Il
était indispensable, si on voulait aider un prisonnier à retrouver sa force
intérieure, de lui suggérer un but quelconque. Les paroles de Nietzsche « Celui
qui a un pourquoi qui lui tient lieu de but, peut
vivre avec n'importe quel comment » pourraient servir de principe pour toute approche psychothérapeutique destinée
à des prisonniers. Chaque fois que l'occasion se présentait, il fallait leur
donner un pourquoi, un but, afin de les aider à supporter le terrible comment
de leur existence. Malheur à celui qui ne trouvait plus aucun sens à sa vie,
qui n'avait plus de but, plus de raison d'aller de l'avant. Il était condamné.
À tout argument encourageant, un tel homme avait l'habitude de répondre : « Je
n'attends plus rien de la vie ». Que répliquer à cela ?
Il
fallait que nous changions du tout au tout notre attitude à l'égard de la
vie. Il fallait
que nous apprenions par nous-mêmes et, de plus, il fallait que nous montrions à
ceux qui étaient en proie au désespoir que l'important n'était pas ce que nous
attendions de la vie, mais ce que nous apportions à la
vie. Au lieu
de se demander si la vie avait un sens, il fallait s'imaginer que c'était à
nous de donner un sens à la vie à chaque jour et à chaque heure. Nous devions
le réaliser non par des mots et des méditations, mais par de bonnes actions,
une bonne conduite. Notre responsabilité dans la vie consiste à trouver les
bonnes réponses aux problèmes qu'elle nous pose et à nous acquitter honnêtement
des tâches qu'elle nous assigne.
Ces
tâches, qui donnent un sens à la vie, sont différentes pour chaque personne et
à chaque moment. Il est donc impossible de définir le sens de la vie d'une
manière générale. On ne peut répondre aux questions concernant le sens de la
vie par des généralisations hâtives. La « vie » n'est pas quelque
chose de vague ; elle est, au contraire, très réelle et très concrète ;
et les tâches de la vie sont très réelles et très concrètes elles aussi. Elles
dessinent le destin de l'humain, et chaque destin est unique et différent. On
ne peut comparer ni les personnes ni les destins. Aucune situation ne peut se
répéter et chaque situation exige une réponse particulière. Parfois, la
situation dans laquelle une personne se trouve exige qu'elle ait recours à
l'action pour façonner son propre destin. D'autres fois, il est plus avantageux
pour elle de s'adonner à la contemplation et de s'accomplir dans la
spiritualité. Parfois , la personne doit
tout simplement accepter le destin et assumer sa souffrance. Ce qui caractérise
chaque situation est son unicité ; il n'y a qu'une seule bonne réponse au
problème que nous pose une situation particulière.
Lorsqu'une
personne se rend compte que son destin est de souffrir, sa tâche devient alors
d'assumer sa souffrance. Il doit reconnaître que, même dans la souffrance, elle
est seule et unique au monde. Personne ne la soulagera de ses peines ou ne les
endurera à sa place. Sa chance unique réside dans la façon dont elle portera
son fardeau.
Pour
nous, les prisonniers, ces pensées n'étaient pas des spéculations éloignées de
la réalité, c'étaient les seules pensées qui pouvaient nous venir en aide.
Elles nous protégeaient du désespoir, même si nos chances de survie nous
paraissaient très minces. Nous avions depuis longtemps cessé de nous demander
si la vie avait un sens, une question plutôt naïve qui sous-entend que la vie
se réalise et se justifie par une quelconque création. Pour nous, le sens de la
vie embrassait les grands cycles de la vie, de la souffrance et de la mort.
Aussitôt
que la signification de la souffrance nous avait été révélée, nous refusions de
minimiser ou d'alléger les tortures qu'on nous infligeait au camp en les
ignorant ou en entretenant des illusions et un optimisme artificiel. La
souffrance était devenue une tâche dont nous ne nous détournions plus. Nous
connaissions ses possibilités cachées, celles qui allaient nous permettre de
nous accomplir, ces possibilités qui incitèrent le poète Rilke à écrire : « Que
de souffrances à assumer ! ».
Nous
avions un nombre incalculable de souffrances à assumer. Il nous était donc
nécessaire d'y faire face, et de limiter autant que possible nos moments de
faiblesse. Quant à notre envie de pleurer, il fallait que nous la surmontions,
sans en avoir honte cependant, car pleurer atteste du plus grand des courages,
celui de souffrir. Très peu de prisonniers comprenaient cela. Certains
n'avouaient même qu'avec honte qu'ils avaient parfois pleuré, comme ce camarade
qui, lorsque je lui ai demandé comment il s'était remis de son œdème, m'a
répondu : « Les larmes m'ont servi d'exutoire ».
JE
PARLE À MES CAMARADES PRISONNIERS
Dieu
sait que je n'étais pas d'humeur à donner des explications de nature
psychologique ni à faire des sermons, en bref à montrer à mes camarades comment
prendre soin de leur âme. J'avais faim et froid, j'étais épuisé, irritable.
Pourtant, je savais qu'il fallait que je surmonte mon mécontentement et que je
profite de cette occasion unique. Il était devenu plus urgent que jamais de
prodiguer des encouragements à ceux qui m'entouraient.
J'ai
commencé par leur parler de choses banales touchant à leur bien-être. Je leur
ai dit qu'en ce sixième hiver de la
Seconde Guerre mondiale
en Europe, notre situation n'était pas aussi mauvaise qu'elle ne le paraissait.
Je leur ai demandé de s'interroger sur leurs malheurs, de se demander quelles
pertes irremplaçables ils avaient subies jusque-là. J'ai expliqué à la plupart
d'entre eux que leurs pertes n'étaient pas si considérables, et qu'ils n'avaient
pas le droit de désespérer. N'étaient-ils pas toujours en vie ? Retrouver
des choses comme la santé, sa famille, le bonheur, la possibilité de pratiquer
son métier, de consolider sa fortune et sa position sociale était possible à
tout prisonnier. N'étions-nous pas vivants et relativement en bonne santé ?
Nos épreuves ne nous avaient-elles pas rendus plus forts ? Un jour, nous
tournerions celles-ci à notre avantage. Puis, j'ai cité une phrase de Nietzsche :
« Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort ».
Ensuite,
je leur ai parlé de l'avenir. Il était vrai que, si l'on observait froidement
la situation, celui-ci n'offrait pas beaucoup d'espoir. Il fallait bien
admettre que nos chances de survie n'étaient pas très bonnes. Je leur ai dit
que, quoiqu'il n'y ait toujours pas eu d'épidémie de typhus dans le camp,
j'estimais que nous n'avions pas plus d'une chance sur vingt de survivre. Puis
je leur ai déclaré que, malgré cela, je refusais de perdre espoir et qu'il
n'était pas dans mes intentions d'abandonner la lutte. Car" w:st="on">la
lutte. Car aucun
homme ne savait ce que lui réservait l'avenir, et encore moins les prochaines
heures. Même si nous ne pouvions nous attendre à quelque événement sensationnel
dans la situation militaire au front dans les prochains jours, notre expérience
au camp nous avait appris qu'il se présentait parfois des occasions uniques. Un
prisonnier pouvait par exemple se faire assigner à un groupe spécial qui
jouissait de conditions de travail exceptionnelles. C'était là, justement, que
se trouvaient ses chances de survie. Mais je ne suis pas seulement borné à
parler de l'avenir et du voile épais qui l'obscurcissait. J'ai également parlé
du passé ; de toutes ses joies qui illuminaient notre sombre présent. J'ai
cité un autre poète - je ne voulais pas passer pour un prêcheur ! - qui a
écrit : « Ce que tu as vécu, personne ne peut te le ravir ». Non
seulement nos expériences, mais les actes que nous avons posés, les bonnes
pensées que nous avons eues et toutes nos souffrances, personne ne peut nous
les enlever. Même lorsque ces choses feront partie du passé, elles ne seront
pas perdues, car nous les avons suscitées. Le passé est aussi présent que le
présent, sinon plus.
J'ai
ensuite parlé des nombreuses occasions grâce auxquelles il nous était permis de
donner un sens à notre vie. J'ai dit à mes camarades, qui m'écoutaient couchés
sur leurs grabats, immobiles ; et qu'on entendait parfois soupirer
profondément, que la vie humaine ne cessait jamais d'avoir un sens, quelles que
soient les circonstances, et que ce sens infini justifiait les privations, la
souffrance et la mort. J'ai" w:st="on">la
mort. J'ai demandé
aux pauvres gens qui écoutaient attentivement mes paroles dans l'obscurité de
la baraque de faire face à la gravité de leur situation. Il ne fallait pas
désespérer, mais conserver son courage car notre lutte, même si elle paraissait
parfois sans espoir, était empreinte de dignité et donnait un sens à notre vie.
J'ai ajouté qu'ils devaient agir, dans les moments difficiles, comme si
quelqu'un les regardait - un ami, une épouse, une personne morte ou vivante, ou
Dieu. Cette personne ne voulait pas qu'on la déçoive. Elle" w:st="on">la
déçoive. Elle voulait
que l'on souffre fièrement, non pas misérablement et, si nécessaire, elle
voulait que l'on meure avec dignité.
Et
enfin, j'ai parlé de notre sacrifice qui, dans tous les cas, avait un sens. Il
était normal que ce sacrifice paraisse inutile aux yeux du monde, du succès
matériel. Mais notre sacrifice, en réalité, avait un sens. Ceux qui parmi nous
avaient encore la foi, ai-je ajouté, comprendraient sans difficulté. Je leur ai
parlé d'un camarade qui, à son arrivée au camp, avait conclu un pacte avec le
ciel. Selon ce pacte, sa souffrance et sa mort sauveraient l'être qu'il aimait
d'une fin douloureuse. Pour cet homme, la souffrance et la mort avaient un
sens, et son sacrifice une signification profonde. Il ne mourrait pas en vain.
Personne ne voulait mourir en vain.
Le
but de ce petit discours était d'essayer de trouver un sens à nos vies, séance
tenante, dans cette baraque et malgré notre situation quasi désespérée. Mes
efforts ont été récompensés. Lorsqu'on a rallumé la lampe, j'ai aperçu les
pitoyables silhouettes de mes compagnons qui s'avançaient vers moi en
clopinant. Ils voulaient me remercier ; certains d'entre eux avaient les
larmes aux yeux.
Viktor Frankl, in
Découvrir un sens à sa vie