dimanche 10 juin 2012

En souffrant... Jean-François Six, Charles de Foucauld et la Croix


Revenir à lÉvangile.
La vie de Nazareth reste, dans ses orientations nouvelles, au centre de toutes les conceptions de Frère Charles. Non pas la condition d'existence de Nazareth en tant qu'elle reproduit littéralement les conditions d'existence de Jésus durant sa vie cachée ; mais la vie de Nazareth en tant qu'elle est le signe de la réalité de la vie de Jésus : une vie de pauvreté d'âme et de disponibilité à tous, une vie de dernière place, d'insertion au cœur de ce qu'il y a de plus humain, de plus pauvrement humain ; la vie de Nazareth en tant qu'elle est transposition étonnante, en des tâches communes et quotidiennes, du grand acte de la Croix. C'est là l'expression de la foi extraordinaire du Frère Charles, telle qu'elle s'explicite dans ce passage d'une lettre de 19o9 : « Jésus nous a dit, en nous bénissant : « Allez prêcher l'Évangile à toute créature » ; nous aussi nous pouvons tout en Celui qui nous fortifie ; Il a vaincu le monde ; comme Lui, nous aurons toujours la croix ; comme Lui, nous serons toujours persécutés ; comme Lui nous serons toujours vaincus en apparence ; comme Lui, nous serons toujours triomphants en réalité. Et cela dans la mesure de notre fidélité à la grâce, dans la mesure où nous Le laisserons vivre en nous et agir en nous et par nous [...] Revenons à l'Évangile. Si nous ne vivons pas l'Évangile, Jésus ne vit pas en nous »1.
C'est la croix qui « prépare », qui est première. Les « ouvriers-évangéliques » tels que les veut Frère Charles, doivent avoir intimement le sens de cette primauté de la mort de la croix ; le don en pure perte de soi demeure sans cesse, pour Frère Charles, le centre de sa conception ; les frères de la congrégation qu'il veut fonder doivent avant tout regarder l'échec apparent de la Croix, le mode silencieux et « abject » de la Rédemption : c'est seulement ainsi que se prépare la diffusion de l'Évangile. L'apôtre qui marche à la suite de Frère Charles doit s'engager à travailler sans dessein de connaître ni de peser les aboutissements de son œuvre : son travail ne doit pas être d'apostolat direct — où l'on peut, où il faut même, mesurer des résultats et prévoir des avancées — mais c'est un travail de défrichement sans fin, reposant sur la seule foi nue, un travail accompli dans la nuit, un « si obscur apostolat »2.
Frère Charles veut donner sa vie, et totalement. Mais, ce qui est surprenant à constater, c'est qu'il conçoit le don de sa vie bien autrement qu'auparavant.
Si, autour de 1896-1897, s'épanouit à l'extrême, en Frère Charles, le désir du martyre, si le même désir continue à s'exprimer par la suite, à Béni Abbès, par exemple, en 1902 : « Je voudrais aimer Jésus... Priez-Le pour que je L'aime... Cela suffit... Je voudrais cependant bien aussi être martyr, quoique indigne... Mais que Sa volonté se fasse et non la mienne »3 ; et encore, à l'arrivée à Tamanrasset, en septembre 1905 : « Votre enfant aurait le sort de notre arrière-grand-oncle Armand, n'en seriez-vous pas heureuse ? Jésus a dit que c'était la plus grande marque d'amour, ne seriez-vous pas heureuse de voir votre enfant la donner ? »4, bientôt ce désir laisse la place à ce que Frère Charles voit de plus en plus comme une équivalence du martyre : l'immolation quotidienne de soi à Jésus pour tous les hommes, dans une amitié et un service constants, un véritable anéantissement par un total don de soi aux autres. Et nous en arrivons à cette pensée, en 1913 : « Je ne puis pas dire que je désire la mort ; je la souhaitais autrefois ; maintenant, je vois tant de bien à faire, tant d'âmes sans pasteur, que je voudrais surtout faire un peu de bien et travailler un peu au salut de ces pauvres âmes »5.
Il ajoute : « Mais le bon Dieu les aime plus que moi et Il n'a pas besoin de moi. Que Sa volonté se fasse ! » C'est que le martyre peut encore être une « œuvre ». Or, il n'y a qu'une chose à faire : se laisser aimer, se laisser conduire par l'Amour. « Nous sommes portés à mettre au premier rang les œuvres dont les effets sont visibles et tangibles ; Dieu donne le premier rang à l'amour et ensuite au sacrifice inspiré par l'amour et à l'obéissance dérivant de l'amour. Il faut aimer et obéir par amour en s'offrant en victime avec Jésus comme il Lui plaira ! à Lui de faire connaître s'Il veut pour nous la vie de saint Paul ou celle de sainte Magdeleine »6.
C'est pour obéir à Jésus qu'il envisage ainsi de continuer de vivre pour sauver avec Lui par une mort quotidienne, plutôt que de donner, d'un seul geste, sa vie pour Lui. Non pas qu'il ne désire pas Le retrouver bien vite ! Mais il accepte, par amour, d'attendre ; il fait le sacrifice d'une rencontre proche avec le Bien-Aimé pour les âmes qui ne Le cherchent pas ; il offre les retards du rendez-vous et les temps où Jésus se fait absent pour les âmes qui ne Le trouvent pas. Toutes ces épreuves et ces attentes ne sont-elles pas des progrès sur le chemin vers Lui et ne permettent-elles pas de L'approcher d'un peu plus près ? Les derniers pas de Frère Charles sont formés de cette marche dans le désert ; il écrit, quatre mois avant sa mort : « L'amour consiste non à sentir qu'on aime, mais à vouloir aimer ; quand on veut aimer par-dessus tout, on aime par-dessus tout.
« S'il arrive qu'on succombe à une tentation, c'est que l'amour est trop faible, ce n'est pas qu'il n'existe pas : il faut pleurer, comme saint Pierre, se repentir comme saint Pierre, s'humilier comme lui, mais, comme lui aussi, dire par trois fois : « Je Vous aime, je Vous aime, Vous savez que malgré mes faiblesses et mes péchés, je Vous aime ».
« Quant à l'amour que Jésus a pour nous, Il nous l'a assez prouvé pour que nous y croyions sans le sentir ; sentir que nous L'aimons et qu'Il nous aime, ce serait le ciel : le ciel n'est, sauf rares moments et rares exceptions, pas pour ici-bas... »7.
Dans la paix et la gloire de Jésus.
Le 1er décembre 1916, premier vendredi du mois, à la tombée de la nuit, Frère Charles meurt, « violemment et douloureusement tué »8.
Il est seul chez lui quand l'un de ses amis touaregs l'appelle dehors : le courrier est arrivé. On le saisit et les vingt hommes qui ont entouré sans bruit le fortin pénètrent à l'intérieur. Ils avaient formé le projet de piller le bordj et de prendre Frère Charles comme otage 9 et leur coup réussit très bien. Lui attend d'être emmené, les bras derrière le dos, les poignets attachés aux chevilles avec des guides de chameaux. Il se tait, il regarde devant lui, il se tient immobile.
On l'a confié à la garde d'un garçon de quinze ans qui est debout près de lui, fusil en mains, tandis que les autres accomplissent la mise à sac. Mais quelqu'un crie : deux méharistes arrivent 10. Une fusillade éclate. Affolé, le jeune gardien tire sur Frère Charles : il tombe sans un cri. Le drame a duré vingt minutes à peine.
La mort de Frère Charles est, à l'image de sa vie, une mort de tous les jours, sans rien d'extraordinaire ni de sensationnel, un fait divers 11. Elle est effacement : c'est l'ensevelissement silencieux du grain tombé en terre 12. Il avait vécu, depuis sa conversion, trente ans de vie cachée.
Rien d'un geste glorieux et triomphal, mais un accomplissement humble et simple de ce qui était, ce jour-là, volonté du Seigneur. En ce 1er décembre, il avait écrit à l'un de ses amis ces lignes qui expriment tellement bien l'acte de sa mort : « Nous devons donner l'exemple du sacrifice et du dévouement. C'est un principe auquel il faut être fidèle toute la vie, en simplicité, sans nous demander s'il n'entre pas de l'orgueil dans cette conduite : c'est le devoir, faisons-le, et demandons au Bien-Aimé Époux de notre âme de le faire en toute humilité, en tout amour de Dieu et du prochain »13.
En ce même jour de sa mort, Frère Charles écrivait à sa cousine cette phrase qu'il faut sans cesse avoir devant les yeux pour comprendre sa vie : « Notre anéantissement est le moyen le plus puissant que nous ayons de nous unir à Jésus et de faire du bien aux âmes »14. Frère Charles ajoute : « C'est ce que saint Jean de la Croix répète presque à chaque ligne »15.
Or, pour le grand Docteur mystique, dont Frère Charles lit sans cesse les écrits depuis vingt ans, c'est la Croix qui est l'anéantissement suprême de Jésus : « À sa mort, il est certain qu'il fut anéanti dans son âme. Son Père le laissa sans aucune consolation et sans nul secours ; il l'abandonna à la sécheresse la plus profonde... Ce fut l'abandon le plus grand, le plus sensible qu'Il ait jamais éprouvé en Sa vie. Mais c'est alors aussi qu'Il accomplissait la plus grande œuvre de Sa vie, celle qui surpassait tous les miracles et les prodiges qu'Il avait jamais accomplis sur la terre et au ciel. Je veux dire la réconciliation du genre humain et son union à Dieu par la Grâce. Cette œuvre s'accomplissait au temps et au moment où le Sauveur était le plus complètement anéanti »16.
Pas une autre vie que la Sienne !
Depuis près de trente ans, Frère Charles a entendu l'appel du Crucifié et il a appris, jour par jour, qu'il fallait faire, de toute sa vie une mort continuelle avec Lui.
Cela avait surtout commencé à Noël 1888, en Terre Sainte : il avait pris, là, conscience plus vive de ce qu'avait été la Croix ; il avait été bouleversé en pensant à Jésus au Calvaire, Jésus humilié, méprisé comme le dernier des hommes, Jésus dont tous les passants méconnaissaient l'amour.
Lui, du moins, ne sera pas de ceux-là : il mettra tout en œuvre pour L'aimer ! Et quand on aime quelqu'un, on l'imite, pour partager sa vie. Alors il veut imiter les souffrances de Jésus, il se dit qu'il ne doit « vivre que pour le soulagement de Son cœur »17. Il lui fait, à lui dont « toute la vie n'a été que sacrifices », « le plus grand sacrifice qu'il soit possible d'accomplir » ; et c'est ainsi qu'il entre à la Trappe, pour souffrir avec Lui.
Il recherche les souffrances qui le rendront présent à Jésus en Croix : il ne veut pas « quitter le pied de la Croix »18, il désire participer aux angoisses et peines de Jésus ; c'est un bonheur, pour lui, de se trouver près de Jésus dans une solitude cachée qui est une mort à lui-même, en ne faisant rien d'autre que de Lui répéter qu'il L'aime. Jésus crucifié devient pour lui le compagnon de chaque heure, Celui avec qui on vit en amitié très proche.
Comment dire ces affirmations d'amour ? Pour le jeune converti, il n'y a aucune hésitation à avoir : puisque Jésus, qui s'est livré sur la Croix pour les hommes, est présent dans le Saint-Sacrement, c'est devant l'Hostie, expression réelle de l'amour extrême de Jésus, qu'il faut L'adorer et Lui exprimer qu'on L'aime. Alors commencent pour lui les innombrables temps de présence devant le Saint-Sacrement : « On Le regarde, on Lui dit qu'on L'aime, on jouit d'être à Ses pieds, on Lui dit qu'on veut y vivre et y mourir »19. Il est immobile devant l'Hostie des journées, des nuits entières ; il voudrait « passer toute sa vie immobile au pied du Tabernacle »20.
Et comment prouver en actes cet amour ? D'abord en reproduisant dans sa vie la vie même de Jésus. Frère Charles veut réaliser une imitation toute littérale — sans glose — du Maître Bien-Aimé : il faut souffrir comme Jésus a souffert, il faut travailler de ses mains de la même manière que Jésus a travaillé de ses mains : « Je ne puis supporter de mener une vie autre que la sienne, une vie douce et honorée, quand la sienne a été la plus dure et la plus dédaignée qui fût jamais »21.
Il faut, en un mot, « l'imitation la plus fidèle possible »22. « Chaque jour, je désire davantage me précipiter dans le dernier abaissement à la suite de Notre-Seigneur ». « Partager Sa vie et surtout Ses prières, Ses misères ». « Me jeter plus que jamais dans la solitude, dans tout ce qu'il y a de plus obscur, de plus retiré, de plus bas ». Il veut rechercher un état de solitude avec Jésus, de solitude où l'on partage Sa dernière place. Recherche indéfinie, recherche d'une passion et d'un dynamisme de plus en plus ardents, car à mesure qu'il avance, à mesure aperçoit-il que Jésus est allé plus loin encore et qu'il doit L'y suivre.
Il s'agit donc de témoigner à Jésus, sans cesse, en chaque occasion, qu'on L'aime, par un témoignage réel, effectif : « L'Époux divin est avec nous dans les luttes qu'Il vous impose pour son amour. Par les combats et la souffrance soutenus pour Lui, Il se fait faire par vous une déclaration d'amour quotidienne, plus que quotidienne ; aussi souvent répétée que l'épreuve — non une déclaration seulement, mais une déclaration avec preuve »23.
Cet amour, il faut le prouver activement, en portant partout l'Évangile de Jésus. Comment une contemplation pourrait-elle être une séparation égoïste d'avec les hommes ? Si nous aimons Jésus, s'Il est en nous, il n'est pas possible que nous n'allions pas le porter aux autres.
Cela signifie-t-il qu'il faille le proclamer à grand renfort de publicité ? Bien au contraire, car Jésus a fait son travail rédempteur à travers beaucoup de silences et de méconnaissances.
Et Frère Charles, comprenant l'insertion de Jésus dans une petite bourgade de Galilée, et son acceptation d'être rivé à la Croix, s'enfonce lui-même dans un enracinement de plus en plus particulier, en se livrant pour un tout petit groupe d'hommes bien déterminés : les Touaregs. Il se limite au Hoggar comme Jésus s'est limité à Nazareth. Alors vraiment, il universalise, au même titre que Jésus, son amour des hommes.
Comment s'opère cette universalisation ? Par la Croix. Frère Charles installe en effet — délibérément — la Croix salvatrice au centre de la vie de Nazareth ; et puisque la Croix a racheté tous les hommes, toute insertion particulière dans une infime communauté d'hommes peut comporter, comme la Croix et Nazareth, une même dimension universelle. C'est bien l'imitation de Jésus en Croix qui a conduit sans cesse Frère Charles, qui l'a conduit à mener la vie de Nazareth et à devenir petit frère universel.
Mais comment cette imitation de plus en plus profonde a-t-elle pu s'effectuer, comment a-t-elle été nourrie ? Par l'Eucharistie. Frère Charles a reçu de comprendre que l'Eucharistie est d'abord le don que le Père lui faisait de tous les hommes et que, par elle, il était mis en état d'accueil vis-à-vis d'eux. C'est l'Eucharistie qui a livré à Frère Charles le secret de l'attitude apostolique de Nazareth qui consiste, au lieu de se lancer avant tout à l'assaut des autres pour leur faire du bien, à les reconnaître tous comme des fils du Père et à vivre parmi eux, comme eux, parce qu'ils sont des frères de Jésus. C'est l'Eucharistie qui a été pour lui exigence de présence à autrui : pour Frère Charles, sauver des âmes ne consiste pas d'abord à se substituer à elles en s'offrant comme victime en expiation, mais à attirer maintenant les âmes à la Croix du Christ en allant rendre présente la Croix au milieu d'elles, en la rendant présente par la vie qu'on mène, crucifiée. Sa présence aux hommes est une présence qui se veut éminemment rédemptrice par la ressemblance qu'il aura avec Jésus en Croix. Dès lors, la « Visitation », c'est pour lui aller porter à tous les hommes, par notre seule pauvre vie, la Rédemption. C'est ainsi que Jésus a agi : « Visitavit et fecit redemptionem (sauver des âmes !) »24.
C'est pour cette raison qu'il doit être le plus incognito dans la masse, le plus commun, le plus indistinguable : « Que je reste entièrement inconnu, ignoré »25. « Être du pays » « tout petit », « abordable »26. C'est là vraiment toute sa vie, c'est là Sa Croix où nous voyons la vie naître de la mort. Frère Charles est profondément fidèle à cette mort de Jésus qui précède la Résurrection ; et cette fidélité à la Croix se manifeste admirablement dans sa présence à autrui, présence qui est en quelque sorte une absence 27.
Dès lors il va vers les autres en se disant tout tranquillement que, pour les sauver, il doit d'abord installer la Croix au cœur de sa vie. Non qu'il vise avant tout à réaliser une conversion purement individuelle. Mais Frère Charles sait que sa conversion silencieuse affectera toute sa présence à autrui. Il le dit en 1902 28 ; il le dit quelques mois avant sa mort, de la même façon : « Sanctifions-nous, sanctifions-nous pour Notre-Seigneur à qui nous le devons. Sanctifions-nous pour faire plus de bien aux âmes. On fait du bien aux autres dans la mesure de la vie intérieure qu'on possède et il faut faire du bien aux âmes »29. C'est en quelque sorte le salut des autres qui nous accule à la sainteté.
La première mort, qui lui permettra de sauver des âmes, c'est en effet sa conversion, Frère Charles en est intimement persuadé : « Quand le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul, s'il meurt, il porte beaucoup de fruits ; je ne suis pas mort,, aussi je suis seul... Priez pour ma conversion, afin que, mourant, je porte du fruit »30.
À mesure que Frère Charles effectue cet oubli continuel de soi, à mesure est-il poussé à le faire, non pas dans la solitude, mais au milieu des hommes. Les Pères du désert s'enfonçaient, eux, dans la solitude ; car le désert leur apparaissait comme le lieu de Satan et ils allaient l'y affronter en un combat semblable à celui que Jésus avait mené avant sa vie publique. C'est toujours pour rencontrer Satan que Frère Charles s'enfonce au désert 31, mais lui se dit que le désert est tout lieu où les âmes sont les plus éloignées de Dieu et les plus enchaînées au démon ; qu'il n'est pas d'abord une fuite du monde, mais une recherche des âmes les plus perdues. C'est pour cette raison que, pour convertir ce monde éloigné de Dieu tout apôtre doit avoir une vie de profonde et continuelle union à Dieu, une vie d'imitation de Jésus, d'ensevelissement en Jésus, une vie de Père du désert : il faut « qu'un missionnaire mène la vie de saint Antoine du désert »32 ; il faut des ermites morts à eux-mêmes et morts au monde, des ermites qui, plongés au plus profond de la pâte humaine, annonceront, par leur vie silencieuse, l'Évangile du Sauveur.
Jean-François Six, in Itinéraire spirituel de Charles de Foucauld

1. Lettres à l’abbé Caron, 3o juin 1909. Cf. Lettres à Monseigneur Guérin, 29 juin 1909. Cf. « La voie royale de la croix : c'est la seule pour les élus, la seule pour l'Église, la seule pour chaque fidèle ; c'est la loi jusqu'à la fin du monde : l'Église et les âmes, épouses de l'Époux crucifié, devront partager ses épines et porter la croix avec lui : la loi de l'amour veut que l'épouse partage le sort de l'Époux » Lettres à Madame de Bondy, 12 janvier 1909.
2. Lettres à l’abbé Caron, 5 avril 1906.
3. Lettre à Dom Martin, 16 juin 1902, Cahiers Charles de Foucauld, 2. Cf. le même jour Lettres à Madame de Bondy.
4. Lettres à Madame de Bondy, 3 septembre 1905.
5. Lettres à Madame de Bondy, 20 juillet 1914.
6. Lettres à Madame de Bondy, 29 mai 1915.
7. Lettre à M. Massignon, 15 juillet 1916.
8. Notes spirituelles, 6 juin 1897. (L'intention de l'Apostolat de la Prière pour décembre 1916 était la conversion des Musulmans).
9. Comme cela s'était pratiqué à Djanet et en région Azdjer (René Bazin, Charles de Foucauld).
10. Ce sont deux méharistes de Fort-Motylinski qui étaient au village et attendaient la nuit pour repartir (B, p. 453).
11. Cette mort passa bien inaperçue ; elle laissa les Touaregs, sauf Moussa Ag Amastane et quelques-uns, assez indifférents. Quant au commandant de Fort-Motylinski, il ne se rendra à Tamanrasset que trois semaines plus tard ; et en France, en dehors d'un petit cercle, personne n'en parla ; la guerre occupait d'ailleurs toutes les attentions.
12. Si on ne peut pas affirmer que Frère Charles est « martyr » au sens canonique du mot, du moins peut-on dire que sa mort est un ultime « témoignage ». Et on peut lui appliquer ce qu'il exprimait à la nouvelle de la mort de deux Pères Blancs assassinés en 1906 : « J'espère qu'ils sont dans la paix et dans la gloire de Jésus ; ils sont morts par suite de leur charité, de leur dévouement ; j'espère que Jésus a reçu leur mort, l'offrande de leur vie comme un martyre : ils ont obéi à l'impulsion de la grâce, l'obéissance est le meilleur des sacrifices » (Lettres à Monseigneur Guérin, 5 juin 1906).
13. René Bazin, Charles de Foucauld
14. G. Gorrée, Sur les traces du Père de Foucauld
15. ibid
16. Trad. P. Grégoire de Saint-Joseph.
17. Lettres à Madame de Bondy, 12 janvier 1891.
18. Lettres à Madame de Bondy, 6 février 1890.
19. Écrits spirituels
20. Ibid
21. Lettre à H. Duveyrier, 24 avril 1890.
22. Lettres à Madame de Bondy, 26 août 1893.
23. Lettre à M. Massignon, 31 juillet 1909.
24. Carnet, 9 juillet 1914.  
25. Lettres à Monseigneur Guérin, 31 mai 1907.
26. Lettres à Monseigneur Guérin, 2 juillet 1907.
27. Quand il vient en France, en 1908-1909, il discute avec Monseigneur Bonnet d'un grand projet de fondation : des missionnaires qui viendraient simplement vivre au milieu des infidèles, des « missionnaires incognito ».
28. Cahiers Charles de Foucauld, 2 ; Cahiers Charles de Foucauld, 30.
29. Lettre à Mère saint Michel, 3o avril 1916.
30. Lettres à Suzanne Perret, 15 décembre 1904.
31. Il se propose dès Beni Abbès d' « ouvrir la guerre contre Satan » (Noël 1902).
32.  1er juin 1903, in René Bazin, Charles de Foucauld.


[ndvi : En ce jour de fête du Saint Sacrement du Corps et du Sang du Christ, j'adjoins le Lauda Sion de saint Thomas d'Aquin, chanté juste avant la lecture de l’Évangile]


Loue, Sion, ton Sauveur, loue ton chef et ton pasteur par des hymnes et des chants.
Autant que tu le peux, tu dois oser, 
car Il dépasse tes louanges et tu ne pourras jamais trop Le louer.
Le sujet particulier de notre louange, le Pain vivant et vivifiant, 
c'est cela qui nous est proposé aujourd'hui.
Au repas sacré de la Cène, au groupe des douze frères, Il a été clairement donné.
Que notre louange soit pleine, qu'elle soit sonore ; 
qu'elle soit joyeuse, qu'elle soit belle la jubilation de nos cœurs.
C'est en effet la journée solennelle où nous fêtons de ce banquet divin la première institution.
À cette table du nouveau Roi, 
la nouvelle Pâque de la nouvelle loi met fin à la Pâque ancienne.
L'ordre ancien cède la place au nouveau, la vérité chasse l'ombre, la lumière dissipe la nuit.
Ce que le Christ a fait à la Cène, Il a ordonné de le refaire en mémoire de Lui.
Instruits par ces commandements sacrés, 
nous consacrons le pain et le vin en victime de salut.
C'est un dogme pour les chrétiens que le pain se change en son Corps et le vin en son Sang.
Ce que tu ne comprends pas, ce que tu ne vois pas, 
la foi vive l'affirme, hors de l'ordre naturel des choses.
Sous des espèces différentes, signes seulement et non réalités, 
se cachent des choses sublimes.
Sa chair est nourriture, son Sang est breuvage, 
pourtant le Christ tout entier demeure sous l'une ou l'autre espèce.
Par celui qui le reçoit, il n'est ni coupé ni brisé, ni divisé : Il est reçu tout entier.
Qu'un seul le reçoive ou mille, 
celui-là reçoit autant que ceux-ci et l'on s'en nourrit sans le détruire.
Les bons le reçoivent, les méchants aussi, 
mais pour un sort bien inégal : pour la vie ou pour la mort.
Mort pour les méchants, vie pour les bons, 
vois comme d'une même communion l'effet peut être différent.
Quand le Sacrement est rompu ne te laisses pas ébranler, 
mais souviens-toi qu'il y a autant sous chaque fragment que dans le tout.
La réalité n'est pas divisée, le signe seulement est fractionné ; 
mais ni l'état ni la taille de ce qui est signifié n'est diminué.
Voici le pain des anges devenu l'aliment de ceux qui sont en chemin, 
vrai Pain des enfants à ne pas jeter aux chiens.
D'avance il est annoncé en figures : 
lorsqu'Isaac est immolé, l'Agneau pascal sacrifié, la manne donnée à nos pères.
Ô bon Pasteur, notre vrai Pain, Jésus, aie pitié de nous, 
nourris-nous, protège-nous, fais-nous voir le bonheur dans la terre des vivants.
Toi qui sais tout et qui peux tout, Toi qui sur terre nous nourris, fais que, là-haut, 
invités à ta table, nous soyons les cohéritiers et les compagnons des saints de la cité céleste. 
Amen. Alléluia.

jeudi 31 mai 2012

En témoignant... Pablo Domínguez Prieto, Contempler l'amour du Christ


La première chose que nous allons faire est de contempler l'amour du Christ. Comme c'est magnifique de savoir à quel point Dieu m'aime, c'est une merveille.
Comment faire ? Nous trouvons la réponse dans une des plus belles descriptions qui aient été faites de l'amour du Christ. Je parle de la première Lettre aux Corinthiens au chapitre 13. Cette hymne à l'amour est l'hymne de l'Amour de Dieu. Quand il dit : « La charité est longanime ; la charité est serviable », il parle du Christ. Le Christ est patient, il rend service. « La charité n'est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d'inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. La charité ne passe jamais ». C'est l'amour du Christ, auquel il nous fait prendre part. C'est le Christ qui est patient avec nous, avec moi. Il est serviable, il n'est pas envieux, il ne fanfaronne pas, il ne se gonfle pas, il ne fait rien d'inconvenant, il ne cherche pas son intérêt, il ne s'irrite pas, ne tient pas compte du mal, ne se réjouit pas de l'injustice, mais il met sa joie dans la vérité. L'amour du Christ excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. L'amour du Christ ne passe jamais. Le premier point de notre méditation sera de lire l'amour du Christ à la lumière de ce qu'écrit saint Paul.
Quand on vit comme ça, on trouvera toujours la paix intérieure, parce qu'on se sait aimé. Nous pourrions relire des textes de l'Écriture où il est question de la patience du Christ, de sa façon de rendre service, de nous attendre, de ne pas tenir compte du mal...
Premier témoignage : depuis la maladie, depuis l'espérance
Je vais vous lire une lettre... telle quelle. Elle n'est ni édulcorée ni modifiée, elle est à l'état brut. Ce n'est pas une lettre qui a été publiée. C'est une lettre qui a réellement été envoyée à tous ceux qui connaissaient ce prêtre.
Permettez-moi d'abord de me présenter : je m'appelle Jesùs, j'ai trente-deux ans et je suis prêtre, Espagnol. En 1996, je suis parti en Bolivie comme missionnaire. Lors d'un retour en Espagne pour me reposer et prendre des vacances, on m'a diagnostiqué un cancer du colon avec métastase au foie.
J'ai subi plusieurs opérations : on m'a enlevé un quart du foie. J'ai été soumis à un traitement de radiothérapie. Actuellement, je suis une chimiothérapie. Ça fait déjà tellement longtemps que mon corps se détériore. En conséquence, je ne peux ni voyager ni sortir de chez moi. Bien que ma qualité de vie soit relativement acceptable, cela change beaucoup d'un mois à l'autre et même d'un jour à l'autre. Ce n'est jamais pareil ; on ne peut savoir comment je serai le lendemain. C'est un mystère, la souffrance est un mystère qui ne s'illumine que grâce à la foi.
Mon temps en Bolivie a été fantastique. Depuis l'enfance, je voulais partir en mission et le Seigneur me l'a accordé. J'y ai vécu un vrai renouveau sacerdotal, puisqu'avant j'étais un "bourgeois" : je ne me préoccupais de rien, sinon de moi-même. Pas de sainteté, pas d'intimité avec le Seigneur ni avec sa Parole, pas de vie de prière régulière et fidèle.
Pour ceux qui l'ont connu, nous pourrions dire que ce n'est pas vrai, mais c'est ainsi qu'il se jugeait.
Je faisais très peu de cas de la liturgie et du troupeau dont j'avais la garde. J'aurais été incapable de mourir pour qui que ce soit. Mais aux yeux des fidèles, je semblais être très travailleur, veillant à tout, bon prêtre, humble... Mensonge que tout ça. Je suis un égoïste et un orgueilleux, je ne recherche que moi-même dans ce que je fais. Un curé de campagne qui ne fait que s'activer, mais qui n'apporte pas l'Évangile à son troupeau. Je suis attaché à l'argent, d'ailleurs la dernière chose que j'aie faite avant de partir pour la Bolivie a été de donner des cours dans un lycée pour emporter un petit pécule. Le plus grand des dangers pour un prêtre, c'est l'argent — comme d'ailleurs pour tout chrétien — "car la racine de tous les maux, c'est l'amour de l'argent" (1 Tm 6, 10). J'ai traversé aussi de nombreuses souffrances intérieures comme de devoir réaliser que je n'étais pas le "super-prêtre" dont on m'avait parlé, que la mission me dépassait... En définitive, il m'a fallu passer par la porte de l'humilité, que je repoussais ; voir mes péchés avec une clarté qui avait été voilée jusque-là. Je voyais bien que je n'étais d'aucune utilité pour l'évangélisation. Alors, je priais le Seigneur pour qu'il m'enlève de là plutôt que de me laisser continuer ainsi. Il l'a fait, et comment ! Le Seigneur m'a accordé ce que je lui demandais de tout mon cœur. À la mission, j'ai vu ce que c'est que d'être fils de Dieu et de vivre comme un fils de Dieu. Dieu pourvoit. Toujours. Je l'ai vu dans la mission comme dans ma maladie. Dieu pourvoit toujours. Il ne laisse jamais seul celui qui semble laissé pour compte.
L'expérience de la souffrance est un mystère. Dans la salle de réanimation, malgré l'effet de la morphine, je me souviens qu'à un moment, je me suis réveillé et j'ai été attiré par le crucifix en face de moi. J'ai regardé le Christ et je lui ai dit que nous étions pareils, le corps ouvert, les os endoloris. Seul face à la souffrance, abandonné, sur la Croix. Je me suis centré sur moi-même et me suis rebellé. Je ne comprenais pas. Dieu m'avait abandonné, "il ne m'aimait pas". Et soudain, je me suis souvenu des mots que Dieu le Père prononce du haut du Ciel à propos de Jésus : Celui-ci est mon Fils bien-aimé". Le Fils bien-aimé de Dieu était là, en face de moi, sur la Croix. Je me trouvais dans la même situation que lui, j'étais donc moi aussi un fils aimé et privilégié de Dieu. J'ai alors cessé de me rebeller et suis entré dans le repos. J'ai vu l'amour de Dieu. La raison humaine ne trouve pas de sens à la souffrance qui n'a aucune logique. L'homme n'entre dans la paix que la souffrance lui a ôtée qu'en contemplant le Crucifié. En effet, sous l'effet de la douleur et de la souffrance, l'homme perd sa capacité à raisonner, ainsi que sa volonté. Il est perdu, il a été vaincu.
[...] Ma maladie s'aggrave. J'ai des tumeurs au foie et au sacrum, ce qui signifie que les métastases commencent à se répandre. Bien qu'avec la chimiothérapie, il semble qu'elles soient un peu ralenties. De toute manière, les médecins m'ont pronostiqué une survie d'un an. Deux au maximum, selon l'avancement de la maladie. Je demande à Dieu d'avoir une qualité de vie suffisamment acceptable pour pouvoir évangéliser là où je suis, car je n'ai pas de responsabilité pastorale et que je me trouve chez mes parents afin qu'ils prennent soin de moi. Mais aussi parce que je veux y mourir.
Je me sens comme une barque échouée sur la rive du lac de Tibériade. Elle ne sortira plus pour la pêche. Mais je garde espoir que le Christ y monte également, pour proclamer la Bonne Nouvelle à la foule. Voici maintenant ma mission : être une barque échouée, le pupitre de Jésus-Christ.
Je me rends compte que cette période est un Avent particulier que le Seigneur m'offre pour me préparer à la rencontre de l'Époux et pour garder ma lampe allumée avec une huile nouvelle ; ainsi, je pourrai entrer au banquet des noces. Posséder l'huile de Jésus est un don qui fortifie les membres pour le dur combat de la foi dans la souffrance. Elle m'éclaire l'histoire qu'il est en train d'écrire avec moi. Elle m'assure que je possède l'Esprit Saint comme arrhes du Royaume des cieux.
Bien sûr, personne ne connaît ni le jour ni l'heure de sa mort. Ça s'appelle vivre de l'espérance. Et nous ne l'avons jamais aussi bien expérimenté que lors de cette année de préparation pour le Jubilé de l'an 2000. Toute l'Église va s'en souvenir.
Ce prêtre est mort au tout début de l'an 2000. Sa maladie s'était manifestée pour la première fois en 1998. Ce qui est admirable chez cet homme — je l'admire beaucoup, comme tous ceux qui l'ont connu : c'était un prêtre magnifique, jeune, très jovial et sympathique — c'est de voir comment il a pris le virage et combien la maladie est devenue une occasion d'annoncer le Christ, d'aimer le Christ... Au fond, il s'est rendu compte que l'amour du Christ était tout ce qu'il avait. Je crois que, pour nous, il est important également de réaliser que nous ne pouvons pas théoriser sur l'amour du Christ. Le Christ nous aime pour de vrai. Aussi, quel que soit l'état dans lequel on est, le lieu où l'on se trouve, quoiqu'il arrive, l'amour du Christ ne passera jamais. Il est ainsi capable de tout transformer, tout !
Deuxième témoignage : l'ange envoyé à l'Église d'Éphèse
Le deuxième texte que je veux vous lire est tiré de l'Apocalypse. Personnellement, cela m'aide beaucoup de le lire de temps en temps et de l'écouter comme s'il m'était adressé. C'est ce que l'ange dit à l'Église d'Éphèse.
« Ainsi parle celui qui tient les sept étoiles en sa droite et qui marche au milieu des sept candélabres d'or : 'je connais ta conduite, tes labeurs et ta constance ; je le sais, tu ne peux souffrir les méchants : tu as mis à l'épreuve ceux qui usurpent le titre d'apôtres, et tu les as trouvés menteurs. Tu as de la constance : n'as-tu pas souffert pour mon nom, sans te lasser ? Mais j'ai contre toi que tu as perdu ton amour d'antan ! » (Ap 2, 2-4).
Ce qui lui fait mal, c'est le fait que nous ayons perdu la fougue de notre premier amour, celle que nous avions le jour où nous avons pénétré pour la première fois dans le monastère, le jour où nous sommes entrés pour la première fois au séminaire... Le jour où il y avait une braise ardente, l'amour profond du Christ qui faisait que nous dévorions le monde entier. Le Seigneur nous demande : « Pourquoi as-tu perdu ce premier amour ? »
Dans notre vie, il se peut que parfois, nous mélangions l'amour avec un autre type d'expériences, qui n'auraient pas dû avoir lieu. Demandons aujourd'hui à l'Esprit Saint de purifier notre âme de fond en comble, pour que, dans notre vie, il n'y ait de place que pour l'amour ! L'amour est toujours crucifié, il passe toujours par la Croix, toujours ! Et toujours veut bien dire toujours, il n'y a pas d'exception. C'est ça qui est bien.
Troisième témoignage : seul l'Amour est vainqueur
Je ne sais pas si vous connaissez l'histoire de Lucia Vetruse *, une religieuse. Elle écrit cette lettre dans laquelle elle montre comment seul l'amour est vainqueur. Seul l'amour est vainqueur... Uniquement l'amour ! Dans notre vie, nous pourrons être victorieux, mais si ça n'a pas été avec amour, par amour, en vivant et en se reposant dans l'amour de Dieu, nous ne serons pas vainqueurs ; nous aurons plutôt été vaincus par le Malin. Tandis que, même s'il semble que nous avons été défaits, que nous sommes échoués sur la rive, si, dans notre vie, il y a de l'amour, nous serons vainqueurs, le Christ sera vainqueur en nous. C'est aussi clair que ça. Il faut dire que le langage de l'Évangile est surprenant, très différent de celui que nous employons d'habitude.
Je m'appelle Lucia Vetruse, je suis une des novices violées par les milices serbes. Je veux vous raconter ce qui m'est arrivé ainsi qu'aux sœurs Tatiana et Sandria. Permettez-moi de ne pas vous donner de détails. Ce fut une expérience atroce qui ne peut être partagée qu'avec Dieu, à la volonté de qui je me suis livrée quand je me suis consacrée à lui par les trois vœux.
Elle écrit à la Mère Générale de son Ordre pour lui raconter ce qu'elle souhaite faire :
Mon drame n'est pas l'humiliation que j'ai soufferte en tant que femme, ni l'offense irréparable faite à mon option existentielle et à l'option de ma vocation ; mais plutôt la difficulté d'insérer dans ma foi un événement qui certainement fait partie de la mystérieuse volonté de Celui que je continue à considérer comme mon divin Époux, malgré ce qu'il a permis.
J'avais lu, peu de jours auparavant, Le Dialogue des Carmélites de Bernanos et il m'était venu spontanément de demander au Seigneur de mourir martyre. Il m'a prise au mot, mais de quelle manière ! Je suis aujourd'hui dans l'angoisse, dans une obscurité intérieure. Ils ont détruit mon projet de vie — que je considérais comme définitif — et ils m'en ont tracé un autre à l'improviste, que je n'arrive pas encore à découvrir.
Je vous écris, ma Mère, non pas pour recevoir votre consolation, mais pour que vous m'aidiez à rendre grâces à Dieu de m'avoir associée à des milliers de mes compatriotes — offensées — et à accepter la maternité non désirée... Mon humiliation s'ajoute à celle des autres et je ne peux plus maintenant que l'offrir en expiation pour les péchés commis par ces violeurs anonymes et pour la paix entre les deux ethnies opposées, en acceptant le déshonneur souffert et en le livrant à la miséricorde de Dieu.
Ne soyez pas étonnée que je vous demande de partager avec moi une grâce qui pourra paraître absurde. J'ai pleuré ces derniers mois toutes les larmes de mon corps pour mes deux frères, assassinés par les mêmes agresseurs qui sont en train de terroriser nos villes. Je pensais que je ne pourrais pas souffrir beaucoup plus : je n'aurais jamais cru que la douleur pût atteindre de telles dimensions.
À la porte de nos couvents, il y avait tous les jours des centaines d'enfants faméliques, le désespoir dans les yeux. La semaine dernière, une jeune fille de dix-huit ans m'avait dit : "Vous en avez de la chance d'avoir choisi un endroit où la milice ne peut pas entrer" ; elle ajouta : "Vous ne savez pas ce que c'est que le déshonneur". J'y ai pensé longuement et j'ai vu qu'il s'agissait de la douleur de mon peuple ; je me sentis presque honteuse d'être exclue de son contexte.
Je suis maintenant l'une d'entre elles — une femme parmi tant d'autres, anonyme, de mon peuple, avec le corps détruit et l'âme mise à sac. Le Seigneur m'a admise au mystère de la honte. Plus encore : Il a accordé à sa sœur le privilège de comprendre jusqu'au bout la force diabolique du mal.
Je sais qu'à partir d'aujourd'hui, les mots d'encouragement et de consolation que j'essaierai de tirer de mon pauvre cœur seront tenues pour vraies par les gens, parce que mon histoire est la leur ; ma résignation, soutenue par la foi, pourra servir, si ce n'est d'exemple, au moins de confrontation avec leurs réactions morales.
Tout est passé, ma Mère, mais c'est maintenant que tout commence.
Lors de votre appel téléphonique, après m'avoir donné les paroles de consolation dont je vous serai reconnaissante toute ma vie, vous m'avez posé la question : "Que feras-tu de la vie qui t'a peut-être été imposée dans ton sein ?" J'ai senti que ma voix tremblait lorsque je me posais cette question, à laquelle je ne pouvais répondre tout de suite — non parce que je n'avais pas déjà réfléchi au choix que je devais faire, mais parce que vous ne vouliez pas troubler mes décisions par d'éventuels projets.
J'ai déjà pris ma décision : si je suis mère, l'enfant sera à moi et à personne d'autre. Je pourrais le confier, mais il a droit à mon amour de mère, même s'il n'a pas été désiré, voulu. On ne peut pas arracher une plante par la racine. Le grain qui est tombé en terre a besoin de croître à cet endroit-là.
Je réaliserai ma vie religieuse, mais d'une autre manière. Je ne demande rien à ma Congrégation, qui m'a déjà tout donné. Je suis reconnaissante pour la fraternité de mes sœurs et pour toutes leurs attentions. Surtout, je les remercie de ne pas m'avoir dérangée par des questions indiscrètes.
Je m'en irai avec mon enfant, je ne sais pas encore où, mais Dieu, qui a brisé à l'improviste ma plus grande joie, m'indiquera le chemin que je devrai suivre pour accomplir sa volonté.
Je serai pauvre ; je reprendrai le vieux tablier et je me mettrai les sabots que les femmes utilisent les jours de travail. J'irai avec ma mère récolter la résine des pins de nos grandes forêts... Je ferai tout mon possible pour rompre la chaîne de la haine qui détruit nos pays. Cet enfant que j'attends, la seule chose que je veux lui apprendre, c'est à aimer. Mon enfant, né de la violence, sera témoin à mes côtés que la seule grandeur qui honore l'être humain est celle du pardon ».
Magnifique témoignage. Aussi réel que la vie elle-même. Et cela, il y a quelques années à peine. Cette femme est encore en vie.
C'est beau de se rendre compte qu'il y a des situations dans la vie où réellement, on est appelé à faire un choix radical. Il n'y a que deux options possibles, il n'y a pas d'intermédiaire. Aimer ou haïr ; le Ciel ou l'enfer. Logiquement, le Ciel semble impossible parce qu'il implique aimer et... pardonner ! L'enfer semble le plus simple : haïr, sentir la brûlure... Cependant, il est évident que ce que Dieu a mis dans notre cœur, dans l'âme de chacun de nous, c'est ce désir profond d'amour. L'évangélisation nous presse tellement — ce que j'essayais de vous montrer dans l'homélie ; nous sommes tellement pressés par le devoir d'annoncer et de rendre le Christ présent que toute autre préoccupation est un confort qu'on ne peut présenter à l'Église. Tout faux problème, autre que celui des hommes et des femmes de ce monde qui meurent à petit feu faute de connaître le Christ, est, en ce qui nous concerne, un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. D'où l'utilité du témoignage de personnes concrètes — j'ai présenté celui d'une femme consacrée qui, maintenant, récolte la résine de pins ; celui de ce prêtre... Nous pourrions rappeler tant d'exemples.
Des gens exactement comme nous et qui se sont certainement laissé prendre par l'amour de Dieu. Je ne pense pas que notre existence soit vraiment plus difficile. Elle peut l'être, mais bien sûr, elle ne sera pas plus extrême que ce que nous avons vu jusque-là. Ce qui est sûr, c'est que le Seigneur nous attend tous dans le Ciel. Dans le Ciel, mais aussi dès aujourd'hui dans le royaume de l'amour !
J'ai l'impression — je parle pour moi — que nous courons un risque. Le risque est toujours celui de vivre trop préoccupés de nous-mêmes.
Quatrième témoignage : Dieu est le seul trésor
Je voudrais partager un dernier témoignage. Cette lettre m'a été envoyée par une religieuse de là où elle vit encore aujourd'hui. Plus encore : je suis allé lui rendre visite là où elle se trouve, dans un pays en guerre ; au Congo, dans la zone des Grands Lacs, où il y a encore un conflit en cours. La première fois qu'elle est allée dans ce pays, elle m'a envoyé cette lettre. Elle était allée remplacer une religieuse qui avait été assassinée, c'était déjà la deuxième de cette communauté. La dernière à avoir été assassinée était donc allée, en son temps, remplacer une autre religieuse qu'on venait d'assassiner.
Je me souviens que lors de la messe d'adieu dans sa communauté — ça avait tout l'air d'une tragédie. Je lui ai donc dit : « Que veux-tu que nous te donnions : la bénédiction ou l'Onction ? » Ça l'a amusée, mais pas sa communauté. Bon, on ne peut pas toujours plaire à tout le monde.
Cher Pablo,
Ça fait déjà un moment que tu n'as pas eu de mes nouvelles. Les choses ne vont pas bien du tout dans ce pays. Dernièrement, la guerre, les tensions, la mort menacent de m'ôter la paix, mais tu me connais déjà... [Rien ne lui ôterait la paix parce qu'elle a une foi à déplacer les montagnes]
À Madrid, les mouches me gênaient pour prier ; ici, les balles m'aident. À Madrid, les enfants me fatiguaient ; ici, je me fatigue pour ne pas voir ces enfants mourir. À Madrid, je voulais me retrouver toute seule pour pouvoir me reposer ; ici, je demande à Dieu que les enfants et leurs familles entières arrêtent de mourir, ou bien je me retrouverai toute seule...
Auparavant, la prière était une "activité de plus dans la journée". Ici, j'ai commencé à découvrir que la prière est l'âme de la vie. Sans la prière, je ne peux rien faire, et moins que rien. Maintenant, au milieu de ces enfants, l'aliment dont j'ai le plus besoin est celui de la prière, prier et prier... Je ne dirai pas non si tu m'envoies quelque chose — si tu peux ; mais envoie-moi, surtout, de la prière. Et prie pour que je ne faiblisse pas moi-même dans ma prière.
Avant-hier, j'ai trouvé devant la porte de notre maison une petite fille dans la rue, seule, en train de pleurer. Ses parents l'avaient abandonnée parce qu'ils craignaient pour sa vie. Ils savent que chez nous, elle sera plus en sûreté. Je sais que nous ne les retrouverons jamais... Mais c'est parce qu'ils savent que c'est un foyer ouvert car c'est la "maison de Dieu". Comme je suis heureuse d'être le foyer de Dieu ! Un foyer où règne l'amour. Comme je suis heureuse de ne pas avoir un moment pour me préoccuper de moi-même, parce que je sais que Dieu s'occupe déjà de moi ! Maintenant, c'est mon tour de m'occuper des autres en son nom.
Dis aux autres que vivre ici est extrêmement risqué : je ne m'habitue ni à la mort ni aux balles ni à cette misère. Mais c'est ici que l'on découvre véritablement ce que je répétais très souvent par cœur : Dieu est notre seul trésor.
Tout à la fin, elle me dit : « Merci beaucoup pour ta bénédiction ; et aussi pour ton Onction ».
Je pense qu'après avoir entendu ces textes, chacun d'entre nous doit écrire sa propre histoire. Nous devrions nous aussi être un témoignage pour le monde. Il n'y a rien de plus extraordinaire que de tirer de l'amour là où il semblerait qu'il ne peut pas y en avoir. Il n'y a rien de plus extraordinaire ! Eh bien c'est de cela qu'il s'agit ; il ne faut pas aller très loin pour le faire. Tous les chrétiens y sont appelés. Ici et maintenant. C'est aussi simple que ça. Et c'est un miracle, un énorme miracle. C'est à cela même que le Seigneur nous convoque : que nous soyons réellement un miracle de l'amour de Dieu au milieu des mille avatars de la vie — parce que les circonstances personnelles, globales, quelles qu'elles soient, seront mauvaises, difficiles ; même s'il y a toujours un espoir : le pire est encore à venir. Il faut garder cet espoir-là : « Seigneur, je sais que tout peut encore devenir pire ». Peut-être sera-ce le cas. C'est vraiment magnifique, parce que pire ce sera, mieux on remarquera la force de l'amour de Dieu. Que personne ne se décourage ni ne désespère. Au milieu de la catastrophe, au milieu du chaos, là se trouve la Grâce de Dieu, qui transforme tout. Il faut le démontrer, il faut le manifester. Et faire savoir que, malgré nos péchés, nous pouvons compter sur la Grâce de Dieu, sans laquelle nous ne pourrions rien faire ; sur la grâce des sacrements, qui sont très importants.
Nous allons demander à la Vierge Marie de nous obtenir de Dieu cette pluie d'amour, qu'elle nous inonde et fasse que chacun de nous devienne un authentique miracle de l'amour de Dieu.

Pablo Domínguez Prieto, in Le dernier sommet (Éditions des Béatitudes)


* [ndvi du 7 mars 2014 : une lectrice me fait remarquer que cette lettre fut en réalité écrite par un prêtre italien, monsignor Alfredo Contran en 1993, et qu'elle lui valut un prix littéraire !]

dimanche 27 mai 2012

En soufflant... Pierre-Marie Delfieux, Dieu est Esprit


À l'heure où Jésus passait de ce monde à son Père, il disait à ses disciples : « Si quelqu'un m'aime, il restera fidèle à ma parole ; mon Père l'aimera, nous viendrons chez lui, nous irons demeurer auprès de lui. Celui qui ne m'aime pas ne restera pas fidèle à mes paroles. Or, la parole que vous entendez n'est pas de moi : elle est du Père qui m'a envoyé, je vous dis tout cela pendant que je demeure encore avec vous ; mais le Défenseur, l'Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout, et il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit ». Jn 14, 23-26
Soudain, au bord du fleuve,
le ciel s'est déchiré
(Mc 1, 10).
Alors, planant au-dessus des eaux, comme au premier jour du monde,
l'Esprit est apparu au-dessus du corps dénudé
de ce nouvel Adam nommé Jésus.
Et Jean a vu l'Esprit tel une colombe
descendre du ciel et demeurer sur lui (Jn 1, 32).
Un jour de sabbat, dans la synagogue de Nazareth,
prenant le rouleau du livre d'Isaïe,
Jésus trouva le passage où il est écrit :
L'Esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a consacré par l'onction...
Et il dit : C'est aujourd'hui
que ce passage de l'Écriture s'accomplit (Lc 4, 16-21).
La nuit était tombée sur la ville de Jérusalem.
Maître en Israël, Nicodème interrogeait l'Envoyé du Père.
Et Jésus lui dit : À
moins de naître d'eau et d'Esprit,
nul ne peut entrer au Royaume de Dieu...
Ce qui est né de la chair est chair,
ce qui est né de l'Esprit est Esprit (Jn 3, 5-6).
C'était environ la sixième heure.
Jésus, fatigué par la route et assoiffé, s'était assis près du puits.
Survint alors une femme, pécheresse, esseulée,
parfaite image de l'humanité en quête d'amour et de vérité.
Alors, le Fils de l'Immaculée,
née par elle, virginalement, sur cette terre,
par la puissance du Saint-Esprit (Lc 1, 35),
le Verbe fait chair, Fils unique de Dieu,
né du Père avant les siècles, se mit à enseigner et il lui dit :
Dieu est Esprit (Jn 4, 24).
Le dernier jour de la fête des Tentes, le grand jour,
Jésus debout, au milieu du Temple, lança à pleine voix :
Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi
et qu'il boive celui qui croit en moi !
Selon le mot de l'Écriture, de son sein couleront des fleuves d'eau vive.
Il parlait de l'Esprit que devaient recevoir ceux qui croient en lui ;
car il n'y avait pas encore d'Esprit
parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié (Jn 7, 37-39).
Quand l'heure fut venue, pour le Père,
de
glorifier son Fils afin que son Fils le glorifie (Jn 17, 1),
sachant que tout était achevé désormais,
Jésus dit, pour que l'Écriture s'accomplît : 'J'ai soif ! '...
Et, baissant la tête, il remit son Esprit (Jn 19, 28-30).
Ressuscité, au matin du premier jour de la semaine,
par la puissance du Seigneur qui est Esprit (Rm 8, 4-11 ; 2 Co 3, 17),
Jésus dit à ses disciples, en leur souhaitant la paix :
Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie.
Puis, il souffla sur eux et leur dit :
Recevez l'Esprit Saint ! (Jn 20, 19-22).
Alors, ils se souvinrent de ses paroles :
Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements.
Je prierai le Père, et il vous enverra un autre Défenseur
pour être avec vous à jamais : l'Esprit de Vérité (
Jn 14, 16-17).
Ils se souvinrent de ce qu'il leur avait dit :
Si donc, vous, qui êtes mauvais,
savez donner de bonnes choses à vos enfants,
combien plus le Père du ciel donnera-t-il l'Esprit Saint à ceux qui le lui demandent (Lc 11, 13).
Rentrés en ville, ils montèrent à la chambre haute, où ils se tenaient habituellement...
Tous, d'un même cœur, étaient assidus à la prière,
avec quelques femmes dont Marie, mère de Jésus...
Le jour de la Pentecôte étant arrivé,
ils se trouvaient tous ensemble en un même lieu,
quand tout à coup vint du ciel un bruit tel un violent coup de vent,
qui remplit toute la maison où ils se tenaient.
Ils virent apparaître des langues qu'on eût dites de feu.
Elles se divisèrent, et il s'en posa une sur chacun d'eux.
Tous furent alors remplis de l'Esprit Saint
(Ac 1,13-14 ; 2,1-4).
C'est ainsi que le monde apprit
le sens ultime de cette révélation du Christ Jésus
commencée au Jourdain, proclamée à Nazareth,
confiée au puits de Jacob, murmurée dans la nuit de Jérusalem,
lancée à pleine voix dans le Temple, enseignée au Cénacle,
manifestée à la croix et dès le premier matin de la Résurrection (Jn 20, 22) ;
de cette Révélation qui nous dit : DIEU EST ESPRIT.
*
Cette relecture rapide de quelques-unes
des plus grandes pages de l'Évangile nous donne une certitude :
un des buts essentiels de l'Incarnation Rédemptrice du Christ
est de nous révéler l'existence, la présence, l'action, la mission
et, pour tout dire : le Mystère de l'Esprit Saint.
« Regarde !
Le Christ naît, l'Esprit le précède.
Il est baptisé, l'Esprit rend témoignage.
Il est tenté, l'Esprit le fait revenir en Galilée.
Il accomplit des miracles, l'Esprit l'accompagne.
Il est élevé au ciel, l'Esprit lui succède ».
Oui, conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie (Lc 1, 35),
Jésus nous apparaît d'emblée comme porteur
d'un plus intime à lui-même que lui.
À l'évidence, il n'est pas seul !
Non seulement le Père est avec lui (Jn 16, 32),
mais encore le Saint-Esprit habite en lui (Lc 4, 18).
Celui qui, tour à tour, va faire prier, tressaillir, exulter, prophétiser
Zacharie (Lc 1, 67), Élisabeth (1, 41), Marie (1, 46) et Syméon (2, 28),
ce même Esprit est tout entier présent dans la vie du Christ, et avec quelle plénitude !
Jésus devient par lui celui qui baptise dans l'Esprit Saint et le feu (Mt 3, 11),
ce feu qu'il n'a de cesse de répandre sur la terre (Lc 12, 49),
tant brûle en lui, vivant et fort, le zèle de la Maison divine (Jn 2, 17).
Il tressaille de joie sous son action (Lc 10, 21),
en révélant aux tout petits les secrets du Royaume (Mt 11, 25).
Ce Royaume qui est caché au plus intime des cœurs
et se construit, avec la grâce de l'Esprit, dans l'unité des âmes (Jn 17, 21 ; Ph 2, 2).
Troublé jusqu'en son Esprit par la trahison d'un de ses apôtres (Jn 13, 21) 
et la mort d'un ami (11, 33),
il promet néanmoins aux siens (14, 16),
la venue, la lumière 
et le soutien de ce même Esprit (14, 26).
Cet Esprit qui procède, et du Père, et de lui (16, 13-15),
afin de les garder dans la paix et l'unité (Jn 14, 27 ; Ep 4, 3)
et de les conduire à la vérité tout entière (Jn 16, 13).
En voyant, ainsi, la vie même de Jésus,
du premier instant de sa conception au dernier moment de son ascension,
à ce point animée et conduite par l'Esprit Saint,
on ne peut que se redire : et nous donc !
On comprend, qu'en écho, un saint Séraphim de Sarov ait pu dire que :
« Le but de la vie chrétienne c'est l'acquisition du Saint-Esprit ».
*
Il est bien là, en effet, le but premier et dernier.
Le disciple n'est pas différent de son maître.
Nous aussi, comme Jésus, nous sommes nés par la puissance de l'Esprit.
Non seulement d'un vouloir d'homme, mais de Dieu.
Car, avant d'être engendrés par des hommes, 

nous sommes tous enfants de Dieu (Rm 8, 14 ; 1 in 3, 1).
Comme Jésus, nous avons été baptisés dans l'Esprit ; et oints comme lui, en étant confirmés.
Comme Jésus, l'Esprit nous pousse au désert de cette vie,
où nous devons peu à peu nous dépouiller du vieil homme,
pour y mener le bon combat en faveur de l'homme nouveau.
À nous aussi il est proposé de tressaillir de joie dans l'Esprit Saint,
et de devenir, avec lui, des messagers de la Bonne Nouvelle,
des semeurs de joie et des artisans de paix ;
des témoins de la lumière et des cœurs miséricordieux.
Nous aussi, comme Jésus, nous mourrons,
en remettant notre esprit entre les mains du Père ;
et, par la puissance de ce même Esprit qui est Vie,
nous ressusciterons avec lui pour vivre à jamais près de lui.
Car si l'Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts, demeure en vous,
Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels
par son Esprit qui est en vous (Rm 8, 11).
*
Tout est dit sur ce merveilleux mystère,
à partir du moment où Jésus a dit :
DIEU EST ESPRIT.
Il reste toujours insaisissable, invisible, inaudible ;
inaccessible en quelque sorte à nos sens matériels et terrestres.
Mais comme Dieu reste vivant, présent,
agissant au cœur même de nos vies et de l'univers, animant tout, éclairant tout, vivifiant tout,
Il est Esprit !
C'est donc lui qui est notre vie et nous fait agir.
C'est lui qui nous guérit, nous réconforte, nous console.
Il est notre instructeur, notre défenseur, notre guide.
Il est notre Conseil, notre Sagesse, notre Force.
Science et Intelligence, Prière et Amour plein de respect 
sont constamment guidés par sa grâce en nos cœurs.
Il nous apaise, nous rassemble, nous réconcilie, nous réjouit. 
Il prie en nous (Rm 8, 16).
Il habite en nous (Ga 4, 6).
Il aime en nous (Jn 17, 26).
Il vit en nous (Rm 8, 14 ; Ga 5, 25).
Par lui, nous voici animés d'un souffle divin ;
justifiés et sanctifiés par une grâce inlassablement répandue.
Et, pour tout dire, par lui, nous sommes divinisés.
*
Si nous savions le don de Dieu !
Comme nous voici aimés par notre Père et notre Dieu !
Comme nous voici comblés par le Fils Unique,
notre Seigneur et notre Dieu !
Ils nous ont fait, l'un et l'autre,
le don du propre amour qui les unit :
le don du Saint-Esprit, notre Lumière et notre Vie.
On ne peut croire au Mystère de l'Esprit Saint présent en l'homme et en ce monde,
que si l'on croit en la grandeur de l'homme et en la valeur du monde.
Car l'homme est habité par l'Esprit divin ; cet Esprit du Seigneur qui remplit l'univers.
Allons donc jusqu'au fond de nous-mêmes :
quelqu'un habite en nous qui nous communique au plus intime la plénitude de sa vie.
Et cette emprise toute puissante, loin de nous asservir, nous épanouit, nous apaise et nous réjouit.
C'est l'Esprit Saint !
Quelqu'un anime le monde entier
et remplit de sa présence vivifiante,
les choses, les êtres, l'espace, et le temps.
Et cette inhabitation divine, loin d'assujettir l'univers,
en fait un lieu de vie où tout tient dans l'unité et l'harmonie.
C'est le Saint-Esprit !
*
Voulons-nous vivre dans l'unité
au sein de nos familles, de nos professions, de nos communautés ?
Invoquons sur elles la grâce de l'Esprit de Paix !
Voulons-nous discerner notre route, éclairer nos décisions,
mieux savoir ce que nous avons à faire, à dire, à taire, à penser ?
Prions l'Esprit de Conseil et de Science !
Pour mieux soutenir notre foi et répondre à nos pourquoi,
demandons l'Esprit de Sagesse et d'Intelligence !
Pour mieux affermir notre vie face aux épreuves et aux adversités,
demandons l'Esprit de Force !
Pour mieux aimer le Seigneur, les autres et le monde,
accueillons les dons de Piété et de Crainte de Dieu !
Il n'y a pas de grand amour sans grand respect
et seule une prière fidèle peut éclairer une route de sainteté.
Et puisque l'Esprit est notre vie, que l'Esprit aussi nous fasse agir ! (Ga 5, 25).

Pierre-Marie Delfieux, in Évangéliques 5 (Saint-Paul)


Il nous faut rechercher pourquoi notre Seigneur a donné l'Esprit une première fois sur la terre, et une autre fois depuis le ciel où il règne. D'après l'Écriture, en effet, l'Esprit n'a été communiqué sous une forme visible qu'en deux occasions : au soir de la Résurrection où il est reçu dans le souffle du Christ, et le matin de la Pentecôte lorsqu'il descend du ciel sous la forme de langues de feu.
Pourquoi donc l'Esprit Saint est-il donné d'abord aux disciples sur terre, et ensuite envoyé du ciel, sinon parce que le commandement d'aimer est double, et qu'il porte sur Dieu et sur le prochain ? L'Esprit est donné sur la terre pour qu'on aime le prochain, l'Esprit est donné du ciel pour qu'on aime Dieu.
La solennité présente n'est qu'une ombre de la solennité future : nous ne la fêtons tous les ans que pour arriver à celle qui n'est pas annuelle, mais permanente ; cette fête, célébrée au temps que l'Église lui assigne, ravive en notre mémoire le désir de l'autre. Que le renouvellement des réjouissances dans le temps ranime et enflamme en nos cœurs l'amour des joies de l'éternité, et nous pourrons ainsi goûter dans la patrie, avec la réalité de l'allégresse, ce que nous méditons sur le chemin dans l'ombre de la joie.
Saint Grégoire le Grand