mardi 15 mai 2018

En aimant... Ambroise-Marie Carré, Le bon Samaritain



Jésus reprit : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu de brigands qui, après l'avoir dépouillé et roué de coups, s'en allèrent, le laissant à demi mort.
Un prêtre vint à descendre par ce chemin-là ; il le vit et passa outre. 
Pareillement un lévite, survenant en ce lieu, le vit et passa outre.
Mais un Samaritain, qui était en voyage, arriva près de lui, le vit et fut pris de pitié.
Il s'approcha, banda ses plaies, y versant de l'huile et du vin, puis le chargea sur sa propre monture, le mena à l'hôtellerie et prit soin de lui.
Le lendemain, il tira deux deniers et les donna à l'hôtelier, en disant : "Prends soin de lui, et ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai, moi, à mon retour".
Lequel de ces trois, à ton avis, s'est montré le prochain de l'homme tombé aux mains des brigands ? »
Il dit : « Celui-là qui a exercé la miséricorde envers lui ». 
Et Jésus lui dit : « Va, et toi aussi, fais de même ».
Luc 10, 30-37

À plusieurs reprises, dans les portraits qui précèdent, nous avons lié étroitement les autres à l'œuvre de notre salut. Et nous pareillement à la leur. Il faut interroger notre fidélité évangélique face à autrui. Faisons-le, maintenant, en regardant le bon Samaritain. Pour être fidèle au Christ, que nous dit la foi quand elle regarde autrui ?
Je n'insisterai pas sur la place du prochain dans nos vies. Mais je veux dire le rôle déterminant que lui accorde le Commandement nouveau. Entre Dieu et nous existe le prochain. Or, nous serons mesurés, dit le Seigneur, à la mesure que nous aurons appliquée aux autres. C'est à cette parabole racontée par le Christ que je voudrais uniquement m'attacher : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho... »
Apprécions d'abord la distance qui sépare ici l'Ancien Testament du Nouveau. Il ne faut pas oublier, pour être juste, que ce lévite et ce prêtre respectaient un commandement de la loi, qui consiste à ne pas se souiller au contact d'un moribond ou d'un cadavre. Or, le regard de la foi chrétienne dépasse tout ce qui pourrait subsister comme barrières entre les créatures de Dieu. Fils de Dieu, frère du Christ, chacun l'est désormais aux yeux de notre foi.
On prétend souvent que l'amour est aveugle. Ceux qui le disent sont ceux qui ne comprennent pas quelqu'un qui aime, et qui aime un être qu'eux n'aiment pas. Ceux qui n' aiment pas voient les défauts (visibles à l'œil nu) de cette personne. Seul celui qui aime voit ce que perçoit l'amour, qui est la vérité la plus profonde d'un être. De même, la foi et l'amour qui est en elle saisissent d'emblée l'essentiel d'une créature rachetée. Les yeux de la foi sont les seuls à ne pas être aveugles.
Mais une plus grande leçon nous attend. C'est la question que pose le Seigneur au terme de son récit « Qui est mon prochain ? » lui avait-il été demandé. Et ces mots spontanément montent aussi à nos lèvres. Or Jésus formule autrement la question : « De qui cet homme s'est-il montré le prochain ? »
La différence est considérable. Elle oriente nos regards de façon absolument originale. Si je cherche mon prochain, j'ai des devoirs à l'égard de celui que j'appelle de ce nom. Mais si c'est moi qui agis comme le prochain de quelqu'un, c'est lui alors qui a des droits sur moi. En agissant comme fit le bon Samaritain, je reconnais et respecte les droits du blessé.
Il faut accepter ce renversement de la situation (ce n'est pas une subtilité). Il faut admettre avec courage qu'il est très onéreux. Je ne suis plus le maître de la situation, je renonce à ce choix que je croyais pouvoir faire dans mon entourage, mes relations, mes rencontres quotidiennes.
Tout homme blessé – et qui donc ne l'est pas, à un point de vue ou à un autre ? – a besoin de moi, a des droits sur moi.
Quand je vais vers lui, ou l'accueille (avec patience, attention, volonté de l'aider) comme un envoyé de Dieu, il n'a pas à me dire merci, mais plutôt : « Je t'attendais... »  Mon rôle, parfois, n'étant que de l'écouter.
Dans la parabole, il est question d'un voyageur attaqué par des bandits, donc d'une victime. Mais la leçon évangélique ne peut pas être rétrécie, limitée. Le prochain est tout homme blessé, même s'il est responsable de ses blessures. Prenons un exemple. Lorsque le Seigneur affirme : « J'étais prisonnier et vous m'avez visité », il ne précise pas : j'étais prisonnier injustement, victime de persécutions qui, au long des siècles, s'abattent sur certaines catégories d'êtres à cause de leur foi, de leurs opinions politiques ou de leur race. Jésus ne distingue pas.
Nous sommes plus à l'aise avec les victimes qu'avec les coupables. Quand des chrétiens réclament pour certains prisonniers le régime politique, ils ont sans doute raison. Mais des prisonniers de droit commun aussi, donc les pécheurs, sont nos prochains. Or, il est bien rare qu'on s'inquiète de leur sort (et de leurs familles, elles innocentes et méprisées par tous). Que de prisons où l'on pourrit ! En combien de prisons essaye-t-on d'éduquer, de relever et non d'exercer une inhumaine vengeance ?
De tout blessé sur la route, je suis le prochain. « C'est effrayant, dirais-je, sans solution et l'on ne peut plus dormir ? » Non. « Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là » (Pascal).
Il est une dernière leçon que j'aimerais dégager. Il se peut que ce bon Samaritain n'ait rien eu de grave sur la conscience et qu'il ait simplement cédé à un mouvement de compassion, sans l'idée de réparer. Mais nous, dans notre geste auprès de tout blessé, ne devons-nous pas mettre aussi autre chose ? Le Seigneur, implacablement, nous a dit : « Si ton frère a quelque chose contre toi... [non pas : si tu as quelque chose contre lui, car il t'a offensé !] dépose là ton offrande et va te réconcilier avec lui ». Si nous faisions cela à la messe, par exemple, que d'allées et venues dans les allées !... Mais souvent, très souvent, on ne peut pas, pratiquement pas, le faire.
Alors, que l'homme blessé soit aussi à nos yeux celui qui nous permet de nous réconcilier – à travers lui – avec les autres. Il nous attend : parce que nous sommes son prochain, et aussi parce qu'il est notre créancier, parce que nous avons soldé avec lui une dette d'amour.
Père Ambroise-Marie Carré, op, in Croire avec vingt personnages de l’Évangile