samedi 28 avril 2012

En enseignant... Père Marie-Eugène de l'EJ, Les voies de l'humilité

En présence de la Sagesse infinie, on peut m'en croire, mieux vaut étudier un peu l'humilité et en produire un seul acte, que de posséder toute la science du monde 1.
Dès les premières Demeures, sainte Thérèse nous a parlé de la nécessité de la connaissance de soi pour avancer dans la vie spirituelle. Nous avons recueilli son enseignement dans un des premiers chapitres de cette étude 2. Mais cette connaissance — même précise — de ce que nous sommes devant Dieu et de nos tendances mauvaises ne suffit pas. Elle doit passer dans notre vie et dans notre âme, y créer une disposition et même une attitude, un comportement de l'âme en toute sa vie spirituelle. Ce n'est qu'en se transformant en humilité que la connaissance de soi acquiert toute son efficacité.
Sainte Thérèse ne se lasse pas de proclamer la nécessité de la vertu d'humilité. La découvre-t-elle dans une âme, elle est rassurée quelles que soient les formes d'oraison qui l'accompagnent. Ne la trouve-t-elle pas, elle est inquiète, y aurait-il les dons surnaturels et naturels les plus brillants, car, dit-elle « il n'y a pas de toxique au monde qui empoisonne aussi promptement le corps, que l'orgueil ne tue la perfection »3.
Mais en cette étape de la vie spirituelle l'humilité est particulièrement nécessaire. C'est parce que les âmes des IIIes Demeures en manquent qu'elles ne vont pas plus loin :
« Si l'on veut avancer — écrit-elle en ces IIIes Demeures — il faut avoir une humilité profonde, comme vous l'avez bien compris ; c'est là le point défectueux pour les âmes qui ne pénètrent pas plus avant dans ces Demeures »4.
Au seuil des IVes Demeures elle écrit encore :
« Lorsque vous vous serez conformées à ce que j'ai marqué pour ceux qui habitent les Demeures précédentes, pratiquez l'humilité et encore l'humilité : c'est par elle que le Seigneur se laisse vaincre et nous accorde tout ce que nous Lui demandons »5.
Cette insistance de la Sainte nous montre que nous ne pouvons aller plus loin sans approfondir son enseignement sur l'humilité. Après nous être convaincus de sa nécessité, nous verrons ses degrés ainsi que les formes d'orgueil auxquelles elle s'oppose et nous dirons un mot des moyens pour l'acquérir.
A. — NÉCESSITÉ DE L'HUMILITÉ
L'âme en ces régions doit se disposer aux emprises de la Sagesse d'amour. Si le don de soi provoque cette Sagesse, l'humilité l'attire irrésistiblement. C'est ce que la conduite de Notre-Seigneur dans l'Évangile nous découvre d'une façon lumineuse.
À suivre Jésus dans sa vie publique on ne peut point ne pas remarquer la sage discrétion qu'Il observe dans la manifestation de la qualité de sa mission et de sa doctrine. Il use habituellement en effet de paraboles dont le symbolisme plus clair, certes, pour des Orientaux que pour nous, laissait cependant place à de telles obscurités que les apôtres en demandaient ordinairement en particulier l'explication détaillée.
Un jour qu'Il cheminait avec ses apôtres à Césarée de Philippe, Jésus leur pose la question : « Qui dit-on que je suis ? ». Ils lui répondirent : « Les uns disent Jean-Baptiste ; d'autres, Élie ; d'autres, un prophète. — Mais vous, leur demanda-t-il, qui dites-vous que je suis ? ». Pierre lui répondit : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ». Jésus lui répondit : « Heureux es-tu, Simon bar-Jona, car ce n'est ni la chair ni le sang qui te l'ont révélé, mais c'est mon Père céleste... » Et alors il enjoignit aux disciples de ne dire à personne qu'Il était le Christ 6. Cette scène nous montre que Jésus n'avait pas révélé lui-même à ses apôtres sa messianité, et que, même en cette deuxième année de sa prédication, il ne voulait pas qu'on la dévoile publiquement.
La foule d'ailleurs cherche à pénétrer le mystère qui entoure les origines de Jésus et sa mission. Saint Jean nous fait entendre un écho des discussions passionnées qui s'élèvent à ce sujet lors de la fête des Tabernacles, la dernière année de la vie publique du Sauveur. Entre autres : « il y en eut dans la foule qui dirent en entendant ces paroles « C'est vraiment le Prophète ! », et d'autres dirent « C'est le Christ ! » À quoi d'autres objectaient : « Mais est-ce que le Christ vient de Galilée ? L'Écriture ne dit-elle pas que c'est de la race de David et de Bethléem, la cité de David, que le Christ doit venir ? Ainsi la foule était-elle divisée à son sujet » 7. Jésus ne dissipe pas l'équivoque.
Au cours du dernier entretien intime après la Cène, les Apôtres constatent enfin avec joie : « Voici que maintenant vous parlez clairement et sans parabole aucune. Maintenant nous savons que vous savez tout, sans avoir besoin qu'on vous interroge. C'est pourquoi nous croyons que vous êtes sorti de Dieu » 8.
Tandis que Jésus laisse dans l'obscurité ou du moins dans la pénombre, — même pour les siens — les vérités les plus importantes sur sa personne, voici que dès la première année de sa prédication il dévoile ses secrets à certaines âmes qui semblent les lui arracher. Il s'agit de Nicodème et de la Samaritaine. Analysons ces deux épisodes narrés par saint Jean dans les premiers chapitres de son évangile 9.
Nicodème est un docteur de la loi, membre du Sanhédrin ; il fait partie de l'aristocratie religieuse et sociale de Jérusalem. Comme maints de ses collègues il a écouté et accueilli avec faveur Jésus à son premier voyage à Jérusalem. Il doit être cependant spécialement troublé et ému, car il prend la décision — lui, docteur de la loi — d'aller trouver et interroger Jésus, un homme qui n'a pas de lettres. Il ira pendant la nuit. La démarche est timide, mais non point sans mérite si on considère la qualité de Nicodème.
Le dialogue s'engage : « Rabbi, nous savons que vous êtes un maître, venu de la part de Dieu, car nul ne peut faire les miracles que vous faites, si Dieu n'est avec lui ». Jésus lui répondit : « En vérité, en vérité je te le dis, à moins de renaître de nouveau, nul ne peut avoir le royaume de Dieu ! » Jésus semble prévenir les questions de Nicodème. Celui-ci ne comprend pas. « Comment l'homme peut-il renaître une fois vieux ? Peut-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère pour renaître ? » Jésus lui répondit : « En vérité, en vérité je te le dis, à moins de renaître de l'eau et de l'esprit, nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui naît de la chair est chair, ce qui naît de l'esprit est esprit. Ne t'étonne pas si je te dis : il faut renaître de nouveau. Le vent souffle où il veut : vous entendez son souffle, mais sans savoir d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de celui qui renaît de l'esprit ».
Le langage est élevé, digne d'un tel interlocuteur. Nicodème comprend de moins en moins.
« Comment cela peut-il se faire ? » Jésus répartit : « Tu es le docteur d'Israël, et tu ne sais pas cela ! »
Le coup est direct, presque dur, donné par un homme sans lettres à un docteur de loi. Nicodème l'accepte sans protester. Il écoute maintenant et il comprend. L'humiliation a ouvert son intelligence et par cette blessure bienfaisante Jésus versa à flots la lumière :
« ...Nul n'est monté au ciel, si ce n'est celui qui en est descendu, le Fils de l'homme. Et de même que Moïse a élevé le serpent au désert, ainsi faut-il que le Fils de l'homme soit élevé, afin que tous ceux qui croiront en lui aient la vie éternelle. Car Dieu a tellement aimé le monde qu'Il a donné son Fils unique, afin que tous ceux qui croiront en lui ne périssent pas... »
Mystère de l'Incarnation et mystère de la Rédemption sont révélés à Nicodème en ces premiers mois de la prédication de Jésus, alors que tous les autres ignorent. Nicodème a compris. Il se souviendra et, au jour où se réalisera le drame du Calvaire, tandis que les apôtres auront fui devant le mystère de la croix, lui-même vaillamment sortira de l'ombre et apportant « une centaine de livres d'un mélange de myrrhe et d'aloès » se joindra à Joseph d'Arimathie pour rendre les suprêmes devoirs au divin crucifié.
Quelques jours après, Jésus quitte Jérusalem. Pour revenir en Galilée, il emprunte le chemin direct de la Samarie. Après de longues heures de marche, le voici vers midi auprès du puits de Jacob, près de Sichar. Tandis que les disciples sont partis à la ville voisine pour chercher des provisions, une femme de Samarie s'approche pour puiser de l'eau. Jésus lui demande à boire. La Samaritaine s'étonne. Elle a deviné en cet étranger un juif. Comment ose-t-il donc, lui juif, demander un tel service à une samaritaine ; lui homme, aborder ainsi une femme ? Ne sait-il donc pas la haine implacable qui divise Juifs et Samaritains ? Ne doit-il pas s'estimer heureux qu'on le laisse en paix ? Hautaine et presque haineuse, elle répond : « Comment, Juif, me demandez-vous à boire à moi, Samaritaine ? » Jésus ne se laisse pas émouvoir par ce ton et cette attitude : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te demande à boire, c'est toi qui lui aurais demandé et il t'aurait donné de l'eau vive ». La femme ironise maintenant, un peu embarrassée peut-être : « D'où tireriez-vous l'eau vive ? Seriez-vous plus grand que Jacob qui nous a donné ce puits ? » Jésus insiste et précise : « Celui qui boit de cette eau aura encore soif, mais celui qui boira l'eau que je lui donnerai, n'aura plus jamais soif ». Cette description a fait naître un désir qui s'exprime respectueusement : « Seigneur, donnez-moi de cette eau, pour que je n'aie plus soif ! »
La Samaritaine n'a pas encore compris. Elle n'est pas prête d'ailleurs pour recevoir le don merveilleux que lui propose le Maître. La conversation se poursuit : « Va appeler ton mari et reviens. — Je ne suis pas mariée » répondit-elle. Jésus lui dit : « Tu as raison de dire que tu n'es pas mariée car tu as eu cinq maris, et celui que tu as présentement n'est pas non plus ton mari : tu as bien raison ».
Sous le choc de cette révélation humiliante, la femme change d'attitude. Elle était hautaine et presque insultante ; la voici respectueuse, humble et soumise. Par la blessure de l'humiliation acceptée, la lumière est déjà entrée dans son âme : « Seigneur, dit-elle, je vois que vous êtes prophète ».
Cette blessure béante s'ouvre pour recevoir la lumière. Et Jésus va la donner abondamment. C'est des Juifs, et non de Samarie, que vient le salut, dit-il. Mais que cette femme se console : « L'heure vient, et nous y sommes, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ». C'est l'annonce de l'Église. La Samaritaine, vraiment insatiable, reprend : « Je sais que le Messie doit venir, celui qu'on appelle le Christ. À sa venue, il nous instruira de tout ». Jésus lui dit « C'est moi-même, moi qui te parle ».
En sa joie qui lui fait oublier la cruche près du puits, cette femme s'empresse auprès de ses compatriotes pour leur annoncer la borine nouvelle et « il y eut en cette ville bon nombre de samaritains qui crurent en lui sur l'attestation de cette femme ». Les flots d'eau vive, qui étaient descendus en son âme par la blessure profonde de l'humiliation, y étaient devenus aussitôt selon la parole du Maître, « une source d'eau jaillissant jusqu'à la vie éternelle ».
De ces épisodes évangéliques rapprochons la conversion de l'apôtre saint Paul racontée au chapitre neuvième des Actes des Apôtres. « Saul, ne respirant que meurtre et tuerie contre les disciples du Seigneur, alla demander au grand-prêtre des lettres pour les synagogues de Damas, afin que, s'il y découvrait quelques adeptes de cette doctrine, hommes ou femmes il put les amener à Jérusalem chargés de chaînes » 10. Il les obtient. Le jeune pharisien, heureux et fier de la mission qui lui est confiée, part pour Damas à la tête d'une escorte. Que rêve-t-il ? Haine et ambition, sans nul doute.
Mais le voici terrassé sur la route : « Saul, Saul, pourquoi me Persécutes-tu ? — Qui êtes-vous, Seigneur ? répondit-il. — Je suis Jésus, que tu persécutes. Mais lève-toi, entre dans la ville, il te sera dit ce que tu dois faire ». Saul se relève aveugle, les vêtements maculés de poussière. C'est ainsi au bras d'un de ses compagnons qu'il entre dans la ville. Pendant trois jours il reste privé de lumière, sans boire ni manger. Impuissance, solitude, humiliation : c'est ce que Saul trouve à Damas où il était venu, dans le brillant éclat d'une mission, apporter la terreur avec les armes d'une puissance et d'une haine dont il était fier.
Au bout de trois jours, Ananie vint le trouver dans la maison de Judas où il s'était réfugié et lui imposa les mains : « Aussitôt il lui tomba des yeux comme des écailles, il recouvra la vue et reçut le baptême. Et quand il eut mangé, les forces lui revinrent » 11.
C'est ainsi, par la porte basse de l'humiliation que Paul, le grand apôtre, entra dans le christianisme et dans la lumière du grand mystère dont il sera le prédicateur et le ministre.
Ces traits n'ont pas seulement une valeur épisodique ; ils nous mettent en présence d'une loi de la diffusion de la lumière et de la miséricorde divines, dont Jésus donnera un jour la formule dans une prière de reconnaissance. C'était au retour de la mission des soixante-douze disciples, envoyés pour prêcher, et qui étaient revenus joyeux, disant : « Seigneur, les démons eux-mêmes se sont soumis en votre nom ». Jésus tressaille de joie dans l'Esprit-Saint et dit : « Je vous loue, ô Père, Maître du ciel et de la terre, d'avoir caché ces choses aux sages et aux prudents, tandis que vous les avez révélées aux petits. Oui, Père, car tel est votre bon plaisir » 12. Dieu donne ses trésors aux humbles, tandis qu'Il les dissimule aux orgueilleux et aux suffisants.
C'est cette loi qui guide Jésus en son action. Il n'est pas de péché qu'il n'ait abordé et en des contacts qui auraient pu être dangereux pour d'autres que pour lui. Il s'arrête chez Zachée le publicain, à Jéricho. Il défend Marie la pécheresse, qui verse du parfum sur sa tête, oint ses pieds et les essuie de ses cheveux ; mais il est un contact que Jésus n'accepte pas et contre lequel il se soulève et s'indigne, c'est celui de l'orgueil des Pharisiens qu'Il maudit en des apostrophes indignées 13.
Le Christ Jésus poursuit son action dans l'Église suivant la même loi. C'est ce que proclament tous les maîtres de vie spirituelle et plus spécialement ceux qui ont expérimenté l'action débordante de Dieu. Sainte Thérèse affirme :
« Je ne me souviens pas d'avoir reçu une seule de ces grâces singulières, dont je vais parler dans la suite, si ce n'est quand j'étais anéantie à la vue de mon extrême misère » 14.
Sainte Angèle de Foligno écrit :
« Plus l'âme est affligée, dépouillée et humiliée profondément, plus elle conquiert, avec la pureté, l'aptitude des hauteurs. L'élévation dont elle devient capable se mesure à la profondeur de l'abîme où elle a ses racines et ses fondations » 15.
La même note ardente marque le témoignage de Ruysbrock :
« Quand l'homme considère au fond de lui-même avec des yeux brûlés d'amour l'immensité de Dieu... quand l'homme ensuite se regardant lui-même compte ses attentats contre l'immense et fidèle Seigneur... il ne connaît pas de mépris assez profond pour se satisfaire... Il tombe dans un étonnement étrange, l'étonnement de ne pas pouvoir se mépriser assez profondément... Il se résigne alors à la volonté de Dieu... et, dans l'abnégation intime, il trouve la paix véritable, invincible et parfaite, celle que rien ne troublera. Car il s'est précipité dans un tel abîme que personne n'ira le chercher là... Il me semble pourtant qu'être plongé dans l'humilité, c'est être plongé en Dieu, car Dieu est le fond de l'abîme, au-dessus de tout et au-dessous de tout, suprême en altitude et suprême en profondeur, c'est pourquoi l'humilité comme la charité, est capable de grandir toujours... L'humilité est si précieuse qu'elle obtient les choses trop hautes pour être enseignées ; elle atteint et possède ce que la parole n'atteint pas » 16.
Ruysbrock note d'ailleurs que l'humilité ne trouve pas nécessairement sa source dans le péché :
« Nos péchés... sont devenus pour nous des sources d'humilité et d'amour. Mais il importe de ne pas ignorer une source d'humilité beaucoup plus haute que celle-ci. La Vierge Marie, conçue sans péché, possède une humilité plus sublime que Madeleine. Celle-ci fut pardonnée ; celle-là fut sans tache. Or, cette immunité absolue, plus sublime que tout pardon, fit monter de la terre au ciel une action de grâces plus haute que la conversion de Madeleine » 17.
C'est sur cette attirance de l'humilité et de la pauvreté que sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus compte pour faire descendre la miséricorde divine sur son âme. L'amour de la pauvreté devient donc la disposition fondamentale de sa voie d'enfance spirituelle. Dans une lettre à sa sœur Marie elle affirme en effet :
« Oh, je vous en prie, comprenez-moi ; comprenez que pour aimer Jésus et être sa victime d'amour, plus on est faible, sans désirs ni vertus, plus on est propre aux opérations de cet Amour consumant et transformant. Le seul désir d'être victime suffit, mais il faut consentir à rester toujours pauvre et sans force, et voilà le difficile, car le véritable pauvre d'esprit, où le trouvera-t-on ? Il faut le chercher bien loin, dit l'auteur de l'Imitation » 18.
À sa sœur Céline elle écrira :
« Plus tu seras pauvre, plus Jésus t'aimera » 19.
« Voilà bien le caractère de Notre-Seigneur : Il donne en Dieu, mais Il veut l'humilité du cœur » 20.
Sainte Thérèse traduisait ainsi son expérience. Elle sentait que c'était sa petitesse qui avait attiré les grâces que Dieu lui avait accordées avec une telle abondance. Un petit épisode de la fin de sa vie devait le lui montrer avec une clarté particulière. La Sainte se trouvait dans sa cellule, en proie à la fièvre, et voici qu'entre une religieuse — qui représentait la justice — en compagnie de Mère Agnès — qui lui représentait les douceurs de la miséricorde — pour lui demander un travail de peinture difficile à exécuter. Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus ne peut maîtriser un petit geste d'impatience. Les deux religieuses s'excusent et se retirent, comprenant sa fatigue. Ce premier mouvement involontaire provoqué par la fièvre a profondément humilié la petite Sainte. Le soir, elle écrit à Mère Agnès une lettre où elle dit :
« Votre petite fille a versé de douces larmes tout à l'heure ; des larmes de repentir, mais encore plus de reconnaissance et d'amour. Ah ! ce soir je vous ai montré ma vertu, mes trésors de patience ! Et moi qui prêche si bien les autres !!! Je suis contente que vous ayez vu mon imperfection... Petite Mère... vous comprendrez que, ce soir, le vase de la miséricorde divine a débordé pour votre enfant. Ah ! dès à présent, je le reconnais : oui, toutes mes espérances seront comblées... oui, le Seigneur fera pour moi des merveilles qui surpasseront infiniment mes immenses désirs » 21.
La lumière qui a jailli de cette humiliation a déchiré le voile obscur qui couvre l'avenir et a découvert à sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus l'étendue de sa mission future.
Cette attirance irrésistible de l'humilité permet d'établir une certaine équivalence entre l'humilité et le don de Dieu à une âme, c'est-à-dire sa perfection. « Connaître le tout de Dieu et le rien de l'homme, proclame sainte Angèle de Foligno, voilà la perfection ».
Saint Jean de la Croix affirme en tout, son enseignement que le « rien » — réalisation de la pauvreté — équivaut à l'obtention du « tout » qui est Dieu.
En son langage naïf une carmélite arabe, dont l'âme resta simple et candide au milieu des événements merveilleux et des grâces les plus extraordinaires, Sœur Marie de Jésus-Crucifié disait :
« Sans l'humilité nous sommes aveugles, dans les ténèbres ; tandis qu'avec l'humilité l'âme marche la nuit comme le jour, L'orgueilleux est comme le grain de froment jeté dans l'eau : il enfle, il grossit. Exposez ce grain au soleil, au feu : il sèche, il est brûlé. L'humble est comme le grain de froment jeté en terre : il descend, il se cache, il disparaît, il meurt, mais c'est pour reverdir au ciel.
Imitez les abeilles — disait-elle encore — cueillez partout le suc de l'humilité. Le miel est doux ; l'humilité a le goût de Dieu ; elle fait goûter Dieu » 22.
L'humilité a le goût de Dieu ! Partout où elle se trouve, Dieu descend, et partout où Dieu se trouve ici-bas Il s'en revêt comme d'un manteau qui dissimule sa présence aux orgueilleux et la révèle aux simples et aux petits. Jésus paraissant en ce monde y vient comme un enfant enveloppé de langes. C'est le signe donné aux bergers pour le reconnaître : « Et ceci vous servira de signe — leur dit l'ange — vous trouverez un enfant emmailloté et couché dans une crèche » 23. Ce signe de l'humilité marque toujours le divin ici-bas.
Tout commentaire affaiblirait, nous semble-t-il, la lumière qui jaillit de ces modes d'agir de Jésus et la force savoureuse de ces témoignages sur la nécessité de l'humilité. De même à peine est-il besoin de conclure. Le spirituel, parvenu en ces régions où ses vertus ne peuvent poser leurs actes parfaits, où son âme ne peut progresser que grâce à l'action directe de la Sagesse d'amour qui habite dans son âme, ne pourra évidemment obtenir cette intervention divine que par l'humilité. Il s'offrira aux illuminations divines par les humiliations, conseille Pascal. Il ne sera saisi et agi par Dieu que s'il est humble, et l'action divine sera habituellement à la mesure de son humilité. Sapientiam praestans parvulis : Dieu donne sa sagesse aux petits. L'humilité deviendra son gagne-pain spirituel. Telle est la loi à laquelle toute âme est soumise. Elle ne progressera qu'en s'y soumettant. « La hauteur et la profondeur s'enfantent l'une l'autre » déclare sainte Angèle de Foligno.
Et sainte Thérèse : « En présence de la Sagesse infinie — on peut m'en croire — mieux vaut étudier un peu l'humilité et en produire un seul acte, que de posséder toute la science du monde » 24.
Dieu ne peut se passer de l'humilité. Il l'aime tant qu'à ses yeux elle peut suppléer à tout le reste parce qu'elle attire effectivement tous les dons de Dieu.
B. DEGRÉS ET FORMES DE L'HUMILITÉ
Progrès dans l'humilité et développement de la grâce sont si étroitement unis que saint Benoît dans son Échelle de la perfection distingue douze degrés d'humilité, correspondant à douze degrés de la vie spirituelle. Si séduisante et si justifiée que soit cette distinction nous ne l'adopterons pas, car il nous paraît que sur le plan pratique de la vie morale il est très difficile de distinguer ces douze degrés et le passage de l'un à l'autre.
Il nous semble préférable de distinguer d'une façon plus générale les degrés d'humilité d'après la lumière qui l'éclaire, et ses formes différentes d'après les formes d'orgueil auxquelles elle s'oppose.
I. — Degrés d'humilité.
En expliquant pourquoi la vertu d'humilité exerce une si singulière attirance sur Dieu, sainte Thérèse nous en donne une définition lumineuse :
« Je me demandais un jour pour quelle raison Notre-Seigneur était si ami de la vertu d'humilité. Et à un moment où je n'y pensais plus ce me semble, il me vint tout-à-coup la suivante, c'est parce que Dieu est la suprême Vérité et que l'humilité consiste à marcher selon la vérité. Or c'est une très haute vérité que de nous-mêmes nous n'avons rien de bon, mais plutôt la misère et le néant. Quiconque ne le comprend pas marche dans le mensonge ; mais plus on le comprend, plus on se rend agréable à la souveraine Vérité, parce que l'on marche dans ses sentiers » 25.
Attitude de vérité devant Dieu, l'humilité sera donc en dépendance étroite de la lumière qui l'éclaire. C'est ce que souligne le vénérable Jean de Saint-Samson 26 en distinguant — à la suite de saint Bernard — dans le Vrai Esprit du Carmel deux sortes d'humilité : l'une, qu'il appelle claire et raisonnable ; l'autre, fervente.
L'humilité claire et raisonnable est celle qu'éclaire la lumière de la raison, et qui s'établit sur un travail d'examen de soi-même et de méditation sur les vérités surnaturelles et les exemples de Notre-Seigneur. L'âme, voyant son impuissance dans l'action, ses fautes, le péché en elle, ou encore les abaissements et les humiliations du Christ Jésus, comprend la nécessité de s'humilier pour réaliser la vérité que lui découvre son intelligence et pour imiter le divin modèle.
L'humilité fervente, « plus infuse qu'acquise » dit Jean de Saint-Samson, est produite dans l'âme par un rayon de la lumière divine, qui, découvrant la transcendance de Dieu, éclairant la pauvreté de l'âme ou un mystère du Christ, met ainsi l'âme en sa place dans la perspective de l'Infini ou dans la lumière du Christ :
« Ici, dit Jean de Saint-Samson, la raison cède, et l'homme ravi dans le silence éternel et ayant dépassé toute son intelligence, sa raison et soi-même, il tombe et défaut totalement à sa compréhension. Il voit en cet abîme combien le pouvoir humain est court et limité pour la compréhension de cette infinie immensité ».
« Plâtre et mensonge » dira de l'humilité raisonnable comparée à l'humilité fervente Jean de Saint-Samson, qui cultive l'hyperbole et le superlatif pour suppléer à la pauvreté du langage symbolique dont usent ordinairement les mystiques et dont l'emploi est limité pour lui par sa cécité.
De l'aveu de tous les spirituels, la distance est en effet immense entre l'humilité fervente et l'humilité raisonnable. La lumière qui produit la première, parce qu'elle vient directement de Dieu par les dons du Saint-Esprit est incomparablement plus intense que la lumière de la deuxième qui procède de l'intelligence.
Voici le témoignage de sainte Thérèse :
« Quand l'esprit de Dieu agit en nous, il n'est pas nécessaire de rechercher péniblement des considérations pour nous exciter à l'humilité et à la confusion de nous-mêmes. Le Seigneur met en nous une humilité bien différente de celle que nous pouvons nous procurer par nos faibles pensées. La nôtre en effet n'est rien en comparaison de cette humilité vraie et éclairée que Notre Seigneur enseigne alors et qui produit en nous une confusion capable de nous anéantir... Plus ses faveurs sont élevées, plus cette connaissance est profonde » 27.
Cette lumière intense met non seulement en relief les défauts extérieurs mais éclaire les profondeurs et en quelque façon l'être même de l'âme qui découvre ainsi sa petitesse et sa pauvreté absolues devant l'Infini :
« Son indignité lui apparaît évidente — écrit encore sainte Thérèse — comme dans un appartement où le soleil donne en plein il n'est aucune toile d'araignée qui puisse demeurer cachée. Elle découvre la profondeur de sa misère. Elle est tellement éloignée de la vaine gloire, qu'il lui semble impossible d'en avoir. C'est de ses propres yeux qu'elle a vu son peu de pouvoir, ou plutôt son incapacité absolue... Sa vie passée et la grande miséricorde de Dieu se présentent ensuite à elle dans toute la vérité, et cela sans que son entendement soit obligé d'aller à la poursuite de considérations, car il trouve alors tout préparé ce qu'il doit comprendre et ce qui doit faire son aliment » 28.
« Je suis Celui qui suis » 29 disait Dieu à Moïse. Et à sainte Catherine de Sienne, Notre-Seigneur disait aussi : « Sais-tu, ma fille, qui tu es et qui je suis ? Tu es celle qui n'est pas. Je suis Celui qui suis ».
En toute humilité fervente c'est l'Être de Dieu, avec sa majesté et sa puissance, qui, d'une façon plus ou moins consciente pour l'âme, se dresse dans l'obscurité en face d'elle et lui découvre ce qu'elle est.
Aussi cette lumière — telle le Verbe de Dieu — produit ce qu'elle exprime. Tandis en effet que dans l'humilité raisonnable la conviction créée dans l'esprit a besoin d'un acte de la volonté pour s'exprimer dans l'attitude et la vie, la lumière de l'humilité fervente est non seulement éblouissante, mais efficace : elle crée un sentiment profond qui envahit tout l'être, une expérience vécue de la petitesse et de la misère qui place l'âme dans l'attitude de vérité.
Autant et plus que l'intensité de la lumière, c'est cette expérience et cette réalisation qui font la valeur de l'humilité fervente. Souvent douloureuse en même temps que paisible, cette expérience en sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus nous apparaît joyeuse :
« Ô mon Dieu, oui je suis heureuse de me sentir faible et petite en votre présence, écrit-elle, et mon cœur reste dans la paix » 30.
« Maintenant, je me résigne à me voir toujours imparfaite et j'y trouve ma joie » 31.
« Il m'arrive bien des faiblesses, mais je m'en réjouis... C'est si doux de se sentir faible et petit » 32.
On ne se lasse pas d'écouter de tels accents. Est-il un saint en qui nous puissions admirer un triomphe si paisible et si joyeux de l'humilité fervente ? D'ailleurs, au témoignage même de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, cette humilité fervente fut la grande grâce de sa vie :
« La plus grande chose que le Tout-Puissant ait faite en moi, c'est de m'avoir montré ma petitesse, mon impuissance à tout bien » 33.
Et cette humilité fervente fut au principe de toutes ses grandeurs :
« Pensant alors que j'étais née pour la gloire, et cherchant le moyen d'y parvenir, il me fut révélé intérieurement que ma gloire à moi ne paraîtrait jamais aux regards des mortels, mais qu'elle consisterait à devenir une sainte. Ce désir pourrait sembler téméraire si l'on considère combien j'étais imparfaite, et combien je le suis encore après tant d'années passées en religion ; cependant je sens toujours la même confiance audacieuse de devenir une grande sainte. Je ne compte pas sur mes mérites, n'en ayant aucun ; mais j'espère en Celui qui est la Vertu, la Sainteté même. C'est Lui seul qui, se contentant de mes faibles efforts, m'élèvera jusqu'à Lui, me couvrira de ses mérites et me fera sainte » 34.
Cette humilité fervente est aussi à la base de toute sa doctrine d'enfance spirituelle : « car plus on est faible, sans désirs et sans vertus, plus on est propre aux opérations de cet Amour consumant et transformant ».
Cette humilité fervente, fruit de l'action de l'Esprit-Saint, est celle qui attire ses nouvelles effusions. C'est celle qui fait entrer l'âme dans les IVes Demeures et l'y fait progresser vers les sommets de la vie spirituelle.
II. — Formes d'humilité.
La distinction étant faite de l'humilité raisonnable et de l'humilité fervente d'après la nature de la lumière qui les produit, il nous semble difficile de pousser la distinction plus loin pour chacune d'entre elles en essayant d'apprécier l'intensité de la lumière qui la produit et la perfection de l'attitude intérieure qu'elle crée, car l'une et l'autre échappent à une analyse précise.
Une discrimination plus claire et plus pratique nous paraît être celle qui distingue les divers biens qui servent d'aliment à l'orgueil, par conséquent sur les diverses formes d'orgueil que l'humilité doit combattre successivement. Nous pouvons, sous cet aspect, considérer l'humilité aux prises avec l'orgueil qui s'appuie sur les biens extérieurs, avec l'orgueil de la volonté, l'orgueil de l'intelligence, et avec l'orgueil spirituel. Pour combattre ces formes de l'orgueil de plus en plus subtiles, et de plus en plus dangereuses parce qu'elles se nourrissent de biens de plus en plus précieux, l'humilité doit elle-même s'affiner et s'approfondir. C'est donc une progression logique de l'humilité qui s'établit ainsi, aussi bien d'ailleurs de l'humilité raisonnable que de l'humilité fervente.
a) Orgueil des biens extérieurs.
Ces biens extérieurs sont tous ceux qui assurent honneur et considérations, par conséquent les avantages et qualités extérieures : la beauté, la fortune, le nom, le rang, les honneurs. Ces biens constituent une simple façade — brillante peut-être — qui dissimule très mal, nous en avons conscience, notre pauvreté intérieure. Cependant nous aimons appuyer sur eux le sentiment de notre propre excellence et des exigences d'honneurs et de louanges. Le monde ne s'y trompe pas, et, après avoir satisfait aux exigences des conventions, il se réserve de porter intérieurement le jugement sévère de la justice.
Cet orgueil — le plus sot, mais aussi le moins dangereux parce que le plus extérieur — est ordinairement le premier qui cède devant la lumière de l'humilité :
« Elle (= l'âme) déplore, écrit sainte Thérèse, l'époque où elle a été sensible au point d'honneur, et l'illusion qui lui faisait regarder comme honneur ce que le monde appelle de ce nom. Elle voit que c'est un mensonge insigne dans lequel sont plongés tous les hommes. Pour elle, l'honneur seul digne de ce nom est exempt de mensonge et inséparable de la vérité. Elle estime ce qui mérite de l'être, mais elle regarde comme néant ce qui l'est en réalité. Or, tout ce qui passe et ne tourne pas à la gloire de Dieu est néant et au-dessous même du néant. L'âme rit d'elle-même en se rappelant que jadis elle a fait quelque cas de l'argent et l'a même quelque peu désiré... » 35
Sainte Thérèse signale spécialement le point d'honneur, car elle est castillane et fille de chevaliers du XVIe siècle au pays du Cid 36. Le point d'honneur l'a préservée de certains dangers lorsqu'elle était jeune fille, car elle n'aurait rien voulu faire contre l'honneur. Mais ce sentiment de l'honneur, si profondément enraciné en elle, ne sera purifié qu'à la longue. À ces conversations de parloir qu'elle refusait au P. Balthazar de sacrifier, et auxquelles seule la parole divine entendue en son premier ravissement put la faire renoncer, elle était attachée par un sentiment de reconnaissance pour les personnes qu'elle voyait ; mais n'y avait-il pas aussi cette satisfaction qu'elle trouvait dans la compagnie de la meilleure société d'Avila en des conversations qu'elle faisait si aisément brillantes et spirituelles en même temps que surnaturelles ?
L'exemple de sainte Thérèse nous montre que l'attache désordonnée à ces biens extérieurs, lorsqu'ils sont biens de famille ou de race, peut être si tenace qu'elle ne cède qu'aux purifications des VIes Demeures. Ce que la Sainte nous dit des âmes murées dans les troisièmes Demeures — parce qu'attachées trop raisonnablement aux biens de la terre ou soucieuses de leur honneur — nous montre les conséquences graves d'un pareil dérèglement.
Aussi la Sainte poursuivra-t-elle avec sévérité toute susceptibilité orgueilleuse : « Mais direz-vous, écrit-elle, ce sont là de petites choses, des mouvements de nature, et il n'y a pas lieu d'en faire cas. Veuillez ne point les traiter à la légère. Ces choses montent comme l'écume. Une chose n'est pas petite quand le danger est aussi grand que dans ces points d'honneur et dans la recherche des torts qu'on peut nous avoir faits » 37.
Un jour viendra enfin où l'âme verra « parfaitement que l'on fait plus de bien en un jour quand on méprise la dignité du rang pour l'amour de Dieu, que l'on n'en ferait avec elle en dix ans » 38. Cette âme ainsi éclairée est déjà parvenue en de hautes régions de la vie spirituelle, et sur sa route elle a découvert d'autres formes d'orgueil.
b) Orgueil de la volonté :
Cet orgueil qui réside dans la volonté se nourrit des biens que la volonté trouve en elle-même, de son indépendance, de son pouvoir de commander et de sa force dont elle a pris conscience. Il se traduit par un refus de se soumettre à l'autorité établie, une confiance exagérée en soi et par l'ambition dominatrice. C'est lui qui prononce le Non serviam et qui désorganise toute société, la famille comme la société civile, en détruisant la subordination qui est le principe de l'ordre et de la collaboration.
Il refuse ou rend difficile la soumission à l'égard de Dieu. Ou encore croyant à la puissance et à l'efficacité de ses efforts — même dans le domaine surnaturel, il ne comprend pas la parole de Jésus : « sans moi, vous ne pouvez rien faire » 39, ou celle de saint Paul : « c'est Dieu qui fait le vouloir et le faire » 40. Ainsi l'orgueil de la volonté, en se refusant à toute soumission, s'oppose au règne de Dieu et à l'emprise de la grâce.
Seul, le Christ Jésus, venu pour servir et non pour être servi, qui s'est fait obéissant jusqu'à la mort et la mort de la Croix, peut apprendre par son exemple la noblesse et la valeur de la soumission, Mais les abaissements du Christ, lorsqu'il faut les partager, restent une folie pour les chrétiens tant que la lumière de Dieu n'est pas descendue sur leur âme.
Les premières oraisons contemplatives — en révélant obscurément à l'âme une présence transcendante dans les flots suaves de la quiétude ou dans l'impuissance de la sécheresse, atteignent l'orgueil en enchaînant la volonté. Les grâces d'union des Ves Demeures, qui font sombrer les facultés dans l'obscurité du divin d'où elles reviennent avec la certitude d'un contact avec Dieu, le brisent et la volonté désormais sera souple à tous les vouloirs de Dieu. Un long et rude labeur d'ascèse pourra suppléer à cette grâce mystique et mériter l'emprise divine qui réalisera l'union de volonté.
c) Orgueil de l'intelligence.
L'orgueil de la volonté s'appuie habituellement sur l'orgueil de l'intelligence. Le Non serviam des anges rebelles procédait d'une complaisance orgueilleuse en leur propre lumière. Fascinés par leur propre éclat, ces esprits n'eurent pas un regard pour la lumière éternelle de Dieu, et fixés dans cette attitude par la simplicité de leur nature, ils renoncèrent au face-à-face divin et se condamnèrent à la privation éternelle de Dieu. Le péché angélique est le péché de l'orgueil de l'esprit.
Ce péché trouve dans les déficiences de la nature humaine, soumise aux passions et au changement, une excuse et une possibilité de pardon et de repentir. II reste cependant un péché des plus graves et des plus lourds de conséquences, car il procède de la faculté humaine la plus haute et la soustrait à la lumière divine dont la transcendance exige la soumission.
En dressant l'intelligence contre l'objet de la foi, le libre-examen protestant a exalté l'orgueil de l'intelligence. En proclamant les droits absolus de la raison, la Révolution française en a fait un péché social. Les découvertes de la science, en paraissant justifier les prétentions de la raison à une domination suprême sur toutes les réalités d'ici-bas pour en exclure Dieu définitivement, en ont fait un péché quasi-irrémissible pour la masse des esprits de notre temps.
Ce péché social dont les derniers fruits sont l'agnosticisme philosophique, le libéralisme politique et le laïcisme scolaire dont l'atmosphère est saturée, a pénétré dans les milieux les mieux préservés et s'y traduit par l'habitude de tout citer au tribunal du jugement propre et par la difficulté de se soumettre au simple témoignage de l'autorité. La foi devient ainsi plus exigeante de lumières distinctes et, moins soumise, elle chemine plus lentement dans l'obscur vers son objet divin. C'est cet orgueil, cause de l'apostasie des masses, qui à tant d'âmes assoiffées de lumière et de vie, refuse l'accès des sources qui pourraient apaiser leur soif ardente ; lui aussi qui arrête tant de belles intelligences, croyantes cependant, devant des obscurités divines où l'on ne pénètre que par le regard simple de la contemplation.
L'orgueil de l'intelligence trouve cependant dans le contact avec la vérité et ses mystères, dans le commerce avec les savants et les grands esprits, un remède. L'étude de la vérité révélée et les actes de foi lui sont déjà une purification.
Mais il ne sera purifié profondément que par les envahissements de la lumière elle-même, douloureuse d'abord et obscure, en attendant qu'elle produise une demi-clarté d'aurore. Dès lors, que l'âme ait été éblouie par une suspension des facultés dans les clartés de l'infini, ou qu'elle ait souffert longuement dans l'obscurité de la ténèbre divine, elle a compris que Dieu est inaccessible à l'intelligence, que ses pensées et ses desseins ne sont pas nos pensées et nos desseins, et que la plus haute connaissance que nous puissions avoir de Dieu c'est de comprendre qu'Il est au-dessus de tout savoir et de toute intelligence. Respectueuse et amoureuse devant la Réalité divine, elle n'ose plus dresser les clartés de la raison et elle se réjouit de ne rien savoir, de ne rien pouvoir, de ne rien comprendre, afin qu'appuyée sur une foi plus pure et plus ferme elle puisse pénétrer plus profondément dans l'obscurité lumineuse des mystères qui lui sont proposés.
Dans ces régions où la connaissance défaille, l'orgueil de l'intelligence est purifié ; aussi la lumière arrive à flots dans l'âme qui découvre toutes choses en leur place dans la perspective d'éternité. Aussi sainte Thérèse ne peut-elle s'empêcher de souhaiter cette lumière à ceux qui ont la charge des grands intérêts des peuples :
« Bienheureuse l'âme que le Seigneur élève à l'intelligence de la vérité ! Oh, comme cet état est bien fait pour les rois !... Quelle équité ne verrait-on pas fleurir dans le royaume ! que de maux on éviterait ! combien auraient déjà été détournés » 41.
Comment ne pas faire nôtres ces réflexions et ce souhait, alors que la décadence de la civilisation chrétienne, les désordres et les luttes qui affligent le monde trouvent leur source en de fausses lumières ou idéologies édifiées par l'orgueil de l'esprit ?
d) Orgueil spirituel.
De ce péché, de l'attitude qu'il crée et de son châtiment l'Évangile nous offre un exemple vivant dans la parabole du pharisien et du publicain 42 :
« Deux hommes montèrent au temple pour prier : l'un était pharisien, l'autre publicain ». Ainsi qu'il convient, le pharisien s'avance près du sanctuaire. S'il fut resté au fond du parvis on se serait étonné à bon droit, car c'est un homme religieux et considérable. Il prie ainsi : « ô mon Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes qui sont voleurs, injustes, adultères, et en particulier comme ce publicain. Je jeûne deux fois par semaine, j'offre la dîme de tout ce que j'achète ». Certes, tout cela est la vérité et il ne se glorifie de rien qu'il ne fasse réellement. « Quant au publicain, se tenant à distance, il n'osait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine, disant « ô Dieu, ayez pitié de moi, pauvre pécheur ! » Le publicain, ce voleur authentique et détesté, se met lui aussi en la place qui lui revient et confesse les péchés qu'il a commis. Tous deux sont vrais, mais le pharisien se glorifie de sa vertu, le publicain s'humilie de son péché. Dieu semble oublier et la vertu et le péché : Il ne voit dans le premier que la suffisance, dans le second que l'humilité. « Je vous le dis : celui-ci descendit chez lui plus justifié que l'autre ». Divites dimisit inanes, exaltavit humiles... Il élève les humbles et renvoie les riches les mains vides.
Ce pharisien, qui devant Dieu se glorifiera de ses œuvres spirituelles, se glorifiera devant Jésus de son attachement à la loi de Moïse et de cette filiation d'Abraham qui lui vaut de faire partie du peuple choisi entre tous. Cette fidélité orgueilleuse, qui s'est cristallisée en multiples pratiques extérieures, l'empêche de reconnaître celui que les patriarches et les prophètes eussent désiré voir et n'ont point vu, le Messie annoncé, le Verbe incarné lui-même qui se présente à lui.
L'orgueil spirituel se glorifie en effet non seulement de ses œuvres comme si elles étaient uniquement de lui, mais de ses privilèges spirituels. Appartenir à un état, à une famille religieuse qui compte de grands saints, qui possède une doctrine, une grande influence, est une noblesse qui oblige et peut aussi nourrir un orgueil spirituel qui stérilise et aveugle devant les manifestations nouvelles de la miséricorde divine.
Les dons spirituels personnels peuvent aussi servir de pâture à l'orgueil. Les grâces d'oraison enrichissent le contemplatif, laissent leur trace profonde dans l'âme, donnent une expérience précieuse, fortifient la volonté, affinent l'intelligence, augmentent la puissance d'action, assurent au spirituel un rayonnement puissant. Ces grâces sont reçues toujours dans l'humilité qu'elles créent et la reconnaissance qu'elles provoquent. La lumière qui les accompagne disparaît, leurs effets dans l'âme restent. La tentation peut venir ensuite, subtile et inconsciente. Elle vient presque nécessairement, tellement l'orgueil est tenace et le démon malin, d'utiliser ces richesses spirituelles pour s'exalter et paraître, pour servir un besoin d'affection ou de domination, ou simplement pour faire triompher des idées personnelles 43. La personnalité idolâtre d'elle-même se substitue à Dieu lui-même, et ce qu'elle avait reçu pour être instrument et moyen, elle l'utilise pour s'imposer comme une fin et un dieu à elle-même et aux autres.
Corruptio optimi pessima. La corruption de ce qu'il y a de meilleur engendre le pire. On ne peut songer sans frémir à certaines chutes lamentables d'âmes favorisées de Dieu. Luther, nous semble-t-il, n'aurait pu édifier sa théorie de la foi-confiance qui justifie, s'il n'avait senti les débordements pacifiants de la miséricorde, et il n'aurait pu attaquer la religion en la frappant au point où la foi se greffe sur l'intelligence s'il n'eut précédemment découvert — en une purification de la foi, au moins ébauchée —la vulnérabilité de ce point d'intersection du naturel et du surnaturel. Et d'autres sont venus, avant et après Luther, utilisant les privilèges de leur intimité avec le Maître sinon pour le trahir comme Judas par un baiser, du moins pour nourrir leur orgueil et faire triompher leur personnalité.
N'est-ce pas parce qu'ils auront profité pour eux-mêmes des charismes dont ils auront été favorisés que le souverain Juge prononcera cette sentence étonnante, mais qu'Il annonce lui-même :
« Ils seront nombreux à me dire en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'avons-nous point fait des prophéties en votre nom ? en votre nom n'avons-nous point expulsé les démons ? en votre nom n'avons-nous point accompli quantité de prodiges ? Et alors je leur déclarerai hautement : Jamais je ne vous ai connus. Éloignez-vous de moi, vous tous, artisans d'iniquité ! » 44
Malheur donc à cet orgueil spirituel qui s'établit sur les dons de Dieu. La jalousie divine s'exerce avec d'autant plus de sévérité que les biens qui lui sont soustraits par l'orgueil sont plus élevés, plus gratuits et plus purement l'œuvre de Dieu lui-même. La miséricorde se montre plus jalouse que la justice. Lésée par l'orgueil, elle se montre plus exigeante pour les faveurs surnaturelles dont il jouit que pour les dons naturels et les vertus qu'il s'attribue en propre.
Le pharisien, qui étale orgueilleusement ses œuvres, s'en va les mains vides. Le même pharisien, qui se glorifie du privilège qui l'a fait fils d'Abraham, est aveugle devant la lumière du Verbe ; le prophète qui a joui de son charisme va au feu éternel.
Seuls les saints, qui ont vu sous la lumière de Dieu la gravité d'un tel orgueil, peuvent nous expliquer les exigences de Dieu sur ce point et la sévérité de telles sentences. Écoutons sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, à la fin de sa vie, alors qu'elle était parvenue à l'union transformante :
« Ma Mère, disait-elle, si j'étais infidèle, si je commettais seulement la moindre infidélité, je sens que je le paierais par des troubles épouvantables, et je ne pourrais accepter la mort » 45.
À juste raison on s'étonnait de cet aveu dans la bouche de l'apôtre de la confiance et de la miséricorde, qui avait écrit que les fautes les plus graves ne sauraient arrêter le mouvement de sa confiance filiale à l'égard de Dieu :
« De quelle infidélité voulez-vous parler ? lui dit-on. D'une pensée d'orgueil entretenue volontairement, répondit-elle ; par exemple celle-ci : j'ai acquis telle vertu, je suis certaine de pouvoir la pratiquer ; car alors ce serait m'appuyer sur mes propres forces, et quand on en est là, on risque de tomber dans l'abîme. Si je disais : Ô mon Dieu, je vous aime trop, vous le savez, pour m'arrêter à une seule pensée contre la foi ; mes tentations deviendraient si violentes que j'y succomberais certainement » 46.
Dans la lumière des sommets, sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus se rendait compte qu'un péché d'orgueil spirituel pouvait ébranler le magnifique édifice de sa perfection et arrêter le torrent débordant de la miséricorde divine sur son âme parvenue à l'union transformante !
La réponse de saint Jean de la Croix au Christ qui lui demandait ce qu'il désirait comme récompense ne nous révèle-t-elle pas les craintes intérieures du Saint, de même nature que celles de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus : « Point autre chose, Seigneur, que souffrir et être méprisé ». Qu'est-ce à dire sinon que le Saint, parvenu lui aussi à l'union transformante et au plein épanouissement de sa grâce de docteur, craignait encore ces vapeurs d'orgueil que le démon pouvait faire monter de la prise de conscience de son état et de la fécondité de sa grâce, et qui eussent voilé l'intimité de son union et l'eussent arrêté dans sa marche vers les profondeurs de Dieu.
Subtilités ! dira-t-on. Oui, peut-être, pour nos âmes encore peu spirituelles, mais réalités perçues en un relief puissant et horrible par le regard purifié des saints. Aussi sainte Angèle de Foligno disait en son testament spirituel à ceux qui l'entouraient :
« Mes enfants soyez humbles ; mes enfants, soyez doux. Je ne parle pas de l'acte extérieur, je parle des profondeurs du cœur. Ne vous inquiétez ni des honneurs, ni des dignités. Ô mes enfants ; soyez petits pour que le Christ vous exalte dans sa perfection et dans la vôtre... Les dignités qui enflent l'âme sont vanités qu'il faut maudire. Fuyez-les, car elles sont dangereuses ; mais, écoutez, écoutez. Elles sont moins dangereuses que les vanités spirituelles. Montrer qu'on sait parler de Dieu, comprendre l'Écriture, accomplir des prodiges, faire parade de son cœur abîmé dans le divin, voilà la vanité des vanités, et les vanités temporelles sont après cette vanité suprême de petits défauts vite corrigés » 47.
Ils sont immenses et terribles en effet les ravages de l'orgueil spirituel dans le monde des âmes. Si, habituellement, seules les grâces extraordinaires lui permettent d'accumuler les ruines, elles sont nombreuses les âmes satisfaites d'elles-mêmes, se complaisant dans les grâces reçues et les résultats obtenus, qu'il arrête définitivement dans les voies spirituelles en détruisant les ardeurs de l'espérance et le dynamisme nécessaire aux ascensions.
C. — MOYENS POUR ACQUÉRIR L'HUMILITÉ
Les maux graves dont il est la source, les formes de plus en plus subtiles sous lesquelles il se dissimule doivent créer chez le spirituel la crainte salutaire et comme la hantise de l'orgueil, tandis que les richesses divines qu'attire l'humilité la lui rendent souverainement désirable. Comment acquérir cette vertu ? Nous ne pouvons que traiter brièvement ce problème pratique, maintes fois d'ailleurs abordé.
Dès les premières Demeures, sainte Thérèse a souligné que l'âme doit établir les fondements de l'humilité sur la connaissance de soi. L'examen de conscience doit fournir les données de cette connaissance de soi.
Toutefois la Sainte nous avertit dès le début que la connaissance de soi la plus profonde n'est point acquise par une introspection directe, mais par le regard sur les perfections de Dieu. Elle nous met en garde contre les fausses humilités entretenues par le démon, qui prolongent les repliements sur soi inutiles, produisent la contrainte dans l'action et engendrent finalement le découragement 48.
D'ailleurs l'examen de conscience ne saurait produire que l'humilité raisonnable. Or, c'est de l'humilité fervente dont l'âme a besoin dans les régions de la vie spirituelle où nous sommes parvenus.
1/ Cette humilité fervente est le fruit de la lumière de Dieu sur l'âme. Il serait donc vain de prétendre l'acquérir par ses propres efforts.
De plus l'orgueil est un ennemi subtil, qui semble se dérober à toute atteinte, fuyant toujours plus loin en des régions plus profondes de l'âme. Il se relève plus dangereux sous les coups qu'on lui porte, se glorifiant des triomphes de l'humilité qui croyait l'avoir abattu.
Cependant, bien que les actes d'humilité n'aient par eux-mêmes qu'une efficacité relative, ils sont un témoignage de notre bonne volonté que Dieu agrée et qu'Il récompense par des grâces efficaces.
« Dès que vous êtes tentée (d'orgueil), écrit sainte Thérèse, suppliez la supérieure de vous commander quelques offices bas, ou de vous-même faites-le de votre mieux, étudiez la manière de briser votre volonté dans les choses qui lui répugnent et que le Seigneur vous découvrira ; de la sorte la tentation durera peu » 49.
Il n'est pas rare en effet que la grâce coule abondante de gestes et d'attitudes d'humilité qui voulaient être sincères, et dans lesquels s'exprimaient surtout des désirs de vérité et de lumière.
2/ La prière est le moyen recommandé par Notre-Seigneur pour obtenir les faveurs divines :
« Quel remède avons-nous, mes sœurs, contre cette tentation ? Le meilleur semble être celui que notre Maître nous enseigne. Il nous dit de prier et de supplier le Père éternel de ne pas permettre que nous succombions à la tentation » 50.
Le pauvre, conscient de sa misère, tend la main. L'orgueilleux qui voit son orgueil doit se faire mendiant de la lumière de vérité qui crée l'humilité, et sa prière doit se faire d'autant plus instante que l'orgueil est plus grand et que l'humilité est le fondement et la condition de tout progrès spirituel. Fréquemment la sainte Église met sur les lèvres du religieux l'ardente supplication du Miserere, dans le péché demande de pardon et de lumière ; constamment l'orgueilleux, conscient de son péché que Dieu a maudit, doit se ranger à la dernière place parmi les pécheurs pour attirer sur lui un regard de la miséricorde divine. L'orgueil qui a pris l'habitude de supplier humblement fait jaillir de lui-même une source de lumière et de vie 51.
3/ Il est nécessaire de demander la lumière d'humilité. Il n'importe pas moins de la bien recevoir. Lorsque l'âme vit placée sous cette lumière à la fois purifiante et humiliante qui lui découvre le mal qui est en elle, que « son indignité lui apparaît évidente, comme, dans un appartement où le soleil donne en plein, il n'est aucune toile d'araignée qui puisse demeurer cachée ; (qu')elle découvre la profondeur de sa misère, (et qu')elle est tellement éloignée de la vaine gloire qu'il lui semble impossible d'en avoir » 52, elle doit remercier Dieu avec effusion de cette lumière et conserver précieusement la conviction savoureuse qu'elle lui apporte. C'est une réponse à la prière.
4/ Il est une autre réponse divine, moins savoureuse parfois, mais que la même reconnaissance doit accueillir : c'est l'humiliation elle-même.
Ces humiliations que nous apportent nos déficiences, nos tendances peut-être déjà rétractées, nos défaites, ou même les erreurs sinon la malveillance du prochain, sont de précieux témoignages de la sollicitude de Dieu qui use pour la formation des âmes de toutes les ressources de sa puissance et de sa sagesse. Comment les juger autrement lorsqu'on voit toute grâce profonde jaillir de l'humiliation comme de son terrain normal ? Les accepter est un devoir ; en remercier Dieu indique qu'on en a compris la valeur ; les demander avec saint Jean de la Croix c'est déjà être avancé dans les profondeurs de la sagesse divine.
« Rangeons-nous humblement, dit sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, parmi les imparfaits ; estimons-nous de petites âmes qu'il faut que le bon Dieu soutienne à tout instant... il suffit de s'humilier, de supporter avec douceur ses imperfections : voilà la vraie sainteté » 53.
« Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » proclame Jésus. L'humilité et la douceur sont ses vertus caractéristiques, le parfum personnel de son âme, celui qu'Il laisse sur son passage et qui indique les lieux où Il règne.
L'humilité du Christ Jésus — humilité fervente par excellence — procède de la lumière du Verbe qui habite corporellement en lui et l'écrase de sa transcendance. Car entre la nature divine et la nature humaine du Christ Jésus, unies par les liens de l'union hypostatique, subsiste la distance de l'Infini... Cet Infini écrase l'humanité et la plonge en des abîmes d'adoration et d'humilité où nul autre ne saurait le suivre, car nul autre n'a contemplé de si près et si profondément l'Infini.
Mais cet infini est amour qui se donne, onction qui se répand. Aussi l'écrasement qu'il produit est-il suave, paisible et béatifiant. Le Christ Jésus est aussi doux qu'Il est humble.
Humilité et douceur, force et suavité, parfum du Christ 54 et aussi parfum de l'humilité fervente. C'est déjà le signe authentique de contacts divins et un appel discret mais pressant à de nouvelles visites de la miséricorde de Dieu.

Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, ocd, in Je veux voir Dieu

1. Vie, ch. xv, p. I5r.
2. Cf. Perspectives, ch. ni, « Connaissance de soi n, p. e.
3. Chem. Per/., ch. xin, p. 642. ‑
4. III Dem., ch. ii, p. 858.
5. IV Den., ch. n, p. 877.
6. Matth. XVI, 13-20 ; Marc, VIII, 27-30.
7. Jean VII, 40-43.
8. Id., XVI, 29-30.
9. Id., III, 1-21 ; IV, 1-30.
10. Actes, IX, 2.
11. Act. IX, pp. 18-19.
12. Luc, X, 17-21.
13. Matth. XXIII, 13, 28 : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous fermez aux autres le royaume des cieux : vous n'y entrez pas vous-mêmes et vous empêchez les autres d'y entrer... Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui ressemblez à des sépulcres blanchis : au dehors ils ont belle apparence, mais au dedans ils sont remplis d'ossements de morts et d'impuretés de toute sorte ! Vous autres, pareillement, vous avez aux yeux des hommes un extérieur de justes, mais à l'intérieur vous êtes remplis d'hypocrisie et d'iniquité ».
14. Vie, ch, XXII, p. 227.
15. Traduct. Hello, ch. XIX.
16. Ruysbrock, trad. Hello, livr. III, l'Humilité.
17. Ibid., livr. V, Innocence et repentir.
18. Lettre à Marie, 17 sept. 1896, p. 341. Lettres de Ste Thérèse de l'E.-J. Lisieux, 1948.
19. Lettre à Céline, 12 mars 1889, p. 134.
20. À la même, 24 avril 1894 ; Lettres, p. 264.
21. Lettre à M. Agnès de Jésus, 28 mai 1897 ; Lettres, pp. 398-399.
22. Vie de Sr Marie de J.-C., par le R. P. Buzy.
23. Luc, II, 12.
24. Vie, ch. XV, p. 151.
25. VI Dem., ch. X, p. 1016.
26. Jean de Saint-Samson (1571-1636), frère convers au Carmel de Dol et de Rennes, musicien et aveugle, « le plus clair flambeau de la Réforme de Touraine » et « mystique du plus haut vol » dit Brémond.
27. Vie, ch. XV, pp. 154-155.
28. Ibid, ch. XIX, p. 182.
29. Ex 3, 14
30. Hist. d'une Âme, ch. XI.
31. Ibid., ch. VIII.
32. Noviss. Verba, 5 juillet.
33. Hist. d'une Âme, ch. IX.
34. Ibid., ch. IV.
35. Vie, ch. xx, pp. 208-209.
36. Sur le point d'honneur sainte Thérèse écrit : « Je vois des personnes qui, par la sainteté et la grandeur de leurs œuvres, font l'admiration du monde. D'où vient donc, ô mon Dieu, que ces âmes rampent encore sur la terre ? Comment ne sont-elles pas déjà parvenues au sommet de la perfection ? Quel est ce phénomène ? Qui donc retient ces âmes qui font pourtant de si grandes choses pour Dieu ? Hélas ! elles sont retenues par un point d'honneur, et — ce qui est pire encore — elles ne veulent pas en convenir, car le démon leur persuade quelquefois qu'elles sont obligées de le garder. Mais, qu'elles se fient à mes paroles, qu'elles ajoutent foi pour l'amour de Dieu à cette petite fourmi à qui le Seigneur commando de parler. Si elles ne font pas disparaître cette chenille, l'arbre pourra n'être pas endommagé tout entier ; quelques vertus lui resteront, mais toutes seront atteintes. Cet arbre sera sans beauté, il ne grandira pas et il empêchera de grandir ceux qui l'entourent, car les fruits des bons exemples qu'il donne ne sont pas sains et durent peu.
Je l'ai dit bien des fois, si petit que soit le point d'honneur, il est comme une erreur de ton ou de mesure dans le chant ; il n'y a plus d'harmonie. Il est nuisible en tout temps ; mais pour l'âme qui marche dans la voie de l'oraison, c'est une Peste ». (Vie, XXXI, p. 341).
37. Chem.. Perf., ch. XIII, p. 642.
38. Vie, Ch. XXI, p. 217.
39. Jean, XV.
40. Philipp. II, 23.
41. Vie, ch. XXI, p. 211.
42. Luc, XVIII, 9-14.
43. Dans une lettre adressée à sainte Thérèse qui lui avait demandé si on avait bien fait d'enlever la charge de maître des novices au P. Gabriel Espinel, qui faisait pratiquer à ses novices des mortifications publiques un peu étranges, et comment convaincre le Père de son erreur, le P. Banfiez, après avoir approuvé et justifié la décision, ajoutait finement : « Quant à convaincre le Père, vous y parviendriez peut-être s'il n'était point spirituel ».
44. Matth. VII, 22-23.
45. À Mère Agnès, 7 août 1897, Noviss. Verba.
46. Noviss. Verba, pp. 126-127.
47. Sainte Angèle de F., trad. Hello, pp. 341-342.
48. Cf. Perspectives, ch. III, Connaissance de soi ; moyens de l'acquérir, p. 47.
49. Chem. Perf., ch. XIII, pp. 641-642.
50. Ibid., ch. XI., p. 783.
51. Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus a composé une « Prière pour obtenir l'humilité » (Hist. d'une Âme, p. 355).
52. Vie, ch. XIX, p. 182.
53. À Céline, 7 juin i897.
54. Avec beaucoup de pénétration, l'abbé Huvelin, directeur du P. de Foucauld, disait que le christianisme réside tout entier dans l'humilité aimante.