L’horizon dans lequel s’inscrit
l’œuvre littéraire, c’est la vérité commune de dévoilement ou, si l’on préfère,
l’univers élargi auquel on parvient en rencontrant un texte narratif ou
poétique. Être véridique, en ce sens du mot, est l’unique exigence légitime
qu’on puisse lui adresser ; mais, comme l’a vu Rorty, cette vérité-là a
partie liée avec notre éducation morale. Je voudrais revenir ici, pour la
dernière fois, à une page de l’histoire littéraire et relire un célèbre échange
sur les relations entre littérature, vérité et morale, celui dans lequel
s’engagent George Sand et Gustave Flaubert. Les deux écrivains sont de bons
amis, ils se portent mutuellement grande affection et profond respect ;
pourtant, ils savent aussi qu’ils ne partagent pas la même conception de la littérature. A la fin de 1875 et au début de 1876,
quelques mois seulement avant la mort de Sand, ils échangent plusieurs lettres
remarquables à ce sujet, dans lesquelles ils essaient de préciser la nature de
leur désaccord.
Une lecture superficielle pourrait
faire croire que Sand demande à la littérature de se soumettre à la morale,
alors que Flaubert se réclame du seul rapport à la vérité. Et il
est exact que certaines formules de Sand l’entraînent sur cette pente, en la
montrant essentiellement occupée de l’effet que leurs œuvres produisent sur le
lecteur : « Tu vas faire de la désolation et moi de la consolation »,
dit-elle, puisque lui rend les gens qui le lisent plus tristes, alors qu’elle
voudrait qu’ils soient moins malheureux. À cela Flaubert rétorque que son but
est la seule vérité. « Je me suis toujours efforcé d’aller dans l’âme des
choses ». Si le désaccord entre les deux en restait là, il serait de peu
d’intérêt, et nous serions tentés de donner raison à Flaubert : le lecteur
d’aujourd’hui, lui non plus, ne croit pas que la fonction première de la
littérature soit d’assécher les larmes. Mais Sand dépasse rapidement ce point
de départ pour centrer le débat sur deux sujets plus essentiels : la place
de l’écrivain dans son œuvre et la nature de la vérité à laquelle il accède.
Sand regrette que Flaubert ne se
montre pas davantage dans ses écrits, or celui-ci a fait de sa non-intervention
dans le roman un principe ne souffrant aucune exception. Mais Sand revient à la
charge : ce n’est pas vraiment son absence de l’œuvre qu’elle lui
reproche, du reste elle croit cette absence impossible, car on ne peut séparer
la chose vue de la vision subjective. « On ne peut pas avoir une
philosophie dans l’âme sans qu’elle se fasse jour. [...] La vraie peinture est
pleine de l’âme qui pousse la brosse ». Dans ses réponses, Flaubert
acquiesce : il sait bien qu’il ne manque pas de convictions, et que
celles-ci imprègnent son œuvre. Il sait aussi que son souci de vérité aura
nécessairement un effet moral. « Du moment qu’une chose est Vraie, elle
est bonne. Les livres obscènes ne sont même immoraux que parce qu’ils manquent
de vérité ». Ce qu’il demande en revanche, c’est que ces idées ne soient
pas épelées en toutes lettres, mais soient seulement suggérées par le récit :
c’est au lecteur de tirer d’ « un livre la moralité qui doit s’y trouver ».
Si cela ne se produit pas, c’est que le livre est mauvais ou que le lecteur est
un imbécile ! Cependant, la véritable critique de Sand est ailleurs :
ce qu’elle déplore n’est pas l’absence de Flaubert de son œuvre, c’est la
nature de sa présence. Elle aime et apprécie son ami ; or elle ne retrouve
pas l’homme qu’elle connaît dans celui qui habite ses œuvres. « Nourris-toi
des idées et des sentiments amassés dans ta tête et dans ton cœur [...]. Toute
ta vie d’affection, de protection et de bonté charmante et simple, prouve que
tu es le particulier le plus convaincu qui existe. Mais, dès que tu manies la
littérature, tu veux, je ne sais pourquoi, être un autre homme ». Ce
qu’elle lui reproche, en somme, est de ne pas laisser de place à l’intérieur de
son œuvre pour des êtres comme lui, et donc de ne pas produire un tableau assez
fidèle du monde. L’exigence première de Sand concerne également le Vrai, non le
Bien. Le but de la littérature est de représenter l’existence humaine ;
mais l’humanité inclut aussi l’auteur et son lecteur.
« Vous ne pouvez pas vous
abstraire de cette contemplation ; car l’homme, c’est vous, et les hommes,
c’est le lecteur. Vous aurez beau faire, votre récit est une causerie entre
vous et lui ». Le récit est nécessairement enchâssé dans un dialogue dont
les hommes sont non seulement l’objet, mais aussi les protagonistes.
Sand sait que Flaubert s’efforce
par-dessus tout d’être vrai, même si la voie qu’il a choisie passe par un
travail acharné sur la forme, car il croit en une harmonie secrète, un rapport
nécessaire entre forme et fond. Telle est sa méthode : « Quand je
découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je
suis sûr que je patauge dans le Faux ». Ce n’est pas cette méthode qui la
dérange ; pour elle, le débat ne porte pas sur la manière de chercher mais
sur la nature de la
trouvaille. Les écrivains comme Flaubert « ont plus d’étude et de
talent que moi. Seulement je crois qu’il leur manque, et à toi surtout, une vue
bien arrêtée et bien étendue sur la vie ». Le tableau de vie qui ressort
des livres de Flaubert n’est pas assez vrai car il est trop systématique, et
donc monocorde. « Je veux voir l’homme tel qu’il est. Il n’est pas bon ou
mauvais. Il est bon et mauvais. Mais il est quelque chose encore, la nuance, la
nuance qui est pour moi le but de l’art ». Elle y revient dans sa lettre
suivante : « La vraie réalité est mêlée de beau et de laid, de terne
et de brillant ».
La source de cette différence entre
Sand et Flaubert est dans leur philosophie même. Flaubert, qui déclarait à son
amante Louise Collet « j’ai la vie en haine », ou encore « la
vie n’est tolérable qu’à la condition de n’y jamais être ».
L’effet le plus important de cette
mutation concerne l’enseignement scolaire de la littérature (du « français »),
car celui-ci s’adresse à tous enfants et, à travers eux, à la majorité des
adultes ; c’est pourquoi je voudrais y revenir en conclusion. L’analyse
des œuvres à l’école ne devrait plus avoir pour but d’illustrer les concepts
que vient d’introduire tel ou tel linguiste, tel ou tel théoricien de la
littérature, et donc de nous présenter les textes comme une mise en œuvre de la
langue et du discours ; sa tâche serait de nous faire accéder à leur sens
— car nous postulons que celui-ci, à son tour, nous conduit vers une
connaissance de l’humain, laquelle importe à tous. Comme je l’ai dit, cette
idée n’est pas étrangère à une bonne partie du monde enseignant lui-même ;
mais il faut passer des idées à l’action. Dans un rapport établi par
l’Association des professeurs de lettres, on peut lire : « L’étude
des lettres revient à étudier l’homme, son rapport à lui-même et au monde et
son rapport aux autres ». Plus exactement, l’étude de l’œuvre renvoie à
des cercles concentriques de plus en plus larges : celui des autres écrits
du même auteur, celui de la littérature nationale, celui de la littérature
mondiale ; mais son contexte ultime, et le plus important de tous, nous
est bien fourni par l’existence humaine même. Toutes les grandes œuvres, quelle
qu’en soit l’origine, engagent la réflexion là-dessus.
De quelle manière faut-il s’y prendre
pour déployer le sens d’une œuvre et révéler la pensée de l’artiste ?
Toutes les « méthodes » sont bonnes, pourvu qu’elles restent moyen au
lieu de devenir fin en soi. Plutôt qu’une recette, j’aimerais donner ici un
exemple, celui de l’étude que le critique américain Joseph Frank a consacrée à
Dostoïevski ; un volume de cette monographie (qui en compte en tout cinq)
a été traduit en français sous le titre Dostoïevski, Les années miraculeuses.
Ce dont on se rend compte, peu à peu,
est que toutes ces perspectives ou approches d’un texte, loin d’être rivales,
sont complémentaires — pourvu que l’on admette d’emblée que l’écrivain est
celui qui observe et comprend le monde dans lequel il vit, avant d’incarner
cette connaissance en histoires, personnages, mises en scènes, images, sons.
Autrement dit, les œuvres produisent du sens, l’écrivain pense ; le rôle
du critique est de convertir ce sens et cette pensée dans le langage commun de
son temps — et peu nous importe de savoir par quels moyens il parvient à son
but. L’ » homme » et l’ » œuvre », l’ » histoire »
et la « structure » sont également bienvenus ! Et le résultat
est là : en permettant d’inclure la pensée de l’auteur dans le débat
infini dont la condition humaine est l’objet, l’étude littéraire de Frank
devient une leçon de vie.
On doit entendre ici la littérature
dans son sens large, en se souvenant des limites historiquement mouvantes de la
notion. On ne tiendra donc pas pour dogme inébranlable
les axiomes fatigués des derniers romantiques, selon lesquels l’étoile de la
poésie n’aurait rien de commun avec la grisaille du « reportage universel »,
produit par le langage ordinaire. Reconnaître les vertus de la littérature ne
nous oblige pas à croire que « la vraie vie, c’est la littérature »
ou que « tout au monde existe pour aboutir à un livre », dogme qui
exclurait de la « vraie vie » les trois quarts de l’humanité. Les
textes dits aujourd’hui « non littéraires » ont beaucoup à nous
apprendre ; et pour ma part j’aurais volontiers rendu obligatoire, en
classe de français, l’étude de la lettre, hélas guère fictive, que Germaine
Tillion adressait depuis la prison de Fresnes au tribunal militaire allemand,
le 3 janvier 1943. C’est un chef-d’œuvre d’humanité où forme et sens sont
inséparables ; les élèves auraient beaucoup à y apprendre.
On voit qu’il s’agit là d’une
ambition bien plus forte que celle qui est proposée aujourd’hui aux élèves. Les
changements qu’elle implique auraient du reste des conséquences immédiates sur
leurs débouchés. L’objet de la littérature étant la condition humaine même,
celui qui la lit et la comprend deviendra, non un spécialiste en analyse
littéraire, mais un connaisseur de l’être humain. Quelle meilleure introduction
à la compréhension des conduites et des passions humaines qu’une immersion dans
l’œuvre grands écrivains qui s’emploient à cette tâche depuis des millénaires ?
Et, du coup : quelle meilleure préparation à toutes les professions
fondées sur les rapports humains ? Si l’on entend ainsi la littérature et
si l’on oriente ainsi son enseignement, quelle aide plus précieuse pourrait
trouver le futur étudiant en droit ou en sciences politiques, le futur
travailleur social ou intervenant en psychothérapie, l’historien ou le
sociologue ? Avoir comme professeurs Shakespeare, Sophocle, Dostoïevski et
Proust, n’est-ce pas profiter d’un enseignement exceptionnel ? Et voit-on
pas qu’un futur médecin, pour exercer son métier, aurait plus à apprendre de
ces mêmes professeurs que des concours mathématiques qui déterminent
aujourd’hui sa destinée ? Les études littéraires trouveraient ainsi leur
place au sein humanités, à côté de l’histoire des événement des idées, toutes
ces disciplines faisant progresser la pensée en se nourrissant autant des
œuvres que des doctrines, des actions politiques que mutations sociales, de la
vie des peuples que celle des individus.
Si l’on accepte cette finalité de
l’enseignement littéraire, lequel ne servirait plus à la seule reproduction des
professeurs de lettres, on peut facilement s’entendre sur l’esprit qui doit le
mener : il faut inclure les œuvres dans le grand dialogue entre les
hommes, engagé depuis la nuit des temps et dont chacun d’entre nous, aussi
minuscule soit-il, participe encore. « C’est dans cette communication
inépuisable, victorieuse des lieux et des temps, que s’affirme la portée
universelle de la littérature », écrivait Paul Bénichou.
Tzvetan Todorov, in La Littérature en péril