vendredi 12 septembre 2025

En priant... Pierre-Julien Eymard, Il faut goûter Dieu !

 

IL FAUT GOÛTER DIEU 1 !

 

Saint Bernard écrivant au Pape Eugène III, son ancien disciple, lui exprimait sa crainte que la multiplicité des affaires ne lui fasse abandonner la méditation, et que par suite il ne contracte la dureté de cœur 2.

Le saint Docteur parlait ainsi à un grand Pape, occupé des affaires les plus saintes du monde, celles de l'Église. À plus forte raison devons-nous appliquer ses mots à nous-mêmes, que des occupations bien moins importantes, éloignent trop souvent de l'oraison. Le monde nous environne : il faut peu de chose pour nous distraire et nous détourner de ce saint exercice : nos petites occupations extérieures y suffisent, et elles peuvent nous faire tomber dans l'insensibilité spirituelle, le plus grand de tous les malheurs.

* * *

Craignez beaucoup l'insensibilité, la dureté de cœur. Il est nécessaire d'avoir un cœur sensible, maniable, qui se sente lui-même dans le service de Dieu. Celui qui ne sent rien, n'aura pas horreur de lui, s'il vient à pécher ; il ne sentira pas ses blessures, quelque profondes qu'elles soient. 

Quand je parle de sensibilité, je me sers de ce mot parce que je n'en connais pas de plus apte à exprimer ma pensée. Cette sensibilité n'est autre chose qu'une affection à tout ce qu'on a à faire, et une répulsion au mal le plus léger.

Afin de ne rien exagérer, je ne parlerai pas ici de l'insensibilité involontaire. Le prophète avouait se trouver parfois, devant Dieu, comme une bête de somme, aussi insensible qu'elle, mais il ajoutait : « Malgré cela, je demeurais toujours avec vous »3.

Cet état de stupidité d'esprit n'est pas toujours une punition. Nous passons par là pour arriver à une plus parfaite soumission envers Dieu et à une plus grande humilité.

Que faut-il faire dans ces occasions ? — Y rester patiemment, s'exercer à ce qu'on peut, et attendre. Cet état, n'étant pas ordinairement un châtiment de Dieu, ne nous rend pas responsables de nos sécheresses et de nos mauvaises prières. C'est plutôt une miséricorde de Dieu qui veut empêcher notre esprit de s'amuser à des riens, qui veut enflammer notre cœur d'un amour plus ardent, et rendre notre volonté plus persévérante et plus ferme.

Outre cette insensibilité de l'esprit, il y a celle du cœur, qui est très pénible et l'une des plus grandes tribulations de l'âme fervente. C'est par le cœur que nous aimons Dieu ; la volonté, se dirigeant par l'amour, semble alors paralysée. Dieu envoie ordinairement cette épreuve au cœur trop sensuel qui veut toujours jouir. Notre-Seigneur le mène un peu avec lui à Gethsémani, pour lui faire goûter des jouissances plus amères.

Cette dureté de cœur, elle, est parfois une punition. Nous avons abusé de la bonté de Dieu, en nous recherchant nous-mêmes ; Jésus-Christ nous met alors dans l'insensibilité. Étant une suite de nos infidélités, il faut l'éviter à tout prix.

Les états d'épreuve ne durent pas longtemps ; ils passent, nous préparant à de plus grandes grâces, paient quelques petites dettes, puis le soleil reparait radieux. Le cœur ne peut pas rester de lui-même insensible à Dieu : il faut qu'un péché, ou un état de péché l'y force. Voyez Notre-Seigneur à Gethsémani : Il est triste jusqu'à la mort ; Son cœur s'est fondu à la vue des tourments qu'Il allait endurer, parce qu'Il n'avait pas de consolateur.

Quand ces états durent, il faut donc voir s'il n'y aurait pas de notre faute : car c'est un signe ordinaire que nous les avons attirés sur nous.

Voilà en effet que, depuis longtemps, un an ou plus, vous êtes insensibles aux grâces de Dieu, à la prière. N'allez pas en chercher la cause bien loin : cette cause est en vous, c'est vous ; déterminez-la et faites tout pour sortir de cet état. Il est clair que l'âme qui a commencé par goûter Dieu et en vient là, n'y arrive que par sa faute. Dieu n'est pas si dur : c'est un bon Père qui ne saurait se cacher longtemps. Il nous ferait mourir s'Il détournait trop longtemps Sa face de nous. L’Écriture atteste que Dieu est bon, plein de tendresse et d'amour ; qu'Il est un père, une mère, pour Ses élus. Nous devons, il le faut, sentir Sa douceur, Sa bonté. Il nous manque un sens, nous sommes paralysés ; c'est notre faute, cherchons-en la cause.

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1° - Une cause se trouve ordinairement dans la légèreté de l'esprit, sa dissipation dans les choses extérieures. L'esprit léger n'est jamais chez lui ; il ne sait pas réfléchir. Il agit par impression ou par entraînement. Il demande à manger quand il a faim et ne se donne pas la peine de chercher sa nourriture ; ne la trouvant pas en Dieu, il se tourne vers les créatures. S'il méditait, il se nourrirait ; mais le temps de l'oraison, il le passe à des riens. Est-il étonnant que le cœur en souffre ?

Prenez donc bien garde à la dissipation de l'esprit. Portez toute votre attention sur la méditation, dans laquelle vous vous nourrissez, ou vous vous réchauffez, où vous formez votre plan de combat spirituel. Une méditation qui ne vous arme pas pour la lutte ne vaut rien. Elle ne vous nourrit pas ; vous tomberez de faiblesse.

Mais, direz-vous, je fais tout ce que je puis, et mon oraison ne me nourrit pas. — En ce cas, changez de sujet ; cherchez ce qui vous va le mieux. Si une arme ne vous convient pas, prenez-en une autre.

Rappelez-vous qu'il y a, dans la vie spirituelle, des pratiques de simple dévotion et des pratiques nécessaires telles que la méditation, l'esprit de foi et de prière. Rien ne remplace ces dernières ; si on les abandonne, la vie spirituelle s'éteint, parce qu'elles la soutenaient.

Il est certain que le cœur vit de l'esprit, et que l'amour, la volonté ne se nourrissent que de l'oraison.

2° - Une autre cause de la dureté du cœur vient de ce que nous sommes infidèles à la grâce. La grâce, l'inspiration de Dieu, ne nous font jamais défaut. C'est nous qui l'étouffons. Nous mourons alors de faim, mais c'est bien par notre faute. Nous étions devant une table somptueusement garnie, et nous avons négligé de toucher aux aliments. L'infidélité à la grâce paralyse le cœur, parce que c'est par la grâce que vit notre cœur ; ne la recevant plus, il s'éteint. Si vous coupez les ailes à un oiseau, il ne peut plus voler. Chacun de nous, outre les grâces générales de salut, reçoit des grâces propres de sainteté, des grâces d'état. Il faut y être fidèle. Ce sont elles qui nous font vraiment ce que nous devons être. Qu'est-ce qu'un homme qui n'est pas dans sa grâce d'état ? La grâce d'un adorateur se trouve dans la prière, dans le sacrifice de lui-même sur le prie-Dieu, au pied du Très Saint Sacrement. Vous négligez cette grâce ? Vous dépérirez. Où il n'y a pas de feu, il ne peut y avoir de chaleur.

Examinez-vous bien là dessus. Priez-vous ? Tout va bien. — Vous négligez-vous dans cet exercice ? Vous courez à votre perte. La grâce de Dieu, vous ne l'aurez que par la prière, le sacrifice et la méditation. Vous ne voulez pas poser la cause ? vous n'obtiendrez pas les effets. Vous avez droit à des grâces ; vous ne faites pas valoir ce droit, cela vous regarde, mais faites-y bien attention. Tant que le corps suit son régime, tout va bien. Votre âme a un régime à suivre aussi. Comment faites-vous vos prières ? en faites-vous autant qu'il vous est prescrit ?

Vous n'avez peut-être abandonné la prière que pour quelque temps ; vous la reprendrez ensuite, dites-vous. C'est de la présomption. Vous voulez vivre sans Dieu et sans aliments. Vous tomberez sur le chemin. Mais je n'abandonne que des prières de dévotion. Prenez garde. Vous les avez faites pendant longtemps. Pourquoi les quitter aujourd'hui ? C'est de la paresse. Déjà vous penchez vers le péché. Vous ne devez jamais changer votre régime de vous-même. Si vous voulez faire plus, très bien ; moins, jamais. Sans cela votre piété deviendra languissante. Ne dites pas : il n'y a aucune loi qui m'oblige à garder tel régime de dévotion. Dans l'amour de Dieu, on ne regarde pas la loi, mais le cœur.

3° - Une troisième cause vient de la sensualité de la vie. Dieu nous aime tant et veut tellement nous élever à Lui, que toutes les fois que nous allons chercher notre satisfaction en nous ou dans les créatures, Il nous punit ; ou plutôt nous nous punissons nous-mêmes en perdant la vigueur, la joie dans Son service.

Ce châtiment ne se fait pas attendre, et il suit la faute de près : c'est une loi de la sainteté. Les autres péchés ne sont pas tous suivis de leur punition, comme celui de la jouissance des créatures ou de soi-même. Le péché mortel est à lui-même sa punition, en attendant que l'enfer venge la justice de Dieu. Mais la personne qui cherche sa consolation en elle ou dans les créatures, gâte la grâce du Seigneur ; elle amoindrit Dieu et Le déshonore en elle-même. Elle en est aussitôt punie par la privation de la paix, du contentement que procure le service de Dieu : elle est punie par où elle a péché.

Cette classe d'âmes est très nombreuse. On veut toujours jouir. Dans tous les états, on commence par chercher le côté sensible. On croit aimer parce qu'on a plus de sensiblerie. Mais alors on est comme l'enfant auquel on donne une récompense qu'il n'a pas méritée. On n'aime pas véritablement ; on est aimé bien plutôt. On jouit, et on devient ingrat envers Celui qui est seul la source de cette joie toute gratuite. Si Dieu était obligé de nous traiter ainsi, malheur à nous : Il nous flatterait comme on flatte les malades à l'extrémité, en leur cachant leur mal.

Quand nous nous sentons insensibles, cherchons donc si nous n'avons pas été trop sensuels dans notre vie. Je ne parle pas de la sensualité abominable, mais de la sensualité dans le bien, du plaisir que trouve l'amour-propre dans les bonnes œuvres ; sensualité qui fait le bien pour en jouir et s'en glorifier, au lieu de le rapporter à Dieu. Sortez de cet état, et bénissez Dieu de vous traiter durement pour vous découvrir votre mal.

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Il est donc nécessaire d'avoir un cœur sensible, impressionnable à la grâce, et de sentir l'opération de Dieu en soi.

Mais on dit : qui travaille prie.

Oh ! si vous priez en travaillant, c'est très bien. Mais le travail, si vous ne l'animez de bons désirs et d'union à Dieu, n'est pas une prière. Les païens et les impies travaillent aussi. Si vous travaillez par amour de Dieu, vous priez ; autrement non.

— Mais je fais la volonté de Dieu en travaillant ; ce doit être suffisant.

Y pensez-vous à cette volonté divine ?

— Mais je fais mon devoir.

Ne vous abusez pas. Les soldats et les galériens le font aussi. La vie extérieure n'est pas par elle-même une prière; il faut l'animer de l'amour de Dieu pour qu'elle le devienne.

Il est de nécessité, je le répète, d'avoir un cœur sensible, maniable. Pourquoi le Créateur nous aurait-il doués de sensibilité, sinon pour que nous la tournions à Son service ?

C'est la vie de l'esprit de foi. Le Seigneur disait par son prophète : « J'ôterai de votre chair le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair »4. Les Juifs avaient un cœur de pierre parce qu'ils étaient tout extérieurs et faisaient consister leur récompense dans les biens de la vie présente. Mais le Seigneur a donné aux chrétiens un cœur de chair, capable de sentir la vie divine et de s'unir à Dieu. Dieu est esprit : il ne parle que spirituellement et par la foi. Il faut donc que notre âme, que notre cœur soit toujours dans nos mains, élevé vers Dieu, afin qu'Il puisse le façonner sur le modèle du Sien, lui en donner l'empreinte, la vie, le mouvement. Quand on veut faire un vase, on façonne de la terre molle et détrempée et on l'expose au soleil. Il faut que notre cœur soit une terre molle.

Lorsque le Seigneur, dans l'Écriture, repousse et maudit la terre, Il dit : elle sera aride, la pluie ne l'arrosera pas ; rien ne sortira de son sein ; elle ne sera plus accessible au soc de la charrue. — Quand il la bénit, au contraire, il dit : la pluie et la rosée la féconderont.

Ainsi Dieu arrose notre cœur, Il le féconde de la rosée de sa grâce, et par la chaleur de son amour le dilate ; Il le rend ainsi capable de toutes les impressions de son amour.

 

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Le premier effet de cette sensibilité du cœur est de nous faire mieux distinguer l'approche de Dieu, de nous faire entendre de plus loin et avec plus de bonheur Sa voix, de nous tenir sous l'impression de Sa présence amoureuse.

Le cœur se dirige alors plus facilement vers Dieu, plutôt par impression, par instinct, que par raisonnement. Lorsque vous avez commis quelque manquement, n'avez-vous pas comme une peur instinctive de vous-même, laquelle disparaît lorsque vous avez fait pénitence ? Cela vient de ce que vous êtes sous l'impression de la grâce ; c'est même là un signe de cette grâce.

Plus on se donne à Dieu, plus on devient sensible et délicat. Il ne s'agit pas de verser des larmes avec plus ou moins d'abondance. La sensibilité et la délicatesse du cœur sont quelque chose de mystérieux. On ne les définit pas, on les sent comme on sent la vie, sans pouvoir dire ce qu'elle est.

Mais à mesure que l'on s'éloigne de Dieu, la délicatesse diminue. On quitte la compagnie du roi pour descendre avec la plèbe ; on s'attache aux créatures. Malheur à qui tombe ainsi.

Le second effet de cette sensibilité est de nous pousser à la prière intérieure. Les prières vocales ne suffisent plus ; quelque saintes qu'elles soient, elles ne satisfont pas entièrement : l'esprit y travaille plus que le cœur ; elles sont des actes de vertu, très méritoires, mais elles ne donnent pas assez de vie. Le cœur a besoin de se nourrir sans cesse d'aliments nouveaux. Il veut se dégager toujours davantage et monter toujours plus haut : il sent le besoin de vivre avec Dieu par la méditation. Il faut donc un cœur sensible au service de Dieu.

Prenez garde à la sensibilité, dit-on quelquefois. Non, désirez-la, au contraire, nous sommes faibles, nous en avons besoin. C'est une doctrine présomptueuse que celle qui rejette la sensibilité du cœur et enseigne à marcher sans jouir de Dieu. C'est de l'orgueil.

Sans doute, nous ne devons pas rechercher ici-bas la jouissance de Dieu comme notre fin ; du reste, si vous vous y arrêtez trop, Notre-Seigneur saura bien vous en retirer. Mais si vous vous sentez attirés, s'il est vrai que vous montez, que vous sentez le Cœur de Jésus sur le vôtre, oh ! que vous êtes heureux ! Demandez cette grâce : c'est un bâton solide pour vous aider à marcher.

Je n'aime pas ceux qui disent : « Ma tente est plantée sur le Calvaire ». — Si vous y pleurez, c'est bien ; mais si vous y demeurez froid, c'est l'orgueil qui vous retient.

Vous voulez vous passer des moyens doux et faciles que le Seigneur emploie dans Sa miséricorde. Qui êtes-vous donc ? Maintenant qu'on instruit les enfants de telle sorte qu'à sept ans, ils soient des philosophes, ils deviennent pédants, parce que l'esprit finit par l'emporter sur le cœur.

Voyez dans l'Évangile. Quand Madeleine et les saintes femmes pleurent, Jésus, loin de les repousser, les console. 5

Dieu vous a donné un cœur sensible. Goûtez donc Dieu.

Mais la tendresse du cœur est le plus souvent le fruit du sacrifice. Si le Seigneur vous fait passer par là, soumettez-vous. Dieu veut votre cœur tout entier pour Lui.

On a peur de se donner ainsi ; on dit : j'aime mieux souffrir. Au fond, c'est de la lâcheté : on n'ose pas faire un abandon complet de soi ; on veut choisir la souffrance, on a peur de laisser choisir le bon Dieu !

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Ayons donc toujours pour Dieu un cœur sensible et affectueux, surtout dans nos prières. Nous ne sommes pas assez heureux au service du Seigneur. Dieu voudrait nous communiquer plus abondamment les douceurs de Sa grâce. Acceptons-les avec confiance pour notre plus grand bonheur dans le temps et dans l'éternité.

Pierre-Julien Eymard, in La Vie chrétienne et l’Eucharistie

 

1. Instruction de retraite, Paris, 4 avril 1867.

2. Cf. De Consideratione I. I, c. II.

3. Psaume LXXII, 23.

4. Ézéchiel XXXVI, 26.

5. Cf. Luc. XXIII, 27-28.