samedi 5 février 2011

En lisant... Gilbert Cesbron - Un roman de poche


Le voisin exaspéré donna trois coups de poing dans le mur ; la radio de Gérard l'assourdissait, faisait trembler les meubles. Il attendit un instant, puis frappa des deux poings à la fois et, comme il n'avait pas tapé en mesure, sa protestation parvint jusqu'au garçon.

« Ce mec, pensa Gérard, j'en ai vraiment rien à foutre ! »

Rien du tout, c'est vrai : ils ne vivaient pas selon les mêmes horaires, jamais ils ne se rencontreraient. Jamais aucun d'eux ne saurait à quoi ressemblait ce visage qu'une cloison guère plus épaisse que le poing séparait du sien.

« Ce mec... » — Mais peut-être était-ce une bonne femme. Pas une fille, en tout cas ! Les filles ne cognent pas sur les murs : elles frappent aux portes et l'on peut s'arranger. D'ailleurs, les filles aiment cette musique-là et savent bien que le premier geste, en pénétrant dans sa chambre, est d'ouvrir la radio en même temps que la lumière : l'une chasse les ténèbres, l'autre la solitude. Quand la radio marche, pourvu que ce soit un peu trop fort, les problèmes, les souvenirs indésirables, les projets sans issue s'évanouissent.

Le voisin protesta de nouveau. « C'est sûrement un vieux, pensa Gérard. Pourtant, ils sont sourds d'habitude, non ? »

Il n'avait connu ni son père ni sa mère, et il entassait les plus de quarante ans dans un fourre-tout de générations qui avaient fait on ne sait combien de guerres, calculaient en anciens francs, voyageaient par chemin de fer et détestaient le jazz. Il eut pourtant un bon mouvement, ouvrit grande sa croisée : « Comme ça, il entendra moins... » Mais la cour entière entendit, cette fois. « Encore ce dingue, avec sa musique yé-yé ! » pensa le voisinage qui ferma ses fenêtres.

Le jour tombait sans hâte. En mai, fais ce qui te plaît ! Et voici ce qui plaisait au soleil : se laisser flotter entre ciel et terre comme dans un hamac, écouter les rumeurs du soir : celles des villes où l'on devance la nuit à force d'enseignes lumineuses, celles des campagnes où l'on feint de ne pas la voir tomber.

Mais Gérard détestait cette heure indécise ; tout ce qui ne ressemblait pas à sa vie l'effrayait, et celle-ci était taillée à la hache : l'atelier, et puis les copains et les filles ; cinq jours, et le changement de planète du samedi ; onze mois, et puis ces trente jours d'une tout autre étoffe. Une vie sans demi-saisons ; alors, ce crépuscule de mai, vous comprenez, « il n'en avait rien à foutre ». Dans dix minutes, il retrouverait Sylvie à l'Apo (c'était le diminutif d'Apollinaire, le nom d'un bistrot) ; ils iraient dîner dans un snack, danser au Bus-Palladium, et finiraient la nuit dans cette même chambre au son de la radio, très douce cette fois. Et demain, dimanche...

« Marre, marre, marre ! » cria-t-il brusquement, plus fort que la radio. Il ne parvenait pas à obtenir de ses cheveux la disposition qu'il souhaitait : il s'agissait de ressembler à la fois à un poète romantique, à un voyou et à un cow-boy. Généralement, la longueur de sa chevelure et une certaine saleté huileuse le lui permettaient ; mais, ce soir, il ne parvenait à ressembler qu'à lui-même en enfant de chœur.

« Marre, marre, marre ! »

Avec cette formule magique, il jouait quitte ou double : ou bien sa coiffure et, par conséquent, sa soirée, seraient définitivement compromises, ou bien...

Les cheveux se soumirent. La radio lui donna l'heure avec, en prime, la marque d'une montre et quelques conseils pour obtenir le linge le plus propre du monde. Déjà ? Sylvie devait l'attendre à l'Apo. Sylvie... Par égard pour le voisin, il baissa le son de la radio. Le souvenir de cette gosse lui dictait ainsi des gestes gentils, ce qui l'inquiétait. Du temps de José, de Cathy, ou surtout de Babette, celles-ci lui inspiraient plutôt des vacheries. Il se regarda au miroir avec le regard de Sylvie, se plut, s'attarda complaisamment. « Au troisième top... », répéta la radio. — « Merde ! » Gérard sortit en courant, claqua la porte, dégringola l'escalier qui sentait la cuisine des autres.

Sur le seuil de la vieille maison, il aspira le bon air du quartier : gaz d'essence et vapeurs d'huile, grâce au feu rouge et à la friterie du carrefour. Il s'y mêlait un relent d'égouts, parce que les premières chaleurs troublaient leur digestion profonde, et l'odeur âcre et crayeuse de la droguerie dont la porte restait constamment ouverte. Gérard respira longuement, puis se mit à rire comme un chien : sans bruit et les yeux fermés, comme un chien qui retrouve l'odeur de son monde. C'était son monde à lui, ce paysage de tous les gris, sans un pouce de terre libre, sans une feuille, sans un oiseau. Les hommes avaient coulé, sur les entrailles de la rue, leur béton, leur asphalte, cette lave aveugle de la ville qui l'empêche de respirer. (Des petits enfants couleur de trottoir s'accroupissent parfois devant les bouches d'égout et attendent longtemps qu'en monte un cri vivant).

Le sol carrelé de l'orphelinat, le ciment du préau de l'école et celui de l'atelier, tout ce qu'avait connu Gérard ressemblait à ce trottoir ; il s'avança d'un pas confiant sur ce terrain si sûr. L'appel guttural du vendeur de France-Soir, le hurlement d'un juke-box, les ding-ding d'un flipper achevèrent de donner ses dimensions à son décor familier. Il pénétra dans le café, glissa une pièce dans un distributeur, reçut plusieurs rations de gomme à mâcher et dut défaire trois emballages de papiers différents avant de pouvoir mordre dans l'une. Bientôt, l'haleine même de Sylvie (qui en mâchait sans cesse) remplit sa bouche et, de nouveau, il se mit à rire de bonheur.

Sylvie est déjà arrivée à l' Apo ; elle s'est assise dans un angle et les glaces reflètent l'une son profil gauche, qui est enfantin, l'autre son profil droit, celui d'une femme. La ville mûrit les filles en les « forçant », comme les maraîchers sans scrupule ; Sylvie est une petite fille déguisée en femme, mais elle ne le sait pas. Ce soir, elle ne s'est pas regardée dans les glaces du bistrot : elle se moque de ses cheveux et de l'heure qu'il est : elle relit, pour la cinquième fois, la lettre de sa petite grand-mère, fourmilière répandue sur du papier quadrillé.

Le « Salut, Jerry ! » des copains lui annonce l'arrivée de Gérard. Mais déjà, il la baise brutalement sur les lèvres, et puis sur le front mais très doucement ; c'est sa manière et aussi le symbole de leur amour.

— Tu es mal coiffée.

— Tu penses, je n'ai pas l'esprit à ça !

— Qu'est-ce qui se passe ?

Avant qu'elle puisse répondre, il l'embrasse de nouveau, longuement, parce que la sorte d'anxiété qu'exprime ce visage lui confère un attrait nouveau ; c'est un peu comme s'il embrassait une autre fille.

— Alors, qu'est-ce qui se passe ?

— Il se passe que ma grand-mère est malade. Elle m'a écrit.

— Tu as une grand-mère, toi ?

(Lui n'a jamais eu personne ; pour ne pas se sentir trop minable, il s'invente quelquefois un oncle dans le Périgord).

— Heureusement ! Qui est-ce qui m'aurait élevée, si je n'avais pas eu de grand-mère ?

— On se démerde, murmure amèrement son compagnon. Elle est vieille ?

— Heu... oui, dit Sylvie qui vient seulement de s'en aviser, de devenir adulte parce que son rempart s'effrite : sa petite grand-mère est malade.

— Marcel ! commande Gérard qui ne sait plus quoi dire, apporte-nous deux...

— Rien du tout, décide Sylvie en se levant, je t'attendais pour filer à la gare.

— Et notre soirée ?

— Et ma grand-mère, Jerry ?

Brusquement, il se sent absolument seul. Aucun copain, aucune fille, aucune radio ne comblera ce vide-là, ce soir.

— Où habite-t-elle ?

— Près de Senlis.

— Je t'y conduis.

— Mais, Jerry...

(Allons bon, elle n'a pas l'air satisfait. Vous comprenez quelque chose aux filles, vous ?)

— Ça ne te plaît pas ?

— Si, si, tu es chic, fait-elle sans conviction.

— Tu as peur que mon genre ne convienne pas à ta vieille ? demande Gérard, susceptible comme tous les orphelins.

Très vite, il l'embrasse, comme pour étouffer sa réponse. « On dirait que j'ai besoin d'elle, sans blagues ? » C'est vrai, on dirait, par instants, qu'il préfère cette gosse à lui-même ! C'est un sentiment tout nouveau qui l'angoisse et l'humilie.

— Ce n'est pas « ma vieille », dit Sylvie quand elle a repris son souffle, c'est... c'est ma petite grand-mère.

Elle se demande, en effet, ce que la vieille dame des champs va penser de Jerry ; elle le regarde avec des yeux de soixante-quinze ans qui, tous les matins, voient se lever un soleil sans éboueurs, approcher le facteur sur son vélo et, dans sa journée, rencontrent plus de bêtes que de gens. Ce sont les yeux de son enfance ; et son désarroi doit se lire sur son visage rond : voici qu'il ressemble tout entier à son profil gauche...

— Pourquoi tu me regardes comme ça ?

« Je dois l'aimer, pense Sylvie sans répondre. Je dois l'aimer puisque j'ai peur que grand-mère ne l'aime pas. Oh oui ! je l'aime sûrement... Quelle chance ! »

Elle lui saisit les mains, change de visage ; lui aussi.

— Quand part-on ?

— Tout de suite, si tu voulais bien.

En sortant de Luzarches, apparut une route, droite comme une épée, pointée vers ce ciel où le soleil abdiquait enfin. Pas une voiture ; sur les deux rives, les arbres, alourdis par la chaleur du jour, formaient une haie de courtisans. Gérard poussa sa machine à fond ; la lourde moto bondit comme une bête et tous les trois éprouvèrent un moment d'ivresse : la machine, son cavalier qu'elle vengeait de l'atelier où, huit heures durant, une autre machine l'avait asservi, et Sylvie. Assise en croupe derrière lui, la joue contre le blouson de cuir, protégée du vent, de la peur, protégée de tout, croyant, malgré le tumulte du moteur, entendre battre ce cœur qu'elle avait l'air d'ausculter, elle éprouvait un trouble qui lui rappelait l'amour physique. Elle se mit à crier impunément dans le vent et serra de toutes ses forces ce buste dur auquel elle se cramponnait depuis Paris.

— Hé ! tu m'étouffes, cria-t-il ravi.

Non, rien n'aurait pu l'étouffer : il respirait, il respirait enfin ! C'étaient les arbres, le soir libre, le ciel si vaste, et surtout de tourner le dos à Paris. Il crut que c'était sa moto et le compteur qui marquait 130.

Il faisait nuit lorsqu'ils atteignirent Nerval, mais la lune patiente faisait office de veilleuse.

— À gauche !... Tu tourneras à la barrière verte, là-bas...

Ils avaient quitté les rues pour des chemins, puis des sentiers.

— Tu parles d'un bled, fit Gérard dégrisé. Mais Sylvie, qui reprenait pied dans son enfance, ne l'entendit même pas.

— C'est là, cette petite maison avec une glycine...

— Une quoi ?... Dis donc, où est-ce que je vais ranger ma moto ?

— Dans le hangar du jardin.

Il est moins grand qu'elle !

Déjà Sylvie frappait à la porte de la maison basse, frappait de nouveau, s'affolait de ne pas recevoir de réponse.

Viens vite !

Gérard la rejoignit. La clef se trouvait sur la serrure, mais Sylvie avait peur d'entrer seule.

Ouvre, toi !

Du seuil, ils aperçurent, dans un rayon de lune, la vieille dame qui dormait bien à plat comme une morte, coiffée d'un bonnet blanc qui enserrait son visage.

Grand-mère !

— Qu'est-ce qui... ? Ah ! c'est toi, ma petite Marie ! (« Marie » ?) Tu pourrais me réveiller plus doucement.

— J'ai... Tu m'as fait peur.

— Tiens donc ! (Quand elle souriait, Sylvie lui ressemblait, mais comme le soleil ressemble à la lune. Sylvie ou Marie ?) Je ne suis pas encore morte !... Tu n'es pas seule ? demanda-t-elle en allumant et en s'asseyant dans son lit qui parut immense.

Un ami de Paris m'a amenée jusqu'ici... Mais avance donc, toi ! Voilà Jerry, grand-mère.

— Quel drôle de nom, dit bonnement la vieille dame. Ce ne serait pas plutôt Gérard ? Vous vous tutoyez : vous vous connaissez donc depuis longtemps ? (Elle n'attendit pas davantage la réponse.) Je laisse la clef sur la porte pour que les voisines puissent venir me voir. Mes pauvres enfants, où allez-vous dormir ? Et moi qui n'ai même pas le droit de me lever pour préparer...

Mais qu'est-ce que tu as exactement, grand-mère ?

Bah ! mon âge, et le cœur un peu plus fatigué que la tête. Je ne voulais pas t'inquiéter, mais j'avais envie de te voir : il y a combien de mois que tu...

Sylvie courut l'embrasser. « Qu'est-ce que je fous là ? » se demanda Gérard, mais il se sentait assez heureux.

Est-ce que vous avez dîné au moins ?

Non, mais ça ne fait rien. D'ailleurs, maintenant que je suis rassurée...

— Tu ne vas pas repartir ? demanda la vieille d'une voix altérée. C'est demain dimanche : tu peux bien...

— Mais Jerry ?

— Gérard peut bien rester une nuit à la campagne, non ? (Elle avait retrouvé son assurance.) Tu vas coucher dans ton ancienne chambre, à côté : rien n'y est changé ! Tu feras un lit à ton ami dans le grenier ; prends ce qu'il faut dans l'armoire. Et, pour le dîner... Mais d'abord, cesse de ruminer, ma petite fille !

Gérard, tout heureux d'obéir, alla lui aussi cracher sa gomme à mâcher.

Ils dînaient dans la cuisine où tout avait cent ans. Par la porte entrouverte, la vieille dame donnait des conseils en forme d'ordres :

— ... Mets donc un peu de lait dans tes œufs battus... A feu doux, l'omelette, surtout !... N'entame pas le nouveau fromage : il lui manque deux jours. C'est drôle que personne ne sache plus acheter les camemberts ! ajoutait-elle à mi-voix.

Sylvie retrouvait les gestes de Marie (son vrai prénom, mais dont elle avait honte à Paris), et Gérard la regardait faire avec une sorte de tristesse. Sylvie en tablier bleu devant ces casseroles ou transformant une vieille planche rugueuse en table servie pour deux, c'était Sylvie demain, la femme de quelqu'un, la femme d'un autre. Elle représentait ce petit bonheur que ses copains et lui bafouaient à longueur de samedi soir : la bagnole qu'on achète à crédit, le gosse qui survient avant qu'on ait pu s'équiper, les dimanches où l'on pousse la voiture d'enfant parmi des arbres minables. A d'autres ! Toutes ces filles dont la jupe laissait voir les cuisses, qui se charbonnaient les yeux et passaient de main en main, ce n'étaient tout de même pas les mêmes qui, un jour, vous fabriqueraient une omelette ou un enfant ! Il ne suffisait pas d'un tablier bleu ! Il observait cette Sylvie inconnue et prenait peur : l'impression de vieillir sans avoir vraiment vécu...

— Est-ce que c'est bon, Gérard ? demanda la grand-mère, du fond de son lit.

— Drôlement !

— Comment ça, drôlement ?

— Je veux dire : très bon.

Il ne trouvait, pour parler à la vieille dame, qu'une voix enrouée qui faisait rire Sylvie. Oui, vachement bon ! Autrement bon qu'à la friterie voisine où tout se préparait dans une immense cuve d'huile où rissolaient pêle-mêle les poulets, les saucisses et les pommes de terre. Ils burent du lait dans des bols.

— À quoi penses-tu ? demanda Gérard à mi-voix et, sans attendre la réponse : Depuis qu'on est arrivé, tu souris, tu regardes ailleurs ; tu ne penses plus du tout à moi !

— Je suis heureuse. Tu n'aimes pas que je sois heureuse ?

— Sans moi, pas tellement.

Ils entendirent frapper à la porte, puis une voix : « C'est ma mère qui m'envoie. Vous n'avez besoin de rien pour la nuit ? »

— Marie, appela la vieille, viens donc par ici. Tu te rappelles Adrien ?

Elle se leva. Son visage était devenu rose, d'un seul coup ; elle ne se ressemblait plus. Gérard prit peur. « Sylvie ! » appela-t-il en tendant la main vers elle, mais elle avait oublié ce faux prénom. Lui-même se leva et, demeurant dans l'ombre, regarda cet Adrien (le même âge que lui, les cheveux en brosse, un bleu de travail) et Sylvie qui courait à lui.

— Te voilà revenue, Marie ? dit le garçon d'une voix changée.

— Juste pour voir grand-mère.

— Et tu te plais toujours à Paris ?

— Oui, dit Gérard en s'avançant, je crois qu'elle s'y plaît bien. (« Pourquoi ai-je dit cela ? se demanda-t-il aussitôt. Qu'est-ce que j'en ai à foutre de cet Adrien ? »)

— Gérard, un copain qui m'a amenée de Paris, présenta Sylvie. Adrien, un ami d'enfance.

— Ton fiancé, quand tu avais huit ans ! fit la vieille dame, mais elle fut la seule à rire.

— Tu ne viens pas souvent, dit Adrien avec un demi-sourire.

— Et toi, Adrien, tu ne viendras donc jamais ?

— À Paris ? Ah ! non, ça jamais !

— Ce n'est pas le bout du monde, fit Gérard. Il allait ajouter : « On est venu en trente-sept minutes » ; mais l'autre le précéda :

— Je sais. Il y a trois cars par jour, dans les deux sens. Pas le bout du monde, bien pire : un autre monde !

« Bon, c'est un plouc », pensa Gérard, mais il aurait aimé être son copain.

— On se verra demain peut-être, Marie ? fit Adrien en se tournant vers elle. Tous les trois, ajouta-t-il un peu trop précipitamment.

Ne me l'enlève pas trop ! dit la vieille femme à mi-voix. Toi, tu as le temps...

« Qu'est-ce que ça veut dire ? se demanda Gérard. Le temps de quoi ? » Il se tourna vers Sylvie et la vit immobile.

Bon. Alors, bonsoir madame, bonsoir Marie. Salut, Gérard !

Pas Gérard : Jerry, murmura l'autre presque méchamment.

Sylvie, à son tour, le considéra : son blue-jean, ses boots, son blouson, sa coiffure — et il passa dans ce regard un mélange d'étonnement et de pitié que Gérard surprit.

Il sortit une main de sa poche et saisit celle de Sylvie à peu près comme on s'agrippe à une bouée.

Elle avait été longue à trouver le sommeil ; trop d'odeurs d'autrefois, à peine suries, flottaient dans la chambre désertée depuis des mois. Un automne, un hiver étaient passés là durant l'absence de Sylvie et avaient laissé sur les étoffes un liséré d'humidité et, dans l'air, une senteur de cave et de grenier.

Elle tendait l'oreille vers le bruit de la demeure : l'horloge placide, les jointures de la charpente qui craquaient un peu. Comme toutes les vieilles, la maison avait ses douleurs. Par les volets disjoints, parvenait la rumeur de la nuit vivante.

Sylvie, lovée dans son lit comme dans le ventre de sa mère qu'elle n'avait jamais connue (et dont cette vieille petite dame si fragile, avec son bonnet de morte, avait tenu lieu), Sylvie se laissait couler en souriant au creux de sa jeunesse. Elle se rappela sa première communion (qu'est-ce que ça voulait dire, au juste ?) et se mit à pleurer avec un étrange bonheur.

Au-dessus d'elle, Gérard, les yeux ouverts, prête une oreille inquiète à ces craquements, ces abois lointains, ces chants d'oiseau si proches. Il se sent investi de mystères qui lui paraissent d'autant plus étrangers qu'il les pressent familiers à d'autres, à cette petite vieille, à cet Adrien, à Sylvie peut-être.

Que ne donnerait-il pas pour posséder aussi une petite vieille ! Il ne la laisserait pas tomber, lui ! Si son oncle du Périgord existait vraiment... Mais quoi ! oncle ou grand-mère, on le devient soi-même. Il suffit d'entrer dans le jeu, dans ce fameux petit bonheur minable ! — Il ne parvient pas à le croire ; son mal à lui doit être inguérissable, contagieux : quand on a pas eu de famille, comment en fonder une ?

Il se force à croire en cette absurde malédiction parce qu'il a envie d'être à plaindre. Tenez, cet Adrien ne lui a pas dit « bonsoir », mais « salut ». Restera-t-il, toute sa vie, le type à qui on dit « salut », ce qui ne signifie rien ? un copain, toute sa vie ? — Où et comment peut-on reprendre pied ? Sylvie possède la réponse ; ou plutôt Marie. Quel beau nom ! Aucune de ses anciennes amies n'aurait pu le porter. Mais il sait bien que ce n'est plus la même fille qui, sur la route au crépuscule, l'enserrait de ses bras, et qui dort, à présent, sous cette carcasse gémissante où lui-même tente en vain de s'endormir. Et, parce qu'il sent monter en lui un désespoir sans recours, parce que c'est un ennemi trop fort pour lui, il entreprend de le chasser par une petite rage ridicule, un peu comme on tire des pétards contre l'orage dans les pays de vignes. Une colère absurde sur sa nuit gâchée, afin d'oublier que sa vie l'est peut-être. Sa nuit du samedi au dimanche, la plus longue de la semaine, la seule que le réveille-matin ne décapite pas, gâchée à cause d'une grand-mère au fond d'un lit, d'une histoire de chaperon rouge, sans blagues ?

Marre, marre, marre !

Il l'a murmuré seulement ; depuis qu'il est entré dans cette maison (mais non ! depuis qu'il est sorti de Paris), il se sent environné de puissances qu'il craint d'éveiller. À l'orphelinat, la nuit, quand il fallait gagner « les lieux » par des corridors glacés... C'est cette peur-là qu'il retrouve, et cela l'enrage. On va voir !

Il se lève, descend l'escalier dont chaque marche fait exprès de craquer, entre dans la chambre de Sylvie.

Qui est-ce ?... Ah ! tu m'as fait peur. Tu ne dors pas ?

Qu'elle est belle dans cette lumière si pâle ! C'est elle et c'est une autre, et Gérard les désire toutes les deux. La voici, sa nuit retrouvée ! Le seul moyen de chasser les fantômes, le voici !

Il s'approche d'elle.

Mais qu'est-ce que... ? Tu es fou ! Grand-mère est là...

— Moi aussi, je suis là ! proteste Gérard, mais il n'ose pas davantage élever la voix. J'en ai marre, à la fin ! Si nous étions à Paris...

— Justement, nous ne sommes pas à Paris.

Cela signifie tant de choses qu'il perd toute son assurance ; et le voici qui pose la question la plus inattendue :

Mais, Sylvie, tu m'aimes ?

Cela ne va guère avec le blouson, la moto, ni cette condescendance brutale dont ses copains et lui usent envers les filles et qui finit par faire d'elles de veules petites putains mal parées.

Quand l'une d'elles leur demande avec un sourire tremblant : « Mais tu m'aimes ? » ils éclatent de rire.

Gérard s'entend poser cette question ridicule, humiliante, comme s'il s'agissait d'un film mal doublé.

— Mais, Sylvie, tu m'aimes ?

Tu ne me l'avais jamais demandé, fait-elle interdite.

Elle-même se l'est-elle vraiment demandé ? À Paris, on vit au jour le jour, à la nuit la nuit ; l'important est de ne jamais se poser de questions. À Paris, il ne faut pas réveiller le somnambule : il tomberait de haut. À Nerval...

— Tu ne me réponds pas, fait Gérard en retrouvant sa détestable stature. Tu as tort. Je n'ai pas le temps d'attendre. Demain matin, tâche de savoir ce que tu veux. Sinon...

Sinon quoi ? Il aurait été bien incapable de le formuler. Seul son amour-propre parlait ici, et Sylvie le sentit aussitôt.

Dors bien, lui dit-elle en se tournant vers le mur.

Étrange nuit où les paroles les plus banales s'aiguisaient et blessaient à coup sûr. Gérard sortit furieux, mais satisfait de l'être : la fureur est un sentiment simple.

Comme il savait qu'il ne dormirait pas de sitôt, il ouvrit la porte qui donnait sur le jardin. Le petit matin y montrait déjà son visage de condamné. Les coqs se répondaient, dressaient, d'une voix enrouée, le cadastre villageois. Un chien, tôt levé, l'encolure basse, prospectait en maître les jardins des autres. Gérard et lui s'aperçurent, s'immobilisèrent, se défièrent du regard.

Le garçon frissonnait, et il tentait de se persuader que c'était le froid, par ce matin de grâce, par ce mai le plus tendre. Allons, tout ici était son ennemi : ces animaux qu'il devinait embusqués, retenant leur souffle, ces humains tapis dans leurs maisons basses, ce vide, ce vide et ce silence.

Comme il cherchait quoi que ce fût d'amical dans ce désert, il aperçut l'arrière de sa moto qui dépassait du hangar misérable. Rouge et noir, cuir et métal chromé, un peu ternie par cette saloperie de rosée, mais son éclat brillait aux yeux de Gérard comme, pour le prisonnier, l'entrebâillement lumineux de la porte. Trente-sept minutes ! En trente-sept minutes (même pas ! car, allégée de Sylvie, elle battrait son record) sa moto le ramènerait à Paris. Il retrouverait la bonne chaleur humaine des copains autour du flipper et sa radio fidèle qui, toute la nuit, aurait diffusé de la musique. À Paris, les arbres sont prisonniers, les chiens tenus en laisse, et le tumulte de la rue oblitère celui des cloches (voici qu'elles sonnaient, à présent !) qui vous rappellent on ne sait quoi de triste et vous forcent à lever la tête.

Trente-sept minutes ! Son « oncle du Périgord » venait de mourir à jamais. Gérard fit rouler la lourde machine hors du jardin. Demain, Sylvie le rejoindrait à Paris par le car, sinon... (Sinon quoi, mon pauvre bonhomme ?)

Elle entendit pétarader le moteur, bien que le garçon, par superstition plutôt que par égard, ne l'eût mis en marche que loin de la maison. « C'est une moto », pensa-t-elle ; mais elle savait très bien de quelle moto il s'agissait, et son ventre se serra. Elle entendit aussi les cloches ; leur son, alternativement grave et joyeux, la rassurait.

Il y eut un gémissement, de l'autre côté de la cloison. Elle courut, le cœur battant, ouvrit la porte. La petite grand-mère dormait paisiblement. Dormait ? Oui, le drap se soulevait avec la régularité, la lenteur de l'océan.

Sylvie courut se recoucher, heureuse d'être seule dans son lit, comme une enfant. « Adrien... Adrien, lui, a gardé son visage d'enfant », songea-t-elle.

Sur la route à peu près déserte, Gérard accélère encore. Le chemin lui paraît bien plus court qu'à l'aller. La machine tourne rond : pour elle, crépuscule du soir ou du matin, c'est pareil ; elle n'est pas romantique.

Au débouché d'un tournant, Gérard aperçoit le dos d'un autocar et sent, de loin, son souffle puant : le premier Senlis-Paris. Et cela lui remémore Adrien : « Trois cars par jour, ce n'est pas le bout du monde ! » Adrien...

— Marre, marre, marre !

Il accélère, dépasse l'autre en trombe, au sommet d'une côte qui lui cachait la route. « Un accident à 140, a-t-il pensé en un éclair, ce serait aussi une solution ! »

Mais Dieu veille. Le premier Paris-Senlis, frère jumeau de l'autre, surgit soudain à un jet de pierre. Il a pris quelques instants de retard, à Luzarches, parce qu'une vieille n'en finissait pas de descendre. Sinon...

— Tous ces jeunes, quels dingues ! murmure le chauffeur dans chacun des deux cars ; et leurs passagers, qui n'ont même pas eu le temps d'avoir peur, hochent une tête ensommeillée.

Gilbert Cesbron, in La ville couronnée d'épines