vendredi 27 septembre 2013

En réveillant... Maurice Clavel, Mais s'Il revient Lui-même ?

Je reçois la visite d'un prêtre, d'un ami, cher entre tous, qui suit mon ouvrage, qui s'en inquiète, qui ne veut certes pas me décourager de poursuivre — comme tant d'autres, par qui j'ai été abandonné — mais... mais... il n'aimerait pas que je me fasse « récupérer » par la Droite, et ne comprend guère que j'en doute et que je m'en foute... Il s'est converti sous le Pape Jean XXIII, grâce à lui, et il m'aime...
Cette fois il m'apporte des textes importants, des articles de deux vénérables Pères Conciliaires, parus à l'occasion du dixième anniversaire de la fin du Concile, pour me montrer que c'est « une base solide ».
Je lis avec respect. Voici quelques extraits. L'un dit :
« Le monde moderne a développé un certain nombre de valeurs d'estime de l'homme, de la culture, de l'histoire, de la science, de l'égalité sociale, de la justice. Tout cela, sauf de belles exceptions, avait été jusqu'ici ou admis à contrecœur ou trop petitement... Cet après-Concile, pour moi, c'est surtout l'ouverture de l'Église au monde moderne, c'est-à-dire aux lumières ».
C'est moi qui souligne et soulignerai les perles... L'autre Père nous dit :
« Avènement définitif de la sécularisation : c'est la préoccupation politique, sociale et culturelle qui occupe le devant de la scène, pas la préoccupation religieuse. Le destin humain ne se joue plus dans l'enclos religieux ».
Notons que le « destin humain » se joue pour lui « sur le devant de la scène »... Penseurs, fatiguez-vous donc à creuser !
Et encore :
« Le problème c'est l'homme... Les chrétiens sont sommés de remettre sur le métier leur humanité. Et l'identité chrétienne ne va plus de soi... Ce mouvement de questionnement radical... exige de l'Église des preuves en humanité... »
Là tout serait à souligner. Cela illustre et dépasse mon « amen aux examens » ! Enfin, l'apogée :
« Que nous le voulions ou non, la crédibilité chrétienne passe aujourd'hui par la crédibilité humaine... C'est l'homme qui fait le chrétien. Ce sont des hommes et des femmes reconnus comme tels qui font l'Église. Et l'Église devra toujours veiller à la qualité humaine de son enracinement et de sa parole... Ce qui est une manière de rejoindre l'incarnation, affirmation centrale du christianisme, s'il en est ».
Le prêtre guettait mon impression.
Il me fallut la lui confier. Je pris un biais :
— Heureusement, lui dis-je, que l'Église n'est ni une faculté de philosophie ni une armée en guerre ! ...
— Pourquoi ? dit-il.
— Philo : zéro. Armée : douze balles dans la peau.
Nous parlions familièrement, on le voit. Je repris, après un silence :
— Je crois bien que je n'ai jamais vu un tel concentré de nullité intellectuelle et de défaitisme spirituel... Oui, c'est cela, rien de plus lâche, aux deux sens du mot. Lâche, comme les mailles d'un tricot épuisé. Lâche, comme tous ceux que le Salut Public colle au poteau.
Et je lui demandai, sur un ton de reproche tendre :
— Est-ce pour me réconforter que vous m'apportez le désastre ?... Entre nous, pourquoi m'avez-vous amené ces textes ?
Il répondit :
— Afin de vous dissuader, dans vos critiques féroces, souvent si justes, de remonter au Concile.
— Mais je n'y songeais pas ! lui dis-je.
— Ah bien, dit-il, dans un grand apaisement...
Et moi :
— Mais maintenant, comment faire autrement ?
M. Maurice Clavel crevait depuis longtemps de rage impuissante et ricanante dans le désert stérile et solitaire de son soi-disant univers spirituel. Depuis quelques années ses yeux au ciel et ses mains jointes couronnaient le narcissique portrait qu'il ne cessait de nous infliger de lui-même, notamment, à longueur de colonnes, chaque semaine, dans un grand hebdomadaire de gauche où il s'est inexplicablement glissé et maintenu, pour bafouer, persifler, démobiliser les forces progressistes de la libération humaine. Mais voici que dans son dernier ouvrage, sans doute impatient de connaître enfin le succès, et cédant à ses compulsions obsessionnelles, il se démasque. Son amour de Dieu n'était que haine. Dieu lui est un moyen de haïr son prochain. Son culte passéiste et son adoration suspecte, qui ne manqueront pas de faire jubiler les intégristes et les chaisières, somment Dieu, et le louent, de revenir piétiner avec ivresse, — avec la même soûlerie de sang qui le grise dans les horribles holocaustes de la Bible — les débris fumants de l'Homme et de toutes les merveilles qu'il a pu faire par lui-même... Mais à quoi bon poursuivre ces réflexions qui probablement l'en chantent ? La charité — mais soupçonne-t-il ce que c'est ? — doit nous inspirer désormais un grand silence. Dans son irrépressible orgueil et son mépris forcené de ses frères, dans sa haine absolue et totale de l'homme, M. Maurice Clavel s'est mis lui-même au ban de l'Humanité.
On reconnaît là quelques articles qui m'attendent. Pourquoi, au fond, ne pas les rédiger moi-même ?... Toutefois il se peut que malgré ce genre d'écrits, j'atteigne quelques lecteurs. Et dans ma lutte inégale et désespérée contre les démons du facile, dans mon combat pied à pied de rigueur et de vigueur, je dois considérer constamment où ils en sont. Or, si même j'ai pu les entraîner jusqu'ici, je crains qu'ils ne ressentent pas avec la même abomination et désolation que moi les énormités de nos grands Révérends Pères Conciliaires sur la « crédibilité humaine » servant de fondement ou de modèle à la « crédibilité chrétienne », et cet examen de passage — devant qui ? — où nous serions sommés de fournir nos « preuves en humanité ». J'ai peur que le charabia ne leur cache la chienlit. J'ai peur qu'ils n'y voient pas l'abandon de tout ce que c'est. J'ai peur qu'ils ne se laissent encore impressionner par l'évidente et équivoque beauté du mot « homme ». J'ai peur qu'ils ne se disent que je suis contre l'homme par inhumanité, surtout s'ils n'ont pas lu les ouvrages où je montre que, depuis deux siècles en puissance et dans ce dernier en fait, l'inhumain c'est l'homme. Je voudrais les éclairer, les convaincre. Et je voudrais convaincre, peut-être plus encore, ces frères que j'estime séduits ou égarés, que j'espère ne jamais appeler mes adversaires, afin que tout soit clair entre nous lorsque enfin je les supplierai.
Entendons-nous. Si l'humanisme est la doctrine de la valeur absolue de l'homme, je suis humaniste, avec Kant, avec tous les athées idéalistes, contre Nietzsche, contre Foucault. Si l'humanisme est la doctrine de l'existence absolue de l'homme, de l'homme seul, à l'exclusion de Dieu, je suis antihumaniste. Je n'admets pas l'existence de cet homme qui exclut Dieu — et qui d'ailleurs, dans la grande pensée occidentale, vient en quelque sorte d'avouer son inexistence... Mais comme justement on m'a beaucoup reproché d'admettre, à l'inverse, l'existence d'un Dieu qui exclut l'Homme, ou encore de donner à choisir entre Dieu et l'Homme présentés dans une exclusion réciproque, un « ou bien... ou bien », je dois répondre à cette présentation courte et calomnieuse de ma thèse.
Et je réponds : non, le dilemme, l'exclusion réciproque n'est pas entre Dieu et l'Homme, mais entre Dieu et l'homme. Qu'on veuille bien accepter cette précision typographique, qui distingue deux réalités différentes, presque contraires. J'appelle homme l'individu de l'espèce humaine. J'appelle Homme celui qui, par-delà le péché, est recréé comme tel par l'agonie, la mort et la résurrection irradiante du Christ, Homme Absolu : le voici alors, l'Homme, individu enfin parfaitement singulier et universel, naissant et existant par le drame absolu et historique de cette Révélation Christique. Il naît et il existe avant d'être pensé — il ne le fut guère chez nous qu'il y a deux siècles — ou encore il vient remplir tout à coup d'existence une pensée vide ou incomplète — tel le genus humanum de l'Antiquité, étrangement contemporain du Christ, mais qui n'excluait rien de moins que les esclaves, les femmes et les barbares... Saint Paul proclamant « Il n'y a plus ni Grecs, ni juifs, etc. » n'est pas l'auteur d'une théorie, mais le héraut d'un fait absolument nouveau, réel et qu'il s'agit cependant de réaliser : l'Homme existe. C'est comme dans l'instant décisif d'une guerre : tout reste à gagner, mais c'est gagné ; c'est gagné mais tout reste à gagner. Tel est le Christianisme, ou l'Histoire Chrétienne, histoire absolue de l'Homme, toujours à finir de se gagner, tellement libre qu'il peut toujours se reperdre. Et c'est ce dernier malheur qui arrive depuis deux siècles.
J'appelle homme, en effet, le sujet humain d'Occident qui, collectivement, profondément, par le choix fondamental de notre dernière culture, a cru devoir et pouvoir tuer Dieu en lui, se couper de sa racine divine d'existence et, sinon se créer, du moins se produire en s'incorporant le monde et s'attribuer la source de toute vérité. Prométhéen ? L'expression est inexacte et, pour nous chrétiens, renferme un piège. Car la révolte légitime de Prométhée visait à détruire ou détrôner un Dieu entièrement extérieur à l'homme et l'asservissant du dehors : tel est peut-être en Occident le Dieu de Voltaire, architecte et gendarme. Tel n'est pas notre Dieu, plus intime que mon intime, avec lequel je ne suis ni un ni deux : au reste, si la transcendance divine était une extériorité absolue à l'homme, elle n'aurait jamais été révélée ni soupçonnée. Et j'ai montré que cette Révélation nous rend à nous-mêmes et nous libère, échappant ainsi au cri sublime et un peu simpliste de Sartre : « Toute philosophie qui ne part pas de l'Homme et de sa liberté absolue le dégrade et se déshonore ». Car au contraire l'homme qu'envahit Dieu par le Christ est recréé libre. Si vous ne voyez pas comment une révélation nous libère, pensez à celle de l'amour charnel et vous comprendrez : nous sommes révélés à nous-mêmes, transformés en nous-mêmes. Mais en revanche l'homme qui s'est arraché à Dieu par sa prétendue suffisance métaphysique est vide, et il se prend passivement à son vide — comme dans le vertige, si bien décrit par le même Sartre — d'abord sans le savoir ; mais son premier soupçon s'appelle désespoir...
Nous sommes au dernier instant de notre dernière culture — mort de Dieu, avènement absolu de l'Homme, espèce de Péché Originel réitéré au carré... Nous en sommes à l'écœurement de tout désir et l'exténuation de toute idée, crispés sans tragédie, défaits sans adversaires, esclaves même sans maîtres, accusant tout sauf nous-mêmes. C'est bien l'homme qui meurt, celui qui a tué Dieu en lui — ou plutôt a cru le tuer et l'a refoulé... Il meurt, comme nous l'avait annoncé Nietzsche, comme nous le confirment nos anthropologies qui partout ont dissous ou débusqué le sujet, ne nous laissant plus même la ressource de dire je avec un semblant de fondement. Il meurt de l'autarcie dont il est né, qui s'avère un autisme. Il en arrive au point où il n'a plus assez de pensée pour être ni d'être pour se penser : épuisement philosophique, quelles que soient les doctrines ou leur macédoine ; aliénation sociale, quels que soient les systèmes ou les régimes... C'est donc l'Homme qui est à ressusciter ou à relibérer de l'homme.
Et c'est ce qui arrive, frères ! C'est le retour de Dieu, toujours à notre recherche, tant il nous aime et a besoin d'être aimé de nous nommément ! C'est trop beau et c'est vrai ! Il nous presse tandis que nos résistances faiblissent, faute que notre suffisance ait pu fonder un ordre qui nous suffise... Dois-je répéter à mes calomniateurs dominicains ou jésuites que c'est Son Amour qui nous presse et non sa vengeance ? Que ce retour est à l'opposé d'une revanche ? Que Dieu ne revient pas piétiner avec rage le cadavre et brandir en triomphe le scalp de l'homme, pas même de l'homme ? Bien plutôt il revient nous recréer une fois de plus en Hommes — si nous le voulons bien, car nous sommes absolument libres, libres d'être ou non libérés... Oui, c'est ce qui se passe ! Oh ! ne soyons pas mièvres, amis ! C'est la blessure ressuscitante ! C'est la brèche radieuse où il faudrait s'élancer, foncer, sans nulle autre pensée que d'une action de grâces pour cette histoire d'Amour après deux mille ans recommencée, d'Amour inlassable... Oui, c'est ce qui se passe ou qui se passerait — il faut que je le répète sans l'Église, sans l'abandon de l'Église à l'homme passé, défunt, dépassé ! C'est la Colonne de Secours que j'annonçais, qui arrive, et qui risque d'arriver une minute après la capitulation massive ! Seule tragédie de ce temps ! Et je ne sais pas si tout est perdu ou gagné ! Et je n'y peux rien, si on ne m'entend ! Oui, je l'avoue, j'enrage et palpite et défaille, comme un enfant, devant un suspens final de film de Télé — course de vitesse en montage parallèle entre bons et méchants, indécise jusqu'à la dernière seconde — trépigne, gesticule, se contracte, s'arrête de respirer...
Sauf que c'est vrai et qu'il y va du Salut du Monde...
Alors vous comprendrez que je vous supplie à genoux, frères égarés ! Je vous implore, masses, foules, âmes et personnes chrétiennes, peuple qui ne sait pas qu'il est livré, négocié ! Et même vous, mes Pères, une dernière fois je vous conjure ! Pour la pensée, d'abord : après avoir été en retard de tout dans cette culture, serez-vous en retard de toute une culture ! Serons-nous les derniers imbéciles heureux ?...
Non. Puisque je me suis fait comprendre, je l'espère, je vais vous comprendre à fond. Je ne soupçonne pas votre foi. Vous croyez. Vous avez cru en Dieu sous le règne de l'homme. Il vous a fallu, vous avez eu de la force : certes, pas tout à fait celle de dire non à ce règne — et qui d'ailleurs l'a fait, hors des douairières et des grands poètes ? — mais celle de garder Dieu, d'essayer de nous le transmettre... Alors tout ce temps-là vous L'avez non seulement humanisé ce qui va de soi, puisqu'il s'est fait une fois homme — mais humanistisé. Vous l'avez rhabillé ou rafistolé en homme, pour le faire survivre, timide et toléré, pour le faire passer, un peu inaperçu et distraitement admis, au long de notre dernière culture, vous disant qu'après tout il n'en était pas à une incarnation près et finissant peut-être par vous y prendre : pieuse ruse, mais d'une piété véritable, ce Christ de contrebande. Les agnostiques s'en amusaient. Les marxistes vous guettaient. Les athées avertis s'en agaçaient, non sans noblesse.
Mais ils étaient peu. Et vous avez réussi au-delà de toute espérance, ces derniers temps, grâce à l'épuisement de la dignité humaniste. Je m'explique. Le Christ, dans votre propagande, n'étant plus guère Dieu — et bientôt plus du tout — mais un ami, un proche, un copain, un pote, il y avait un danger. Vous pouviez alors craindre que des rationalistes, ou même des personnes vulgairement sensées, ne se disent :
Mais qu'est-ce qu'ils ont après ce gars de Nazareth, mort voilà deux mille ans et plus même ressuscité — comme eux-mêmes le reconnaissent ? Il ne leur manquait plus que de devenir fétichistes ! Ils renoncent à la divinité de leur Dieu pour nous rendre un magicien ! Certes, le Père B... de Témoignage chrétien, nous assure qu' « étant allé au bout de lui-même comme homme, il est devenu dieu pour nous et avec nous ». Mais entre nous, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Il y a des tas d'hommes qui sont allés jusqu'au bout d'eux-mêmes ! L'humanité, par bonheur et pour son honneur, en est pleine ! Les héros, les martyrs, les sages ! On a souffert à Buchenwald et au Goulag plus que sur la Croix ! Alors pourquoi Jésus seul Dieu pour ces gens-là ? Pourquoi pas tous les autres, héros, sages, martyrs, en vagues de promotion successives ? Qu'est-ce qu'ils ont à se faire les fans de cette idole qui ne peut même plus signer d'autographes ? Si encore les Évangiles en étaient ! Mais ce sont eux, les chrétiens, qui disent que non, eux les premiers ! Ils disent qu'après la mort du Nazaréen ses amis ont eu des apparitions étranges et qu'ils ont reconstitué sa vie d'après ces images ! Ils nous invitent à suivre une bande d'hallucinés, pas même vedettes, dans leurs flashback sentimentaux et romanesques ! Croient-ils que ça va marcher ?
Et pourtant oui, ça marche !... Car je viens de prêter ces paroles sensées aux derniers représentants d'un monde rationaliste — au fond presque sportivement atterrés que le vieux monothéisme, leur adversaire, renonce à la divinité de Dieu pour le prestige d'un médium, que dis-je, d'un mélange de médium et d'ectoplasme... Mais voilà : notre époque est devenue magique, les gens ne sachant plus à quel saint se vouer et se fixant sur n'importe quel mystagogue, de sorte que le Christ est inopinément soulevé par la vague des voyants et des astrologues ! Oui, le dernier sursis et le dernier public que vous lui avez gagné, le voilà !
Mais s'Il revient Lui-même ?... Pères, que ferez-vous ? Radieux, mettrez-vous fin à vos pieuses ruses et ses peu dignes métamorphoses — car il faut bien admettre une dernière fois que le Christ magicien et le Christ cégétiste sont, au même étage psychique, des gris-gris fixateurs du plus vil de l'esprit et du plus commode du cœur... Je reprends : S'Il revient en Personne, L'admettrez-vous ? Chasserez-vous enfin le mystagogo-démagogue ? Ou bien vous seriez-vous déjà trop habitués aux facilités de ce monde ? Vous démasquerez-vous un bon coup, un grand coup, ou pas plus que ne peut le faire ce pauvre Lorenzaccio, le masque ayant collé à la peau ? Répondez ! Répondez ! Car Il revient, vous dis-je ! Vous n'y croyez pas ? Allez voir ces milliers de jeunes gens et de jeunes filles qu'Il saisit ! Ce sont souvent les plus jeunes de vos écoles qui en ont assez de vos grilles structurales, Christ les ayant libérés ! Allez voir les hôtelleries de couvents contemplatifs remplies d'étudiants ! Allez voir d'autres en leur vie communautaire — oui, communiste réelle ! — en leurs assemblées de prière ! Vous n'y croyez pas ! Vous les traitez d'illuminés ou d'illuministes ?... Est-ce que vous auriez désormais intérêt à ne pas croire à cela ? Seriez-vous déconfits comme les hommes du compromis à l'heure où les intransigeants violent la victoire — oui, déconfits au point d'en venir à nier, par dépit, cette sainte cause pour laquelle ils avaient cru devoir transiger ? Serait-ce que vous ne pardonnez pas aux vainqueurs d'avoir, vous, fléchi ? Telle fut la fin de Vichy !...
Mais soit. Vous n'y croyez pas. Alors je modifie ma question, ma sommation : S'Il revenait — au conditionnel, vous voyez — seriez-vous prêts à lui restituer sa Transcendance et sa Gloire, éternellement vivantes, toujours présentes ? En finiriez-vous avec ces vêtements de survie, ce passeport maquillé de petit homme ? Oui ou non ?... Sinon, si vous dites que la question est fausse et la chose impossible et indésirable, Dieu et Christ étant abolis par théologie dialectique en homme ou prolétariat, en ce cas il vous faut anathémiser les autres, ceux qui croient Le vivre en Personne — dont moi : je deviens l'hérétique de votre dogme ! Ne croyant pas à mon Dieu, croyant que mon Dieu n'est pas, il faut m'excommunier, me brûler, au moins en effigie. Un célèbre dominicain le fait déjà, ravi de se ressourcer ainsi à son Ordre...
Mais attention ! Réveillons-nous ! Pinçons-nous ! Cela devient fou ! Nier, excommunier un Dieu que je sens vivant et présent au nom d'un Dieu que vous dites dialectiquement aboli, quel est cet inimaginable délire ? Alors je n'ai même plus droit à mon expérience ? Vous frappez en théologiens de l'a priori ! Mais je crie, je crie, la partie n'est pas égale ! Je dépeins votre foi sans la nier jamais, sauf quand vous la niez vous-mêmes, et vous niez la mienne quand je l'affirme ! Indivisible Inquisition dominicano-marxiste empruntant au capitalisme ses monopoles et la destruction des surplus ! Car vous n'en faites rien, du Dieu vivant absolu, et en refusez tout aux autres, même l'ombre !
Alors, mes Pères, j'implore votre pitié à genoux ! Laissez-Le nous ! Laissez-Le nous ! Vous n'en faites rien et Il nous sauve ! Vous Le tuez, nous en vivons ! Pitié, pitié ! Laissez-Le nous, nous n'avons que Lui ! Vous, riches du monde, ne soyez pas mauvais riches ! Ne brûlez pas vos résidus et détritus pour n'en rien donner aux pauvres ! Est-ce chrétien ? Est-ce humain ? De grâce, laissez-nous vos miettes, vos poubelles ! Ne nous immolez pas à votre dernier avatar yahvique comme du bétail édomite ou philistin... Vous ne répondez pas ?... Vous ne me dites rien ? Vous avez le sourire implacable et froid de mes deux interlocuteurs d'octobre ?...
J'ai compris... Vous ne pouvez pas me tolérer !... Je vous gêne !... Je suis de trop, pas vrai, crapules staliniennes !...
Oui, vous avez bien lu ! Crapules staliniennes ! Car je vais vous le dire, enfin, moi, pourquoi vous L'abolissez et L'accaparez à la fois ! C'est que vous avez besoin de son image de marque, et en exclusivité, pour être reconnus chefs des cohortes supplétives du marxisme ! Oui, en exclusivité ! Car s' Il n'est pas tout à vous — en dehors de quelques croûtons intégristes sans importance — vous ne les intéressez pas, les marxistes, ou bien moins ! Vous baissez en importance et en grade ! Qu'apportez-vous ? Combien de divisions, le Pape ?... Parbleu, comme c'était clair ! Chez Marx, les places sont prises depuis cent ans ! Si vous n'êtes pas chefs d'une force d'appoint — et solide ! — vous n'êtes chefs de rien du tout ! Finies les estrades ! En cellules ! En cellules de quartier ! À la base, camarades ! Alors qu'il y a tellement plus belle combine ! Vous faire maintenir périphériques et honorés pour rallier peu à peu tous vos anciens frères ! Comme ces animaux domestiques d'appât avec lesquels on capture les hôtes libres des bois !... Et vous me haïssez parce que, n'étant pas encore une vieille et inoffensive grenouille de bénitier, je vous en empêche ! Ou du moins je risque de faire rater l'affaire !...
Mais non, je n'y crois pas !... C'est trop hideux !... Ou bien c'est vrai, mais vous l'ignorez vous-mêmes !... Vous ne le saviez pas, dans votre allée au monde, que vous deviez finir à la section opium du N.K.V.D. ! Vous ne le saviez pas, mais maintenant, n'est-ce pas, vous le savez ? J'aurai servi à cela ? Il me le faut, car je ne fais plus de livres pour autre chose et celui-ci me tue, je peux vous le confier !... Vous ne le saviez pas, mais dites, vous le savez, que divisés naguère en vous-même entre Christ et Monde, vous êtes allés au Monde pour le naturer de Christ et insensiblement avez dénaturé Christ pour rester au Monde, pour y être non plus divisés mais concentrés !... Allez, je peux terminer par ce jeu de mots sinistre, puisque vous allez vous reprendre !... Vous allez en finir avec ce piège planétaire, un des pires de l'Histoire, avec cette équivoque doucereuse au départ et bientôt épouvantable, avec cette imposture au regard de laquelle les plus lugubres Jésuites du répertoire ne sont que de petits anges !... Et nous nous retrouverons en priant et pleurant de joie tous ensemble, jusqu'à ce que l'Esprit nous renvoie dans le monde, pour le révolutionner à Son compte, et à nos frais...
Sinon, si vous restez endurcis, intraitables, il me reste à réitérer ma prière, mais cette fois tout humaine, toute laïque, en faisant juges et arbitres tous les libres penseurs qui restent au monde, au nom de l'élémentaire honnêteté intellectuelle !... Soyez de bons marxistes et laissez-nous Jésus-Christ ! Laissez-le où il est, où il fut ! Abjurez-le, il ne vous va pas, il ne vous va plus ! Ne trichez pas, ne le truquez pas ! Connaissez-vous notre camarade en révolution M. Van Eighem, le grand situationniste, l'auteur de l'admirable Traité du savoir-vivre à l'usage des générations futures ? Il appelle Jésus « le crapaud de Nazareth » ! En quoi je souffre et l'admire : il va jusqu'au bout de sa libération à lui ! Il est droit, il est intègre ! Imitez Van Eighem ou taisez-vous sur le Christ, mes Pères ! Tirez un trait final ! Faites une Croix dessus !...
Non ?... Alors prêtez-moi vos affreuses catégories pour mieux vous convaincre !... Cessez de racoler au nom de ce faux frère qui refusait de libérer son peuple de l'occupant, clamait que ses collecteurs d'impôts nous précédaient dans les cieux et en prenait un pour apôtre et évangéliste, se laissait arroser la tête et même les pieds de parfums hors de prix en pleine misère palestinienne, travaillait en dehors des heures syndicales, arbitrait en faveur de la fainéante mystique contre sa sœur la ménagère qu'elle exploitait, acceptait toutes les invitations à bouffer de tous les capitalistes et collabos — quand il ne s'invitait pas le premier, comme à Jéricho ! — et par-dessus le tout se disait Dieu Lui-même alors qu'il ne l'était pas, ce qui en fait le pire imposteur de toute l'histoire humaine et frappe évidemment de nullité toutes ses paroles et doit le faire haïr d'autant plus que certaines sont objectivement positives et bonnes !
Quittez-le une bonne fois, ce crapaud-là, sans plus trier dans sa bave les filets apparemment progressistes ! Ne volez pas ce voleur ! N'usurpez pas cet usurpateur !... Ou alors, si vous n'y parvenez pas, mes Pères, si c'est au fond de vous, plus fort que vous, ce lien-là, creusez, fouillez, sondez, pénétrez ce Mystère par quoi vous ne pouvez rompre ! Vous y retrouverez tout ce que vous avez trahi... Et quant à ce pouvoir spirituel qui ne vous a pas quittés, lui, j'ai hâte qu'il absolve mes torts et mes outrances au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit...
* * *
Et permettez que je m'y prépare.
Une sorte de calme examen de conscience.
Qui êtes-vous, vous que je n'ai pas nommés ? Pourquoi ai-je accusé au long de tant de pages des êtres aussi vagues ? Voilà un petit livre écrit au vocatif et, si près de la fin, on ne sait pas encore à qui je m'adresse !...
Serait-ce que je ne veux pas me l'avouer ?
Est-ce que je parle à quelques Révérends en délire, que je connais ?... À la poignée de chrétiens-marxistes obsédés et confusionnels que je vois naître et grandir ?... Ou à toute l'Église telle qu'elle est sortie du Concile ?... Ou telle qu'elle y est entrée ?...
Mais si c'était pareil ?... Si tout était un seul mouvement ?... On a vu quel hasard — celui d'une visite — m'a fait insérer tout à l'heure dans mon texte ces quelques phrases de vénérables Pères Conciliaires, très modérés, juste après les divagations dialectiques des théologiens de pointe où Dieu s'abolit à jamais dans l'Homme et la foi dans le militantisme marxiste. Je relis tout le passage. Il me suffit d'en inverser l'ordre dans ma pensée pour que la vérité m'éblouisse. C'est en effet un passage, un développement naturel, sans déviation, sans excès, l'équivalent dynamique d'un syllogisme. Ceci était déjà dans cela. En effet, si l'on accorde à Sartre que « le marxisme est l'horizon indépassable de notre culture » , nul ne s'étonnera que des éléments avancés d'une Église ayant épousé notre culture aient déjà atteint son indépassable horizon et y attendent le gros, qui doit suivre... Ils ont tiré les conséquences...
Ils ont raison. L'Église actuelle, à les blâmer, serait déshonnête. Car je n'ai pas seulement accordé à Sartre, j'ai vérifié que le marxisme était cet indépassable horizon de notre culture. Et j'ai montré qu'il n'y avait plus aucun espoir, pour Dieu et pour l'Homme, que sa rupture et sa destruction, choses que j'ai déjà entrevues en Mai, que j'annonce encore. Rupture sous la poussée de l'Esprit. Or, l'Église ayant cru gagner par son Concile une culture indifférente et s'étant trouvée prise dans une culture ennemie, il apparaît que l'Église serait dans un camp et l'Esprit dans l'autre. Et qu'il faudrait délivrer l'Église...
Avant d'en venir là, précisons, récapitulons. Tout remonterait donc à quinze ans. Le Concile serait l'Exode : non Moïse, mais Juin 40 : la débâcle. Or, je n'ai pas suivi le Concile. La maladie presque mortelle dont je fus à la fois affligé et sauvé par le Seigneur coïncida exactement par les dates avec ces travaux ecclésiaux : ces cinq mêmes années... De loin, quand je n'étais pas trop hébété, lorsque j'avais la force d'ouvrir un périodique et de lire un article, j'avoue que ce Concile m'est apparu comme l'assemblée générale d'une firme réunie de toute urgence, devant la baisse brusque et catastrophique des ventes, en vue d'une vaste campagne promotionnelle. Mais je ne saurais faire état de cette impression distraite et plutôt hostile — encore que l'on ait parlé un peu partout, sur le moment même, je m'en ressouviens à présent, jusque dans le sein de l'Église, de son adaptation nécessaire à la société néocapitaliste et à ses mutations... Je suis bien plus saisi, en revanche, par le bref récit qu'un ami m'apporte à l'instant : un jour, vers l'époque de la convocation du Concile, un jeune agrégé de philosophie, athée, communiste, complètement étranger à ces affaires, nota, après la simple lecture d'un journal, d'une voix neutre, indifférente, en présence de cet ami, mais comme ruminant en lui-même une évidence
— Tiens, le Schisme...
et n'y pensa plus... C'était Foucault. Il ne faut pas négliger les intuitions, même passagères, de tels esprits, ni le privilège que confère une vue du dehors. Je ne m'en suis évidemment pas contenté. J'ai lu les travaux du Concile. Ma surprise est d'y voir que l'aggiornamento, l'allée au monde qui s'y étale tout au long, est coupée, beaucoup plus souvent que je n'aurais cru, d'abrupts et vigoureux rappels de notre dogme, sans concession aucune, et même de mises en garde explicites contre ce même monde où l'on va. Comment expliquer ce contraste ? Le glisse ment aurait-il eu lieu ensuite ? Les rappels dogmatiques sont-ils des tentatives de coups d'arrêt à un sourd et secret glissement déjà là ?...
Je ne saurais présenter ici tous les textes, mais j'en puis donner un équivalent, une sorte d'élixir en complétant deux petites phrases déjà citées de nos vénérables Pères Conciliaires. À peine le premier a-t-il proclamé : « Le problème, c'est l'homme », qu'il ajoute aussitôt, comme précipitamment : « Non pas un homme tenté de prendre la place de Dieu » ! Oui, mais voilà : cet homme se contiendra-t-il gracieusement pour déférer au distinguo du Révérend Père ? Et ce dernier n'aurait-il pas rajouté ce distinguo pour la forme et pour le repos de sa conscience, parce qu'au fond il savait la tentation humaniste de diviniser l'homme, et qu'elle est invincible ?... À peine le second Révérend a-t-il parlé de « l'ouverture de l'Église aux lumières », qu'il précise en toute hâte : « ce qui ne veut pas dire au rationalisme » ! Oh ! que non, oh ! que non, papa ! Même jeu, on voit. Et cela me rappelle une charmante histoire de famille : un jour, au plus fort de l'été, à midi — 35° à l'ombre — ma tante me demande d'aller au pas de course, par un chemin creux dans les vignes, poster une lettre urgente à deux kilomètres de là. « Va, dit-elle, va vite ! » Et comme je m'élance : «  Surtout, ne transpire pas ! »
Et la même, irrépressible gourmande condamnée à un dur régime, devant un beau dessert de première communion : « Ah, ces choux à la crème ! ... S'il n'y avait pas de crème !... » La bonne répondait : « Oui, mais il y a de la crème ! » Mais je ne saurais attribuer à tout un Concile les mêmes inconséquences qu'à ma tante... N'était-il pas « majeur, adulte et responsable », comme la foi peu inspirée qu'il recommande ?... Il savait où il allait... Alors pourquoi ce rappel abrupt des dogmes ?... Ou bien il le savait et ne voulait pas le savoir ! ... Oui, c'est le plus probable. Et dès lors ces deux types de discours contradictoires ne seraient pas du même niveau de conscience et ne joueraient pas le même rôle : les coups de boutoir du dogme seraient le complément et la contenance que se donne le profond et irrésistible esprit d'abandon ! Exemple : que fait une femme vertueuse à qui vous proposez l'adultère ? Elle vous glisse et vous file entre les doigts avec un sourire. Que fait la femme qui est venue pour vous céder ? Elle vous dit sa vertu et ses refus avec véhémence. Et j'ajoute qu'il faut les lui laisser dire, tous ses refus. Il faut qu'en les disant elle s'en débarrasse. Il ne faut pas que sa vertu cède. Il faut qu'elle cède avec vertu...
On m'en cite même une qui céda par vertu, pour se ressourcer au mariage, dit-elle. Je crains à ce jargon qu'elle ne fût chrétienne. Une autre criait ses refus et sa vertu jusque dans l'étreinte et le spasme. Le mâle fut pris d'un fou rire méprisant et elle se suicida de honte. Je le rapporte parce que ce dénouement n'est pas à exclure, pour mon Église...
Mais j'ai déjà dit comme on capitule par courage !... Je ne visais donc pas l'Église Conciliaire dans ce livre : elle y était visée avant que je ne le sache moi-même. C'est ainsi. Et je dois continuer d'autant plus froidement que je suis troublé. À qui se serait rendue l'Église ? Entre les mains de qui aurait-elle capitulé ? Là aussi, mes formules étaient vagues. J'ai dit l'air du temps, l'esprit du siècle, le vent de ce monde. Et certes j'ai droit à ce vague, n'étant ni métaphysicien ni homme de Science, mais quelque chose comme un journaliste transcendantal : j'émets des intuitions sur ce que nous vivons et les estime assez près du vrai quand mes contemporains s'y reconnaissent. C'est modeste, c'est mince, mais le reste est Système. Or je me demande à présent si je n'ai pas écrit : l'air du temps, l'esprit du siècle, le vent de ce monde, pour dire — ou bien plutôt pour ne pas dire — le Prince de ce Monde, qui est air, qui est esprit, qui est vent...
J'ai peur et je dois poursuivre. Quelles furent, quelles durent être les clauses du Pacte entre l'inconscient de l'Église Conciliaire et l'hyperconscience du Prince ? C'est une capitulation apparemment honorable, presque avantageuse pour l'Église. Elle cesse de lui disputer le monde contemporain, elle le lui abandonne, elle l'y reconnaît maître. Lui, alors qu'il pouvait l'en faire totalement disparaître — dit-il — il lui accorde un droit de cité honoraire et même un certain statut d' « utilité publique ». Ainsi à la télé, à la radio, dans la presse, il concède une place inespérée naguère au « discours de la religion ». Il a failli exiger que ce discours se vide peu à peu de substance, et notamment évacue la divinité de Dieu par étapes, comme Israël le Sinaï. Mais il s'est avisé que cela viendrait de soi-même et n'a pas stipulé cette condition. Il a eu raison... Tout au plus les deux partenaires ont-ils prévu une série de « dialogues » ultérieurs, pour « un enrichissement réciproque ».
En fait, comme on l'a déjà deviné, c'est pour le Prince un triomphe inespéré, incroyable ! A la minute même où la forteresse s'est rendue, lui, l'assiégeant, il était perdu ! Du moins il était à bout de course, à bout de troupes, à bout de ressources ! L'homme, son homme, celui qu'il avait suscité, recruté, encouragé depuis deux cents ans contre Dieu, n'en pouvait plus ! Il se mourait ! Une sortie offensive des assiégés n'aurait rencontré personne en face ! Ou des débris ! C'est alors que le Prince a tonitrué au maximum ses menaces d'attaque générale, d'assaut final, et contre toute attente, contre sa propre attente, il a emporté la reddition ! Il rit encore aux larmes lorsqu'il conceptualise et comptabilise à part soi cette opération, qu'il n'eût pas osé rêver ! Très précisément, la voici : puisque l'homme ayant cru abolir le Dieu des chrétiens n'a pas réussi à vivre, charger les chrétiens eux-mêmes de ressusciter un homme en qui lentement Dieu s'abolit ! Cette guerre de Deux Cents Ans qu'il allait perdre contre leur Dieu et contre eux, au tout dernier instant, la regagner, par eux ! C'était fou et c'est réussi ! Le plus stupéfiant coup de poker de ce monde depuis la création du monde !... Peut-être, dans l'histoire humaine récente, Munich lui serait-il comparable. Les blindés du Führer ne marchaient pas encore, son peuple en avait assez, ses généraux s'apprêtaient à l'assassiner. Il pousse alors un aboiement désespéré, et sou‑
dain... crac, contre toute chance, l'adversaire s'effondre, cède tout, et du coup par-dessus le marché, ce gigantesque marché de dupe, lui rend ses généraux, son peuple, et le temps de parfaire ses blindés ! Il paraît qu'il hurlait de rire sous cape en signant le protocole. Bluff insensé d'un côté, irrépressible esprit d'abandon de l'autre...
Mais à la différence du Prince de ce Monde entourloupettant nos pauvres Pères, le Führer n'utilisa pas longtemps ses adversaires. Bientôt ils se ressaisirent, à l'appel de quelques hommes qui dirent : Non. Et ils gagnèrent la guerre...
Non... Petit mot, j'y songe, qui n'a jamais eu besoin de traduction psycho-socio-culturelle...
Cette thèse, à laquelle on opposera sans doute beaucoup plus de moines que de raisons, pourquoi dissimuler qu'elle m'effraie moi-même ?... Que vais-je devenir ?... Qu'on me fasse pourtant l'honneur de croire que les précisions qui suivent ne sont point des atténuations ni des reculades.
D'abord ma théorie a valeur d'hypothèse, unifiante et éclairante si possible. Le lecteur qui n'est ni dominicain de choc ni jésuite de pointe me dira si, à sa lecture, il comprend mieux le présent, si tout lui paraît plus simple. Je crains que oui, autant et plus que je ne l'espère... Et quand à l'entrée en scène du Prince de ce Monde, elle doit être accompagnée de trois pensées, qui tiennent en des formules célèbres. D'abord, il est infiniment sympathique, par essence. Sinon, comment pourrait-il séduire ? « Je vais, je viens, je glisse et plonge dans les délices d'un cœur pur » écrit Valéry dans l'Esquisse d'un serpent. Il est même beaucoup plus spirituel que sa victime... En second lieu, « sa principale ruse est de nous persuader qu'il n'existe pas », écrit Bernanos, ou Chesterton. L'Église ne savait donc pas au juste à qui elle avait affaire... Enfin on connaît le mot de Gide à cinquante ans : « j'ignore s'il existe. Mais s'il existe toute ma vie s'éclaire ». Je n'affirme pas plus que Gide. Mettons que j'aie imaginé une fable explicative, un petit mythe, bien indigne de Platon...
De même il va de soi que n'ayant rien vécu de l'Église d'avant le Concile, pour la simple raison que je n'étais pas chrétien, je n'en saurais parler, à moins de m'en faire l'historien. Le plus haut dignitaire actuel de l'Épiscopat nous assure que si l'Église s'était maintenue telle quelle, le désastre serait encore plus vaste aujourd'hui. Soit. Mais outre que ce propos n'est pas très exactement un chant de victoire, outre que l'on peut invoquer cet argument contre n'importe quel esprit de résistance — « si on n'avait pas fléchi, tout serait emporté »je répondrai surtout que je n'ai pas les moyens intellectuels de penser au conditionnel. Tout au plus il me semble que les tares de la vieille Église, très graves — entre autres l'obédience à César et l'écrasant mépris du pauvre — lui ont ôté jusqu'à l'idée de chercher ses remèdes en elle-même, au fond d'elle-même, ne lui laissant pour Réforme que des réformes — toutes bonnes : on a bien amélioré l'ordinaire et la qualité de la vie de l'équipage depuis que le bateau sombre — et la fuite hors de soi évangéliquement déguisée en présence aux autres. Mais je ne suis pas là pour gémir du passé. Certes, quand le cléricalisme de droite se maintient ou se ranime, je l'attaque avec la dernière violence : ainsi j'ai récemment traité de canaille un cardinal qui, au nom de la salutaire interdiction spirituelle faite aux chrétiens de l'avortement, tentait de le faire interdire législativement aux athées, et je recommencerai tant qu'il faudra...
Mais je ne grossirai pas ces menaces pour me tailler des succès faciles. La Grande Peur des bien-pensants est déjà écrite. Elle le fut dans le risque, et ne demandait plus qu'à être étendue à l'autre camp : je l'ai fait ici, avec des moyens infiniment inférieurs à ceux de mon maître...
Enfin je ne suis pas davantage capable de penser à l'optatif antérieur. Je ne puis dire ce qu'aurait dû faire l'Église à l'époque du Concile et à la place d'icelui, Dieu seul le sait. Certes j'aurais voulu chez elle un « non » absolu et total à toute société moderne — capitalisme et socialisme refusés en leur racine commune attitude qui aurait préparé Mai 68 et attendu la jeunesse. C'est ce refus que demandait déjà Bernanos dans son ouvrage posthume sur « La vocation spirituelle de la France », ouvrage que j'ai lu, par bonheur, après avoir écrit le plus gros de celui-ci, car il m'en eût dissuadé : tout ce que je puis apporter s'y trouve... Mais je suis un homme de repentir qui n'admet pas le regret... Mon champ est étroit. C'est l'instant vécu, guère plus.
Tout ce que je puis dire aujourd'hui de mon Église avec certitude, c'est qu'après tant d'années de dissipation et de débandade, elle a le plus grand besoin d'une immense retraite spirituelle. Oui, d'un silence plein après tant de bruits inanes, d'un désert prophétique après tant de propos désertiques. Il le lui faut, dût-elle disparaître quelques années de tous nos tréteaux, ce qui ne serait une perte intellectuelle pour personne. Il lui faut découvrir ou redécouvrir, entre autres — ou bien plutôt se faire à nouveau révéler qui elle est, ce qu'elle est, où elle est : non pas sa place dans la société, mais dans l'Être. Car son plus grand malheur est sans doute aujourd'hui qu'ayant pris au monde, à notre culture athée, ses idées — ou plutôt des lambeaux et des bribes, sans cesse recousus, ravaudés, rapiécés, pour les besoins perpétuellement variables de sa contenance ou de son image, comme un nuage prend la vapeur d'eau qui le change au hasard des rivières et des flaques où il se reflète elle n'a plus de quoi se penser elle-même. Et c'est la catastrophe de loin la plus concrète : tous les prêtres perdus, c'est qu'ils ne pouvaient plus penser leur état. Tous les fidèles en allés de nos églises de pierre, c'est qu'ils ne pouvaient plus savoir ce qu'ils faisaient là...
Et justement, quoiqu'il soit impie et contradictoire d'anticiper sur les fruits de cette nécessaire retraite spirituelle, quoique j'ignore si ce livre qui s'achève est une protestation de la pensée ou un cri de la foi, je puis dire où tout se jouera une fois de plus et plus que jamais : sur Dieu et l'homme. Et précisément ainsi : pour Marx l'homme fait Dieu — projection, fantasme dont la dissipation le délivre et le constitue enfin en Homme l'homme fait Dieu dans ou par son aliénation historique ou préhistorique. Pour le christianisme au contraire, Dieu fait l'Homme. C'est absolument inconciliable. Et pour ma modeste part j'ai encore aggravé cette incompatibilité en montrant que Dieu, non content de créer originellement l'Homme, le recrée par-delà le Péché, par le Christ, dans un acte absolu, au surplus instaurateur de son histoire où il peut « réaliser » sa recréation, ou la perdre encore.
Il faut choisir, nous n'y pouvons échapper. Tout compromis entre les deux tue Dieu encore plus que sa négation. Si Dieu ne recrée pas l'homme en Homme, si Dieu se révèle à un Homme déjà tel quel, qui donc n'a plus besoin de Dieu pour être et devenir Homme, alors, là, plus de Dieu, plus rien que l'homme — et bientôt plus d'homme non plus, rappelons-le... Dieu n'est que s'Il me fait être et renaître, déjà à l'œuvre dans le choix que j'en crois faire, assez constitutif et présent au cœur de moi-même pour que je me nie en Le niant, assez révélateur et libérateur de mon être pour que je m'enténèbre et m'aliène en m'en séparant. La foi consiste à assister — aux deux sens du verbe — à sa propre création. On ne peut devoir à Dieu que tout soi-même, y compris sa liberté. Mais en revanche et pour ainsi dire par réciproque si une part de moi qui n'est pas le Péché peut exister sans Dieu, c'est à bon droit qu'elle débarrassera de Lui le reste !
Voilà l'enjeu. Voilà la partie décisive. Franchement, je croyais que dans mon dernier ouvrage, ma déduction historico-transcendantale de la Révélation Judéo-Chrétienne comme condition d'être de l'homme qui l'affirme et de l'homme qui la nie, le coup d'arrêt à l'homme par la question « Qui t'a fait homme ? », était une lubie personnelle, ou du moins un apport latéral très modeste à une Apologétique contemporaine. Il me semble à présent, hélas, que c'était le cœur de tout. Et que j'en suis comptable...
Oui, c'est cela qu'il faut à tout prix tenir et gagner : c'est le Christ et c'est le chrétien qui font l'Homme. Hors de cela peuvent exister au monde toutes beautés culturelles, mais qui ne peuvent pas se réclamer de l'Homme, être à la fois singulier et universel, et d'ailleurs ne s'en réclament pas, c'est un fait. C'est le chrétien qui fait l'homme. Lors donc que le vénérable Père Conciliaire, dans les petites phrases significatives que j'ai déjà citées, écrit : « C'est l'homme qui fait le chrétien », il perd tout d'un seul coup. Tout est perdu pour nous et ne sera jamais regagné, à moins d'inverser radicalement les termes et donc l'attitude du bon Père. S'il y a l'Homme, s'il est là, déjà là, tout fait, tel quel, et que le Christ se présente devant lui comme une matière à option, dans un éventail de religions et de philosophies à la carte, l'homme lui dira non et il aura raison ! Moi-même je n'en veux pas ! Moi-même, dans ce cas, je choisis l'homme et refuse Dieu ! Pourquoi ? Parbleu, parce qu'alors c'est du dehors qu'il m'impose des dogmes, des lois, comme disent Kant et Sartre, des « tabous », comme disent les imbéciles, et je m'en solidarise ! Si je suis libre sans Lui, pourquoi m'aliéner à Lui ? Si je ne Lui dois pas ma liberté même, ou ma délivrance, s'Il n'est pas plus moi que moi-même qu'Il aille au diable ! Le Révérend Père Conciliaire a malencontreusement fait que Sartre et inexpiable-ment fait que les imbéciles aient raison ! Le Révérend Père Conciliaire nous accule tous à l'athéisme, que dis-je, au refus de Dieu s'il existe, au nom de la dignité métaphysique et
morale de l'homme incluse dans la suffisance existentielle qu'il lui accorde avec une étourderie bien étrange pour son âge ! Il a vraiment bel air, lui qui parle aujourd'hui de « fruits plutôt amers » de son Concile, après avoir coupé l'arbre !...
Tout est là et tout vient de là. Il y va de tout. C'est le Christ qui fait l'homme et l'Église qui a en charge l'Humanité. Sinon « buvons, mangeons, forniquons », libérons-nous en perpétuelles partouzes ! Et si vous répondez que nous sommes, chrétiens, trop peu de centaines de millions, je vous répliquerai que c'était déjà vrai quand nous étions douze...
Oui, je dois revenir encore là-dessus ! Il me faut encore une dernière plongée, profonde et limpide si possible, où mes frères séduits me suivent mieux encore, et une fois pour toutes me donnent gain de cause, sur cette question de l'Homme. Il faut qu'ils me comprennent autant que je les comprends. Car je les comprends, moi : si nous sommes des hommes, existant par eux-mêmes, librement rassemblés autour d'un certain Jésus, avec une existence, une humanité, une liberté qui ne lui devraient rien au préalable, avec une humanité jugeante et la liberté d'un choix révocable, alors il n'y aura jamais ni Dieu ni Église, et cela ne tiendra que par un mélange d'idéologie et de fétichisme, c'est-à-dire d'aliénation, à dissiper par la Science ! ...
Pas vrai ?
Recommençons donc ensemble !
Maurice Clavel, in Dieu est Dieu, nom de Dieu !

mardi 17 septembre 2013

En mélodiant... Père Jérôme, Petit traité de l'Amour de Dieu


Possibilités et mélodies 

PRÉLUDE
Dans les pages qui vont suivre, je reviens à des sujets déjà traités ailleurs à plusieurs reprises, et qui convergent tous vers l'union de l'homme avec Dieu. Car, pour un religieux, écrire n'a qu'un but et qu'une légitimation : montrer ce qu'il aime, à ceux qu'il aime. Or, ce qu'il aime, c'est Dieu, et quelques réalités surnaturelles offertes aux hommes par Dieu ; sujets jamais épuisés. Laissons aux cerveaux électroniques le soin de résoudre les problèmes en quelques millièmes de seconde ; aux questions essentielles, qui engagent notre destin, nous éprouvons la nécessité de revenir par passes successives, inlassablement. Sur de tels sujets il faut acquérir sûreté de pensée et rigueur de doctrine ; or celles-ci ne s'obtiennent pas dès le premier essai de réflexion.
Devant vos pas, gardez toujours, mon frère, de nombreuses et vastes possibilités ; gardez toujours des avenues ouvertes vers la vérité, vers la beauté ; vers toute qualité humaine ; vers davantage d'esprit et de cœur ; vers davantage de grâce divine. Et alors même que votre existence paraîtra fixée par mille liens dans une situation indépassable, il faudra toujours vous créer à vous-même, au milieu de ces liens, des possibilités.
Mais, direz-vous, les possibilités appartiennent à la jeunesse, à elle seule. Peut-être. Mais quand jouit-on du privilège de la jeunesse, à vingt ans ? Certes non, à moins d'exception plutôt rare. Regardez donc ces garçons et ces filles élevés dans le matérialisme, la contestation ou même le dialogue : ils ne savent pas en quoi consiste la jeunesse et n'arriveront pas à se la procurer. La jeunesse vient seulement avec le plein jeu de l'esprit et du cœur ; avec les certitudes, qui seules permettent les grands projets ; avec la capacité d'offrir et de donner. La jeunesse vient seulement lorsqu'on sait choisir un chemin qui va quelque part, en quoi précisément se trouve le risque ; car il n'y a pas de risque à prendre les chemins qui ne vont nulle part. En conséquence, la jeunesse véritable vient après l'âge mûr, et seulement si, jusque-là, on a bien utilisé son temps. Aussi l'homme de cœur ne regrette-t-il pas sa jeunesse, il la possède enfin. Et l'ami de Dieu trouve une enviable jeunesse en ceci que tout passe et laisse place à Dieu. C'est pourquoi, anciens qui lirez ces pages, je vais vous entretenir de la jeunesse d'âme, autrement dit de vos possibilités.
Mais pourquoi intituler encore mélodies les réflexions philosophiques et théologiques qui feront le sujet du présent écrit ? Pour annoncer une certaine liberté et un certain plaisir. Liberté et plaisir de mêler à notre réflexion religieuse des valeurs affectives et artistiques. Certes, je ne voudrais rien abandonner de la rigueur de la doctrine, sans laquelle vous ne trouveriez ici aucune satisfaction. Mais les âmes ont besoin également qu'on leur épargne le style de la pure information. Je ne vais pas reprendre la thèse du Génie du christianisme 1, je sais que les valeurs affectives et artistiques ne peuvent avoir, en philosophie chrétienne et en doctrine sacrée, qu'un rôle secondaire. Mais tant qu'on ne majore pas leur importance, il n'y a pas d'inconvénient à s'en servir. Le sentiment ne gâte pas la vérité, lorsque celle-ci garde toute sa rigueur.
Il me semble que ce désir d'une juste sensibilité, apportée à tout ce qui concerne l'homme, marque fortement l'époque présente. Il me semble que, durant les cinquante prochaines années, il sera nécessaire d'incorporer à la doctrine religieuse des valeurs de sentiment et d'art. On peut le faire sans tomber dans l'immanentisme. La Révélation n'a-t-elle pas le ton d'un message d'amitié divine offerte à l'homme ? Les ouvrages qui expliquent cette Révélation devraient donc avoir quelque chose du langage de l'amitié, de la profondeur humaine de celle-ci. Ainsi se formerait une expression de la théologie qui précipiterait le lecteur vers son Objet. Il n'en faudrait pas moins pour contrebalancer les images et fascinations qu'offre le monde présent. Il n'en faudrait pas moins pour que nous évitions les œuvres non figuratives ou  « informelles » que divers théologiens ou exégètes s'apprêtent sans doute à nous offrir. Il faudrait, parmi les ouvrages qui livrent au public la doctrine sacrée, un certain nombre de chefs-d'œuvre impressionnistes (jamais art ne fut plus rigoureux envers lui-même !). Alors bien des âmes, qui se sont découvertes humaines, suivraient. Sans doute, de telles œuvres ne suffiraient pas comme base des connaissances religieuses, mais faut-il renoncer à ouvrir l'appétit des cœurs ? Par exemple, comment se fait-il que, durant la lecture du naïf Verts Pâturages 2, on éprouve si fort la douce bonté et comme la présence de Dieu, et qu'on n'éprouve rien de semblable durant la lecture de multiples ouvrages théologiques de la meilleure fabrication moderne ?
Je remarque enfin que le mot mélodies évoque ces thèmes que notre mémoire reprend d'elle-même et qui vivent avec nous. Les mélodies sont le moyen par lequel nous gardons le souvenir de nos meilleurs moments, et par lequel nous exprimons nos plus intimes espoirs. Bien des humains cherchent durant longtemps à composer dans leur cœur la mélodie qui leur convienne en propre. Les chanceux de ce monde chantent, avant que ceux-ci ne disparaissent, les agréments que l'existence leur a procurés. Les malheureux chantent les joies qu'ils ont désirées vainement. Quant à l'ami de Dieu, il veut, pour accompagner son pèlerinage, une mélodie qui célèbre un bien beaucoup plus excellent que sa propre réussite. La foi lui inspirera cette mélodie, la plus justement humaine. Ma mélodie, la mélodie de tout homme qui croit la Révélation chrétienne, exprime, d'une façon ou d'une autre, l'espoir en Dieu.

LA PLUS VASTE DE NOS POSSIBILITÉS
Les possibilités les plus vastes, les plus certaines de se réaliser et les plus durables, l'homme les trouve dans la grâce de Dieu.
Oui certes, toutes les possibilités selon lesquelles l'être humain peut rêver de se qualifier. La grâce est un don divin, un don progressivement continué et augmenté. Or, rien ne peut ouvrir l'âme et le cœur, donner espoir et courage, comme de vivre et d'agir au bénéfice d'un don, un don inépuisable parce que divin.
Et parmi les possibilités que nous offre la grâce, la meilleure est l'amour pour Dieu. Plus exactement : toutes les possibilités que nous offre la grâce aboutissent à l'amour pour Dieu. En tous les cas, et quel que soit son objet, celui qui sait aimer s'humanise et s'ennoblit ; mais qui sait aimer Dieu se verra, en outre, petit à petit, divinisé. Ainsi, en l'amour pour Dieu, tout homme doit voir sa meilleure chance.
Que deviendrais-je, si je suivais cette possibilité jusqu'au bout ? Je le pressens parfois : je posséderais alors vérité et sécurité, simplicité et valeur, tendresse et renoncement, générosité et reconnaissance, le tout en dimension humaine et surnaturelle à la fois ; le tout donné par Dieu lui-même.
L'homme devrait toujours aimer la vie de son âme. Pourtant, la plus certaine des possibilités offertes à l'homme, celle que chacun pourrait s'approprier, et qui lui procurerait des gains illimités, peu d'hommes s'en préoccupent. Car elle contredit en trop de manières notre mentalité matérialiste. Et d'ordinaire, nous souffrons aussi de la paresse d'imaginer et de prévoir. Alors que nous devrions le savoir : en chaque étape parcourue avec la grâce de Dieu, le point d'arrivée est tellement différent du point de départ, et même chaque pas en avant est tellement différent du précédent ! Je me souviens de la première grâce d'attirance vers la prière, reçue il y a bien longtemps ; et je vois aussi celle qui m'est donnée aujourd'hui. Elles ne font qu'une même grâce, continuée, maintenue, sans coupure. Il fallait donc faire confiance dès le début, imaginer, entreprendre, oser. Oui, c'est bien là ce qu'il fallait faire ; ce qu'il faut faire encore, aujourd'hui et demain.
Mais si je m'engage sur un tel sujet, voilà que je vais écrire, explicitement ou non, un chétif petit « traité de l'amour de Dieu ». À l'époque présente, quelle maladresse, quelle ignorance ou quel défi ! Eh bien, non ! Ce n'est pas si sûr. Vous verrez : on lira tout de même ce petit traité, avec étonnement peut-être, mais sans panique. Puisque j'ai pris comme sujet les possibilités de la personne humaine, où trouver mieux que dans l'amour pour Dieu ? Et n'existe-t-il pas, encore aujourd'hui, des hommes qui donnent une grande place à Dieu dans leur cœur ? Il faut donc aider les hommes à aimer Dieu, beaucoup, et tout de suite. Sinon, bientôt l'humanité, poussée par le matérialisme communautaire, se trouvera de nouveau mûre pour construire des pyramides, avec tout ce que cela suppose d'esclavage corporel, affectif et spirituel. Notre fin de siècle a donc bien besoin de lire quelques petits traités d'amour de Dieu.
Si Dieu existe, alors il nous parle et il se tait ; il nous demande de lui parler et nous fait taire ; il nous active et il nous fait attendre ; il nous comble et il nous vide ; il nous plaît et il nous déçoit ; il nous donne des joies et il nous demande des larmes ; il nous écrase et il nous libère. Car ainsi nous font réagir tous les êtres connaissants et aimants qui nous entourent ; et par là, tous nous prouvent qu'ils sont vivants et proches. Or, notre Dieu est l'extrême réalité. Dans les pages présentes vous trouverez donc exprimés — avec un certain plaisir et une certaine liberté — ces multiples sentiments et attitudes causés en nos cœurs d'hommes par la réalité, toute vivante et toute proche, de notre Dieu.

AVEC LA FIBRE...
LA CHARITÉ N'EST PAS NATURELLE
La charité ne nous vient pas naturellement 3. Ne me parlez donc pas d'un amour pour Dieu que nous devrions susciter en nous, qu'il faudrait ressentir et produire par nous-mêmes. Ne me dites pas : « Si seulement nous pensions à ce qu'est Dieu, nous exulterions tout le jour d'admiration et d'amour ! » Car, précisément, nous ne pouvons pas penser à Dieu, à notre gré, d'une façon qui déclenche notre admiration et notre amour.
L'amour pour Dieu, en effet, n'est pas, ne peut être, de la même étoffe qu'un amour humain. Ne croyez pas que, de la même manière dont vous aimez Alfred ou Catherine, ainsi vous pouvez aimer Dieu, simplement parce que vous dirigez vers cet objet suprême le même sentiment que vous portez vers des personnes aimées. N'imaginez pas qu'il suffise de pousser au sublime, en les portant sur Dieu, nos sentiments d'amitié humaine, pour nous trouver en pleine charité. Nullement, car il s'agit de deux étages essentiellement différents. Or il y a péril à mélanger, intellectuellement, naturel et surnaturel, à penser que le domaine de la surnature n'est rien qu'une modulation plus subtile du domaine de la simple nature, alors qu'ils sont profondément distincts. Cela va s'appliquer, dans toutes les pages qui vont suivre, à toutes les réflexions faites à propos de l'amitié et de l'amour. Jamais nous ne mettons les sentiments naturels, même les plus nobles, sur le même plan que la charité. Si nous rapprochons ces réalités, nous n'avons en vue que des analogies, et parfois même des oppositions.
Sans l'expérience de l'union avec Dieu, nous ne pouvons percevoir la différence qui existe entre nos sentiments naturels d'amitié et la charité surnaturelle. Pourtant, chacun croit savoir et pouvoir dire en quoi consiste la charité ; et ce faisant, on joue à celle-ci un mauvais tour. Pour vous, mon frère, ne cherchez pas, pour en tirer satisfaction, en quoi consiste la charité, cherchez plutôt où elle se trouve, pour aller en prendre. Mieux encore, puisqu'elle ne vient que par un don gratuit, essayez de savoir qui la donne, et comment faire pour vous attirer pareil don. Aussi, commencez par faire, au gré de vos temps libres, mais sans trop tarder, commencez par faire, toujours à genoux évidemment, cinq mille heures d'oraison — un simple rodage, rien de plus. Que voulez-vous : en tout domaine, celui qui en revient sait autrement les choses que celui qui n'y est pas allé ! Ensuite, vous deviendrez circonspect : vous ne croirez plus que la charité fuse à tout instant dans le comportement du chrétien ; que, par la vertu d'une simple intention, elle se trouve là pour transformer toutes nos actions en autant d'actes d'amour. Vous penserez que, peut-être, une vertu d'un si haut prix nécessite une certaine économie, sous peine de n'en donner que de fausses imitations. Vous saurez surtout qu'il n'y a pas de charité sans référence à Dieu aimé le premier.
Dieu nous offre de partager sa vie éternelle bienheureuse. Une telle offre ne peut venir, de toute évidence, que d'en haut. Or tout notre amour pour Dieu se fonde uniquement sur cette offre venue d'en haut. C'est pourquoi notre amour lui-même ne peut venir que d'en haut, comme l'offre qui le suscite. Par conséquent l'amour pour Dieu qui nous survient ainsi ne nous est pas naturel, et surclasse la capacité de toute nature humaine.
Autre point de vue, avec même conclusion : quand on aime quelqu'un, c'est sans raison. On l'aime parce qu'il nous plaît, autrement dit, parce qu'on l'aime. Mais Dieu, parce qu'il est invisible, et de toute façon hors de nos perceptions, ne peut nous plaire. Nous ne pouvons donc l'aimer que par un attrait que lui-même place, tout fait, surajouté, en notre cœur.
Ainsi, ce qui est constitué par du pur surnaturel vient tout entier de Dieu. Or, l'amour que nous donnons à Dieu appartient au domaine du pur surnaturel. C'est pourquoi cet amour n'existe pas en dehors de la vertu surnaturelle de charité ; et celle-ci est nécessairement infuse, c'est-à-dire donnée directement par Dieu lui-même.
On minimise toujours la charité en parlant d'elle comme d'une vertu naturelle. Alors qu'elle se place bien au-delà, à tout point de vue, même au point de vue de la force de notre attachement. La passion naturelle peut certes aller jusqu'à la véhémence, jusqu'à l'obsession. Mais là, précisément, se montre son insuffisance : elle sait donc que son objet défaillira, de par ses limites de créature, et que le temps lui arrachera par lambeaux cet objet. Au contraire, la charité, même au degré le plus ardent, même envahissante, reste tranquille, car elle est assurée de tout : de la durée éternelle de son Objet ; de la beauté inépuisable de celui-ci ; et même de la fuite du temps qui, bien loin de lui ravir son Objet, le rend plus proche et plus désiré. Par suite, si la passion encombre, la charité pour Dieu libère. Mais ces effets contraires n'apparaissent pas dès le commencement. Sinon, qui voudrait se livrer à la passion ? Qui voudrait se refuser à la charité ?
Si la charité outrepasse notre nature, il n'y a pourtant pas occasion de nous décourager, car Dieu veut nous donner cette charité. Si elle ne nous vient pas avec notre nature, elle vient avec les dons de notre surnature, et nous n'y perdons rien. Nous tous les humains, Dieu nous a faits machines à l'aimer. Et il saura bien tirer de nous cet amour pour lequel il nous a faits. Comment douter qu'avec un tel constructeur la machine ne produise pas ce qu'elle est destinée à produire, même s'il faut quelque temps pour mettre la machine en route, même si, pendant les premiers temps, il se produit pas mal de fumée. Ainsi, chaque fois que notre dépendance envers Dieu se découvre plus totale, il y a une invitation à la confiance et à l'espoir.
Donc, pour aimer Dieu, nous dépendons de lui, qui place en notre cœur une fibre qui ne s'y trouvait pas. Pourtant cela n'empêche que, d'un autre point de vue, aimer Dieu, c'est bien notre œuvre. Aucune de tes œuvres ne t'appartient autant que celle-là. Aimer Dieu, c'est toi, selon le meilleur de toi-même. Donc, bien qu'il s'agisse de pur surnaturel, il y a place pour pas mal d'énergie de notre part. Demande à ton cœur, pour Dieu, tout ce que ton cœur peut donner, et toujours davantage. Quand nous disons à Dieu : « Je vous aime », nous pourrions au moins de temps en temps ajouter : « et je vous en remercie ». Car aimer Dieu est un don de Dieu, le don qui change tout parmi nos attachements et dans nos possibilités.
LA BIENVEILLANCE NE SUFFIT PAS
L'amour le plus désintéressé s'appelle bienveillance ; il consiste à vouloir et à faire du bien à la personne aimée, sans penser à soi-même. Cet amour suffit-il à constituer la charité ? Non ; et la charité dépasse en plus d'un point la bienveillance. Elle requiert, en plus, un attachement affectif. Il faut se sentir attiré vers l'union avec la personne aimée ; il faut l'émoi de la fibre du cœur. Alors seulement il y a charité 4.
La bienveillance suffit à faire des protégés, non des amis. Elle ne comporte pas, en effet, l'attirance, laquelle seule fait rechercher l'union. La bienveillance peut s'exercer à distance, et même maintenir la distance. Elle peut se répandre sur des inconnus, ou sur quelqu'un qui l'ignore. Mais vous n'imaginez pas que l'amour dont Dieu nous aime s'accommode de pareilles conditions ! L'amour de Dieu pour nous contient en premier lieu le désir d'annuler la distance, et d'amener l'union personnelle. Dieu ne se contente pas de vouloir notre bien, il nous attire à lui. Dieu connaît en lui-même, et mieux que nous ne le pouvons nous-mêmes, le jeu chaleureux de la fibre du cœur. Il nous tient pour ses amis, et nous l'avons pour ami.
L'Église aime certainement Dieu d'un amour de bienveillance : elle se dévoue pour Dieu. Non pas qu'elle puisse procurer ou ajouter quelque bien à Dieu, puisqu'il possède, par lui-même, infiniment, la plénitude de tout bien. Mais de façon indirecte, et selon notre langage généralement mal approprié, l'Église procure un certain bien à Dieu en travaillant au maintien et à l'extension de son règne. Néanmoins, la bienveillance ne suffit pas, car bienveillance reste trop en deçà de charité. Il faut, envers notre Dieu, l'amour avec attachement, il faut l'attrait qui cherche l'union. L'Église a donc besoin d'âmes de prière, en grand nombre, en grande fidélité. S'il n'existait beaucoup de croyants qui cherchent comme idéal l'intimité avec Dieu, l'amour du peuple de Dieu pour son Dieu aurait un formidable trou ! Pourquoi cacherais-je que j'aime la vie contemplative ? Bien des hommes, mes contemporains, l'aiment aussi ; l'Église l'aime également. En la vie contemplative, l'Église passe au-delà de l'amour de bienveillance.
AIMER POSITIVEMENT
Dieu nous aime comme une partie de lui-même ; comme une fibre de son cœur, provisoirement détachée, et qui doit lui faire retour 5. D'autre part, l'homme qui a conscience d'être aimé, et qui se laisse aimer sans payer de retour, mérite un blâme 6.
En effet, si l'on ne veut pas se donner la peine de payer de retour, la simple loyauté obligerait à ne pas se laisser aimer, et à refuser les bienfaits de celui qui nous aime à ses frais. Ainsi devrait se manifester notre sincérité, à nous chrétiens peu généreux : ne jouir des bienfaits de Dieu que dans la mesure où nous l'aimons en retour.
La charité est une vertu ; par conséquent elle doit s'exercer, donner des actes positifs ; elle est constituée pour produire ces actes. Aimer est une activité, non une passivité ; une opération, non un laisser-faire ; un surplus dans notre acte d'exister, une perfection, non une inertie. Il faut donc aimer positivement, en prendre la peine ; ne pas se contenter de faire valoir passivement l'empire de sa propre bonté ou beauté, mais aller à celle de l'Autre. En amitié, la réciprocité est de rigueur ; à celui qui nous aime, il faut répondre en l'aimant.
Antoine de Saint-Exupéry, qui, pour sa part, devait s'y connaître, écrit : « Aimer, ce n'est point nous regarder l'un l'autre, mais c'est regarder ensemble dans la même direction »7. Des spirituels qui, dans leur partie, doivent également s'y connaître, donnent un témoignage différent. Par exemple, celui-ci, du Père de Foucauld : « Quand on aime, on regarde sans cesse ce que l'on aime, on regarde comme bien employé tout le temps employé à le contempler et comme perdu tout le temps pendant lequel on ne le voit pas. Ce temps seul semble compter pendant lequel nous regardons la seule chose qui, à nos yeux, ait de l'être »8.
Le premier de ces témoins traduit son expérience de l'amitié humaine, l'autre son expérience de l'amour pour Dieu. La différence vient de l'objet et de sa valeur : pour l'un, valeur finie ; pour l'autre, valeur infinie. De là deux manières d'aimer. L'une, valable entre personnes humaines, ne doit pas se faire possessive, ni s'arrêter définitivement à l'objet ; ce qu'explique le texte de Saint-Exupéry. L'autre manière d'aimer, qui convient à l'amitié de l'homme avec Dieu, peut se faire possessive. Et même, posséder Dieu constitue sa raison fondamentale. Un tel amour ira jusqu'à l'extrême. Manière contemplative d'aimer, dont l'objet devient une fin en soi.
Il y aurait erreur à considérer l'amour contemplatif, dont parle le Père de Foucauld, comme immobile, et la manière d'aimer dont parle Saint-Exupéry comme seule dynamique. L'amour contemplatif est, certes, dynamique lui aussi. L'une et l'autre manière d'aimer tendent activement au même but : une certaine union. La différence vient des possibilités de cette union : moindre entre des créatures qu'entre la créature et son Créateur. Aussi, dans le premier cas, l'union entre deux personnes se fait en vue d'un but ultérieur, en lequel elles tentent de trouver ensemble un surplus de sécurité, de durée, de joie. Par contre, dans l'union avec Dieu, tout cela se trouve en lui. Quand Dieu est l'objet aimé, l'union affective ne comporte pas de déficience qu'il faille compenser par une référence à quelque bien au-delà.
S'il m'unit à Dieu, l'amour de forme contemplative n'exige pas, néanmoins, que je pense et agisse comme si j'étais seul au monde avec Dieu. L'amour contemplatif demande, plus exactement, que tout ce que je pense et fais, pour les autres et pour moi, tienne compte de la primauté de Dieu. Mais cette primauté reconnue, elle m'aide à retrouver mes autres liens, mes autres fidélités. En voici un témoignage entre cent, donné par un témoin compétent, Psichari : « Maxence [c'est Psichari lui-même] ne croyait nullement à la prière, et pourtant il lui semblait que celui-là l'aimait mieux que les autres, qui priait pour lui, que seul, celui-là l'aimait »9. Mon Dieu, est-ce par vos soins que tout ce bien arrive maintenant à ceux que, pour vous suivre, j'ai quittés ? Vous prenez donc au sérieux ma constante prière ? Ainsi, vous m'unissez encore à eux, et eux à moi.
Dans le passage que j'ai tiré des écrits spirituels du Père de Foucauld, le mot regarder s'appliquant à l'amour de forme contemplative a un sens spécial. Voilà une de ces formules seulement approchées, comme il y en a plusieurs dans la science spirituelle : inévitables, elles trompent si on les prend à la lettre. Ne supposons pas que le mot regarder définisse la contemplation chrétienne. J'ai défini celle-ci, dans un écrit de jadis, en me basant sur les passages essentiels de saint Jean de la Croix : « communication obscure, de Dieu à l'âme, rendant l'âme amoureuse ». Obscure signifie que la contemplation ne comporte pas, le plus ordinairement, de notion sur Dieu. Pour contempler, il n'y a donc, la plupart du temps, rien à regarder, ni aucun effort à faire pour regarder. Le regard dont il s'agit n'est qu'une attention intérieure, un éveil tranquille du cœur, et rien d'autre. En outre, cette définition montre bien comment la contemplation tient de près, de très près, à la charité théologale. Une communication de son propre bien que Dieu fait à l'âme, une communication qui fait aimer Dieu en retour : nous reconnaissons là les fondements même de cette amitié qu'est la charité. Pour une part, voilà que Dieu rend commune entre lui et l'âme cette charité qu'il possède en lui. En vertu de cette force reçue pour aimer, l'âme continue donc de pratiquer l'oraison contemplative. Sans que le mot contempler l'induise à regarder là où il n'y a rien à regarder, elle continue de demander et d'aimer, là où il y a tout à demander et à aimer.
Pratiquer l'oraison contemplative, c'est donc aimer positivement. Même l'oraison la plus passive (ô traîtrise des mots !) comporte une activité, ou du moins un éveil généreux de notre âme devant Dieu. Par l'oraison contemplative on s'engage tout entier pour Dieu et vers Dieu. La personne s'y donne et agit, non seulement selon toute la charité qu'elle reçoit, mais selon tout son être de grâce, uni à toutes ses possibilités humaines. Fidélité ; preuve directe et positive d'amour pour Dieu.
IL FAUT DES ÉCHANGES MUTUELS
L'amitié demande des échanges mutuels. Elle exige que notre ami puisse disposer de tout ce que nous possédons 10. On pense d'abord aux biens matériels. Mais non, mettons plutôt au premier rang les richesses intérieures : tout ce qui affine notre sensibilité, tout ce qui développe notre esprit, tout ce qui ennoblit notre cœur. Parce qu'un ami ne saurait accepter que la personnalité de son ami soit moins pourvue de biens et moins épanouie que la sienne propre. Chacun des deux voudrait que son ami possède plus de ressources intérieures qu'il n'en possède lui-même, en tout cas pas moins ; c'est pourquoi il invite l'autre à venir se servir. Par suite, l'amitié pousse chaque partenaire au progrès intellectuel et spirituel. Il vaut la peine, en effet, de cultiver sans cesse son propre capital, puisque quelqu'un qui est aimé y puisera également. Et chacun peut encourager les progrès de son ami, puisqu'ils seront mis à l'usage commun.
Parce que l'amitié exige des échanges, il s'ensuit que, de deux amis, le plus doué aime davantage et mieux 11. En effet, dans les échanges mutuels, ce que celui-ci apporte a davantage de qualité. Sur la table où les deux amis mangent ensemble chaque jour, les mets les meilleurs et les plus abondants sont servis par lui. Il lui revient de mettre de la perfection — remarquée de lui seul, peut-être, donnée de surcroît — dans des gestes auxquels l'ami moins doué n'accorde que peu d'importance et peu d'attention. Au plus doué des deux amis appartient encore de parer à la fragilité possible de l'amitié, de compenser ce que l'autre n'y met pas, de suralimenter ce qui tend à se dessécher. Au fond, l'amitié repose sur le plus fin des deux amis ; sur le mieux doué selon la sensibilité, le cœur et l'intelligence. Elle repose sur le plus mûr des deux, le plus réservé aussi. Car lui connaît mieux le prix de l'amitié. Il peut faire de celle-ci son œuvre, son chef-d'œuvre.
Or il s'agit ici de l'amitié divine. Les traits que je viens de noter, nous les retrouverons dans cette amitié-là. D'entrée de jeu, accordons à notre grand Dieu la supériorité en tout, et donc le rôle essentiel, mais secret, celui de l'ami le plus fin, le plus doué. Dieu a fait naître, par bonté, notre amitié avec lui ; il saura, par toute-puissance, la maintenir, la développer. Il aura soin d'écarter les périls qui la menacent : rupture brusque ou lassitude progressive. Les choses doivent se passer ainsi durant nos temps de prière. La main qui nous ramène ou nous retient à l'oraison, pour que nous n'abandonnions pas, est celle de l'Ami plus aimant que nous, parce que plus fin que nous.
Quels échanges y a-t-il entre Dieu et nous ? Quels sont les biens divins qu'il met à notre disposition au titre de l'amitié ? Il faudrait répondre par une énumération, laquelle nécessiterait des distinctions préalables. Mais laissons cela, et mentionnons seulement un don qui prend place dans cette surnaturelle amitié, le don par excellence, l'Eucharistie.
À l'actif de l'amitié que Dieu nous porte, ne faut-il pas mettre, et au-dessus de tout, l'Eucharistie, don de Dieu, don qui est Dieu ?
Faisons un peu de théologie devant le Tabernacle. Je crois de toute mon âme au grand mystère de notre foi : le Corps, le Sang, l'âme et la divinité de Jésus-Christ, Fils de Dieu, offert, reçu, présent. Offert au cours du sacrifice de la messe ; reçu par la communion ; présent réellement et en permanence dans le Tabernacle. Offert pour mon salut et le salut du monde ; reçu pour me préparer à la vie éternelle ; présent en permanence pour l'amitié, et pour les premiers secours. Ces trois fonctions de l'Eucharistie s'appellent l'une l'autre. De chacune par rapport aux deux autres, nulle infériorité. Les trois sont également justifiées, également nécessaires. Celui qui ne sait pas quel risque l'attend, au terme de la vie présente, mésestime l'offrande salutaire du Corps du Christ. Celui qui n'a pas le sens de sa propre faiblesse et de sa solitude boude la communion au Corps de Christ. Celui qui ne sait pas que Dieu l'aime, néglige la présence permanente du Christ au Tabernacle. Pour moi, il me plaît de reconnaître notre Sauveur en ces trois aspects de son grand mystère. Dans l'Eucharistie, je crois avec une égale certitude la Victime offerte, le Pain reçu, l'Ami présent. L'offrande, la nourriture, la Présence : trois utilisations d'un même don, en vue de mon salut et du salut du monde.
Nourriture : le premier effet de la communion sacramentelle est de conférer à l'âme la force de produire immédiatement des actes d'amour pour Dieu 12. Pas forcément avec une facilité sensible ; comme toujours dans la vie spirituelle, il faut faire des efforts. Cependant, durant les moments qui suivent la communion, nos actes seront plus valables, parce que davantage aidés. Quel non-sens de jeter aux vents et aux courants d'air ces moments-là, les meilleurs pour la prière d'union, les moments durant lesquels notre prière a le plus de chance d'être réellement unitive, indépendamment, je le répète, de toute euphorie sensible. À Notre-Seigneur reçu comme nourriture, ma prière dira, sous une forme ou sous une autre : « Aime-moi plus que je t'aime. Donne-moi plus que je te donne. Nourris-moi fortement, pour me soutenir fortement, durant tout ce jour ».
Présence réelle et permanente : c'est précisément parce que, dans le Tabernacle, Dieu n'apparaît pas, que le fidèle doit témoigner de sa Présence. Le témoignage de l'adorateur doit répondre au silence de Dieu. Comme ils sont gênants, tous ceux-là qui aiment prier devant le Tabernacle, alors que, de par le monde, les tambours proclament la mort de Dieu ! En tout cas, ceux qui adorent dans l'Eucharistie un Vivant sont eux-mêmes bien vivants, et je veux en être. Que les événements et accidents de ce monde nous laissent la facilité de nous nourrir de l'Eucharistie et de rendre notre culte au divin Corps du Christ, à sa Présence réelle et permanente. Voilà tout ce que j'attends de l'histoire contemporaine et de l'évolution. Et voilà aussi ce que je souhaite au bénéfice de tous les hommes. En importance, les conquêtes du progrès social et scientifique passent bien après.
L'amitié comporte toujours une part réservée au seul ami, à l'exclusion de toute autre présence ; cela résulte de la profondeur des échanges mutuels. L'amitié est donc, nécessairement, pour une part, un monde clos. En cela elle se distingue de la camaraderie. Or cette loi régit également l'amitié de l'homme avec Dieu : cette amitié comporte nécessairement une part d'union personnelle, que rien de communautaire ne pourra jamais supplanter. De même, dans l'amitié qui descend de Dieu vers l'homme, il y a toujours une part incommunicable à autrui. La qualité même de l'amitié exige cette réserve, et d'autant plus lorsque cette qualité approche de l'infini. Car certaines réalités ne changeront jamais de nature : un trésor sera toujours le bien propre de celui qui sait où il se cache et comment l'atteindre, un grand et véritable amour ira toujours d'un unique à un unique. Même lorsqu'un seul objet doit appartenir à tous, comme il arrive quand c'est Dieu qu'on aime, même dans ce cas, mon amour pour Dieu est strictement mien. Et Dieu lui-même est mien.
Mais après tout cela, que donnons-nous à Dieu ? S'il faut des échanges mutuels, où se trouve la part que nous apportons, en vertu de laquelle il y aura enfin réciprocité ?
Ce que nous donnons à Dieu ? Rien que nous n'ayons d'abord reçu. Dieu, en effet, est notre Créateur, et son action nécessaire s'étend à tout ce qui existe en nous et par nous, jusqu'au moindre élan de notre âme. Cependant, si vous y tenez, et pour que vous ne soyez pas trop déçu, disons que nous donnons quelque chose à Dieu : le choix que nous faisons de lui pour Bien suprême et pour ami. Au vrai, ce choix lui-même nous l'avons reçu, mais librement, en vertu de la subtile toute-puissance de la Cause première. Et c'est tout !
Ne pensez pas, cependant, que ce petit choix, ce petit don que nous versons au fonds commun de l'amitié soit peu de chose. Si vous voulez en juger, imaginez les deux hypothèses que voici : durant cinquante ans, vivre côte à côte avec quelqu'un qui vous a vraiment choisi avec la fibre de son cœur ; ou vivre dans les mêmes conditions avec quelqu'un qui vous exclut totalement.
Faites le détail et le total de la différence, et vous mesurerez ce que représente le choix que fait un cœur humain. Ce choix, personne ne peut l'obtenir de nous si nous ne le faisons pas spontanément. Or, voilà que nous voulons le porter sur Dieu ! Une fois de plus, je trouve ici une justification de l'oraison contemplative. Car, lorsqu'on a choisi Dieu, on conserve son temps à Dieu. Et combien d'éliminations ce choix entraînera-t-il par la suite ; préférence que nous admettons aux dépens de nos préférences. Qui se laisse prendre dans l'engrenage de la prière contemplative le veut bien ; il le veut bien parce qu'il a choisi Dieu. Mais, par défaut de ce choix, la vie paraîtrait vide à certains cœurs humains.

NE QUITTEZ PAS !...
AVANT TOUT, VIVRE ENSEMBLE
Si l'on aime et si l'on veut être aimé, avant tout il faut passer son temps près de l'ami, sous ses yeux, à portée de la voix. Face à face, ou côte à côte, mais tout proche. Vous direz : quand la proximité se prolonge, n'arrive-t-il pas qu'elle déçoive et qu'elle lasse ? Les cœurs épais, peut-être, parce qu'ils ne savent ni créer ni offrir ; les cœurs qui ne savent que consommer. Mais ceux-là, que viendraient-ils faire dans la vie contemplative ?
L'amour et l'amitié ont une même exigence principale : la présence mutuelle 13. L'un et l'autre redoutent un même mal : l'absence, celle-ci ressentie à la fois comme un chagrin et comme un dommage. Sans doute un cœur exceptionnel sait-il compenser toutes les conditions défavorables ; mais mieux vaut encore s'assurer les conditions favorables. L'épouse idéale du capitaine au long cours, dont l'amour pour son époux ne diminue pas avec l'absence, n'existait probablement qu'à de très rares exemplaires. Je parle du siècle passé, du temps des grands voiliers, des voyages à longueur d'année. Chez les âmes plus communes, attendre et différer tarit bien des attraits, bien des offrandes, bien des élans.
Si l'on veut donc avoir la chance de partager avec la personne aimée l'instant du sourire, l'instant du regard profond, l'instant de la sincérité, il s'agit de se trouver présent le plus souvent possible. Il importe surtout de se trouver là, dans l'instant où le cœur ami, plein de joie ou rempli de tristesse, cherche à proximité une accueillante fidélité. Il me plaît que saint Jean ait senti cela, qu'il ait été attiré au pied de la Croix uniquement par l'amitié. Si donc on veut avoir part aux temps forts de la communion mutuelle, il faut être toujours présent. Dès lors, à quoi bon se charger, même au profit de celui dont on désire l'amitié, d'une besogne qui nous éloigne de lui ? Aucun exploit, aucun sacrifice, accomplis pour l'aimé, mais loin de lui, ne vaudront la simple présence aimante. Exploits et sacrifices, certes, peuvent valoir au héros d'être aimé, mais parce qu'ils reçoivent un sens de l'intimité qui les précède ou qui les suivra. Aussi celui des deux amis qui s'éloigne par dévouement devra-t-il sans cesse penser qu'il s'éloigne ; car éloignement et oubli peuvent se suivre, hélas ! promptement. L'intimité ne se défend bien que par la présence continue. Lors donc que la nécessité vous réclame, courez pour vous dévouer ; mais courez encore plus vite pour revenir !
Ces actions qui vous éloignent de l'ami, les entreprenez-vous pour lui montrer vos talents ? Mieux vaut, s'il vous aime déjà, lui montrer encore et toujours que vous goûtez l'intimité. Un jour gagné pour la présence mutuelle, une heure même, ou le plus court instant, tout vaut, en raison de l'intimité. Tout vaut, pourvu que l'on soit ensemble, ou — puisqu'il s'agit de l'amitié divine — pourvu que l'on soit recueilli devant Dieu. L'exigence principale de l'amour surnaturel pour Dieu se conforme à l'exigence principale de l'amitié humaine. Elle justifie pleinement la prière contemplative, continuée, soutenue, telle que la pratiquent les amis de Dieu. Prière de longue présence. Car il est impossible d'aimer en charité et de sacrifier pour longtemps la présence mutuelle.
Mon Dieu, parce que vous m'avez fait religieux, daignez favoriser ma présence devant vous. Daignez m'agréer comme ami à plein temps.
DURER DANS L'AMITIÉ
Écoutons le reproche adressé par le Seigneur à ceux qui se prétendent ses fidèles :
« Votre amour ressemble à la nuée matinale, À la rosée qui se dissipe de bonne heure »14.
Autrement dit : vous commencez, et vous ne durez pas ; vous venez, et vous repartez. Assiduité d'un matin, ou tout au plus d'un jour !
Il n'est pas difficile, en effet, de dire : « Je t'aime. » La difficulté commence quand on dit : « pour toujours », et surtout lorsqu'il s'agira de le réaliser. Car « toujours » dure longtemps. Tant que l'attrait exercé par l'aimé demeure vif, on reste attaché à lui sans effort ni peine. Mais pour que l'attrait ne diminue pas à mesure que se révèlent « les réalités de l'existence », celui qui aime devrait pouvoir le renouveler, pour le maintenir au moins dans sa teneur initiale. Artifice de l'amour ? Non, mais tout simplement vérité. Car ce qui hier vous attirait avec raison mérite de vous attirer encore aujourd'hui, si vous avez la force de vous élever du caprice à la fidélité, des récriminations aux mélodies. Personne ne voudrait dire : « Je ne puis aimer » ; mais chacun risque d'en arriver, un jour ou l'autre, à dire : « Je ne puis plus aimer ». Car, pour aimer toujours un même objet, il faut avoir une source au fond de l'âme. Il faut, à la fois, la force de se souvenir et la force de créer. Il faut inventer chaque jour ce qui doit durer chaque jour. Aimer peut être, parfois, une faiblesse ; mais durer dans l'amour ou l'amitié est toujours une générosité, une victoire.
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » : ce précepte n'ordonne rien de particulièrement ardu. Mais que, durant toute la durée de notre existence, chaque jour il s'impose, toujours pareil, voilà qui devient un tour de force. Pour réussir ce tour de force, peut-être suffirait-il de très peu ? Comme il en faut très peu pour entretenir un feu de bois dans la forêt. Pourtant ce peu dépasse nos forces. Si donc l'attrait de l'amitié divine perd de sa vivacité, si la noire malice de la monotonie nous accable, il n'y a qu'un moyen de dépasser le plat et de se remettre dans la montée : la prière. Par conséquent, pour durer dans l'amitié divine, il faut durer dans la prière.
DURER DANS LA PRIÈRE
« Ce fantastique effort de la prière de tous les jours »15. Vous, Antoine de Saint-Exupéry, qui avez écrit cette phrase, faisiez-vous donc partie des amis de la prière ? En tout cas, merci pour ce mot si compréhensif. Mais pourquoi « fantastique effort » ? Parce que ce n'est pas une petite chose que de durer, par ce moyen qui ne rassasie pas notre sensibilité, dans un amour pour un objet qui, lui-même, ne touche en aucune manière notre sensibilité. Seule la grâce divine de la charité théologale nous attache à Dieu. Or, ce n'est pas une mince affaire que de rester attentif, chaque jour, pour demander cette grâce, et pour l'accueillir.
Fantastique effort, cette prière qui continue, alors que les sentiments et aspirations de l'âme se dessèchent. Fantastique, cette patience de l'homme contre le silence de Dieu. Fantastique, cette poursuite d'un amour qui ne vient pas, et qui semble ne jamais vouloir venir. Fantastique, ce pauvre boiteux qui ne quitte pas le Tout-Puissant, et marche du même pas.
Fantastique effort, que de supporter ce poids des stations à genoux ! Mais non, ne parlons pas de cela, et n'exagérons pas ! Si nous ne portions jamais d'autre poids que celui-là, quelle allégresse ! Nous irions sûrement à l'extrême de nos possibilités, et les mélodies chanteraient d'elles-mêmes dans notre âme !
« Et maintenant, dit le Seigneur, si tu aimes le fantastique, tu sais, enfant, ce qu'il te reste à faire ? » « Hélas ! mon Seigneur et Maître, si vous m'attirez dans cette voie, vous allez me rendre bizarre dans mon propre milieu ! » « Accepte, enfant, le ridicule attaché à une vie de grandes prières. Sache seulement apprécier, selon les certitudes de la foi, les possibilités secrètes que t'offre une telle vie. J'aime les cœurs qui choisissent. Et pour t'aider à choisir, écoute la leçon d'un petit apologue. Voici un chien qui aboie et galope avec ardeur sur une piste où il a vu et senti le gibier. D'autres chiens des fermes voisines, voyant courir leur congénère, se mettent derrière lui en aboyant et galopant de confiance. Mais ceux-ci n'ont ni vu ni senti le gibier, et, très vite, ils se demandent ce qu'ils font là, derrière cet enragé, et ils abandonnent. Seul le premier poursuivra jusqu'au bout, jusqu'à la saisie, parce qu'il a une expérience qui manque aux autres. Ce chien te paraît-il ridicule dans sa poursuite ? Alors toi, demande-toi qui donc, dans ton aventure personnelle, joue le rôle de gibier ? »16
Puisqu'il s'agit de durer dans la prière, pratiquons soit la prière vocale, lentement répétée (oraisons jaculatoires, chapelet), soit l'oraison contemplative, ou un libre mélange des deux. Seules, en effet, ces formes de prière peuvent obtenir le résultat recherché : exciter la vertu de foi juste assez pour lui permettre de veiller, supporter sans perte les longues étapes, exercer l'amour peu senti, infusé par Dieu. Les autres formes de prière (oraison discursive, énumération de demandes) ne servent guère, si même elles ne gênent pas.
L'oraison contemplative a ceci de particulier : quelle que soit la quantité qu'on y met, le total paraît peu. Même si l'on donnait tout son temps à cette forme de prière, elle ne ferait jamais une lourde production matérielle. Exercice éminent de la vertu de religion et de la charité théologale, elle ne pèse jamais sur l'âme d'une façon rigide ou vulgaire. Comme un ruisseau dont l'eau, bien qu'elle coule jour et nuit, reste naturellement fraîche.
Lorsque la prière personnelle atteint une certaine fréquence, il n'y a plus lieu de chercher si elle est fervente ou non. Assiduité signifie ferveur ; et fidélité sauve tout.
Je mène ma vie de prière bien mal ? Peu importe, je continue. Mieux vaut continuer qu'abandonner. J'aime Dieu bien mal ? Peu importe. Continuez. Mieux vaut continuer que cesser.
Pourquoi, Seigneur, avez-vous donné à mon cœur la forme d'une tenaille ? Je veux dire qu'il ne lâche pas facilement ce qu'il a, une fois saisi ? Cela n'a pas rendu ma vie très facile, mais m'a permis, du moins, de durer dans la prière !
Lorsqu'on connaît la pauvreté de sa propre prière, on éprouve le besoin d'y mettre au moins la quantité. Et lorsqu'on y met la quantité, on commence à obtenir vraiment ce qu'on espère.
Quel que soit le moment de votre existence où vous êtes arrivé, il vous est encore possible d'ajouter un moment de prière à ceux que vous avez déjà faits, fussent-ils innombrables. Vous avez ainsi toujours devant vous une œuvre essentielle, une possibilité, la plus ferme des diverses possibilités dont je vous entretiens dans, ces pages.
Vous le voyez, je vous propose ici, avec le désir de vous attirer dans le parcours, des choses qui vous paraissent peut-être ambiguës ? Ne se pourrait-il, en effet, que je me trompe ? Que, d'un bout à l'autre de ces pages, je voie du positif là où il n'y a rien ; que je confonde horizon naturel et vie surnaturelle ; que j'aie manqué mon entrée et même toute ma démarche ; que les fruits soient gâtés ? Certes, il se pourrait. Mais il se peut aussi qu'il y ait quelque exactitude dans ce que j'expose ici. Dans cette dernière hypothèse — que j'espère réalisée par l'aide de Dieu —, je reprends confiance en la vérité de la vérité, et je m'arrête, frère, à la conclusion que voici : « Si vous avez le don de prière, de grâce, ne demandez pas autre chose ! »17

LE PRIX COÛTANT DE LA POSSIBILITÉ
LE TICKET D'ENTRÉE
Alors que déjà, et bien timidement, je vous cherchais, mon Dieu, je savais que rien, jamais rien, ne pourrait vous forcer à m'appeler et à me choisir pour votre amitié. Aucun titre à être admis. Peut-être, seulement, une chance à espérer, venant de vous ; une chance infime, une chance sur mille ou sur dix mille. Autant dire gratuité absolue. Je devinais qu'il existe une certaine famille d'âmes, celle des amis de Dieu, je souffrais de n'en point faire partie, et ne savais comment la rejoindre. J'avais la nostalgie d'une vie et d'un milieu désirés dont j'étais absent. Je révérais et enviais ce que je ne connaissais pas. En tout ce qui concerne les biens offerts par la main de Dieu, oh ! combien il faut se garder de mépriser ce qu'on ne connaît pas encore ! J'imaginais comme un beau jardin dans lequel Dieu admet ses amis ; mais, isolant ce jardin, un long mur, devant lequel j'allais et venais sans fin, sachant bien que jamais, par la seule vertu de mon désir, je ne trouverais la porte de passage. Allant, venant, durant des délais qui ne cessaient de s'allonger, et pour ne pas me lasser de piétiner devant ce mur, je me répétais sans cesse : « Tout accepter, tout, pour un degré d'intimité en plus ! » Je disais et redisais aussi, sans fin, le texte que voici de sainte Thérèse d'Avila : « Que nous le voulions, que nous ne le voulions pas, nous marchons tous, quoique en différentes manières, vers la fontaine de vie. Mais il n'y a, croyez-m'en, qu'un chemin qui y conduise, c'est l'oraison. Quiconque vous en indique un autre, vous trompe »18. Ce texte me semblait résumer, je ne sais trop comment d'ailleurs, le sens de mes recherches et de mon attente, et tout autant leur inefficacité complète. Sur mes lèvres, ce texte se transformait en supplication. Ainsi à tout instant, et surtout durant les heures de travail, durant trois années, davantage peut-être. Dans quel pré, dans quel champ du monastère n'ai-je pas semé ces prières, plus dru que les brins d'herbe ou les graines qui y poussaient ? La parole de Dieu, semée ici ou là, produit cent pour un, ou soixante, ou trente pour un, ou rien du tout. Mais la parole de l'homme jetée vers Dieu, la prière, produit toujours cent pour un. Aussi, un jour, plus heureux que tout autre jour, je me suis trouvé avoir passé le mur ! Passage complètement inaperçu, mais c'est par la suite que mon âme a pu dire, avec une reconnaissance étonnée : « Quoi qu'il m'arrive dans l'avenir, il demeure à jamais acquis que, au moins durant un certain temps, je vous ai aimé, mon Dieu, d'un amour qui ne venait pas de moi, mais de vous en moi. » Manière peut-être maladroite d'exprimer un événement très réel. La gratuité demeurait totale ; si totale qu'elle me fait peur aujourd'hui encore. Il s'en est fallu de si peu : une bienveillance de la volonté d'un Autre, lequel n'avait rien de particulier à y gagner ! Comme l'entrée m'avait été ouverte sans raison, de même elle aurait pu m'être refusée sans raison. Savez-vous en quoi consiste la grâce, la gratuité ? Savez-vous ce que vous dites lorsque vous parlez de don gratuit, de privilège gratuit ? Vous n'en savez rien. Il n'y a qu'une gratuité, celle selon laquelle notre Dieu nous aime, nous appelle et nous conduit vers lui.
Pour découvrir l'étroit passage dans le grand mur, il faut, en plus de l'insistante prière dont je viens de parler, une seconde condition. Saint Jean de la Croix indique en quoi elle consiste. Mais les leçons des livres, même des meilleurs, peuvent passer inaperçues. Il faudrait, en plus du livre, avoir près de soi un ami de ce livre et de cette doctrine. Il faudrait avoir près de soi un conseil vivant, une voix qui fasse ressortir les passages clés. Cette voix compétente et assurée vous aiderait à découvrir l'option indispensable, et vous encouragerait à tenter l'aventure. Pour ma part, je n'ose vous indiquer en quoi consiste cette seconde condition. Aider à trouver l'entrée du jardin, non, vraiment, je ne l'ose pas, tellement, après qu'on est entré, le ticket d'entrée coûte cher ; tellement, après qu'on est entré, les poids sont lourds à porter ; tellement il faut les porter longtemps. Je parle de ce qu'il faut payer après être entré, car, s'il a fallu donner quelque chose avant, on l'oublie, tellement ce qu'il faut donner après est plus onéreux. Si Dieu vous fait découvrir l'entrée du jardin, tant mieux pour vous, mille fois tant mieux. Ensuite, lorsqu'il vous faudra payer le ticket, je vous aiderai de tout mon pouvoir et avec compassion. Mais je ne veux pas, avant que vous soyez entré, porter la responsabilité de vous avoir attiré : vous me reprocheriez, plus tard, le prix du ticket !
D'autre part, nous savons que, dans tout appel à l'intimité avec Dieu, intervient la communion des saints, laquelle fonctionne en faveur du salut de tous les hommes. Toute âme religieuse en supporte sa part. De ce point de vue, il y a également des tickets à payer. Mais ceux-ci ne sont pas de la même couleur que le ticket dont je viens de parler. Il s'agissait de notre entrée personnelle dans la seconde vocation. Les tickets dont je parle maintenant concernent la vocation première et générale au salut éternel.
Sur le chemin du Paradis, nous sommes transportés par les cars du Bon Dieu, sinon personne n'arriverait jamais au bout. Il y a quelques cars pour les amis de Dieu, et une longue file de cars pour les autres. Ces derniers sont gratuits. Les cars des amis de Dieu sont payants, et ce billet-là coûte cher. Mais le plus fort, c'est que les amis de Dieu doivent payer dix et vingt fois leur place. A tout instant durant le voyage, le Maître passe de nouveau, pour leur demander de payer encore. Les amis finissent par comprendre qu'on les fait payer pour d'autres, pour ceux qui voyagent sans billet dans la longue file des cars gratuits. Et lorsqu'ils doivent verser le prix pour la vingtième fois, ils se plaignent bien un peu à leur Seigneur ; mais pas trop, parce qu'ils savent que ce ne sera pas encore la dernière fois. Ainsi l'exige notre fonction de suppléance.
Ceux que j'aime, je les donne à Dieu. Je ne les renvoie pas à d'autres humains, je les donne chaque jour à notre Dieu. « Seigneur, tous ceux que j'aime, je les mets dans votre main : voyez donc ce que vous êtes pour moi ! Et je vais en chercher d'autres ; car le temps m'en fera connaître et aimer d'autres. Tous, je les mettrai dans votre main. Et nous n'aurons qu'un amour, celui de Dieu, notre Père ».
THÉOLOGIE SILENCIEUSE
Qu'on l'admette ou non, l'union de l'homme avec Dieu, les conditions et les exigences de cette union constituent une science. Il faut donc consentir à se laisser enseigner quelques petits principes normatifs et intangibles relatifs à cette science. Il ne servirait de rien de vouloir tout inventer par soi-même. En outre, dans la vie spirituelle, comme dans le travail manuel ou le sport, posséder un peu de technique relève l'intérêt qu'on y porte et procure plus de sécurité. On ne peut aller à la recherche de Dieu par n'importe quels moyens, ni dans n'importe quelle direction. Or, il y a présentement une mésestime vis-à-vis de la spiritualité comme science, au profit de l'étude quasi exclusive de la Bible. Essayons de raisonner le cas.
J'ai commencé à lire quotidiennement l'Écriture sainte bien des années avant que cette pratique ne se répande. Durant vingt-cinq ans, je l'ai lue annuellement d'un bout à l'autre. J'ai reçu de cette lecture, cela va sans dire, des bienfaits, des encouragements et des connaissances, autant que j'en peux porter. Néanmoins, je suis arrivé aux deux constatations que voici : d'abord, l'Écriture sainte ne peut, à elle seule, fournir le léger support dont a besoin l'oraison non discursive. Ensuite, l'Ecriture sainte ne suffit pas pour nous instruire de tout ce qu'il est nécessaire de savoir touchant la vie intérieure. Bien des notions indispensables ne peuvent s'acquérir que par la théologie dogmatique et la doctrine des maîtres spirituels. Pour les décisions à prendre au cours d'une vie de prière, et pas seulement dans les débuts, notre esprit a besoin de principes clairement formulés, que d'autres esprits plus compétents ont tirés de leur expérience et de leur réflexion. Précisément, les plus qualifiés parmi les amis de Dieu, aidés, sans aucun doute, par un charisme divin, nous ont laissé d'excellentes cartes routières, et d'utiles notices d'entretien pour les différents types de voitures. Faute de connaître ces notices et ces cartes, nous ne saurons jamais assez explicitement le voyage que Dieu veut nous faire faire, ni comment et par quels chemins le suivre. Aussi risquerions-nous bien des retards, des accidents de route, et surtout, le pire de tous : abandonner en plein parcours. Encore une fois : la parole de Dieu ne rend pas vaine la parole des amis de Dieu, nos aînés, nos maîtres. La Révélation n'élimine pas la réflexion sur des expériences qui sont identiques chez tous. De toute évidence, la prière, et surtout la prière monastique à longueur de vie, demande qu'on s'y prenne très méthodiquement. Or la Bible ne contient pas d'indications à cet effet. Il faut donc que nous cherchions celles-ci dans la doctrine des maîtres spirituels. N'allons pas nous priver de cette substance et de cette solidité ; et renseignons-nous auprès de ceux qui ont réussi.
Voulez-vous quelques exemples qui fassent comprendre ce dont il s'agit ? Prenons une situation classique, qui concerne les premiers pas et qui, de ce fait, revêt une certaine importance. Un moine débute dans la vie intérieure ; on lui demandera des efforts pour réduire ses défauts, pour acquérir des vertus, pour s'exercer à l'oraison discursive. Cela suppose déjà qu'il assimile une petite tranche de doctrine précise. Si ce religieux se montre fidèle en ces pratiques, Dieu peut vouloir prendre les choses en main ; par des épreuves directement providentielles, lui-même organisera désormais les efforts que ce religieux faisait auparavant ; et Dieu va suspendre l'oraison discursive, pour lui substituer une oraison contemplative. Si le patient ne veut pas contrecarrer ces changements, il faut de nouveau qu'il possède sur ces divers points des enseignements certains. Enfin, si Dieu ne prend pas ces initiatives, il y a possibilité non pas de l'y contraindre, non pas de les mériter, mais de s'offrir à elles dans une humble dépendance. Le moine, en effet, ne doit pas se contenter d'attendre ces grâces, mais il a quelque chose de positif à faire pour s'y préparer. Cela demande encore diverses connaissances explicites, beaucoup plus nuancées que les précédentes. Vous trouverez peut-être dans l'Écriture sainte quelques directives pour la première de ces trois étapes, mais certainement rien de précis pour les deux autres. Par conséquent, il faut que vous connaissiez d'abord la doctrine spirituelle, si vous voulez trouver dans l'Écriture une aide pour la vie de votre âme.
C'est pourquoi je vous souhaite de désirer ce beau savoir, cette belle science des approches de Dieu et de son amitié. Je vous souhaite d'abord le savoir doctrinal. Dites-moi ce que signifie, par exemple, « les différentes manières d'arroser un jardin » ; ou bien « l'acquis, l'infus, le senti et le non-senti » ; ou bien encore « les quatrièmes demeures ». Savez-vous assembler ou distinguer comme il convient ces notions ? Or ce n'est là que l'enfance de l'art ! Vous répondrez : « Je prie tout de go, sans technique ni doctrine ; cela me suffit. » Cela suffit si vous voulez voler en rase-mottes toute votre vie durant. Mais le vol en rase-mottes risque, pour un accident de terrain tout à fait banal, de vous mener rapidement au stop définitif. Par conséquent, mieux vaut voler un peu au-dessus des obstacles.
Les grâces d'union avec Dieu sont des moyens. Quand elles surviennent, il faut savoir s'en servir immédiatement. Méditez la parabole des vierges sages et des vierges folles, elle trouve ici une application. Il faut avoir sa lampe allumée et sa provision d'huile lorsque survient la grâce ou l'Auteur de la grâce. Il y va de nos possibilités.
À cette science qui énumère les règles de l'amitié divine, il me semble pouvoir appliquer l'étiquette de « théologie silencieuse », qui la distingue de la « théologie prêchable », deux expressions que j'emprunte à l'abbé, depuis cardinal, Charles Journet 19.
Pour celui qui cherche par-dessus tout l'intimité avec Dieu, il y a moins de vérité et d'amour, en un mot moins de possibilités, dans la théologie prêchable que dans la théologie silencieuse. Mais cette théologie silencieuse, il faut, bien sûr, qu'elle mérite le nom de théologie et en remplisse les exigences. Et qu'elle ne fasse pas, au moment où vous en avez besoin, comme des gravillons sous vos pneus dans un virage un peu dur. A la fois sagesse et science, elle doit être par conséquent large, paisible, ordonnée à la pratique ; et, de plus : certaine, précise, spéculative, définie et définissante. Pensez à la vocation du moine : le moine se doit d'acquérir cette théologie silencieuse, en raison du temps qu'il consacre à la vie intérieure. Or, cette sorte de théologie réclame plus de rigueur, plus de travail et de continuité que l'entretien de la théologie prêchable. Pour cette dernière, la marmite une fois remplie, il suffit de la remettre assez souvent sur le feu. Quant à la théologie silencieuse, l'âme doit en vivre. Car elle fonde, en sécurité et dans la vérité, l'union avec Dieu. Elle dicte des choix. Elle façonne le cœur. Elle suscite et guide les aspirations. Elle influence l'oraison. Le moine a donc besoin de cette science, que l'exégèse ne peut remplacer.

LE PRIX COÛTANT DE LA MÉLODIE
JOB
N'ai-je pas annoncé des mélodies ? Justement, ainsi va le chant : il monte, puis il descend ; il s'élance, puis il retombe ; il passe du majeur au mineur. Selon les passages, il plaît, ou il plaît moins.
Abordons, une fois de plus, le grave sujet. À nos frères matérialistes, qui, en raison de l'incompréhensible mystère de la souffrance, protestent avec révolte contre notre Dieu, montrons que nos protestations sans révolte sont aussi véhémentes que les leurs. Disons à ces scandalisés notre propre scandale. Celui-ci, accompagné de soumission confiante, n'est pas moins tragique que le leur, accompagné de négation. Le fidèle n'échappe pas à la souffrance ; mais il trouve son salut en ne voulant pas non plus, à cause de la souffrance, échapper à Dieu.
Plaignons-nous de Dieu. Comme Job, le rouspéteur fidèle. Se plaindre peut avoir aussi valeur de témoignage — témoignage de foi, bien sûr, je n'en voudrais pas d'autre. Vous-même, donc, Seigneur, inspirez-moi ce que je peux dire contre vous.
Lorsqu'un moine, après avoir obéi à la première vocation qui l'a conduit dans le cloître, demande encore pour lui cette seconde vocation qui est celle de l'intimité avec Dieu, il ne sait pas en quels risques il s'engage. Il ne peut aucunement soupçonner le poids des épreuves ni leur durée, comme suite au supplément de grâces qu'il demande. Toujours ce même ticket d'entrée, qui se paye après, alors qu'on ne peut plus reculer ! Deux images montreront tant bien que mal de quoi il s'agit.
D'abord, quant à la durée de ces épreuves. À l'égard de ses amis, Dieu aime tellement suspendre les événements souhaitables ! Il se plaît à laisser refroidir lentement sous leurs yeux la tasse qu'il a promis de leur servir et qu'il a fait chauffer devant eux ! Ô Maître tout-puissant et peu pressé ! Seigneur, il y a donc une loi humaine que vous ne voudrez jamais faire vôtre, celle-ci : le plus court chemin d'un cœur à un autre, c'est la ligne droite. Et, entre vous et nous, vous mettez des détours, des contours et des demi-tours, à n'en jamais finir. Ensuite, quant au poids des épreuves. Peut-on dire qu'une presse à emboutir se comporte amicalement à l'égard de la feuille de métal qu'elle écrase ? Pourtant, ainsi Dieu se comporte-t-il à l'égard de ses amis : une presse à emboutir de six cents tonnes. Hélas ! il n'en fallait pas tant ! D'autant que, à force plus grande, précision moindre. On avait mis sous la machine une tôle de huit millimètres ; la presse a frappé son coup un peu trop fort, la tôle sort avec une forme parfaite, mais elle n'a plus que sept millimètres. Et voilà l'objet inutilisable ! Tous les fidèles de la prière savent d'avance que Dieu se mettra au travail pour les sanctifier ; ils s'attendent à ce qu'il fasse sur leur dos du travail artisanal, mais c'est souvent de l'industrie lourde. Le Seigneur a-t-il donc, à tel point, confiance en la capacité de résistance de ses amis ?
LE FILET
Si vous suivez, dans le cloître ou dans le monde, la vocation d'ami de Dieu, votre Maître va sûrement vous faire goûter l'épreuve du filet. Vous serez ligoté par des circonstances ou par des volontés qui vous empêcheront de donner et de servir, et même de vous développer comme vous l'espériez. De plus, les circonstances extérieures qui vous ligotent se trouveront doublées d'impossibilités personnelles éprouvées dans votre sensibilité et dans votre âme. Même si vous voyez d'avance de quel côté le filet va tomber sur vous, et que vous vouliez l'éviter en fuyant d'un autre côté, la nécessité des événements vous forcera à venir vous présenter, à l'heure inévitable, au passage fatal. Ensuite, pour vous libérer de ce filet, il faudrait des luttes sans fin que vous ne voulez pas entreprendre ; d'autant qu'elles seraient, vous le savez, inutiles. Toutes les issues possibles s'annoncent donc comme également cruelles. Et vous ne pouvez rien esquiver, rien modifier, rien abréger. Vous ne pouvez bouger ni le petit doigt ni la langue. Vos plaintes n'y changeront rien. Chacune des cordelettes du filet, chaque maille, chaque nœud, sont inévitables. Alors, soyez-en sûr, Dieu l'a voulu ; et tout vient de lui ; et vous pouvez y reconnaître sa main. Pauvre proie !
Mais jurez-vous, une fois pour toutes, de ne jamais vous aigrir.
Parmi les différents types de filet, vous apprécierez spécialement celui qui vous emprisonnera dans ses mailles de telle façon que vous ne pourrez plus ni aimer ni faire du bien selon votre choix. Lorsque les circonstances réclameront indéfiniment de vous des trésors de sympathie envers des gens que vous n'auriez jamais choisi d'aimer, et que des cloisons infranchissables vous sépareront de ceux que vous auriez choisis.
Ne dites pas qu'en tout cela je vous donne l'exemple de la rancœur et du blasphème. Comprenez qu'en formulant de cette façon le paradoxe créé par l'union entre la créature et notre Dieu transcendant, je vous renvoie à la métaphysique — la plus vraie, celle de saint Thomas d'Aquin —, au « traité des causes », à la théologie spéculative, à l'objet formel de l'espérance théologale. Sans notions fermes, renoncez à réfléchir, vous ne vous tireriez pas du paradoxe. Je vous renvoie surtout à la prière, en la longueur des heures, en la longueur des jours. La prière contemplative guérit les blessures occasionnées par la vocation d'ami de Dieu. Tout comme la cent unième heure d'oraison justifie les cent heures qui l'ont précédée et compense les épreuves qu'elles ont amenées. Tout comme la dernière fidélité révèle toutes les fidélités antécédentes, inaperçues et, d'un seul coup, les magnifie.
ABRAHAM ET MELCHISÉDECH
Mais — et voici de l'inattendu — malgré le filet, malgré le ticket d'entrée dont nous avons parlé précédemment, l'ami de Dieu demeure dans une certaine joie. Une joie divine, aussi fidèle au cœur que les épreuves. « Seigneur, vous ne m'avez guère béni : mais moi, je vous bénis. » Cette joie se manifeste, par exemple, lorsque deux amis de Dieu se rencontrent et peuvent se communiquer librement leur expérience. Car chacun perçoit tout de suite que l'autre est vraiment conduit par Dieu. Ce qu'il ne sait pas toujours apercevoir dans sa propre aventure, il le reconnaît d'un coup d'œil infaillible dans l'expérience de l'autre. Et le tracé de la main de Dieu fait vibrer son cœur.
Racontée au chapitre XIV du livre de la Genèse, la rencontre d'Abraham et de Melchisédech est la première en date des rencontres entre des âmes qui se reconnaissent de la même famille parce qu'elles prient de la même manière.
En raison du monothéisme qu'il professait, Abraham vivait séparé spirituellement de sa parenté restée païenne ; son émigration loin du pays d'Aram, terre de ses ancêtres, en fournit la preuve. Pareillement, durant son séjour en Chanaan, il vit seul et séparé ; parmi des païens sédentaires, il reste un nomade. Nul confident de ses certitudes religieuses.
Melchisédech apparaît, qui invoque lui aussi « le Dieu Très-Haut, Créateur du ciel et de la terre ». Ce Melchisédech fait confidence à Abraham de sa propre manière de prier. Il accomplit en sa présence la liturgie qu'il s'est lui-même composée pour honorer le vrai Dieu : un sacrifice qui n'immole pas le sang, et qui marque un effort vers la pureté et l'immatérialité, pacifique offrande de pain et de vin.
Alors ces deux hommes de prière expriment la joie spirituelle qu'ils ressentent de leur rencontre. Melchisédech bénit, c'est-à-dire qu'il exulte en Dieu à propos d'Abraham, de la vocation et des grâces reçues par celui-ci. De son côté, Abraham donne à Melchisédech la dîme du butin, pour marquer son estime et leur communion d'âmes. Puis chacun repart vers son aventure personnelle. Mais cette rencontre unique reste pour eux un émerveillement. Chacun des deux demeurera réconforté par l'existence de l'autre, et par la certitude que l'autre reste fidèle au même Dieu Très-Haut. Voyez-les se quitter, ces deux anciens, ces deux chefs de caravanes, hardis et pensifs, drapés dans le mystère, ces cœurs limpides. Éloignés l'un de l'autre, chacun dans son désert, ils ne seront plus désormais des isolés. Pour la première fois, deux hommes se savent pleinement unis, du seul fait qu'ils ont une même expérience de Dieu et de la prière.
La Bible se devait de nous conserver cet important épisode. J'y vois la lointaine origine de cette famille d'âmes à laquelle vous et moi espérons appartenir aujourd'hui ; cette famille dispersée et mystérieusement unie, dont les membres possèdent tous, et ont presque l'air de se passer l'un à l'autre, une merveilleuse petite grâce de Dieu. Une grâce nommée : intimité.
Qu'ont fait vos amis, Seigneur notre Dieu, pour vous forcer à leur donner votre intimité ? Je réponds : ils vous ont aimé avec la fibre du cœur ; ils ont duré dans la prière ; ils se sont laissé ligoter par le filet ; ils ont payé le ticket d'entrée ; ils ont accompli leurs possibilités et chanté leurs mélodies. Autrement dit, ils n'ont rien fait. Car vous leur aviez tout donné : et la fibre du cœur, et le ticket d'entrée, et le don de la prière, et leurs possibilités, et tout et tout. Alors ? Alors, laissons tomber toute inquiétude, et entrons dans l'intimité de notre Dieu. Et si nous avons quelque merci à lui dire, disons-le.
Si je pouvais vous voir, mon Seigneur et Père, je vous dirais quelque chose... Mais, puisque vous êtes en vérité près de moi, pourquoi ne pas vous la dire, et tout de suite ? Donc, voici. Ma vie s'écoule, grâce à vous, selon une remarquable continuité d'épreuves et d'abandons forcés, sans clairières, presque sans clartés. Pourtant, par-dessous ces maux, vous avez tout de même réussi à me faire parvenir les deux ou trois biens que justement je désirais plus que tout. Ces deux ou trois biens que je m'imaginais atteindre par l'audace et le succès, et qui sont arrivés tout doucement par le silence et l'acceptation. Il faut oser dire « tant pis » à tout abandon humain, pour pouvoir dire à toute offre divine : « Je prends, je suis preneur. » Ces deux ou trois grâces qu'il me semble avoir reçues n'en font peut-être qu'une seule ? A la fois tellement peu et tellement tout ; nourriture de famine, manne trop légère et, à la fois, surabondante raison de vivre et d'espérer. Si elle m'avait manqué, cette grâce, celle-là précisément, la belle, la désirée, la merveille, tous les succès imaginables ne m'auraient pas dédommagé de ce manque. Et, avec tous ces succès, j'aurais été, aujourd'hui, devant vous mon Dieu, plein de regrets et presque de colère. Alors qu'avec toutes ces épreuves — et avec cette grâce-là, l'irremplaçable — je suis heureux maintenant et je vous aime. Vos virages sont serrés, vos coups de frein sont durs, mais vous conduisez joliment bien. Et vous m'avez mené, avec la plus parfaite précision, exactement à l'endroit où, dans mon ambition la plus gratuite, je désirais aller. Non pas vers des délices sensibles ni spirituelles, mais vers un amour pour vous fondé en vérité et capable de durer. Et parce que vous agissez ainsi, tout homme trouvera, sous votre conduite, sa mélodie. Et, de plus en plus filialement, la gratitude fera monter cette mélodie vers vous, Père !
Une seule question se pose : un cœur qui m'aime vaut-il pour moi tout le reste de l'univers ? Une simple fibre qui m'appartienne dans un cœur humain compense-t-elle pour moi tout l'univers indifférent ? Oui, certes. Et s'il s'agit d'un mince filet de l'amour de Dieu descendant vers moi, vaut-il pour moi tout l'univers ? Et s'il y a, de ma part, une faible réponse vers Dieu, celle-ci vaut-elle à mes yeux plus que tout ce que je puis trouver ou donner ailleurs ? Oui, l'amour de Dieu pour nous, notre amour pour Dieu valent plus que tout le reste. Si mince soit-il, aujourd'hui, dans notre cœur, si ténu l'espoir de le voir grandir jusqu'à la plénitude, il est déjà l'amour du Bien infini, éternel, inépuisable. Voilà notre réponse à la seule question qui se pose.
ÉCHEC FINAL
A toi maintenant, frère, qui m'as lu.
J'ai voulu t'ouvrir les yeux sur tes meilleures possibilités, qui toutes convergent vers l'amour de Dieu. Ai-je réussi ? Peut-être, en partie.
Je voulais, en outre, t'aider à trouver tes propres mélodies, celles qui déjà devraient remplir ton âme, et qui devraient s'épanouir de plus en plus, avec tes progrès en humanité et spiritualité. En cela, j'ai conscience de n'avoir pas réussi. S'il suffisait d'avoir un peu d'expérience pour te faire réfléchir sur tes possibilités, il aurait fallu me substituer à toi pour te suggérer tes propres mélodies. Tu me demanderas pourquoi je ne t'ai pas révélé les miennes, celles que le dessein de Dieu sur moi fait surgir en moi, au fil des événements qui passent et des grâces reçues ? Mes mélodies ? Mais elles se trouvent là, dans ces pages que tu viens de lire ; elles y sont toutes, en haute fidélité. Tu pourras les entendre, si ton oreille est patiente et sympathisante.
Quant à formuler, pour toi et pour Dieu, tes propres mélodies, après l'aveu que je viens de faire de mon échec, ce travail-là reste entier. Je le laisse donc à une âme plus fine que la mienne : la tienne. Frère, au travail.
Père Jérôme, in Car toujours dure longtemps...

1. De Chateaubriand.
2. Marc Connelly, Desclée de Brouwer, 1936.
3. Saint Thomas d'Aquin : Caritas non potest naturaliter nobis Messe, neque per vires naturales est acquisita. « La charité ne peut se trouver en nous comme une vertu naturelle ; de même, pour l'acquérir, nos forces naturelles ne peuvent rien. » (2a. 2ae. Qu. 24, art. 2.)
4. Saint Thomas d'Aquin : Dilectio est actus voluntatis in bonum tendens, sed cum quadam unione ad amatum ; quae quidem in benevolentia non importatur. « La bienveillance n'implique pas l'union affective ; par là elle est moins riche que la charité. » (2a. 2ae. Qu. 27, art. 2, ad 2.)
5. Saint Thomas d'Aquin : Deus amat nos tanquam aliquid sui. (2a. 2ae. Qu. 30, art. 2, ad 1.)
6. Saint Thomas d'Aquin : Amici, si non amant et amentur, vituperantur. « Ceux qui sont aimés, et n'aiment pas, sont mal vus. » (2a. 2ae. Qu. 27, 1.c.)
7. Terre des hommes, éd. Gallimard, Paris, 1939.
8. Écrits spirituels, éd. De Gigord, 1933, p. 119-120.
9. Ernest Psichari, Le Voyage du centurion, cité dans J. Maritain, Les Grandes Amitiés, Desclée de Brouwer, 1949, p. 202.
10. Saint Thomas d'Aquin : Est proprium amicitiae quod aliquis ea quae habet amico communicet. « Le propre de l'amitié consiste à mettre à la disposition de l'ami tout ce que l'on a. » (4. Contr. Gent. ch. 21, n° 7.)
11. Saint Thomas d'Aquin : Melior est magis amans. « De deux amis,, le plus fin aime le plus. » (2a, 2ae. Qu. 27, art. 1, ad 1.)
12. Saint Thomas d'Aquin : Per hoc sacramentum, quantum est ex sui virtute, non solum habitus gratiae et virtutis confertur, sed etiam excitatur in actum, secondum illud : Caritas Christi urget nos. « Par la communion sacramentelle, grâce et charité sont non seulement apportées, mais encore excitées à produire des actes, ainsi que l'enseigne l'Écriture », II Corinthiens 5, 14 : « la charité, qu'apporte avec soi le Christ reçu, nous active » (3a. Qu. 79, art. 1, ad 2).
13. Saint Thomas d'Aquin : Nihil est proprium amicorum sicut convivere. « Des amis ne désirent rien tant que vivre côte à côte. » (Commentaire sur l'Éthique à Nia, liv. 8, lect. 8. Ed. Vivès, t. XXV, p. 584 a.)
14. Osée 6, 4.
15. Saint-Exupéry, Carnets (1936-1944), éd. Gallimard, p. 31.
16. Adaptation, d'après Les Sentences des Pères du désert, éd. Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1966, p. 108-109.
17. R. P. Sertillanges o.p., Spiritualité, éd. Aubier, 1938, p. 226.
18. Chemin de la perfection, trad. Bouix s.j., éd. Lecoffre, 1884, t. III, chap. xxn, p. 119.
19. Dans Connaissance et inconnaissance de Dieu, éd. L.U.F.-Egloff, 1943, p. 109.