lundi 29 juin 2015

En pleurant... Pierre-Alain Cahné, Pauvreté et misères

Péguy a opposé la pauvreté à la misère. Ce qui distingue ces deux états n'est pas parfaitement clair, mais on peut induire des exemples concrets qu'il propose que la misère agresse les conditions mêmes de la survie. Elle accélère le mouvement vers la mort, par le froid, la faim et la maladie. C'est contre la misère que se sont levés aussi bien saint Vincent de Paul, jadis, que de nos jours, Mère Teresa, et de multiples acteurs des œuvres de charité. De cette misère Bernanos se souvient dans la Nouvelle Histoire de Mouchette.
Dans cette œuvre Bernanos n'a pas esquivé la description pathétique de cette pauvreté. On peut en reprendre, sous quelques rubriques, la présence.
Par la thématique de l'eau, du pourrissement, de l'engluement, de la disparition dans l'humide, la pauvreté envahit le roman. Le paysage ruisselle sous la pluie incessante, qui pénètre les vêtements [et le visage lui-même lors du suicide dans la mare].
« La simple pression de sa paume suffisait à maintenir son corps à la surface de l'eau, pourtant peu profonde. Un moment, par une sorte de jeu sinistre, elle renversa la tête en arrière, fixant le point le plus haut du ciel. l'eau insidieuse glissa le long de sa nuque, remplit ses oreilles d'un joyeux murmure de fête. Et, pivotant doucement sur les reins, elle crut sentir la vie se dérober sous elle tandis que montait à ses narines l'odeur même de la tombe » (Nouvelle Histoire de Mouchette, Plon, 1937, p.223).
Le bébé humide et poisseux qui emplit de ses cris l'agonie de la mère accompagne en écho l'alcool qui éclabousse tous les êtres. Sartre se souviendra de cette universelle humidité pour parler de la nausée, cette humidité qui pénètre le corps maigre de Mouchette mal protégé de la bourrasque par les taillis.
L'humiliation est la situation permanente de Mouchette, entre l'institutrice qui la courbe violemment pour qu'elle chante, les « raclées » reçues du père, les moqueries des compagnes d'école, la charité maladroite de l'épicière qui lui offre un bol de café au lait chaud.
L'alcool, la « goutte », désirée par l'agonisante et le contrebandier, est le thème permanent du livre, celui qui est à la fois la source et le médicament ultime d'une population abîmée dans son abrutissement.
L'épilepsie est le symptôme physique et nerveux de cette misère du corps qui ne sait plus se contrôler
« Il est tombé tout d'une pièce, terriblement, comme un arbre. Elle a entendu sonner son menton sur la terre ... Comment peut-on s'abattre ainsi sans se tuer ? Puis elle a vu se creuser ses reins, il s'est retourné face au plafond, les yeux blancs, le nez pincé, plus blême que le reste de la figure. Et puis, voilà qu'il s'est raidi de nouveau, appuyé au sol de la nuque et des talons, avec un soupir étrange comme d'un soufflet crevé. La large poitrine, immobilisée dans le spasme, se dilate lentement, si fort que les côtes ont l'air de crever la peau. la reste ainsi un moment, jusqu'à ce que de sa bouche tordue sorte un flot d'alcool, mêlé d'écume. Aussitôt ses traits s'apaisent, et, dans le calme retrouvé, gardent une telle expression de souffrance et d'étonnement qu'il ressemble à un enfant mort » (ibid., p.70-71).
La misère c'est aussi d'être étrangère dans son propre village.
« Dieu ! Voilà des années que la fille de l’ancien contrebandier se sent étrangère parmi les gens de ce village détesté, noirs et poilus comme des boucs, précocement bouffis de mauvaise graisse, les nerfs empoisonnés de café — de ce café dont ils s'imbibent toute l'année, au fond de leurs estaminets puants, et qui finit par donner sa couleur à leur peau » (ibid., p.44-45).
La « souillure ineffaçable » du viol s'ajoute à ce tableau presque complet de la misère humaine que brosse le romancier. Mais c’est sans doute dans l'approche insupportable de l'enfance malmenée, réduite à n'être qu'un paquet de chiffon humide d'urine et de lait caillé, que Bernanos fait culminer la souffrance de cette première misère :
« Surpris par la brusquerie de l'étreinte, l'enfant a tourné lentement vers elle son visage mou avec une expression misérable de vague crainte, d'immense ennui. Après quoi, il s'est blotti, jetant au hasard ses lèvres toujours gluantes d'une salive intarissable. Ses mains tâtent l'étoffe du pauvre corsage, et le regard de Mouchette les suit. À la faible lueur de la veilleuse, posée dans un creux du mur, elle a vu sa maigre poitrine qui est déjà celle d'une femme. Est-ce une ombre, là, un peu au-dessous du sein gauche ? Les cinq petits doigts hésitants de l'enfant s'y posent et, aussitôt, elle n'y tient plus, et pleure tout bas, à brefs sanglots. Les larmes coulent sur la bouteille et les joues du nourrisson qui grimace sous cette pluie tiède » (ibid., p.96).
Faut-il aller plus loin pour rejoindre la misère humaine qui est la racine de toutes les autres ? Sans doute, répond Bernanos : la pauvreté peut avoir une signification anagogique.
Dans la méditation du suicide qui marque les deux Mouchette — « à l'une et à l'autre, que Dieu fasse miséricorde » — Bernanos réfléchit à la dimension non plus seulement pathétique, mais tragique de la pauvreté qui nous menace.
Par quelle pauvreté sommes-nous menacés ?
On aimerait que la pauvreté qui nous menace ressemble à celle qui dévaste les peuples dont la misère matérielle nous émeut — car cette pauvreté-là, qui attire notre compassion, ne nous concerne évidemment pas, sauf en des espaces et des populations que nos représentations aiment à mettre en scène, pour exciter la mauvaise conscience et d'autant mieux effacer de notre mémoire la pauvreté qui nous est destinée à nous, « hommes du soir ».
La thèse de Bernanos — que l'on peut contester est que la définition par le sens littéral de la pauvreté est une manière de nous protéger de la pauvreté essentielle qui n'est même plus une menace, mais une réalité évidente par laquelle nous sommes guettés : le « détournement catégorique du divin » dont parle Hölderlin, la puissance du « Dieu caché » de Pascal et le « Dieu est mort » de Nietzsche : nous sommes pauvres d'un manque radical : l'absence de Dieu n'est même plus vécue comme absence.
Alors quelque chose comme la vie, le désir de vivre, déserte la conscience vidée de sa substance : il ne s'agit même plus, dans le personnage de Mouchette, de mettre en place une négation : elle n'est plus protégée de la négation, de l'humiliation, de la pauvreté, de la souffrance des coups et du viol, de l'ostracisme et du mépris. Seul surnage l'orgueil pour la maintenir en vie, et celui-ci s'épuise peu à peu, au profit d'une fascination pour le néant.
La pauvreté de Mouchette est qu'elle est complètement entre les mains destructrices du Diable qui conduit la conscience à désirer le Néant et la fin. Finir n'est plus achever et mener à la perfection une œuvre — finir est disparaître.
Il existe une pauvreté dont une culture peut se protéger en fabriquant un divertissement que bénit la conscience collective quand celle-ci s'empare de la gentillesse, des sentiments de la compassion pour en faire les valeurs dominantes. La pensée de Bernanos est violente : le souci des pauvres peut être la manière de se protéger de l'angoisse du Dieu caché.
Si la métaphysique cesse de penser Dieu, la liberté et le mal, au seul profit d'une sagesse transformée en compassion, gentillesse et souci des plus démunis, c'est non seulement parce que la conscience collective s’est rendue peu à peu plus sensible à la figure du pauvre, c'est également parce quelle rencontre là un adversaire à sa mesure, que l'on peut vaincre par un accroissement de la productivité, une meilleure redistribution des richesses et en jugulant le cynisme des puissants. Cet incontestable visage des Évangiles s'est emparé du champ social de l'Occident, sans d'ailleurs modifier en profondeur les comportements collectifs. Il a fini par occulter les questions métaphysiques — le salut, le sens de la création, la vocation à la sainteté, ce qui, en refoulant les interrogations essentielles, laisse la compassion dans un désert d'objectifs et laisse libre carrière au cynisme inhumain des idéologies de la domination.
« Après vingt siècles de christianisme, tonnerre de Dieu, il ne devrait plus y avoir de honte à être pauvre », rugit le docteur Delbende dans Le Journal d'un curé de campagne (Gallimard , coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p.1095). Bernanos, obsédé par la tyrannie de l'argent, parle de l'espérance qu'apporta jadis le christianisme naissant. Quelle espérance ? « Celle d'une société où les pauvres seraient honorés, parce que Dieu lui-même s'était fait pauvre et avait ainsi béatifié, non pas seulement, comme le laissent entendre parfois certains théologiens simoniaques, la disposition morale de la pauvreté, la pauvreté en esprit, mais la condition sociale du pauvre » (Lettre aux Anglais, Gallimard, 1989, p.44).
L'écrivain perçoit dans le monde nouveau, qu'il pense dominé par l'argent, une fin de son espérance. Mais là où il nomme l'argent comme cause de cette dégradation majeure, nous pouvons percevoir une autre cause, celle que manifeste l'emprise de la technique, elle-même à l'origine d'une exclusion des « misérables », incapables de maîtriser les exigences intellectuelles et morales du royaume de la technique.
Alors se lève une difficulté majeure : à la racine du tri social, on ne trouve plus une coupable, maladroite et immorale organisation socio-politique, mais l'école elle-même, vecteur de la compétence technique justement évaluée, même si la conscience malheureuse et les belles âmes peuvent encore discerner dans cette École des défauts aménageables. Mais quand on aura corrigé ces défauts, modifié les horaires, mieux formé les maîtres, comment pourra-t-on sauver du mépris de soi-même ceux que l'on aura jugés incompétents ? C'est pourquoi Bernanos est sans doute très lucide, et angoissé à juste titre, quand il s'alarme d'un monde sans salut divin pour le « misérable ».
L'ancienne société — à peu près avant la première moitié du XXe siècle — pouvait imaginer la pauvreté comme la conséquence d'une malchance personnelle, d'un mauvais hasard de la naissance, elle-même prisonnière d'une organisation sociale injuste et cruelle. Le pauvre pouvait légitimement penser sa situation comme indépendante de son mérite, lequel devrait être bientôt reconnu par un ordre politique qui aurait su faire sa « révolution ». Le pauvre pouvait sauver son moi humilié et méprisé par l'idée de l'Histoire dont il était une victime innocente, celle destinée à être réformée. Il suffirait de mieux redistribuer les richesses produites, de mieux éduquer à la modernité les classes sociales du prolétariat, d'organiser l'ordre social en le libérant du joug de l'héritage culturel et matériel.
Mais Bernanos est hanté par le nouveau pouvoir de l'argent qui façonne un monde redoutable au pauvre d'esprit. Le curé de Torcy du Journal d'un curé de campagne pouvait dire :
« Notre-Seigneur en épousant la pauvreté a tellement élevé le pauvre en dignité, qu'on ne le fera plus descendre de son piédestal » (ibid., p.1068).
Quelques années plus tard, il constate que le « pauvre ne sera plus l'ami de Jésus Christ ». L'homme privé d'éternité est non seulement sans défense contre sa propre mort, mais contre l'humiliation. Bernanos voit clair quand il place au principe même du suicide de Mouchette le vécu de l'humiliation.
On peut cependant sentir, dans le dénouement, lors du suicide dans la mare, que le souci du romancier est attiré vers un autre visage de la misère, que le dénouement ne parvient pas à décrire.
Le suicide fait signe vers une pauvreté d'un autre ordre que Bernanos suggère en une formule : la promesse dans la mort, « de l'imminente révélation d'un secret » qui « fascine la mystique ingénue » (Sous le Soleil de Satan, Gallimard, Folio, p. 182).
Il ne s'agit plus d'une pauvreté pathétique, mais de la pauvreté tragique qui obsède Bernanos. Le romancier prévoit le moment contemporain qui offre à une manière de dire très usée, mais riche de signification, « pauvre d'esprit », des horizons nouveaux qui nous concernent évidemment.
Quand on essaie de faire une analyse un peu froide de ce qui provoque la pauvreté, en société technicienne, on découvre très vite que le groupe humain agressé par la pauvreté est celui des « pauvres d'esprit » : ceux qui ne peuvent, ni ne savent, s'insérer dans un ordre dominé par la technique. Le pauvre d'esprit de l'ancienne société pouvait dormir dans la paille, entre les pattes des chevaux, et se nourrir des miettes tombées de la table des riches ou des graines échappées aux moissonneurs, et recueillies par les glaneurs. ancienne société n'avait pas mesuré la faiblesse d'esprit du pauvre d'esprit par l'école qu'il n'avait jamais fréquentée, parce quelle n'existait pas, ou presque pas. Sa pauvreté était la conséquence pathétique d'une malchance, d'une malformation, d'une production collective inefficace, maladroite ou injuste. Le pauvre d'esprit de la société technicienne est pauvre parce qu'il ne vaut rien, parce que sa valeur d'échange est proche de zéro. Sa pauvreté matérielle est le reflet de la nullité dévoilée par l'école obligatoire : il n'a plus de place dans un ordre du monde  par ailleurs puissant et riche, mais où sa faiblesse lui a interdit de s'insérer. La société technicienne a établi une corrélation entre la pauvreté matérielle et la faiblesse d'esprit, là où l'ancienne société établissait entre le pauvre et son état une relation marquée par un mauvais hasard ou une perversité de l'ordre politique incarné dans un ordre économique tyrannisé par une organisation, par exemple capitaliste. L’ordre moderne place le pauvre au cœur de son état dont il est le seul auteur par son impuissance intellectuelle mesurée avec justesse et justice, par l'École républicaine et laïque. Le pauvre de l'époque technicienne est non seulement pauvre, mais aussi un humilié.
La pauvreté a toujours été un malheur, elle est devenue une honte. Elle dénonce visiblement une imbécillité (comme dit Bernanos en faisant sonner une étymologie) publique et avouée à laquelle même la honte de la mendicité est interdite. L'essentiel des pauvres de la société technicienne est sorti prématurément de l'École, sans diplôme, sans « employabilité », comme dit pudiquement le jargon administratif.
Alors la « conscience malheureuse » accuse l'école, ses méthodes, ses critères de sélection, ses erreurs ou son impuissance pédagogique. Mais le pauvre sait bien que c'est lui-même, dans sa fragilité intellectuelle ou morale qui a été de fait, rejeté. L’idéologie dominante vole au secours de ce pauvre, en montrant que la responsabilité est celle d'un investissement financier insuffisant au service de l'École, ou des méthodes fausses, ou inadaptées de transmission du savoir. Il s'agit alors de sauver le pauvre de l'idée humiliante qu'il se fait de lui-même. Mais cette ruse charitable est évidemment comprise comme telle par le pauvre, qui souvent veut bien faire semblant d'adhérer à ce discours qui le disculpe : mais au fond de lui-même il sait bien avoir été jugé, et exclu, de manière exacte et techniquement justifiée. Quand la pensée du salut et d'une identité profonde de l'homme échappaient aux mesures sociales, le pauvre était maintenu dans son identité d'être humain, car celle-ci n'appartenait pas à l'ordre social. Elle était garantie par une transcendance. Quand celle-ci a été niée, je ne suis que ce que le monde a reconnu en moi. Et quand le monde n'a rien vu en moi que cette guenille qui ne sait rien faire, et qui est même incapable, par ses seuls moyens, de survivre, alors « je ne suis rien ». C'est par ces mots que Modiano commence un de ses romans, Rue des Boutiques obscures, (Gallimard, 1978, p.7).
Le dénouement de la Nouvelle histoire de Mouchette est une méditation en acte de ce rien qui aspire Mouchette dans la mort (p. 217).
Autant la pauvreté comme misère peut être l'objet d'une lutte qui n’est pas perdue d'avance, autant la pauvreté liée à l'humiliation vécue par le « pauvre d'esprit » est une malédiction absolue : mais c'est justement là que la pensée chrétienne affirme son essence même, suggère François Cheng lorsqu'il médite l'héritage spirituel de saint François d’Assise, le saint marqué par « l'élan sans cesse renouvelé vers l'amour absolu ». Et François Cheng ajoute :
« Pour cela, il fut prêt à payer le prix fort en se dépouillant de tout, en renonçant à toute possession. La pauvreté n'est nullement une simple acceptation de la misère matérielle ; elle est un engagement dans la donation totale. Il comprit, comme son Maître le lui avait enseigné, que c'était là la seule manière pour l'homme de réaliser pleinement les vertus dont il est virtuellement doté, de s'élever à une dimension où il serait à même de rejoindre le divin. Il vérifia par la suite que c'est bien en se faisant don qu'on reçoit les vrais dons de l'amour » (Assise, Albin-Michel, 2014, p. 38).
L’homme sans Dieu est un désespéré, non seulement parce que sa mort, comme dit Pascal, « met le point final à tout ». Mais nous sommes sur le point de découvrir que la société de la technique, qu'on ne saurait supprimer ou accuser, produit des hommes, qui, parfois, et dans une histoire prochaine, souvent, n'ont plus aucune estime d’eux-mêmes, et pour lesquels la seule issue est de s'effacer, doucement, sans cri, sans révolte, comme Mouchette. La mort exerce sur Mouchette une fascination que Bernanos décrit en trois instants essentiels :
1. « Fut-ce à ce moment que Mouchette subit le deuxième assaut de la force obscure qui venait de s'éveiller au plus profond, au plus secret de sa chair Il fut si violent qu'elle se mit à piétiner sur l'étroite plate-forme en gémissant, ainsi qu'une bête prise au piège. La pensée de la mort n'achevait pourtant pas de se former, le regard qu'elle fixait malgré elle sur la mare qui miroitait sous ses pieds restait vague. Elle ne voulait pas mourir » (Nouvelle histoire de Mouchette, p. 214-215).
2. « Et aujourd'hui voilà qu'elle songeait à sa propre mort, le cœur serré non par l'angoisse, mais par l'émoi d'une découverte prodigieuse, l'imminente révélation d'un secret, ce même secret que lui avait refusé l'amour » (ibid p.205).
3. « La même force de mort, issue de l'enfer, la haine vigilante et caressante qui prodigue aux riches et aux puissants les mille ressources de ses diaboliques séductions, ne peut guère s'emparer que par surprise du misérable, marqué du signe sacré de la misère » (ibid p.217).
Ce qui rend le « misérable » désespéré et le précipite dans le suicide, chez Bernanos, est la fin en lui de l'Espérance portée par le Ressuscité. Sa pauvreté d'esprit est le résultat de cette fin de l'Espérance : il n'est pas un miséreux parce qu'il est pauvre, comme les foules de Calcutta, du Caire ou de Mexico, mais parce que l'Espérance en lui a coulé, a « démâté » comme on dit dans la marine.
Bernanos est le poète qui voit, dans l'avenir de la culture occidentale, apparaître une difficulté majeure.
Pierre-Alain Cahné, in Communio 2015-4 Les Pauvres

Pierre-Alain Cahné, marié, trois enfants, onze petits-enfants, membre du comité de rédaction de Communio, est professeur émérite de langue et littérature française de l'université de Paris-IV-Sorbonne, et recteur émérite de l'Institut catholique de Paris. Dernière publication : Lectures lentes : linguistique et critique littéraire, PUF, coll. Formes sémiotiques, 2011.


lundi 22 juin 2015

En cheminant... Francis Jammes, Le Rêve franciscain



[ndvi] En écho à Laudato Si', ce poème d'émerveillement devant la Création, de tristesse devant ce que nous en faisons, de vertu d'Espérance, et de sourire en Croix.


I
Ô François, fils de l'Ombrie par les cyprès assombrie, descends des cieux comme d'une montagne. Il faut que tu nous accompagnes dans cette vallée de Bigorre où, telle que l'aurore, s'est levée l'Immaculée.
Viens-t'en avec nous, à Lourdes ! Dans la cuisine antique où crie le grillon de Cendrillon, nous avons pris le sac, la gourde et le bâton, et le manteau où il fait bon quand il pleut ou vente.
Nous voici prêts. L'Hostie est dans nos cœurs. Nous avons entendu la messe matinale. Je pense que tu ne tarderas plus, ô François, car, pour que tes pieds troués s'y posent, un ange effeuille le jour naissant comme une rose pâle.
Te voici ! Tu arrives tout droit du Paradis. Te voici, tel que jadis lorsque l'ombre de l'Alverne s'étendait sur Assise comme une caresse de Dieu au front de la population au seuil des taudis assise.
Quelque enfant se levait à ton approche, ô Bernardone, fils du drapier ! Et, nu-pieds, un genou à terre comme quand on prie, il baisait ta corde qui a lié les mains de Jésus-Christ. Tu poursuivais vers ta roche où, dans la fente, par la vertu du Saint-Esprit, la colombe s'accroche.
II
Avec François donc, de bon matin, nous nous sommes mis en chemin le long de la Joyeuse, la rivière de Hasparren, ainsi nommée parce qu'elle est rieuse.
Voici le nom des chrétiens qui, dans ce rêve, firent escorte au grand saint : Claudel, Thomas Braun, Charles Lacoste, Léon Moulin, Johannès Joergensen, et votre serviteur Francis Jammes. Tenez leurs âmes, Notre-Dame !
Claudel est né en Tardenois, pays du froment et des noix ; Thomas Braun en Belgique où la bière on boit en fumant des pipes. Lacoste est né à Bordeaux où l'on voit d'imposants bateaux ; Moulin, je ne le sais pas bien ; Johannès sur la mer Baltique où il repêche les hérétiques ; Francis Jammes est né dans les Hautes-Pyrénées que les fleurs émaillent : à Tournay.
À midi, près d'un monastère bénédictin, où le moine Michel est mon ami, nous avons rompu le pain. Un tel avait des œufs durcis ; et du poulet froid celui-ci ; et du saucisson un autre. Et nous buvions, échangeant nos outres. François semblait gai de nous voir manger aussi bien que parler et boire. Il fit comme nous, mais il faut croire que, pareil à l'ange de Tobie, quoiqu'il parût boire et manger, en Dieu seul il puisait la vie.
À l'heure où le soleil qui gagne oblige les brebis, dans la montagne, à se grouper, opposant leurs cornes et se prêtant l'ombre mutuelle de leurs corps, François avec nous assis sous l'un des rares beaux arbres du pays, nous dit :
« Bénie soit la Très-Sainte-Trinité qui permet en ce jour d’Été aux poètes de se grouper, le cœur en paix, comme les pépins dans un fruit et les oisillons dans leur nid ! La joie qui déborde nos cœurs vient assurément du Seigneur.
« Quelle grâce là nous est faite ! Mes agneaux, le métier de poète est d'être heureux malgré tout. Il y faut du courage beaucoup ; du courage malgré l'orage et les naufrages ; malgré la fièvre que donnent les marécages ; malgré les durs visages ; malgré l'âge. Contre tout, il faut être heureux en Dieu !
« Ce courage, il nous en faut aujourd'hui davantage qu'à cet âge où la terre était belle ! J'ai connu le temps où les mirabelles tombaient dans nos mains ; où les tourterelles, le long des chemins, chantaient aux tonnelles une tarentelle ; où l'église était dans le cœur d'un arbre, sans or et sans marbre, mais pleine de foi ; où le solitaire demandait pardon pour tant de richesses, pour tant de largesses, dont nous faisait don le Dieu qui est si bon : les fleurs, les oiseaux, tous les animaux, les lacs, les fontaines, ce qui nous amène à trouver tout beau, à lever les paupières vers la vraie Lumière qui est sortie du Tombeau.
« Hélas ! mes chers petits frères : depuis que je suis ici, descendu du Paradis, je trouve fort amère cette terre dont je vous disais que, jadis, elle était comme un feuillage tout sonore de ramages sous la chape de l'Été. Que nous aurions sujet d'être attristés, si nous n'étions les hérauts de la Joie que donne la Foi !
« Là où les arbres s'étendaient, si nombreux qu'on prétendait que les écureuils pouvaient, dans leur marche légère, sans même effleurer la fougère, s'en aller de Hasparren jusqu'au rivage marin, il n'y a plus que des ajoncs et du sable, tant fut exécrable la cupidité des bûcherons !
« Bien pis ! ces ajoncs, sans souci du mal qu'il fait à la sève des forêts, le pâtre les brûle pour avoir une herbe rase. Et, le soir, le ciel s'embrase de sinistres incendies remplaçant les beaux feux qu'allumaient les extases, dans les nuits de France et d'Ombrie.
« Où gîtera le lièvre, s'il n'y a plus de halliers ? S'il n'est plus de bois, où perchera le ramier en Automne ? Ce n'est sûrement pas sur les pylônes qui conduisent la mort des âmes et des corps d'Aspe au Pays basque ? Remplace-t-on un vivant par un masque ? Et, d'ailleurs, châtiés dans l'homme par Dieu, les chênes qui faisaient la gloire du ciel bleu çà et là dressent leurs squelettes hideux.
« Où la taupe se terrera-t-elle ? À peine trouve-t-elle dans les prairies spongieuses où s'élèvent ses mottes granuleuses quelques radicelles, Sa fourrure est douce comme la mousse. Elle laboure à sa guise, pourquoi l'empêcher de vivre ?
« La perdrix de corail, où voulez-vous qu'elle aille ? Où pondra-t-elle ses œufs si, à la place du soutrage, elle ne trouve qu'un genêt calciné ? Elle craint le renard. Mais le renard lui-même n'aura plus de terrier dans le bois qu'on ravage. Et où se tapira, durant la chasse, si le ruisseau n'est plus couvert d'aulnes amers, la bécasse qui passe ?
« Plus près de nous, voyez ces pauvres blés ? Il suffisait jadis, pour les multiplier, que la terre fût bonne. Mais, Dieu me pardonne ! Voyez comme on les a sciés ! Ce n'est plus avec la faucille aux mains des filles comme au temps de Booz et de Ruth. Maintenant la machine brute rase la paille au pied et rend le champ teigneux. Non plus que la perdrix, la caille ne sait plus où ménager son nid. Elle s'est plainte à Dieu, après avoir pondu à découvert dans ce désert. Il lui a répondu : la race paysanne est devenue vorace. Pour moi et toi, il n'y a plus de place.
« Le pivert, dont la voix fut l'éclat de rire des bois, ne trouve plus un vieux tronc pour le percer en rond et mettre ses petits au nid ; et l'escarbot cornu ne trouve même plus d'écorce vermoulue où loger son ver blanc ; ni l'essaim bourdonnant une fente pour y couler son miel. Même le ciel, puisqu'il n'est presque plus d'herbe ni de ramée, ne sait plus où poser sa rosée ».
III
Après qu'il eut parlé ainsi, François bénit alentour le pays. Aussitôt la lande toute grande de se couvrir de fleurs et de fraîcheur ; le troupeau de s'éveiller et paître des herbes fines dans les ravines ; le berger de se mettre sous les hêtres ; les tourterelles, gonflées par le zéphir comme par un soupir, d'accourir à tire-d'aile ; une agreste chapelle de se percher sur un chêne ; les écureuils de bondir, avec du soleil dans leur soie autour des pieds nus de François.
Nous vîmes venir un vieux lièvre. Il portait une blessure à l'oreille, une patte en écharpe et une jambe de bois.
La taupe et le, mulot vinrent du bord de l'eau. Nous vîmes sur la lande les perdreaux se lever par bandes. Ils se posaient à nos pieds et doucement circulaient, replets, agiles comme des reflets.
Et, encore que ce fût l'Été, la bécasse avait déserté la Sibérie. On la vit crouler avec un doux cri.
Bientôt, toute la faune des bois fut autour de saint François ; le renard même.
Sous cette bénédiction nous voyions au loin, dans les feuillages, un doux village comme d'une Terre Promise. Des blés y bougeaient sous la brise. François, nous les montrant, nous dit : « Là-bas se prépare l'Hostie ».
IV
Sous la conduite de François, Claudel, Braun, Lacoste, Moulin, Joergensen et moi poursuivîmes le pèlerinage.
Les visions bénies s'étant évanouies, la fraîche nuit brilla dans tout son éclat. C'est alors que Claudel chanta :
« Étoiles, êtes-vous ces autres bergeries dont nous parle Jésus-Christ ? Des prairies s'étendent-elles, autour de vous, toutes fleuries ?
« N'est-ce une cascatelle qui, d'une étoile, s'élance, et dont le bruit est amorti par le silence — ce silence cher à François dans la solitude des bois ?
« Lune ! sur qui se posent les pieds de Marie et qui, accompagnes, pas à pas, dans la nuit, le pèlerin qui prie : tu es si fluide qu'il semble que de toi naisse la mer ; que tu emplisses son lit amer de ton élément lumineux.
« Partout où j'ai porté mes pas : à Ceylan, où le peuple mange le miel sauvage avec la mangue ; en Chine où l'on met à la cangue le martyr avant son trépas ; au Japon où le sol trembla ; en Amérique où l'on échange ; à Jérusalem où Jésus mourut en poussant un grand cri ; à Rome où Pierre a fait son nid et, du haut de la sédia, bénit, dans le calme balancement des palmes et le chant du Magnificat, l'univers prosterné dans tant d'îles et tant de villes, tu me consolas de l'exil, lune qui brilles !
« D'autres astres me trahissaient, par ma longue course lassés, mais tu me fus toujours fidèle, toujours tu me montras ton zèle.
« Dans les moindres interstices tu te glisses, image de la grâce qui jamais ne se lasse.
« Montre-toi plus belle que jamais, en cette nuit où tu accompagnes, au-dessus de la montagne, celui d'Assise, François qui épousa la croix et qui pria tant de fois à ta lumière indécise ! Des larmes brûlaient ses paupières, cependant que, compatissante, tu les rafraîchissais mêlant ta rosée transparente aux roses écarlates des très saints stigmates ».
V
« Tu as bien parlé du ciel, dit saint François à Paul Claudel ; mais non de moi ! qui fus l'une des plus viles créatures de la terre. Dans quel enfer serais-je allé brûler, si Dieu dans sa miséricorde ne m'avait tiré par ma corde ?
« Ce firmament que tu chantes, hélas ! des bêtes bien méchantes le sillonnent maintenant : bêtes de l'Apocalypse, pondeuses d'œufs de feu, armées de griffes, engins de guerre. À chaque instant périssent de doux enfants qui les domptent, soit que l'hélice se rompe, soit que l'aile se casse, précipités dans l'espace où ils semblent engloutis par le soleil.
« Hélas ! ces monstres qui circulent, tachant l'azur de ce siècle incrédule, en ont chassé les anges. Ceux-ci en sont réduits à ne plus rendre à la terre visite que la nuit, comme ils firent dans le ciel de la Noël ».
Comme François levait la main, nous regardâmes de toute notre âme. Au-dessus de nous, je vis une tonnelle où couraient des treilles vermeilles. C'était la tonnelle de mon enfance. Entre les feuilles apparaissaient des êtres dont les longues ailes s'accrochaient aux étoiles. Plus gracieux que le printemps, ils demeuraient un instant suspendus et palpitants. Et puis ils tournoyaient ainsi que fait la neige. Et, parfois, dix ou douze, sur une même ligne, s'avançaient comme des bateaux que la brise pousse sur l'eau.
Quand ils se rapprochaient on les entendait qui chantaient : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux. Et, sur la terre, paix aux hommes de bonne volonté ».
Nous entonnâmes la suite de l'hymne, réglée par saint François. Nos voix suivirent longtemps les anges qui remontaient.
Alors François nous dit :
« Nous avons assez marché aujourd'hui. Endormons-nous dans ces champs qui sentent la menthe, jusqu'à ce que l'alouette chante ».
VI
Ce fut Thomas le Belge qui nous éveilla. Et voici comme il nous chanta dans un français un peu rude, qu'on parle à Gand ou à Dixmude :
« Une harmonie sans pareille frappe mon oreille. Ne suis-je à Bruges, quand les carillons égrènent leurs notes pures par millions ?
« Voici que, de tous les sillons, une agile rosée s'élève qui fait un ciel chantant et mobile. Les alouettes sont innombrables comme les grains de sable. Et pourtant le Seigneur connaît chacune par son nom : à Chaume-qui-s'enroue, Menthe-trempée répond, et Fléchette d'argent à Brise-qui-se-joue. Clochette-des-prairies sonne, et Goutte-de-pluie tinte par intermittence, cependant que la plus hardie, appelée Folle-avoine, pousse un tel cri que l'on en demeure étourdi.
« Jusqu'où vont-elles s'élever ? Plus haut que le soleil et que le pater et l’ave, là où les poussent leur ivresse et leur désir insensé du ciel.
« Ainsi les âmes insatisfaites des poètes auxquelles tout manque, et d'autant qu'elles ont davantage reçu !
« Bon François, conduis-les vers les eaux du matin argentin où toute soif s'apaise, où finit tout malaise, où dans l'immense silence des élus le chant de l'éternité commence,
« Prélude de l'aurore à cette plénitude, je vous entends dans ce voile sonore d'alouettes qui recouvre les champs, de Brabant en Bigorre. Debout, amis ! C'est la diane diaphane. Dans la rustique chapelle dont s'abaisse le toit, allons entendre la messe aux genoux de saint François. Nous prierons pour tous les nôtres, unissant nos mains entr'elles, comme alouettes leurs ailes, et mangeant au même Pain que le Christ pétrit et donne, afin que, d'un même cœur, les pèlerins le consomment ».
François fut si ravi de ce chant si touchant que, sur Thomas, il fit le signe de la croix — cependant que les alouettes s'entendaient dans l'aurore, encore que, si haut, on ne les aperçût plus.
VII
De là on vint à Bidache, où se trouve un vieux château qui se mire dans l'eau de la Bidouze calme entre ses pelouses. Elles sont bordées de noisetiers, d'aulnes, de peupliers et de coudriers. C'était le vendredi. Nous prîmes notre repas de midi sur l'un de ces herbages par les feuillages abrité. Il y régnait la paix. Tout devenait plus frais, à mesure que nous nous éloignions de l'Euskarie que les bergers ont noircie avec leurs incendies. En Gascogne, les clochers succèdent aux clochers sans que, pour aller les chercher, le piéton peine autrement que dans la plaine où croissent les marjolaines,
Or, étant assis pour rompre le pain, le cœur plein de joie d'être avec saint François, nous assistâmes au miracle admirable dont on a parlé tant de fois : quand il prêcha aux poissons. Ceux-ci vinrent à foison, élevant leurs ouïes d'or au-dessus de l'eau qui dort.
Le saint leur dit que c'est leur grand honneur, en somme, de servir à l'abstinence des hommes qui est agréable au Seigneur.
De ces poissons plusieurs, par grand amour, s'étant élancés de la rivière sur la terre, retombèrent aux pieds de saint François afin qu'on les cuisît. Mais celui-ci prétendit que jamais il ne souffrirait qu'on, les plaçât dessus un gril, tant ils étaient gentils, et tant ils avaient fait vite le sacrifice de leur vie. Et de façon bien honnête, il les remit lui-même à la rivière, et non sans leur jeter des miettes, qu'ils happèrent en remerciant à leur façon par des sauts qui faisaient des ronds.
Ce qui fait que les pèlerins durent se contenter de pain et de quelques harengs étiques, depuis longtemps desséchés et pêchés dans la mer Baltique. Et notre repas fut plus doux que le miel, malgré le sel, car nous entendîmes, dans la rivière, tout en mangeant, les poissons d'or et d'argent faire chanter la lumière.
C'est ici que Charles Lacoste chante, car on l'en prie — si grande est sa modestie :
« Certes ! François, je me suis efforcé souvent de peindre l'Oise où se fond la turquoise avec émeraude et saphir. Il m'a toujours paru que, sur cette rivière, passe une si douce brise qu'elle pourrait souffler dans la Terre-Promise. Cependant je n'en ressentis d'aussi douce jamais que celle qui maintenant glisse sur la Bidouze ».
« Ami, lui dit François, que cela ne t'étonne ! Quand je rejetais les poissons, je leur donnais ma bénédiction au nom du Sauveur des hommes. Celui-ci n'a-t-il pas, comme symbole ici-bas de son saint nom, voulu l'humble poisson gravé dans l'ombre des catacombes ?
« Or, sitôt que la vérité se mêle comme la brise que tu as dite aux choses, elle les divinise ».
VIII
Le même jour nous gagnâmes Peyrehorade où nous couchâmes. Le lendemain, nous ne repartîmes que dans la soirée à cause d'un orage.
En vue d'Orthez nous arrivâmes dès l'aube blanche d'un dimanche, comme les cloches de Saint-Pierre, où j'ai enseveli mon père et fait baptiser mes sept enfants, sonnaient la messe la première. Nous y allâmes tout d'abord, comme il sied à de pieux routiers, demandant à Notre-Dame de nous continuer les grâces de son Fils. Et, comme chaque jour, nous communiâmes.
Après quoi à l'humble maison de mes ancêtres nous fûmes. Jamais plus son toit ne fume ! Il n'y a personne. Mais sans qu'on frappe ni sonne, elle s'est d'elle-même ouverte aux pèlerins. Dieu seul l'habite. J'en reconnus vite la cour toute fleurie, sans doute par l'Amour : car, jamais au grand jamais, en décembre ni en mai, elle n'a reçu d'hôte, prince ou roi, plus illustre que François. Et même, je crus entendre mes morts ressuscités de leurs cendres descendre l'escalier de bois.
Quand nous eûmes lavé nos pieds dans la bassine du puits, mes grand-tantes nous offrirent des fruits et de l'eau dans la cruche de terre. Je me dis que c'était un rêve, ou la fièvre, et j'en fis part à François.
« Les âmes que tu vois sous cette apparence, me dit-il, nous servant dans l'ombre en silence, sont peut-être dans la souffrance, et ont besoin de nos prières pour parvenir à la Lumière ».
Cette halte à Orthez me fut chère. J'y crus revoir, à l'église, bien des disparus : des prêtres que j'ai connus, un tel ou une telle qui sont au cimetière ; les anciens marguilliers, si honnêtes, aux gros livres et aux grosses lunettes.
Nous repartîmes, le lundi, après la messe. J'aurais dû chanter la ville de mes morts vénérés. Mais ma gorge se serrait.
À Lacq, quittant la route poudreuse, nous gagnâmes la berge ombreuse d'Abidos. Là, le gave diligent entoure de ses bras d'argent des archipels de feuilles et de soleil. Tant miroitaient ses vaguettes, nous les prîmes pour des alouettes, volant vite, dans ce second ciel que fait sur terre la lumière des rivières. C'est un pays de pêcheurs de médiocre fortune, dont les éperviers déployés dans la nuit éclaboussent la lune sur les graviers.
Il y a une église ruinée, mal coiffée comme une vieille femme. Telle qu'une âme y veille une flamme tout petite. Un pot de grandes-marguerites, devant l'autel, en était le seul ornement. Il suffisait au Sacrement qui reçoit les moindres hommages au village.
Saint François y étant entré avec nous demeura une heure à genoux, en extase, et les fleurs en étaient illuminées. Sans doute, en ce grand jour d'été, dans l'humble et divin asile le saint retrouvait-il sa Dame Pauvreté.
Quand nous fûmes ressortis, à la fin de l'après-midi, nous nous assîmes sur la grève. Je vis passer, dans mon rêve, deux chasseurs ; l'un, votre serviteur au printemps de la vie, l'autre, son cher ami Bordeu, tel qu'il était au milieu de son âge, plume au bonnet, seigneur de son village, suivi d'un chien et moi du mien.
Lors, toute ma jeunesse qui se passa dans les bois déborda de mon cœur, ainsi qu'un vin divin qui m'eût versé tout à la fois et l'allégresse et la tristesse.
Sans rien dire, François mit sur ma main sa main doucement arrosée de la rosée de la croix :
« La bénédiction soit sur toi, lui dis-je, qui sais que, par ici, a passé mon jeune âge comme un orage léger dans le léger feuillage. Toi-même, ô François, si pur pourtant, n'as-tu aimé la primevère et le verre qu'on lève, avec de bons enfants sur la mousse des bois ?
« Tu me rendis la vie avec la Poésie dont tu es le pur Patron, parmi les anges ; la Poésie au beau front, qui n'est qu'une louange de la Création, et que l'on rapporte à Dieu. Rien n'échappe à cette louange : ni la pomme sur le ciel bleu, ni le troupeau qui sonne, ni l'oiseau emportant un brin de laine, ni une seule herbe dans la plaine.
« Fruste et auguste tout à la fois, souvent aussi savant que l'est celui d'Homère, ton pipeau nous rendit les charmes du soleil, les forêts pleines de charmes, la lune et les eaux qu'elle éclaire : de telle sorte qu'en écoutant quelques-unes de tes chansons, moi, mauvais garçon, sans foi ni loi, je subissais déjà l'enchantement des amants de l'Amour. Jusqu'à ce qu'accablé, un jour, — ce fut en juillet, au plus lourd des blés qui s'exaltent, — je fisse halte pour puiser dans ta corbeille tes fruits pleins d'aurore vermeille ».
Je me tus et je vis que François pleurait de joie.
IX
Le lendemain, dès l'aube, quand la chaleur se dérobe sous une brume assez épaisse, nous repartîmes d'Abidos pour Artix où nous eûmes la messe. Nous continuâmes vers Lescar. C'est là que Léon Moulin, notre doux pèlerin, eut, dans mon songe, licence de renouveler le miracle si admirable que fit autrefois François avec les oiseaux des bois.
Ceux-ci, quoique notre ami ne chantât qu'un air sans paroles qui, au gré du vent, s'envole, le suivirent si bien que lorsque nous entrâmes dans la belle cathédrale, il y eut sur les imposantes dalles recouvrant les seigneurs du Béarn et leurs dames, une pluie de cailles et de râles, de becs-figues et de verdiers, de mésanges et de mûriers, d'alouettes et de fauvettes, de pinsons et chardonnerets, de huppes, de pluviers dorés, qui se mirent tellement à piailler qu'on crut qu'ils allaient réveiller les morts et les faire sonner du cor.
Comme de Léon Moulin le métier est d'enseigner aux écoliers, qui souvent ne sont pas sages, il nous dit avec à-propos :
« Mes chers petits garçons font un pareil ramage, mais on le nomme du tapage. Car, les oiseaux sont enfants, excepté que leur école est aux champs, que leur alphabet est un chant. Et plus heureux pourraient-ils être, puisqu'ils ont saint François pour maître ? »
François fut vite couvert, tout autant qu'un arbre vert, des pieds au capuchon, d'ailes et de chansons. Nous vîmes même un pinson picorer la prière à même les lèvres du saint qui, bon enfant, le laissa faire.
L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu — dit l'Évangile. Et cet oiseau si habile trouvait sans doute qu'il n'est sur terre aussi doux grain que la prière de François.
X
À Pau nous entrâmes par le parc royal où nous mangeâmes et soupâmes. La cloche de cristal qui sonne à Saint-Martin nous tira de notre somme. Nous reprîmes nos besaces, pour la messe de grand matin, puis nous regardâmes, de la Terrasse, se lever le soleil vermeil.
Là, Johannès Joergensen nous déclara que jamais il ne vit, sinon à Assise, plus belle escalade du ciel que celles que font les Pyrénées qu'on dirait soulevées par la brise.
« Beau ciel de Pau, salut, chanta Joergensen. Tu annonces déjà la Vierge. Comment ne serait-elle point descendue sur les berges qui s'étendent, si bien fleuries, jusques à Bétharram et Lourdes ? Seul, le fils d'une terre sourde et aveugle comme est celle d'Elseneur peut comprendre l'exil d'une telle lumière. Lorsque j'ai tenu dans mes doigts, ô François, tes chansons toutes palpitantes de soleil, comme des papillons, j'ai ressenti combien manque le Ciel à une terre protestante.
« Quittant la saison froide et les ports solennels, les bâtiments aux cordes raides sous le givre, l'ennui de vivre, et les tristes écoles où la parole s'emploie à nier le Dieu qui nous la donne, j'ai gagné le bleu paradis de l'Ombrie où j'ai guéri mon mal cruel avec l'Amour.
« Que béni soit ce jour où, sortant de l'auberge, je me traînai à peine convalescent vers l'Alverne d'où redescendaient, portant la Vierge, les pâtres beaux et puissants. Qui donc pouvait éclairer leurs visages d'un tel bonheur sinon l'Amour lui-même ?
« Au curieux touriste, triste et blême que j'étais, quelle grâce n'as-tu obtenue, ô François, en ce déclin d'été ? Tu m'as conduit au Christ et à sa douce Mère par la voie de la tranquille beauté.
« Je n'ai eu qu'à la suivre, et j'ai prié ! Elle est encore, à cette heure, la cause de mon profond bonheur ! Oui, de cette Terrasse de Pau qu'ont louée tant de poètes, d'où nous voyons ces banquises, qui n'ont rien de celles de mon pays, flotter dans la lumière et la brise, j'évoque Assise et toute sa splendeur ».
Ainsi chanta Joergensen de tout son cœur. Pourquoi fallut-il, hélas ! quitter au plus tôt cette ville ? C'est que l'écho de fêtes viles, la vision, dans les avenues, de filles qui contrastaient avec la candeur d'un paysage qui venait de nous éblouir, nous pressèrent de partir pour Lourdes, capitale de la Pénitence.
XI
Lourdes est toujours immense. Je la connais depuis l'enfance, car je suis né tout auprès. Ce sont des prés sans nombre, couleur de feuille de noyer ; des frênes aux frémissantes ombres au bord d'un gave capricieux ; des foules qui, comme lui, s'écoulent ; tous les malheureux de la terre ; des processions ; des invocations ; des oriflammes ; des bannières ; des lumières ; des prières ; des âmes...
Et, comme un lis clos dressée, tenant le moins de place possible pour ne pas gêner les autres, dans le creux de la roche où elle est perchée : la Vierge !
Nous nous agenouillâmes devant elle. Nous étions émus comme des trembles sous le vent. Nous vaquâmes à toutes nos dévotions, ce jour-là et les jours suivants. Au bout de ce temps, François s'attristant peut-être parce qu'il allait nous quitter et nous laisser sur cette terre de misère, pria ainsi, près de la grotte, à l'entrée de la nuit. Nous comprîmes alors combien l'époque présente lui est amère :
« Divine Mère, dit-il, qui êtes apparue à Bernadette, la bergère, le long du rû ; et qui nous avez ainsi montré, une fois de plus, combien vous aimez l'humilité : Nul lieu, plus que celui-ci, n'est parfumé par votre rosaire qui, feuille à feuille, s'égrène sur l'eau claire. Je vous recommande ces pèlerins qui veulent que je guide leurs pas incertains dans votre montagne. Ce sont de pauvres poètes. Ils s'efforcent d'être chrétiens.
« Vous savez combien la vie leur est dure au milieu des païens. Je ne soupçonnais point, sur cette terre, tant de misères que je viens d'en voir en passant par la ville et par la campagne.
« Pour celle-ci, les paysans l'ont décimée, brûlant tout, coupant tout par avarice. Les monts où les aigles nichaient sont tout couverts de cicatrices. Les hommes ont déclaré la guerre à leur propre terre. Que craignaient-ils des étrangers ? Leur danger, c'est eux-mêmes, qui effacent peu à peu l'œuvre de Dieu.
« Mère, prenez pitié de ce peuple qui se donne à Satan ! Lorsque j'allais de l'Ombrie en Syrie, je ne vis point, dans le royaume du Soudan, de telles mœurs. Les femmes qui usurpent le nom de chrétiennes sont bien plutôt d'Athènes, sorte d'idoles étranges, se rasant la tête, donnant le change.
« Jadis, dans mon Ombrie chérie, entre les cyprès, les vierges s'avançaient long vêtues sur les prés, les cheveux sous un voile, abaissant sur leurs yeux pareils aux pures étoiles leurs cils ombrageux.
« Celles-ci imitaient, Mère, ce que vous fûtes ; non point la joueuse de flûte, qui oublie de garnir sa lampe d'argile avec l'huile de l’Évangile, vierge folle pour qui la loi de Dieu est une herbe qui vole ;
« Mais la femme forte des Proverbes, qui tient le livre de raison de sa maison.
« Retenez de nouveau le bras de Dieu qui a déchaîné dans sa juste colère une terrible guerre. Où gît notre espérance ? Le sol de la France est criblé de noms de morts, autant qu'il y a de grains de blé, autant que le sable a de trous. En courroux, la terre tremble et les fleuves débordent. À Lourdes, de plus en plus rares se font les miracles. Votre divin Fils semble dire : ‘laissez-moi dans mon tabernacle’.
« Ô Fiancée de Joseph ! Vous savez que le mal principal du siècle est l'absence de sentiment et ce veau d'or que l'on adore. Si le cœur ne sait pas se passer de raison, la raison ne peut se passer du cœur. Vous n'avez point demandé au Charpentier, pour l'aimer, combien lui rapportait son métier. Enlevez-leur ce cœur de pierre et donnez leur un cœur de chair.
« Les fiancées de jadis, qui déposaient au pied de votre autel des lis de neige au cœur de miel comme leur âme, et qui se vouaient à vous, où donc sont-elles ?
« Nous nous passons de l'Amour et nous voulons jouir malgré lui, déclarent aujourd'hui les jouvencelles. Hélas ! Judas l'avait dit avant elles.
« Si pauvres que soient mes compagnons de route que j'ai conduits ici, au milieu de cette déroute, ils ont dans leurs vieux sacs de toile recueilli les dernières chansons où roulent, pêle-mêle, les étoiles, les oiseaux, les papillons, les pierres et les fleurs tout ce qu'ils ont pu trouver de l'œuvre du Créateur que la dureté de l'homme n'ait pas anéanti.
« La part qu'ils ont choisie est la divine Poésie, que j'ai aimée. Qu'elle soit proclamée toute belle, remise en honneur ! Faites-la fructifier dans les cœurs ; qu'elle soit une constante prière. Soyez, ô Mère, la Patronne des poètes qui écoutaient les chœurs des laboureurs qui s'en revenaient de Spolète ».
Ainsi le saint parla.
C'est alors que vers nous s'avança la Vertu d'Espérance. Vêtue d'une robe blanche, elle tenait d'une main un archet et, de l'autre, un violon où elle cachait sa joue et ses cheveux blonds. Elle arrivait de l'Orient.
« Je suis votre sœur, nous dit-elle, ô poètes ! la sœur de ceux qui jamais ne se lassent ; qui, lorsque la longue fatigue les terrasse, s'endorment sur leurs besaces poussiéreuses, rêvant d'une vie bienheureuse.
« Rien ne les décourage ; aucun orage. Et ne leur restât-il, dans le désert, que le coquillage de leur manteau, ils y verraient, ils y entendraient toute la mer battant ses plages. Et, n'eussent-ils qu'un bâton à planter dans le sable, ils en feraient sortir des eaux inépuisables, et des vergers aux fruits délicieux ».
L'Espérance nous souriait. Les cieux s'ouvraient au-dessus d'elle à tire d'aile. Elle posa l'archet sur la corde de la miséricorde.
Et, dans la lumière, une plainte tendre s'éleva. C'était la prière des poètes de France qui répondait à l'Espérance, et qui forçait Dieu d'avoir pitié.
Et l'archet allait et venait de plus en plus lentement. On ne l'entendait plus, qu'il brillait encore dans l'éternelle aurore.
Je ne voyais plus François.
Et il me sembla que le Christ en croix, après avoir nommé son Père,
                                     nous souriait à travers les larmes de sa Mère.
Francis Jammes, in Le Rêve franciscain