Le cercueil de Raoul
Follereau se trouve ici, au pied de la Croix du Seigneur ressuscité.
Nous tous qui participons à
cette cérémonie éprouvons une intense émotion, d'autant que si nous sommes
réunis dans cette église, Africains et Européens, nous savons bien que nous ne
faisons que représenter une foule immense.
À mon émotion personnelle
s'ajoute un sentiment fait de gratitude et d'humilité, puisque, avant de
mourir, Raoul Follereau a émis le désir que je prononce l'homélie de cette messe.
Je ne veux être que l'écho de la voix qui monte de tant de pays où le nom de
Raoul Follereau est en bénédiction.
Celui qui fut d'abord un
poète, un auteur dramatique, fut surnommé l'apôtre de la Charité, « le
Vagabond de la Charité ». Au moment où certains chrétiens trouvent quelque
peu affadi ce mot de charité, il l'a réhabilité. Il lui a rendu aux yeux du monde
toute sa signification. Il l'a montrée, cette charité, jaillissant du cœur de
Dieu et remontant par nous, à travers le service des hommes, jusqu'au cœur de Dieu.
Certes, le nom de Raoul
Follereau est à jamais associé au combat contre la lèpre. Et le souvenir de ses
campagnes en faveur d'Adzopé demeure dans beaucoup de mémoires comme une
aventure, comme une épopée. Mais sa rencontre spirituelle avec le Père de
Foucauld devait élargir à l'infini son horizon.
Raoul Follereau s'est
engagé au service des déshérités, des exclus, de tous ceux que la société
opprime ou rejette. À l'occasion de la XIIe Journée mondiale des
lépreux, il écrivait, et laissez-moi le citer un peu longuement : « Poursuivons
cette bataille, cette "bataille pas comme les autres" ». Lorsque
j'ai commencé presque seul, les gens « informés » (informés de quoi,
Seigneur ?) se détournaient, disant : « C'est ainsi depuis que
le monde est monde. Il n'y changera rien. C'est impossible ».
Impossible ?
La seule chose impossible, c'est que nous, les gens terriblement heureux, nous
puissions continuer de manger, de dormir et de rire, alors que le monde, autour
de nous, hurle, saigne et se désespère.
Et c'est
pourquoi elle devra, notre bataille, s'étendre dans l'avenir à toutes les
lèpres.
À ces lèpres
cent fois plus meurtrières que sont la faim, le taudis, la misère.
À ces lèpres
mille fois plus contagieuses que sont l'inconscience cataleptique, l'égoïsme
aux yeux de taupe, la lâcheté qui ne s'embusque que pour mieux s'enfuir... Et
la défiance qui défigure l'humanité. Et la haine qui la déshonore.
Mais on ne peut s'attaquer
à la lèpre et à toutes les lèpres sans en pâtir douloureusement, et parfois
tragiquement. Celui qui poussait ce cri sublime : « Seigneur,
faites-nous mal avec la souffrance des autres », comme il a eu mal tout au
long de son itinéraire ! Je pense à ce texte où saint Paul évoque tout ce
qu'il lui fallut endurer pour annoncer Jésus-Christ, et j'ai envie de
l'appliquer à l'ami très cher qui vient de regagner la maison du Père. En
faisant trente-deux fois le tour du monde il a connu les périls, les
inconforts, les menaces, les déceptions, et s'il y avait tant de joie sur son
visage, comme sur celui de sa femme qui l'accompagna toujours, c'est parce que
la joie est le privilège de ceux qui savent que le dernier mot appartiendra
toujours à l'Amour.
Ah ! Frères et amis,
ne nous méprenons pas sur le sens de ce requiem que nous prononçons
pendant cette messe. Bien sûr, il a droit au repos, lui qui a tant bataillé.
Mais, d'abord, nous ne voyons guère Raoul Follereau se reposant, et ensuite le
terme repos signifie autre chose dans le langage biblique il signifie la
plénitude de Dieu, la plénitude de l'amour de Dieu dans sa suprême activité.
Pendant cette eucharistie, nous intercédons auprès de la miséricorde infinie,
car il faut beaucoup prier pour ceux qui nous quittent, et en même temps nous
avons la certitude que Raoul Follereau va plus que jamais continuer son œuvre.
Il ne nous a pas abandonnés. Ne craignez pas...
D'ailleurs, est-ce que déjà
la certitude d'une présence, nous ne l'éprouvons pas ? Le Père
Sertillanges (que Raoul Follereau aimait beaucoup) a écrit cette chose
admirable : à cause de ses morts « le centre de gravité de la famille
se déplace : il remonte ».
Oui, n'est-ce pas, nous
ressentons dans notre esprit, dans notre cœur, dans notre volonté que le centre
de gravité des Fondations Raoul Follereau vient de se déplacer, et que nous sommes
tous conviés à poursuivre jusqu'à la limite de nos forces la formidable aventure
de la charité.
Nous prions pour Raoul
Follereau. Mais, sans anticiper sur le jugement de Dieu, il nous est impossible
de ne pas l'imaginer montant vers le ciel entouré et comme tiré par le cortège
de tous les lépreux, de tous les pauvres, de tous les « petits » qui
sont les privilégiés du Christ.
Alors, réjouissons-nous, et
puisse retentir avec d'autant plus de force, avec cette violence qui est le
propre de ceux qui sont doux selon les béatitudes, le dernier passage qu'a
rédigé Raoul Follereau, le testament qu'il a adressé aux jeunes, et par-delà
les jeunes à chacun d'entre nous : « Le trésor que je vous laisse,
c'est le bien que je n'ai pas fait, que j'aurais voulu faire et que vous ferez
après moi. »
Père
Ambroise-Marie Carré,
in Reçois-les dans ta lumière, paroles pour des amis (cerf)
in Reçois-les dans ta lumière, paroles pour des amis (cerf)