égard pour lui nous nous devons d'exposer plus clairement qu'il ne l'a fait lui-même. Ce qu'il voulait dire, c'est que dans le monde moderne, l'Église catholique passe souvent pour l'ennemie de nombreuses modes dont l'influence est grandissante, et qui pour la plupart prétendent être nouvelles, alors que nombre d'entre elles commencent déjà à se démoder. En d'autres termes, dans la mesure où il voulait dire que l'Église condamne souvent ce que le monde défend à un moment donné, il avait parfaitement raison. L'Église stigmatise souvent les modes et les engouements d'un monde qui passe, car elle sait par expérience avec quelle vitesse il passe. Mais pour comprendre exactement ce qui est impliqué dans l'idée de nouveauté, il est nécessaire d'envisager la question de plus haut et de considérer la nature ultime des idées en question, à commencer par la notion même d'idée.
La plupart des idées que le monde trouve nouvelles, remises au goût du jour, ne sont en réalité que d'anciennes erreurs. Or l'Église catholique a entre autres devoirs, celui d'empêcher les gens de recommettre ces vieilles erreurs, de les répéter sans cesse et sans cesse, ce qui serait inévitablement le cas s'ils étaient livrés à eux-mêmes. Je ne saurais mieux exprimer l'attitude de l'Église vis-à-vis de l'hérésie, ou comme diraient ses adversaires, la liberté, qu'en utilisant la métaphore d'une carte. L'Église dispose d'une sorte de carte de l'esprit humain qui ressemble à celle d'un labyrinthe et qui est en fait le guide de ce labyrinthe. Ce guide est le fruit d'une connaissance qui, même d'un simple point de vue humain, est sans pareil dans l'histoire. On ne connaît pas d'autre exemple d'institution qui ait fait depuis deux mille ans de la pensée même, l'objet de sa préoccupation constante. Son expérience recouvre naturellement toutes les expériences et presque toutes les erreurs. Le fruit de cette expérience séculaire est une carte sur laquelle sont indiquées toutes les impasses et autres voies sans issue, selon le témoignage de ceux qui s'y sont hasardés.
Sur cette carte mentale, les erreurs sont désignées comme des exceptions. La plus grande partie consiste en terrains de jeux et de chasse où l'esprit peut jouir d'autant de liberté qu'il veut ; sans parler d'un nombre incalculable de champs de bataille intellectuels sur lesquels l'issue du combat est toujours indécise. Mais le devoir de l'Église est de signaler les routes qui ne mènent nulle part ou qui conduisent à la destruction — que ce soit contre un mur ou dans un précipice. Elle empêche ainsi les hommes de gâcher leur temps ou leur vie sur des sentiers qui par le passé ont conduit tant de voyageurs à la catastrophe et qui, à l'avenir, pourraient s'avérer tout aussi dangereux. L'Église a le devoir de mettre en garde ses enfants contre ces dangers ; elle défend dogmatiquement l'humanité contre ses pires ennemis qui sont les vieilles éternelles erreurs qui, pour tromper les hommes, portent fréquemment le masque trompeur de la nouveauté.
Aussi n'ont-elles pas de peine à tromper la jeunesse qui est toute neuve et sans expérience. Ce qu'elles commencent par dire semble d'ailleurs toujours assez plausible, voire innocent. Ainsi quoi de plus innocent que d'affirmer, comme on l'entend dire un peu partout, qu' « Il n'y a d'actions mauvaises que celles qui sont nuisibles à la société ». Poursuivez cette idée jusqu'au bout et, tôt ou tard, vous aurez bâti une termitière avec une main-d'œuvre bon marché travaillant pour un petit nombre pour qui la vie d'un individu n'a aucune valeur et qui pensent, comme les pharisiens du temps de Jésus, qu'il est expédient qu'un innocent meure pour le peuple. Alors, vous reviendrez peut-être aux vieilles définitions catholiques qui disent que s'il est de notre devoir de travailler pour la société, nous ne devons pas pour autant négliger de rendre justice à tout individu quel qu'il soit. De même, qu'y a-t-il à redire à celui qui souhaite le triomphe de l'esprit sur la chair ? Prenez cette phrase au pied de la lettre et tirez-en toutes les conséquences. Cela donne la folie des manichéens qui justifient le suicide au nom du sacrifice et les perversions sexuelles sous prétexte qu'elles ne perpétuent pas la vie, et qui disent que c'est le diable qui a créé le soleil et la lune parce que ce sont des réalités matérielles. Alors vous commencerez à comprendre peut-être pourquoi le catholicisme affirme qu'il y a non seulement des bons, mais des mauvais esprits, et que les réalités matérielles peuvent aussi être sacrées, à preuve l'Incarnation, la Consécration, le sacrement du mariage ou la résurrection de la chair.
Il n'existe aucune autre institution au monde qui soit aussi soucieuse que l'Église catholique de préserver ses enfants de toute erreur. Le policier arrive toujours trop tard, ce n'est pas lui qui peut empêcher les hommes de faire le mal. Le docteur aussi, car quand il arrive, c'est pour enfermer un fou et non pour empêcher un homme sain de perdre la raison. Toutes les autres doctrines et écoles sont incapables de remplir cet office. Et ce, non parce que chacune d'elles ne contient pas une vérité, mais justement parce que chacune ne contient qu'une seule vérité. Aucune d'elles ne prétend réellement contenir toute la vérité. Aucune d'elles ne prétend pouvoir regarder dans toutes les directions à la fois. L'Église n'est pas seulement armée contre les hérésies du passé ou même du présent, mais également contre celles de l'avenir, qui peuvent être l'exact contraire de celles d'aujourd'hui. Le catholicisme n'est pas le ritualisme ; il peut à l'avenir avoir à combattre toute exagération du rituel qui relèverait alors de l'idolâtrie ou de la superstition pure et simple. Le catholicisme n'est pas non plus l'ascétisme ; il a dû à plusieurs reprises au cours de son histoire, réprimer ce qui, dans l'ascétisme, témoignait d'un mépris exagéré de la chair. Le catholicisme n'est pas davantage le mysticisme ; on le voit aujourd'hui défendre la raison humaine contre le mysticisme exalté des pragmatistes. Ainsi, quand le monde devient puritain comme ce fut le cas au XVIIe siècle, l'Église fut accusée de pousser la charité au point d'assouplir la discipline du confessionnal et de favoriser la casuistique. Maintenant que le monde est en train de redevenir païen, on voit l'Église s'opposer partout au relâchement de la morale et des mœurs. Elle fait maintenant ce que les puritains demandaient il y a trois siècles, car elle ne le fait que lorsque c'est nécessaire. Selon toute probabilité, tout ce qu'il y a de bon dans le protestantisme ne survivra que dans le catholicisme, et en ce sens tous les catholiques seront encore puritains lorsque tous les puritains seront redevenus païens.
Ainsi, pour le moment, le catholicisme — et c'est un point qu'on n'a peut-être pas suffisamment relevé — se tient à l'écart de la querelle opposant partisans et adversaires du darwinisme. Il se tient à l'écart parce qu'il se tient tout autour, comme une maison qui renfermerait des meubles mal assortis. Il est antérieur et postérieur à toutes ces réalités qu'il déborde de toutes parts. Il est étranger à la dispute entre adversaires et défenseurs de la théorie de l'origine des espèces, car il remonte à une origine antérieure, à cette origine même et qu'il est plus fondamental que le fondamentalisme lui-même. Il sait d'où vient la Bible, et il sait aussi où vont la plupart des théories de l'évolution. Il sait très bien qu'il y avait bien d'autres évangiles à part les quatre synoptiques, et que ceux-là ne furent éliminés que par l'autorité de l'Église catholique. Il sait qu'il existe bien d'autres théories évolutionnistes, outre la darwinienne, et que celle-ci risque bien d'être éliminée à son tour par de futures théories scientifiques. Il n'accepte pas, au sens conventionnel du terme, les conclusions de la science, pour la simple raison que la science n'a pas encore conclu. Conclure, c'est se taire et l'homme de science n'est pas prêt de la boucler. Il ne croit pas non plus, au sens conventionnel du terme, ce que dit la Bible pour la bonne raison que la Bible ne dit rien. On ne peut pas appeler un livre à la barre des témoins et lui demander ce qu'il veut réellement dire. La controverse fondamentaliste détruit le fondamentalisme. La Bible par elle-même ne saurait être un terrain d'entente car elle est une cause de discorde ; elle ne peut être non plus le terrain commun des chrétiens quand certains la prennent allégoriquement et d'autres littéralement. Les catholiques se réfèrent, eux, à quelque chose qui peut dire quelque chose ; c'est-à-dire à cet Esprit vivant, logique et continu dont j'ai parlé et dont l'Église est l'organe.
Plus le temps passe et plus nous ressentons la nécessité morale d'un tel guide. Nous avons besoin de quelque chose qui tienne immobiles les quatre coins du monde pendant que nous nous livrons à des expériences scientifiques ou que nous bâtissons nos utopies. Par exemple, nous devons trouver un accord définitif, fût-il basé sur le truisme de la fraternité humaine, capable de résister à toute réaction fondée sur la force brutale. Tout laisse à penser aujourd'hui que la corruption du gouvernement représentatif conduira les riches à sortir du cadre égal et à piétiner allègrement toutes les traditions d'égalité. Nous avons besoin de truismes qui soient reconnus comme vrais. Nous devons empêcher la triste répétition des vieilles erreurs. Avant d'instaurer la démocratie, il faut d'abord la préparer dans notre tête. Mais dans les conditions d'anarchie mentale qui caractérisent la modernité, cet idéal n'est pas plus sûr qu'un autre. De même que les protestants en appellent des prêtres à la Bible, sans se rendre compte que la Bible elle-même peut être mise en question, les républicains en appellent des rois au peuple sans réaliser que le peuple lui aussi peut être contesté. Il n'y a pas de fin à cette dissolution des idées, à cette destruction de tout critère de vérité, qui ont été rendues possibles depuis que les hommes ont abandonné la notion d'une Vérité centrale et civilisée, contenant toutes les vérités et capable de réfuter toutes les erreurs. Depuis lors, chaque école de pensée, chaque confession, chaque courant philosophique a privilégié telle ou telle vérité qu'il a maintenant amplifiée avec le temps et dont il a fini par faire un mensonge. Nous n'avons plus que des mouvements, autrement dit des monomanies. Mais l'Église n'est pas un mouvement mais un lieu de rencontre, le rendez-vous de toutes les vérités du monde.
 Sur cette pierre
Pour un catholique romain, l'Église catholique romaine n'est rien d'autre que l'expression de la religion chrétienne, autrement dit le don du Christ à saint Pierre et à ses successeurs du droit de pouvoir répondre en tous temps et en tous lieux à toutes les questions concernant ce qui existe véritablement. C'est également une institution entourée à la périphérie de son vaste domaine par diverses branches détachées de son propre tronc et composées de gens qui, pour différentes raisons, lui contestent ce droit d'affirmer ce qui existe véritablement, et qui, par conséquent, diffèrent entre elles de plus en plus au sujet de ce qui existe véritablement. On peut ajouter encore qu'ils diffèrent non seulement sur la nature du christianisme idéal qu'il conviendrait de lui substituer, mais aussi sur la nature de ce catholicisme romain qu'ils contestent. Pour les uns, c'est l'Antéchrist en personne, pour d'autres, ce n'est qu'un rameau de l'Église du Christ ayant autorité dans certains pays, mais pas en Angleterre, par exemple, ni en Russie. Pour certains, c'est une perversion de la Vérité, pour d'autres, ce n'est qu'une phase historique nécessaire que la religion devait traverser avant de continuer son chemin, etc. On remarquera qu'en dépit des différences entre les raisons invoquées qui parfois peuvent être considérables, elles ont toutes un dénominateur commun qui tient à l'idée qu'elles se font de Rome. Pour toutes, Rome est la bête noire. Ce seul nom évoque un parfum de mystère et de scandale. C'est un sujet dont il est inconvenant de parler, quelque chose comme un secret honteux, une plaisanterie douteuse, un saut dans l'inconnu, un ultime refuge, ou pire encore, une espèce de mystification.
Pour un catholique romain, il n'y a pas de différence particulière entre ce que les protestants et d'autres acceptent et ce qu'ils rejettent. Les dogmes ont, bien entendu, leur importance théologique intrinsèque, mais pour lui, ils font tous partie d'un même ensemble. La messe est aussi chrétienne que l'Évangile. L'Évangile est aussi catholique que la messe. C'est là, je pense, le fait que le monde protestant a le plus de mal à comprendre et qui a suscité entre lui et nous le plus de malentendus et de ressentiment. Et pourtant, cela apparaît tout naturellement de l'histoire même de l'Église et de celle des combats qu'elle a dû mener constamment contre d'autres hérésies tout à fait opposées. Elle n'a pas eu seulement à vaincre ces sectes pour défendre ces dogmes, mais à triompher d'autres sectes pour défendre d'autres dogmes, y compris ceux auxquels ces sectes sont si justement attachées. Si les vérités protestantes ont été préservées, c'est seulement grâce à l'Église catholique romaine. Il est peut-être très juste de se fonder sur la Bible, mais il n'y aurait plus eu de Bible si les gnostiques avaient démontré que l'Ancien Testament était l'œuvre du diable et qu'ils eussent jonché le monde d'Évangiles apocryphes. Il est peut-être très juste de dire que seul Jésus nous sauve du péché, mais nul ne pourrait l'affirmer aujourd'hui si les pélagiens [5] n'avaient altéré la notion même de péché. Même les dogmes que les réformateurs ont décidé de conserver ne l'ont été que par l'autorité qu'ils nient.
Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'un catholique ne soit pas plus obsédé par l'antithèse catholique/protestant que par celle qui oppose catholiques et pélagiens. Le catholicisme est habitué à ce qu'on lui propose de réduire le credo à un minimum de clauses ; mais tout le monde ne s'entend pas sur le nombre de clauses à conserver ou à éliminer. Ainsi un catholique ne voit pas dans le culte spécial qu'il rend à la Mère de Dieu un amoindrissement de celui qu'il rend à son divin Fils, car il sait très bien que le second fut aussi contesté par les ariens [6] que le premier par les puritains. Le trône de saint Pierre ne lui paraît pas plus contestable que la théologie de saint Paul, car il sait que l'un et l'autre ont été l'objet de contestations. Il y a eu des anti-papes comme il y a eu des évangiles apocryphes ; il y a eu certaines sectes qui ont détrôné Notre Dame et d'autres qui ont détrôné Notre Seigneur. Au bout de près de deux mille ans de ce genre d'exercice, les catholiques en sont venus à considérer le catholicisme comme un tout indissociable dont chaque partie est aussi attaquée qu'inattaquable.
Il est malheureusement impossible pour un catholique romain, d'énoncer le principe qui maintient ensemble toutes ces parties, sans avoir l'air provoquant ou, ce qui est pire, supérieur ; or il ne peut professer le catholicisme romain sans l'énoncer complètement. Mais l'ayant énoncé, sous sa forme dogmatique et, si j'ose dire, provocatrice, comme il y est tenu, il peut ensuite tenter d'expliquer pourquoi ce système, vu, de l'intérieur, ressemble moins à un système qu'à une maison et même à une maison de vacances. Que ce sentiment de supériorité au reste n'abuse personne ; il n'est ressenti comme tel que par ceux qui voient la chose du dehors et qui s'arrêtent à l'écorce ; c'est au contraire un système où le saint n'est saint, et donc supérieur, selon l'échelle des valeurs de ce monde, que par ce qu'il se juge inférieur. Ce système ne dit pas non plus que tous les hérétiques sont damnés, car il reconnaît précisément une conscience commune à tout homme en vertu de laquelle il peut être sauvé. Mais il affirme haut et clair que celui qui connaît la vérité tout entière pèche en n'acceptant de n'en dire que la moitié. L'Église n'est donc pas un mouvement analogue à tous ceux qui ont rempli le monde depuis le XVIe siècle ; c'est-à-dire depuis que la chrétienté, parlant d'une seule voix, a renoncé à proclamer la vérité tout entière. Elle n'est pas le mouvement de quelque chose qui s'efforcerait de trouver son équilibre, car elle est l'équilibre même. Le point que je voudrais souligner ici, c'est que même ces hérétiques qui s'emparent de demi-vérités, s'emparent rarement des mêmes moitiés. Les premiers protestants insistaient sur l'enfer plus que sur le purgatoire. Leurs successeurs actuels mettraient davantage l'accent sur le purgatoire que sur l'enfer. Leurs successeurs peuvent très bien éliminer le ciel et ne garder que le purgatoire. Cela serait une conséquence assez logique du culte du Progrès pour le Progrès et de la théorie selon laquelle le voyage est plus intéressant que la destination.
En écrivant ces lignes, je suppose pour la commodité de mon propos, que nous vivons encore dans un monde de tradition protestante, à qui sont familiers les principes essentiels du christianisme comme l'image de Dieu, la chute, la nécessité de la Rédemption, le Jugement dernier etc. Aussi me contenterai-je de décrire la foi catholique (d'où toutes les autres dérivent) telle que le monde la voit, avec ses principales caractéristiques, lesquelles sont d'autant plus distinctes qu'elles sont contestées. Je dirai donc quelques mots sur ce qu'on désigne encore aujourd'hui comme les marques distinctives du catholicisme romain. Je dirai peu de choses de la plus importante de toutes, car elle passe communément pour un mystère et un objet de foi. Les catholiques croient que le Christ est présent dans le Saint Sacrement, non seulement comme une pensée présente dans un esprit, mais comme une personne présente dans une pièce, voilée seulement à nos sens par les apparences du pain et du vin. Quant à l'historicité de ce dogme, je me bornerai à dire que les catholiques sont convaincus qu'il a été défini dans cet esprit par saint Ignace qui était de la génération qui succéda à celle des Apôtres. À première vue, et armé de mon seul bon sens, je serais tenté de dire que si les paroles du Christ au cours de la Sainte Cène ont été mécomprises, elles l'ont été par les douze apôtres. Mais cette doctrine est si extraordinaire et si transcendante que je me garderais bien de blâmer ceux qui la jugent blasphématoire et extravagante. Seulement ils ne peuvent pas jouer sur les deux tableaux à la fois. Ils ne doivent pas nous reprocher de prétendre posséder le Christ comme un Dieu vivant en vertu d'un processus vital absent des autres communions qui jugent ce processus impossible. Ils ne doivent pas s'étonner de nous entendre parler du retour du Christ sur une terre hérétique suivi d'une procession portant le Saint Sacrement. Il doit bien y avoir une différence entre la présence du Christ selon leur sens et selon le nôtre, s'ils sont véritablement choqués par ce dogme. Retour qu'ils sont forcés de juger impossible et qu'il nous est permis de trouver unique.
Autre point de dissension entre protestants et catholiques encore plus important que le dogme de la transsubstantiation, c'est l'institution de la papauté. C'est la papauté qui fait le papiste. Pour ce dernier, elle remonte au moins aux paroles concernant la pierre sur laquelle est fondée l'Église et les portes de l'enfer qui ne prévaudront pas contre elle. Celle-ci est reconnue comme le siège d'une autorité supérieure par les premiers Pères et les premiers conciles ; mais ce n'est que vers le milieu du XIXe siècle qu'elle a été officiellement proclamée. On peut donc dire que cette idée a grandi, mais il faudrait être un parfait imbécile [ndvi : heureusement je ne suis pas parfait] pour s'imaginer qu'une idée peut croître à partir de rien. Car dans la mesure où une idée éternelle peut croître dans la compréhension des hommes, elle croît de manière continue au fur et à mesure de leur expérience. J'ai déjà évoqué la nécessité d'un magistère ayant pour fonction de définir la vérité. Et j'ai fait remarquer que bien avant que les protestants ne se fussent empressés de défendre leur christianisme tronqué, ce christianisme rudimentaire n'aurait même pas pu être préservé s'il n'y avait pas existé de magistère pour le conserver. Il s'agit seulement de s'entendre sur la nature d'un tel magistère. Même si la démocratie était compatible avec la notion de Révélation, une instance démocratique décidant à tout moment démocratiquement serait proprement inimaginable. Le gouvernement ne reposerait pas entre les mains de millions de pauvres et humbles catholiques, mais entre celles d'un petit collège, autrement dit d'un synode. Or tout homme de bon sens préférera toujours, comme étant plus humaine, la monarchie, c'est-à-dire le gouvernement d'un homme, à l'oligarchie. Notons au passage que ceux qui ont rompu avec cette monarchie purement morale lui en ont substitué une autre, purement matérielle et assez immorale au fond. Le premier grand schisme en Orient fut l'œuvre d'hommes qui se détournèrent des papes pour s'incliner devant des Césars et des tsars. Et le dernier grand schisme en Occident fut l'œuvre d'hommes qui attribuèrent un droit divin à Henri VIII. Ceux qui jugeaient la papauté trop despotique ont accepté en réalité un despotisme supérieur.
Point n'est besoin d'expliquer, je l'espère, que le seul despotisme du pape réside dans le fait que tout catholique croit que Dieu ne lui permettra pas d'enseigner ex cathedra des mensonges à l'Église dans les occasions spéciales où il est appelé à clore une controverse par une déclaration finale de foi. Ses déclarations ordinaires, quoique naturellement reçues avec un profond respect, ne sont pas infaillibles. Son caractère personnel dépend de son propre libre arbitre, comme pour tout un chacun. Il peut commettre des péchés comme n'importe qui, et il doit s'en confesser comme tout catholique, le fait d'être pape ne garantissant pas son salut. Étant donné notre besoin d'avoir une réponse claire et définitive en matière de foi et de morale, et plus particulièrement lorsque la chrétienté est en crise, la question est de savoir quel organe dans l'Église est le mieux habilité à trancher. Plus l'expérience historique s'accumule et plus les catholiques sont, dans leur ensemble, reconnaissants du fait que cet organe soit un être humain ; un esprit et non pas un type, une volonté ou une classe sociale. Un collège d'évêques devient vite un club, comme tout parlement. Un club animé d'un orgueil diffus et séditieux, où chacun s'entre-flatte et où personne n'est vraiment responsable. La responsabilité d'un pape est celle d'un homme seul ; elle est si écrasante et si auguste qu'il faudrait être fou pour n'en pas percevoir toute la gravité.
Autre trait qui nous distingue des protestants et qui pour eux ne laisse pas d'être une singularité, après le pouvoir du prêtre de célébrer la messe et celui des papes de définir la doctrine, existe cet autre pouvoir du prêtre, relatif au sacrement de pénitence. Le système sacramentel de l'Église est fondé sur la notion que certains actes matériels sont également des actes spirituels. Ce matérialisme mystique nous différencie de toutes ces formes d'idéalisme qui tiennent que tout bien est intérieur et invisible et que la matière est indigne de l'exprimer. Que l'on songe à l'eau du baptême, à l'huile de l'onction, etc. Mais j'ai délibérément choisi comme exemple le sacrement sur lequel notre monde s'est le plus mépris ; et, chose curieuse, c'est le moins matériel et le plus spirituel de tous, puisqu'il consiste en des paroles destinées à exprimer nos pensées les plus secrètes. De tous les sacrements c'est, selon le jargon moderne, le plus psychologique. Il est quand même extraordinaire de penser que ceux qui l'ont aboli, il y a plusieurs siècles, aient cru bon, il y a quelques années de devoir en inventer une contrefaçon qu'ils appellent la psychanalyse. Le catholicisme dirait à ce sujet que la disparition du confessionnal dans les pays anglo-saxons a produit dans les âmes une stagnation et une congestion de secrets si morbides qu'ils ne peuvent conduire qu'à la folie.
On peut dire en résumé que le catholicisme romain a eu l'idée, somme toute unique, de travailler l'humanité de l'intérieur. Il existe naturellement un certain nombre de systèmes éthiques et politiques disant aux hommes comment se conduire sur le plan social et politique ; mais il n'en existe aucun, hormis le catholique, qui s'attaque à la racine du mal et qui, par là, démontre pourquoi ces systèmes ont toujours échoué sur le plan individuel. La plupart des modernes se contentent d'imaginer une utopie. C'est un peu comme si, en lisant le journal d'un utopiste, on apprenait la raison pour laquelle il ne se conduit pas toujours comme un bon utopiste doit le faire. Cela ne peut marcher que lorsqu'il rédige son journal de sa propre et libre volonté. Il en est de même pour le catholique. Il ne peut y avoir de sacrement que s'il le désire vraiment, et d'absolution que s'il se repent sincèrement. Car l'évolution de cette institution suit grosso modo le même chemin que l'institutionnalisation de la messe et de la papauté. Autrement dit, elle est présente en tant qu'idée dès les premiers temps de l'Église ; les controverses ont simplement trait à la proportion de cette présence, et il est incontestable qu'elle se systématisa et s'affina au fil du temps. Ce qu'on appelle l'évolution de la doctrine chrétienne n'est rien d'autre que le développement de toutes les conséquences et de toutes les applications contenues dans cette idée ; idée qui préexiste à son développement ultérieur. Ainsi le catholicisme résout l'antinomie : éternité-nouveauté, immobilité-évolution, les secondes sortant des premières.
Je voudrais encore aborder sommairement deux sujets qui passent aux yeux des protestants pour des spécialités papistes et donc, plus ou moins, scandaleuses. La première a trait à l'idée d'ascétisme et notamment à celle du célibat ; la seconde au culte de la Vierge Marie. Dans la première, les catholiques romains ordinaires, qui de par leur état ne sont pas tenus de pratiquer une vie d'austérité, voient non seulement un exemple d'héroïsme, mais également une preuve éclatante de la réalité de l'espérance religieuse. Qui tient la lumière divine comme une lumière qui éclaire aussi ses affaires ordinaires et journalières, cessera immédiatement d'en être éclairé s'il ne croit pas qu'une telle lumière est réellement divine. Si nous pensions simplement que la religion est utile, elle ne nous servirait à rien. Rien ne prouve autant l'origine divine de cette lumière que le fait que certains s'en nourrissent à l'exclusion de toute autre nourriture. Rien ne montre plus clairement la réalité de la religion que le fait que, pour certains, elle puisse tenir lieu de toutes les autres réalités. Il nous est par conséquent plus facile de croire que de telles personnes sont plus directement eu contact avec les réalités divines que celles qui ne les appréhendent qu'indirectement à travers l'amour humain, comme dans le cas du mariage entre l'homme et la femme. Chose paradoxale, ce sont justement ceux qui nous reprochent notre ascétisme qui refusent de voir dans le mariage un sacrement divin.
De la plus populaire, de la plus poétique et de la plus édifiante de toutes les traditions spécifiquement catholiques du christianisme, je dirai ici peu de choses. Le culte rendu à Marie en tant que Mère de Dieu est, parmi mille autres choses, un exemple criant de cette vérité sur laquelle je suis revenu plusieurs fois au cours de ces pages ; à savoir que même ce que nous appelons les vérités protestantes n'ont pu être préservées que grâce à l'autorité catholique. Parmi celles-ci est la subordination de Marie au Christ comme étant celle de la créature à son Créateur. Rien n'amuse plus les catholiques que de lire dans des ouvrages de propagande protestante qu'ils devraient être affranchis de cette superstition appelée mariolâtrie. S'il ne tenait qu'aux fidèles, s'ils laissaient vagabonder leur spiritualité naturelle, distincte de l'orthodoxie doctrinale, bref, si les catholiques étaient livrés en la matière à leur jugement privé ou leur expérience religieuse personnelle, ils auraient depuis longtemps déjà exalté Notre Dame jusqu'à des cimes de splendeur et de suprématie surhumaines, qui eussent pu altérer le strict monothéisme qui est au cœur du Credo. Marie aurait pu, portée par la ferveur populaire, devenir une déesse encore plus universelle qu'Isis. C'est l'autorité de Rome qui a empêché les catholiques de s'abandonner justement à la mariolâtrie en maintenant les strictes définitions qui distinguent une femme parfaite d'un Homme divin. Si j'avais laissé libre cours à ma fantaisie, ce qui n'était pas mon propos, j'aurais pu montrer sans peine de quel côté nous font pencher nos sentiments les plus naturels et les plus spontanés sur cette question. Je n'ai toutefois pas pu cacher les miens, car il est impossible de dire ce que l'on croit comme si on ne le croyait pas. Je me suis néanmoins efforcé de décrire les traits les plus familiers de cette religion unique en termes de logique et non de rhétorique. Et, sur ce point doctrinal concernant la Vierge Marie, je conclurai sans rien n'y ajouter. N'est-il par normal après tout qu'un credo exposé par quelqu'un qui y croit le soit avec conviction ? Mais tout ce que je pourrais écrire d'autre à ce sujet risquerait d'être hypothéqué par mon enthousiasme.

Gilbert Keith Chesterton, in L’Église catholique et la conversion 
(Éditions de l’Homme Nouveau)

1. Roberto Francesco Romolo Bellarmino, francisé en Bellarmin, (1542-1621), jésuite italien, théologien thomiste et cardinal. Il fut canonisé en 1930.
2. Francisco Suarez (1548-1617), jésuite espagnol, philosophe et théologien thomiste.
3. Allusion à l'encyclique Rerum Novarum.
4. The Servile State, publié en 1912.
5. Tenants du pélagianisme, hérésie issue de la doctrine du moine Pélage (vers 350-420) qui minimise le rôle de la grâce et considère le libre arbitre de l'homme comme l'élément déterminant de ses possibilités de perfectionnement.
6. Tenants de l'arianisme, hérésie issue d'Arius (256-336) qui niait la consubstantialité du Verbe avec le Père et par suite, sa divinité même.