mercredi 28 novembre 2012

En songeant... Père Zanotti-Sorkine, J'ai deux mots à nous dire


« Le Bon Dieu n'a pas écrit que nous étions
le miel de la terre mais le sel
 »
Georges Bernanos
« À la tête de ma cité,
j'installerai des prêtres et des poètes ;
ils feront s'épanouir le cœur des hommes
 »
Antoine de Saint-Exupéry

Ô sainte tiare, vous qui nous sauvez de toute allégeance aux lois du temps et du monde, que tous les prêtres et leurs fidèles vous coiffent, et c'est là mon premier appel. Aussi, je ne quitterai pas le lac de Tibériade, le Verbe y coule à flots, le mont Thabor, puisque Dieu s'y fit Beauté, et en souterrain, la maison d'Élisabeth où Marie par son Magnificat donna le coup d'envoi à la révolution, la véritable, qui consiste à remettre en cause et soi et les autres et les systèmes édifiés par de pauvres humains toujours tentés d'éterniser leurs planifications.
Prêtres, et vous tous qui êtes passionnés du Christ et voulez le révéler, j'ai deux mots à vous dire, ne les prenez pas mal. Je me les redis à moi-même car, en toute vérité, je crois bien qu'ils me dépassent.
Dans ce livre, des pensées apparemment éparses se rassemblent et tirent à bout portant sur toute forme de tiédeur, de lâcheté, de légèreté, d'inaction en matière de foi, et ces pensées hardies sont pour tous, car tous, un jour ou l'autre, nous sommes à compter parmi les fidèles infidèles. Suit un constat, celui du manque, dans l'homme et dans la société, de ce que d'aucuns appellent les valeurs mais qui au fond sont la vie quand elle se décline à l'endroit. Dans ce « Petit traité de l'essentiel », vingt lumières prétendent éclairer la route humaine ; à mes yeux, à cette heure, elles vacillent, puissent-elles ne pas s'éteindre.
Insolite ! Soixante pour cent des Français se déclarent encore catholiques, cependant que quatre pour cent seulement sont reliés à la source eucharistique, et dans la ville de Marseille où je réside actuellement, pour ne prendre qu'un seul exemple, un pour cent des habitants connaît encore l'adresse de sa paroisse.
Voilà, ça y est, vous venez de bondir, et c'est bon signe ! Vieux et sain réflexe jailli d'une foi pure dans le Christ qui a promis d'être là jusqu'à la fin du monde ! Avec vous, je vous rassure, j'en demeure convaincu. Toutefois, par pitié pour Dieu qui pleure en voyant ses enfants baptisés se tenir à distance de l'Église et prétendre que sa médiation est inutile, bon sang que nos yeux s'ouvrent !
La majorité de nos paroisses est en déshérence, la messe ne retient plus le cœur ; en bien des lieux, elle endort, elle ennuie, elle déçoit, elle éloigne jusqu'à ceux qui ont la foi ; les baptêmes diminuent, les catéchismes se vident, la confession agonise, les vocations n'éclosent pas ou meurent en vol, et pour couronner le désastre qui monte, le prêtre n'est souvent plus qu'un pion ligoté au milieu de conseils pseudo-démocratiques, et quand ainsi il n'est plus contemplé dans sa nécessité et dans sa beauté surnaturelle, sur le terrain — le présent le crie déjà —, le Ciel ne descend plus sur la terre. La preuve en est que la masse des croyants non-pratiquants s'en va grandissant patauger dans un état d'indifférence et de neutralité tranquille, tandis que les incroyants et agnostiques de tout poil pullulent et s'engendrent allègrement. Et n'allez pas, pour amoindrir le réel, dire que le nombre ne compte pas, que la qualité est première, et pour vous conforter dans cette vision chiche, sortir du chapeau les éternels signes d'espérance, petites lumières qui brillent dans l'obscurité du monde !
Qu'en effet, ici ou là, des paroisses soient vivantes, des communautés hissent la voile sous le vent de l'Esprit Saint, des mouvements soient actifs, des associations chrétiennes travaillent avec zèle, des prêtres, des frères chrétiens, de nombreux jeunes, véritables hérauts de la foi, se donnent et œuvrent sans compter, mais c'est évident ! et nous nous en réjouissons, mais ce ici ou là — que Dieu nous pardonne — est loin d'émailler l'Hexagone. En vérité, en vérité, je nous le dis : la situation est gravissime. Mais qui s'en inquiète ? Et qui ne dort plus à la seule pensée de la multitude roulant à tombeau ouvert en direction d'un néant badigeonné d'immédiat sans couleur, sans contour, terne et réduit bien souvent à la recherche du gain ? Et qui voit encore les visages tristes sous l'inanité de la vie ? Au vrai, l'absurdité d'une existence sans finalité ne se règle pas en menue monnaie. Quant au poids du malheur pesant sur l'innocence, désolé, mais la main de l'homme y est pour beaucoup. Au procès de Dieu que d'aucuns fomentent, c'est donc nous qui devrions comparaître. À force d'obturer la Source en l'accusant d'inexistence et, en cas de doute, de silence ou d'insensibilité envers l'homme, voire de cruauté toute-puissante, l'humain s'en va vivre et mourir tout seul et pour rien. De ce drame étendu à la majorité des hommes, pour la plupart repus — puisque c'est chez nous, dans la vieille Europe autrefois christique, véritable fief d'espérance, que les morts ne ressuscitent plus —, je ne me remets pas. Est-il possible à un seul enfant de ne pas désirer ce que le Christ a promis : la vie sans fin, la mort en passage, et l'amour à ras bord de l'âme pour des éternités d'éternité ? Qu'on ne le croie, passe encore, mais qu'on s'en fiche sous la moue d'un sourire dégoûté, c'est aussi étrange, inattendu et maladif que l'envie de ne pas vivre, désormais aussi répandue que les pauvres allongés dans nos rues. Au fond, rien d'étonnant. De fond, d'ailleurs, il n'y en a plus.
Du côté d'en bas, tout semble donc compromis : la terre en orbite, et l'homme sur lui-même, pire, sur la matière, n'a plus guère d'issue pour en sortir et s'en sortir. D'horizon, en voyez-vous ? Une ligne plus ou moins humanitaire, mais ne nous leurrons pas, semble occuper le regard des meilleurs, dessinant les contours d'un certain souci des autres, rien d'extraordinaire, le minimum est offert — un animal en ferait autant avec ses petits en danger ; la mesure reste basse sous les poubelles qui débordent et les pays qui meurent d'inanition, faute de substance. N'en déplaise aux pourfendeurs de la nostalgie qui d'ailleurs jamais — ce serait un crime renversant ! — n'osent penser que le passé puisse être en certains aspects plus digne d'estime que ce que le présent charrie, en 1950, et allons jusqu'en 1970 — et ce n'est pas si loin —, au vieillard du second étage qui venait de perdre sa femme, ceux du troisième descendaient la soupe. Maintenant ce dernier, oublié, meurt, grâce à Dieu rapidement, dans sa belle petite chambre étroite de la maison de retraite où les siens l'ont parqué, et qui viennent de loin en loin — mais c'est déjà beaucoup pour la vie trépidante qui est la leur, et, par pitié, comprenons-les ! —, guettant ce fameux coup de fil très humain, paraît-il, dont le paisible débit annonce à mi-voix qu'il est parti. Et entre nous il a bien fait. Parti, pour où ? Nul ne le sait. Et si un ami du Christ se risquait alors à entrebâiller la porte de la vie éternelle sous les regards indifférents et froids des endeuillés qui ne le sont plus très longtemps, avançant à pas feutrés sur le terrain de la survie de l'être, il trouverait encore, vibrante et choisie, malgré la nouvelle étourdissante de la vie qui ne finit pas, l'incrustation du néant sur la peau des âmes détruites. Pourtant, il serait si simple de se rendre, ou tout au moins d'espérer, comme les poètes et les héros, dans un au-delà enfin juste et accordé aux désirs infinis que poursuivent en courant nos amours idéales, nos soifs d'absolu, et jusqu'à nos ambitions les plus hautes. Mais reconnaissons-le, même ces dernières ne sont plus guère encouragées en nos contextes où chacun, saturé de slogans à deux sous, régit sa pomme. Et c'est ainsi que les causes, je veux parler des grandes, s'en vont lentement vers la mort, entraînant dans leur éboulis le don de soi par pure bonté. Jadis, au souffle du christianisme, le pauvre amour humain rejoignait l'être du Dieu fait homme, Lui qui en Maître embrassa l'univers en toutes ses misères. Et c'est au contact de cette grandeur civilisatrice que l'exiguïté congénitale du cœur prenait toute son ampleur et sa noblesse. N'est-ce pas avouer que la déchristianisation de l'âme aboutit à la déshumanisation de la vie ? Je le crois.
La faute à qui ? La faute à nous d'abord, prêtres de Jésus-Christ, qui ne le sommes pas suffisamment. Là, soyons honnêtes et n'allons pas invoquer la société nouvelle, avec ses bouleversements, ses mutations, ses chocs de cultures et autres émergences, pour justifier le tarissement de l'esprit chrétien dans notre pays. Pas d'excuses, ce serait indigne de la sainte Église qui s'est toujours déployée sur le paganisme ou la fausseté des dieux, allant jusqu'à considérer la croix de l'opposition, de la haine et du rejet comme un atout dans la proclamation du Nom par lequel tout homme est sauvé. Et puis, pensons ne serait-ce qu'à saint Paul ! A-t-il bénéficié de circonstances plus favorables pour annoncer le Royaume et l'édifier ? Allons, soyons vrais, et la vérité la voici : nous n'avons plus le feu sacré. L'image que nous donnons du sacerdoce est par trop insignifiante. Elle ne touche plus le cœur. Notre positionnement est inférieur à l'éclat attendu. Et pourtant les modèles ne manquent pas au calendrier de nos siècles : le curé d'Ars en tête, et devant le peloton, sur la ligne d'arrivée, trois tirés au sort de ma mémoire éblouie, Vincent de Paul, Jean Bosco, Maximilien Kolbe, tous trois hommes surnaturels, pétris de foi, grands priants et ramasseurs d'âmes hors pair. J'avoue qu'en les voyant vivre, je blêmis. Et c'est donc en priorité à moi, mais aussi à toi, mon frère prêtre, et puisque j'y suis à vous tous, amis du Christ, que je m'adresse, en espérant, j'y reviens, une remise en cause radicale de nous-mêmes et un courageux renversement de nos organisations et de nos plans dont les fruits ont été et sont souvent bien maigres et secs.
Maintenant ; si tu crois que tout va pour le mieux, que la foi catholique se déploie dans les cœurs, que l'Église en France se porte bien, que nous faisons tout ce que nous pouvons, que nous offrons le meilleur, que nous n'avons rien à revoir en nos idées et nos méthodes, ferme ce livre et continue ton chemin, et prie pour moi qui déraisonne.
Pour ma part,
En songeant à Adam et Ève, nus comme des vers, dupés jusqu'à la moelle,
En songeant à la peine du Créateur et à son amour bafoué par des anges,
En songeant au défilement des siècles, sans vrai Dieu ni vrais maîtres,
En songeant aux prophètes rendus aphones par le tranchant des glaives,
En songeant à l'enfant Marie, graciée de part en part, étrangement humble et morte à elle-même,
En songeant au Verbe de Dieu devenu embryon pour que la mort soit possible et donne la Vie,
En songeant à l'étroit village, aux planches de bois, aux gestes divins remis cent fois sur le métier,
En songeant à Jean-Baptiste, pourfendeur d'idoles, la tête ensanglantée sur un plateau de fête,
En songeant aux milliers de versets d'Évangile articulés sur trois ans pour éclairer la terre,
En songeant aux centaines de miracles accordés pour convaincre l'esprit de céder le passage à la foi,
En songeant à la petite brebis perdue qui, retrouvée, fait pleurer de joie le bon Berger,
En songeant à l'enfant prodigue se pavanant dans la maison paternelle avec son bel habit d'or, ses sandales et son anneau,
En songeant à Marie-Madeleine, apôtre des apôtres, perle du Christ, joyau de miséricorde,
En songeant à l'œuvre de la Croix, couronne en tête, torse déchiré, amour démesuré, pour payer la rançon d'abjects humains,
En songeant au bon larron qui, d'une seule. parole remplie de repentir, de respect et d'amour envers le Christ, s'assit le soir même au paradis à la table des élus,
En songeant à la consigne ultime : « Allez donc et instruisez tous les peuples, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer toutes les choses que je vous ai commandées »,
En songeant à saint Paul se faisant tout à tous pour les sauver tous,
En songeant aux quarante coups de fouet moins un qu'il reçut et aux pierres qui blessèrent son front,
En songeant aux dangers affrontés, aux efforts, aux veilles et aux jeûnes auxquels il se soumit,
En songeant à l'aplomb des apôtres, visages sereins, voix denses et promptes, face à leurs juges,
En songeant à la gueule des fauves s'ouvrant sur la paix des martyrs,
En songeant aux tortures infligées, seins coupés, chair déchirée à la tenaille, brûlures au fer rouge, broiement par la massue,
En songeant à la foule des saints et des saintes qui usèrent leur vie jusqu'à la corde à force d'aimer,
En songeant à l'univers monastique éperdu de prière et de pénitence, intercédant nuit et jour pour des âmes qui s'en moquent,
En songeant aux prêtres canonisés qui célébrèrent quotidiennement le Sacrifice de la messe, respectant les rites sacrés de la Sainte Église, les vivant intensément, les enveloppant de beauté,
En songeant à leur vie intérieure bâtie sur la prière intime, la fidélité au bréviaire et au saint rosaire,
En songeant à leur obstination à demeurer de longues heures dans le confessionnal, lavant les âmes sous l'eau vive de la grâce,
En songeant aux millions d'hommes qui meurent sans prêtre et sans la moindre prière,
En songeant aux millions de baptisés qui ne connaissent plus l'adresse du Salut,
En songeant aux millions d'enfants qui ne reçoivent plus le baptême,
En songeant à l'invisibilité des prêtres dans les rues de notre pays,
En songeant aux hommes de bonne volonté qui jamais n'entendent parler du Ciel, du Christ et de sa Mère,
En songeant aux pauvres âmes abandonnées à l'horizontalité de l'univers terrestre,
En songeant au désintérêt de la majorité des baptisés pour la messe dominicale,
En songeant aux querelles et divisions internes à l'Église qui ralentissent l'action du Saint-Esprit dans les âmes,
En songeant au désespoir qui s'étend désespérément sur une multitude de cœurs,
En songeant à la question de la fin posée par le Christ lui-même : « Quand le Fils de l'Homme reviendra, trouvera-t-Il la foi sur la terre ? »,
Comment puis-je dormir tranquille, satisfait de mon ministère, et ne pas chercher à travailler avec plus d'ardeur au Salut du genre humain ?
Et vous, catholiques de mon cœur, me suivrez-vous ?

Michel-Marie Zanotti-Sorkine, in Au diable la tiédeur (Robert Laffont)

lundi 26 novembre 2012

En contestant... Giovanni Guareschi, Une histoire du grand fleuve

Un vendredi, à 11 heures du soir, on appela Cat au téléphone : c'était Tota, une des filles de la bande des Scorpions.
— Qu'est-ce que tu as fait à Ringo, Cat ?
La nièce de don Camillo se mit à rire.
— Il n'arrêtait pas de me tarabuster, je l'ai envoyé sur les roses.
— En tout cas, il est furieux et décidé à se venger. Comme il connaît les gars de Poison et sait où ils habitent, il ira les cueillir un à un avec sa bande. Le ratissage est pour demain matin ; dès qu'ils partiront, je te passerai un coup de fil.
Cat savait que Ringo pouvait perdre l'esprit et devenir une furie quand il se sentait blessé dans sa virilité. Sans attendre une seconde de plus, elle courut avertir les trois lieutenants de Poison.
Décontenancés, les beatniks ruraux haussèrent les épaules en maugréant ; ils ne savaient que faire.
— Alertez immédiatement les gars, ordonna Cat, et attendez-moi tous demain matin, sept heures, au Macchione.
Avant de rentrer chez elle, elle alla de nouveau frapper à la porte de Peppone.
Celui-ci s'apprêtait à se coucher et déclara tout net qu'il ne voulait pas entendre parler d'électroménager à cette heure-là.
— Je n'ai aucune intention de vous en parler, répondit Cat. Donnez-moi seulement le blouson noir de Poison et aidez-moi à mettre sa moto dans ma voiture. Les Scorpions viendront ici demain matin et feront un massacre.
Peppone se fâcha :
— Encore eux ? Je vais avertir les carabiniers et faire coffrer ces galapiats !
— Ne vous en mêlez surtout pas, c'est notre business. Donnez-moi plutôt ce que je vous ai demandé, et allez dormir en rêvant de Staline : il vous refilera peut-être un bon numéro pour le prochain tirage.
Le lendemain matin, à 7 heures, la bande des beatniks champêtres se trouvait réunie au grand complet dans la combe déserte du Macchione. En l'absence de Poison, ils se sentaient des enfants perdus, et bien qu'ils eussent allumé un grand feu de broussailles, ils n'arrivaient pas à se réchauffer : la peur est un genre de froid des plus tenaces.
On fit le point de la situation. Au bout d'une heure, la décision fut prise : sauter en selle et se réfugier sur la colline.
À ce moment précis, un vrombissement puissant et bien connu se fit entendre ; en un clin d'œil, les ruraux furent debout.
Cat disparaissait dans le blouson noir de Poison, et sur cette grosse moto, semblait encore plus frêle ; tous, néanmoins, en furent électrisés.
— Les Scorpions sont partis, annonça la jeune fille. Ils sont trente, comme nous. Pour ne pas se faire remarquer, ils prendront des routes différentes et se concentreront à mi-parcours de la Stradaccia. On les attendra derrière la petite levée : au-fur et à mesure qu'ils se présenteront, on les étendra ! En selle !
Cat était déjà exaltante vue de face ; mais lorsque après avoir fait faire un demi-tour téméraire à son engin, elle fonça vers la route avec sur son dos en grosses lettres « Poison », les chevelus, démarrant d'une ruade, bondirent en selle comme un seul homme, prêts à tout fracasser.
Le « tuyau » était bon : les premiers Scorpions qui se montrèrent sur la Stradaccia furent prestement éliminés. Mais quand survint le gros de la troupe, l'affaire devint beaucoup plus sérieuse.
Cat dirigeait l'action des beatniks champêtres du haut de la levée, que renforçaient, sur le versant de franc-bord, des gabions de grillage remplis de pierres. Voyant que ses troupes perdaient du terrain, la jeune fille appela quatre ruraux, leur remit à chacun une paire de pinces, et ordonna :
— Dépêchez-vous, coupez le grillage ! Le moment est venu de faire donner l'artillerie !
Nos quatre lascars lui obéissaient comme les grognards de la Garde à Napoléon ; les choses prirent aussitôt un tour dramatique.
Lorsqu'elle vit entre les mains de ses artilleurs des cailloux gros comme des melons, Cat s'écria :
— Allez-y, les gars ! Et visez leurs citrouilles pouilleuses !
D'en bas, Ringo se mit à hurler :
— Si je te mets la main dessus, Cat, je te réduis en bouillie !
Une grosse pierre lui frôla le crâne : trois doigts en dessous, et le chef des Scorpions y restait.
Le vaurien blêmit.
— Ah, vous jouez aux tueurs ! s'écria-t-il. Eh bien, on va s'y mettre nous aussi ! Sortez vos surins, les gars !
Les Scorpions tirèrent des couteaux de leurs poches. Les ruraux reculèrent d'un bond ; une seconde plus tard, chacun d'eux avait une chaîne de motocyclette au poing.
Il allait y avoir sous peu un cadavre. Les deux bandes s'étaient regroupées. Elles se tenaient face à face, immobiles, attendant de Ringo et de Cat le signal du massacre.
Mais le signal ne vint pas, car une voix tonnante rompit soudain le silence :
— Jetez toutes les saletés que vous avez dans les mains !
Peppone et son état-major venaient d'apparaître au sommet de la digue, fusils braqués.
Ringo ricana.
— Joli raisonnement ! Pour nous empêcher de nous battre, vous voulez nous tuer. Laissez-moi rire.
— Qui parle de vous tuer ? répliqua Peppone. Nos cartouches sont chargées au gros sel. Le plomb est plus efficace, mais je vous assure que le sel fait son petit effet. Allez, jetez ces joujoux ou nous vous salons.
Ce fut alors que don Camillo parut à son tour sur la digue.
— Ôtez-vous du milieu, révérend ! hurla Peppone. Vous n’avez rien à faire ici !
— C’est vous qui le dites ! Quand un de ces imbéciles sera près de crever, qui lui donnera l’extrême-onction ?
— Bas les armes ! répéta Peppone.
Mais il était perplexe ; on devinait qu’il n’aurait jamais le courage de tirer. Cat s’en rendit compte.
— Au lieu de blablater, s’écria-t-elle, tirez !
Et lui arrachant son fusil des mains, elle mit en joue le chef des Scorpions.
Ringo changea de couleur et laissa tomber son couteau.
— Enlevez-lui le fusil ! Cette tordue est capable de tirer. Je la connais. C’est pas pour rien que j’en ai fait ma petite amie.
Cat eut un rire méchant.
— Espèce de minable ! Je n’ai jamais été ta petite amie et ne le serai jamais. Je me donnerai à qui je veux.
Ringo de s’esclaffer.
— Quand un Scorpion choisit une fille, petite morveuse, elle est à lui et à personne d’autre. Ce minus à tête de mort a osé jeter les yeux sur toi : il doit payer, lui et sa bande de pécores.
— Je dirais plutôt que c’est elle qui a jeté les yeux sur lui, précisa don Camillo. Quoi qu’il en soit, ça n’a rien à voir avec votre expédition punitive.
— Et comment que ça a à voir ! vociféra Ringo. Qui offense un Scorpion les offense tous : telle est la loi. D’ailleurs, pourquoi n’est-il pas là, ton grand lâche ?
— Il a autre chose à faire, répondit Cat. Pour ce qui est de régler son compte à un minable comme toi, je peux très bien m’en charger.
Et elle appuya sur la détente.
Mais don Camillo avait prévu le dénouement : foudroyante, sa grosse main s’abattit sur le canon du fusil. La décharge de gros sel fit bouillonner la flaque qui séparait les deux bandes.
Tous les antagonistes avaient jeté bas les armes. Smilzo descendit de la levée, ramassa chaînes et couteaux.
 Ainsi, c’est vous les champions de la contestation ? s’enquit don Camillo. Est-ce également pour contester que vous vous cassez la figure les uns les autres ?
— Bien sûr, répliqua Ringo. C’est une façon de mépriser vos lois pourries et d’appliquer la nôtre.
— Et quelle serait cette loi ? demanda Peppone.
— La loi du plus fort ! C’est la loi de la nature : les faibles doivent être éliminés.
Don Camillo ricana.
— Je comprends. J’ai lu hier qu’un jeune Russe de dix-huit ans avait tué ses père et mère parce que ces derniers l’embêtaient.
— Il n’est pas des nôtres, affirma Ringo. Pour nous, les vieux sont déjà morts. Ce sont des maccabées en vacances. Votre loi, d’ailleurs, interdit de tuer les morts : outrages à cadavres.
Peppone bouillait.
— Et selon vous, quand commencerait la vieillesse ?
— La pourriture commence à quarante ans sonnés.
— La pourriture, c’est toi et les pouilleux qui te ressemblent ! Vous vous gavez de mots et de chansonnettes, vous fuyez toute responsabilité et vous vivez aux crochets de vos pourris de parents !
Cette sortie-là avait pour auteur don Camillo. Ringo avança d’un pas.
— Je ne respecte ni votre soutane crasseuse ni votre vieillesse, révérend. Si je ne monte pas vous allonger une paire de baffes, c’est bien par pitié.
— Voilà un sentiment qui t’honore, mais qui n’habite point ma poitrine pourrissante.
Don Camillo dévala le talus.
Ringo connaissait la boxe, le judo et le karaté ; mais les deux premières claques qu’il reçut sur les oreilles lui firent oublier jusqu’à son adresse. L’empoignant à deux mains par sa longue crinière, don Camillo le souleva sur son épaule droite pour lui faire exécuter un superbe saut périlleux. Cal s’interposa
— Ne le scalpez pas, mon oncle ! C’est à Poison de s’en charger.
— Les jeunes ont des droits, admit don Camillo en lâchant la tignasse du vaurien et en remontant sur la digue. Si vous n’étiez pas des fanfarons, reprit-il d’une voix tonnante, si vous vouliez réellement contester notre monde déliquescent, au lieu de jouer à la guerre, vous vous démèneriez pour aider les malheureux ruinés par les inondations.
— Qu’ils crèvent, vos sinistrés ! hurla Ringo en se relevant.
— Ils crèveront sûrement si quelque vrai rebelle ne les aide pas, répondit don Camillo.
C’était le deuxième jour d’inondations catastrophiques qui avaient ravagé un tiers du pays, et les sinistrés, juchés sur les toits des maisons à demi submergées, attendaient encore qu’on s’occupât d’eux.
— Voilà la vraie contestation : démentir les beaux parleurs qui résolvent les problèmes sociaux à grand renfort de bavardages et de programmes télévisés ; qui transforment les cataclysmes en spectacles de variétés pour amuser les ventripotents vautrés dans leurs fauteuils et leur égoïsme. Venir en aide aux sinistrés pour embêter les politiciens et les bureaucrates, voilà une contestation d’hommes.
Ringo ricanait.
— Et que faudrait-il faire, selon vous ? Aller à la nage dans les régions sinistrées ? Toutes les routes sont coupées.
— Pas toutes ! II en reste une que l’inondation, hélas, a même améliorée. Si nous avions un maire à la hauteur, nous recueillerions des vivres, des couvertures, nous chargerions le tout sur deux ou trois péniches, nous irions là où le fleuve et la mer ont inondé champs et villages.
— Le maire à la hauteur est là ! gronda Peppone. Don Camillo acquiesça :
— Certes, camarade. Mais pour se remuer, il a besoin de la permission de Mao ou du Kremlin.
— Je n’attends la permission de personne ! Le malheur, c’est que les gens ne veulent plus rien donner ils ont vu trop souvent où les secours sont allés finir.
Don Camillo secoua la tête :
— Non, monsieur le maire. S’ils ont la garantie que nous distribuerons nous-mêmes les secours, les gens donneront.
— Nous-mêmes dans quel sens ?
— Vous et moi. Ceux qui se défieront du curé se fieront au camarade, et inversement.
Peppone se tourna vers les beatniks :
— Que les trouillards reprennent leurs motos et s’en aillent écouter sur leurs tourne-disques les chansons contestataires. Les autres n’ont qu’à me suivre.
— Moi, j’en suis, répondit Cat.
Puis elle regarda les ruraux, et ajouta :
— Moi et la bande à Poison.
— Les sinistrés, je m’en balance, mais puisqu’il s’agit d’enquiquiner quelqu’un, je viens aussi, grogna Ringo.
— Nous aussi ! clamèrent en chœur les Scorpions. Ça sera tordant de voir les « croulants » qui commandent désorganiser l’organisation des secours.
La bataille avait été assez équilibrée. Le bilan tiré, vingt chevelus de chaque bande se révélèrent utilisables. En ajoutant les têtes, les côtes et les bras cassés, il y avait dix ruraux et autant de Scorpions à remettre en état.
Peppone disposait d’un camion. Don Camillo à son côté, il fit le tour de la commune. « Pas d’argent, des dons en nature », c’était le slogan. Slogan perspicace, car le paysan donne plus volontiers un sac de farine que cinq cents lires. Au reste, tous donnèrent : ils n’étaient pas près d’oublier l’inondation qu’ils avaient subie quinze ans plus tôt ; malgré les promesses, ils avaient dû se débrouiller tout seuls. Tandis que le ramassage allait bon train, Bigio, Smilzo, Brusco et les chevelus armaient la flotte.
Deux de ces péniches à moteur, énormes et lourdes qu’on destine au transport du sable et du gravier ; plus, tirés par un remorqueur, deux chalands réunis par un pont, qui faisaient office de bac entre les deux rives. Sur le bac, un camion et un tracteur à quatre roues motrices et sa remorque. Les dons recueillis, soigneusement emballés dans des sacs de plastique, furent répartis entre les quatre bateaux.
Ce fut une opération foudroyante : sur la péniche commandée par Peppone prirent place les vingt Scorpions de Ringo ; sur celle commandée par don Camillo, les vingt ruraux aux ordres de Cat.
Don Chichi aurait donné Dieu sait quoi pour être de la fête, mais don Camillo lui rappela fort opportunément que l’on ne pouvait laisser la paroisse déserte.
— Du reste, ajouta-t-il, je fais déjà partie de l’expédition : les curés c’est bien, mais point trop n’en faut.
La flotte appareilla peu après minuit, sous une pluie battante. Les équipages, meurtris et couverts de bleus, étaient recrus de fatigue. Abrités sous de grandes bâches imperméables, ils sombrèrent tout de suite dans un sommeil profond. La péniche de don Camillo ouvrait la marche, suivie de celle de Peppone et du bac remorqué. Un petit canot rapide, muni d’un moteur hors bord et d’un projecteur, faisait office de vedette et précédait l’escadre.
Vers 10 heures du matin, la pluie cessa de tomber.
Il y eut une éclaircie. Naturellement, don Camillo ne manqua pas d’en profiter, d’autant plus que c’était dimanche. À la poupe de la péniche, des caisses de boîtes de conserve se trouvaient empilées ; il y installa son autel de campagne et se mit en devoir de célébrer la messe.
Sur la péniche de Peppone également l’équipage était sorti de sous la bâche.
 Toujours le même, marmonna Peppone en ôtant son chapeau ; il ne rate jamais une occasion de se donner en spectacle !
Ringo voulut y aller d’un commentaire, mais on avait stoppé les moteurs, et dans cette solitude, dans ce silence, les paroles du prêtre retentirent sur l’immense étendue d’eau boueuse avec tant de solennité que Ringo se ravisa.
C’est connu : un beatnik sans guitare est comme un soldat sans fusil. Les Scorpions avaient emporté leurs guitares. À l’élévation ils attaquèrent Old man river, et à la communion une de leurs sempiternelles rengaines beat.
— Seigneur, implora don Camillo, faites-les taire ! Empêchez-les de troubler ce rite sacré avec leurs chants profanes.
— Don Camillo, répondit la voix lointaine du Christ, chacun chante comme il peut la louange du Seigneur.
— Oui, Seigneur, mais écoutez : les voilà qui sifflent, à présent !
— Dans certaines circonstances, on peut même siffler la louange de Dieu.
— Où allons-nous, Seigneur ? Et qui pouvait imaginer qu’un pauvre curé de campagne célébrerait un jour une messe yé-yé ?
— Moi, don Camillo.
La fin de la messe marqua également la fin de l’éclaircie. Les moteurs furent remis en marche, et tout le monde disparut de nouveau sous les bâches pour s’abriter de la pluie.
Ils parvinrent sur les terres inondées du delta au début de l’après-midi. Lorsque les premières maisons à demi submergées furent en vue, les ennuis commencèrent.
C’était le grand moment de la coordination. Venus de la capitale, des coordinateurs arrivaient l’un après l’autre pour coordonner — bien entendu — les opérations de secours et fixer les divers secteurs de compétence. Puis viendraient les super-coordinateurs, chargés de coordonner les coordinateurs.
Pendant ce temps, les sinistrés attendaient, réfugiés sur les toits.
Un canot à moteur, avec à bord des fonctionnaires et des gardes mobiles, fit stopper la flotte.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? De quel organisme relevez-vous ? Que transportez-vous ? Pourquoi vous mêlez-vous de ces choses sans qu’on vous l’ait demandé ?
— Ils vont finir par nous flanquer une contredanse pour défaut de reçu de TVA ! s’écria Cat, exaspérée.
Don Camillo lui imposa le silence :
— Tais-toi ! Ne comprends-tu pas que l’inefficacité de l’État ne saurait tolérer l’efficacité privée ?
Les chevelus s’agitaient. Ringo proposa de prendre le canot à l’abordage et de flanquer fonctionnaires et gardes mobiles à la flotte.
L’idée n’était pas mauvaise, mais on n’eut point à la mettre à exécution. Jugeant qu’ils avaient assez retardé les secours, les coordinateurs s’en allèrent coordonner ailleurs, et la flotte put se remettre en route.
Scorpions et ruraux entreprirent d’embarquer des malheureux juchés sur les toitures. Ils les transportaient sur les berges, les restauraient, puis, avec le camion et le tracteur, les évacuaient sur les villages épargnés par les eaux.
À chacun ils distribuèrent vivres, couvertures, vêtements.
La dernière opération de la journée fut celle de la Ferme rouge. La petite bâtisse avait de l’eau jusqu’au plafond du premier étage. Les occupants, un vieux et une vieille, s’étaient réfugiés au grenier avec leur bric-à-brac.
Ils refusaient obstinément d’abandonner leur maison et leurs affaires. On tenta de les persuader, rien n’y fit. Alors Peppone coupa court et ordonna à Ringo :
— Emparez-vous de ces deux malheureux et balancez-les dans la barque avec tout leur bazar !
Les Scorpions aimaient la violence. Ils obéirent sans discuter ni se soucier des protestations des deux vieux.
La barque venait à peine de s’éloigner de la ferme que celle-ci s’effondra et disparut dans les eaux boueuses.
— Voilà ! s’exclama le vieux avec amertume. Vous êtes contents, à présent !
Ringo perdit patience :
— C’est vous qui devriez l’être ! Cinq minutes de plus, et vous étiez bel et bien noyés tous les deux.
— Justement, se lamenta la vieille. Tout serait fini, tandis que nous sommes désormais condamnés à vivre sans toit, sans potager, sans basse-cour…
— L’État vous aidera, répliqua Ringo.
— Oui, marmonna le vieux, en nous envoyant dans un hospice, elle d’un côté, moi de l’autre, séparés pour toujours, alors que nous pouvions mourir ensemble dans notre maison.
Ringo haussa les épaules.
— Quelle bêtise ! Mourir seul ou en compagnie, c’est du pareil au même.
— Vois-tu, mon gars, répondit le vieux, tu as toute ta vie devant toi ; la nôtre est derrière nous. Un jour, tu t’apercevras que le problème n’est plus de bien vivre, mais de bien mourir.
Les deux péniches se trouvaient côte à côte, et don Camillo se fit entendre :
— Je vous comprends, cher homme ; mais ces jeunes gens en sont incapables. La façon dont meurent les vieillards ne les intéresse pas. Ce qu’ils souhaitent, c’est les voir crever le plus tôt possible.
— Alors, pourquoi ne pas nous avoir laissé mourir ? demanda la vieille.
Ringo se fâcha :
— Si vous tenez tant que ça à crever, qui vous empêche de vous jeter à l’eau ?
— Seul celui qui nous a donné la vie peut nous l’ôter. Tu ne le sais pas, mon gars, mais monsieur le curé le sait, lui.
— Moteurs ! tonitrua don Camillo. Mission accomplie. On rentre à la base.
— Et les deux vieux, chuchota Peppone, on ne les débarque pas ?
— Nous sommes responsables de leur triste sort. Je les emmènerai à la vieille maison de la chapelle. Elle est en mauvais état, mais quelques pièces sont habitables. Il y a un bout de terre, on la leur défrichera ; pour un potager et une basse-cour, ça sera suffisant.
Une lueur d’espoir brilla dans les yeux de la vieille.
— Une basse-cour !
Mais elle se rattrista aussitôt :
— Mes pauvres poules, toutes noyées…
— Galion espagnol à bâbord ! s’écria Cat sur ces entrefaites.
Une grande meule de fumier, compacte et bien équarrie, dérivait, lente et fumante, au fil des eaux limoneuses. Quelque vingt poules mélancoliques y picoraient.
— Tigres de Malaisie, rugit la nièce de don Camillo, à l’abordage !
Le tas de fumier fut accosté, les poules capturées.
— Vous avez maintenant votre volaille, lança Ringo à l’adresse des deux vieux. Que vous faut-il de plus ?
— L’aide du Seigneur, répondit la vieille en ouvrant les bras.
— Adressez-vous au magasin d’à côté : nous n’entretenons aucune relation avec Jésus-Christ.
Les moteurs grondèrent, et don Camillo n’entendit point. Jésus, en revanche, entendit, mais laissa tomber. Au fond, lui aussi avait été beatnik. Il avait d’ailleurs embêté tant de monde qu’il avait fini cloué sur une croix.
Et cela aussi est une des histoires que le grand fleuve raconte à ceux qui vont, glanant des fables sur les grèves et tout au long des peupleraies.
Giovanni Guareschi, in Don Camillo et les contestataires

vendredi 23 novembre 2012

En suivant... André Sève, La grâce d'appel


Jésus attend notre chèque en blanc. Qui veut n'y risquer qu'un bout de chemin et un bout de cœur, qu'il ne dise pas : « Je veux te rencontrer ». Rencontrer Jésus, c'est le suivre et tout se joue dans un bref dialogue initial : « Suis-moi. — Je te suis ». Nous sommes ici dans l'adhésion inconditionnelle. Une réserve, une crainte, une condition, et cet homme subjugué qui allait suivre Jésus ne le suivra pas. Réfléchir sur de tels ratages, c'est mieux voir ce que signifie l'appel à rencontrer Jésus Christ. Grâce des grâces, et pourtant combien de fois gaspillée !
Réfléchir sur des ratages
On peut méditer l'histoire de l'homme riche qui se détourne, lourd et triste (Lc 18, 18-27). Ou la parabole des invités qui ont tant « d'excuse-moi » (Lc 14, 15-24). Mais je suis encore plus frappé par l'ensemble de Matthieu 8, 18-26, tellement c'est l'image de nos désirs, de nos tergiversations et de nos peurs.
« Un scribe s'approche.
– je vais te suivre partout où tu iras.
– Les renards, dit Jésus, ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l'Homme, lui n'a pas où poser la tête.
Un autre des disciples lui dit
– Seigneur, permets-moi d'aller d'abord enterrer mon père.
– Suis-moi, laisse les morts enterrer les morts.
Ces mots sont durs. Suivre Jésus est dur. Sinon on croit l'avoir rencontré mais on rêve.
Après ces deux approches, Jésus monte dans une barque, Matthieu reprend le mot clé : ses disciples le suivirent. La barque est prise dans une tempête, et ils hurlent de peur : « Seigneur, au secours, nous périssons ! » Jaillit alors la question étrange que nous devons recevoir nous aussi de plein fouet : « Pourquoi avez-vous peur ? »
Ils sont en péril de mort et il dit : pourquoi avez-vous peur ? On a là l'expression la plus forte de l'adhésion inconditionnelle, de l'adhésion-confiance, de la folle confiance sans laquelle il n'est pas possible de suivre vraiment le Christ.
Cette confiance accepte l'idée que le suivre ne supprime aucune tempête : il est là, il faut se fier à lui ou ne pas venir.
Vouloir le rencontrer pour le suivre, c'est bien autre chose que lire pieusement l'Évangile ou le disséquer scientifiquement, ou faire provision de petits conseils. Ces rencontres-là ne résistent pas aux coups de la vie et aux peurs. Un peu plus loin (9, 9), Matthieu nous donne le plus typique modèle d'adhésion : « Jésus vit, assis au bureau des taxes, un homme qui s'appelait Matthieu. Il lui dit : 'Suis-moi'. Il se leva et il le suivit ».
La grâce d'appel
Devons-nous donc lâcher notre vie ? Non, parce que Jésus est dans notre vie, on ne le rencontre pas dans les nuages. Le suivre signifie vivre ce que nous avons à vivre comme il veut que nous le vivions. Ce qui exige bien plus qu'attraper ici et là un bout d'Évangile. Ces bouts n'ont de force transformante que si nous arrivons jusqu'à la rencontre qui nous dresse prêt à tout vivre désormais avec lui.
Nous pourrons dire que nous avons rencontré Jésus quand nous lui ouvrirons notre vie sans défendre un recoin, sans refuser une fibre.
Et le plus difficile est encore au-delà : nous arracher de nous-mêmes le oui qui totalise l'imprévisible de notre vie de demain. Aucun marché limité n'est possible avec Jésus. Il ne demande pas de le suivre pour ceci et pour cela, jusqu'ici et jusque-là. Il dit : « Suis-moi ».
La seule réponse (mais quelle rencontre pour y arriver !), c'est une inconditionnalité englobant notre vie entière : « Je veux tout vivre avec toi, ce que j'ai à vivre en ce moment et ce que j'aurai à vivre demain ». Avec toi signifiant, bien sûr, comme toi et par toi.
Un peu fou ? Tout à fait fou. Et extrêmement raisonnable. Cela dépend de la force de notre foi. Si notre foi est faible, Jésus ne peut pas faire grand-chose, et lire l'Évangile ne nous secouera guère. Je débusque ici la grande erreur : s'embarquer tout de suite dans une recherche intellectuelle ou sentimentale, alors qu'il faut d'abord réveiller, renforcer notre foi.
Seule la foi peut dire oui à une grâce d'appel comme celle que nous recevons quand nous avons fortement envie de rencontrer Jésus pour le suivre. La foi discerne que dans notre désir et dans notre oui, Jésus est premier et le sera toujours. C'est lui qui appelle, c'est lui qui aime le premier, c'est lui qui sait exactement ce que nous sommes et qui nous donnera la force de le suivre. Ne comptons ni sur notre lecture fine de l'Évangile ni sur nos battements de cœur. Comptons d'abord sur lui.
Jour après jour, il déterminera notre vie comme il déterminait celle de ses apôtres. Il se montrait terriblement exigeant : « Ils étaient impressionnés, ils disaient : 'Qui donc peut être sauvé ?' » (Mt 19, 25). Mais la grâce de le suivre s'adaptait à l'exigence. Si on croit cela, on peut s'exposer à sa plénitude effrayante : aime comme j'aime, sois libre comme je suis libre, affronte tout, mais demande tout.
Lorsqu'à la grâce d'appel répond une foi inconditionnelle, on a un disciple du Christ. Et une aventure commence, celle de François d'Assise ou de Thérèse de Lisieux. Et la nôtre ? Pourquoi pas ? En sachant bien que « Suis-moi » annonce un chemin, et le chemin de Jésus est connu, chemin de croix, chemin d'amour. Si nous ne lions pas très fortement la lecture de l'Évangile à notre foi et à notre courage, nous ne suivrons pas Jésus, nous n'aurons fait que rêver de loin à cette aventure.
Jésus est toujours nouveau
Une autre manière de rater la rencontre décisive, c'est d'enfermer le mystère de Jésus dans des mots trop vite dits et cadenassés. Même les plus sûrs comme Messie et Fils de Dieu doivent rester ouverts. Jésus est toujours plus nouveau que les mots. Il est toujours à connaître comme inconnu. Ses réponses sont toujours des questions « Qui suis-je vraiment pour toi ? » Gardons-nous de le chercher en essayant de trouver le Jésus que nous voulons et que nous avons déjà défini.
Quand, dans mes recherches pour rencontrer le vrai Jésus, j'apprends qu'il est Messie, Fils de Dieu, Serviteur, Fils de l'Homme, je suis tenté de croire que je tiens Jésus dans ces définitions. C'est vrai qu'il comble les attentes de l'Ancien Testament comme Messie, et qu'il dévoile un inattendu inouï comme Fils de Dieu. Mais il est Jésus-Messie, Jésus-Serviteur, Jésus-Fils de Dieu. Ce n'est pas le titre qui le définit, c'est lui qui donne à des titres qui nous rassurent un contenu si nouveau qu'en réalité les mots craquent, aucun ne me permet d'affirmer : je sais tout de Jésus.
Je dois désirer une rencontre de plus en plus riche qui ne sera jamais une connaissance dominatrice et fermée comme lorsque je sais exactement ce qu'est un objet. Déjà un homme, je ne puis l'enserrer. Mais Jésus !
Les premières communautés croyantes l'ont d'abord regardé, remémoré, scruté, puis elles ont mis les mots, anciens et nouveaux, au service de ce qu'elles ressentaient et découvraient. De l'Évangile à l'Apocalypse, et ensuite dans les christologies, le « Qui suis-je ? » de Jésus a préservé ses disciples de resserrer et de fermer le mystère.
Ce que Dieu est en Jésus Christ, ce qu'il fait en Jésus Christ n'a cessé de se déployer au cours des siècles et se déploie en ce moment avec nos idées neuves sur sa Résurrection et sur son action dans le sens de la liberté, la justice, l'importance de la vie quotidienne.
Les efforts actuels des exégètes nourrissent la connaissance que notre époque a de Jésus Christ et donc le visage que prennent son appel et notre réponse. Et ce Jésus Christ à suivre aujourd'hui est aussi celui dont la présence et l'action se révèlent dans les combats pour l'homme, dans les nouveaux courages, dans les nouvelles façons collectives d'aimer nos frères malheureux.
Nous n'allons pas partir à la recherche d'un « toi et moi » qui, en nous enfermant avec un Jésus du passé et un Jésus de nos rêves, nous laisserait finalement seul avec nous-mêmes. Jésus de Nazareth est devenu immense. Sa rencontre nous donne le Père et l'Esprit et nous ouvre à notre Monde d'aujourd'hui où il agit et où il nous demande d'agir. Le suivre, c'est s'engager dans son œuvre « Père qu'ils soient un ! » Œuvre d'amour, œuvre gigantesque quand on regarde le monde tel qu'il est. Vivre quelque chose avec Jésus c'est sortir du trop petit cercle de nos pensées, de nos peurs et de nos égoïsmes. Aucun appel à vivre puissamment, à faire de notre vie quelque chose qui en vaille la peine, n'est aussi fort que le « Viens, suis-moi » de Jésus.
André Sève, in Avec Jésus, qu’est-ce que tu vis ?