dimanche 29 mai 2011

En méditant... Hans Urs von Balthasar, "Je suis la Vérité"

« Je suis la vérité ». La parole peut d'abord paraître scandaleuse, voire monstrueuse : un homme, particulier, revendique pour lui-même ce vers quoi tout homme se dirige, ce à quoi toute personne et toute communauté morale tendent, ce qui devrait régner dans toutes les relations humaines, ce que, d'une certaine manière, on ne peut refuser à l'organisation même des animaux, des végétaux ou des minéraux (puisque les choses inanimées sont régies par des lois intérieures, sur la constance desquelles nous pouvons compter, que le scientifique suppose et que les êtres vivants manifestent en eux-mêmes dans leur développement). Comment quelqu'un, dans sa singularité, peut-il revendiquer pour lui ce qui pénètre en propre tout être particulier ? Nous pouvons essayer de le comprendre en organisant notre réponse en trois cercles concentriques qui vont s'élargissant.
1. Cette parole du Christ est dite dans le cadre biblique de l'alliance de Dieu avec l'humanité. Elle signifie alors : je suis l'accomplissement de toutes les promesses faites par Dieu ; non simplement l'accomplissement de ce que Dieu a édicté sur la manière dont l'homme doit se comporter dans l'alliance d'amitié avec lui sous la forme de prescriptions (les « dix commandements ») et qu'il a finalement inscrit au fond des cœurs des hommes ; mais aussi l'accomplissement de la promesse que Dieu a faite de se révéler lui-même tel qu'il est en vérité : comme le Dieu qui dans son amour pour le monde va jusqu'à la fin (Jean 13, 1), se manifestant ainsi comme l'amour substantiel (I Jean 4, 16). Et cette révélation comporte non seulement qu'il est cela pour lui-même, mais qu'il le prouve en mourant sur la croix pour le monde et pour le salut du monde, nous attirant ainsi dans cette vérité divine d'amour : « Dieu est Amour ; celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui » (ibid.). Pour que Dieu soit manifesté comme l'amour en lui-même, il doit prouver au monde son amour, ce que fait le Christ en manifestant pleinement le Père, et ce qui de son côté est prouvé au monde par « l'autre Paraclet » (Jean 13, 16), le Saint Esprit envoyé par le Christ de la part du Père. En dévoilant le mensonge du monde qui rejette le Fils — c'est l'idée centrale de l'encyclique du pape sur le Saint-Esprit — il est « l'Esprit de vérité » qui introduira « en toute vérité » du Christ jusqu'à la fin du monde, « il ne parlera pas de lui-même ; mais tout ce qu'il entendra, il le dira... c'est de mon bien qu'il prendra pour vous en faire part. Tout ce qu'a le Père est à moi. Voilà pourquoi j'ai dit : c'est de mon bien qu'il prendra pour vous en faire part » (Jean 16, 13). Le Dieu qui se révèle d'abord comme amour en un destin de souffrance et de passion qui comprend le monde entier, puis se manifeste de lui-même comme l'unique – authentique – vérité en face du monde entier, ce Dieu est le Dieu Trine de l'Église chrétienne. Au sein de cette manifestation de Dieu par lui-même, le Christ en tant que le Fils du Père se nomme « la Vérité » parce qu'il a dévoilé l'essence la plus profonde de Dieu qui a créé le monde, et envoie son Esprit et celui du Père, qui fait connaître cela au monde entier.
2. Le cercle s'élargit quand on se reporte à la déclaration néotestamentaire, selon laquelle toute l'existence de l'univers suppose une décision divine préalable, la décision de ne pouvoir créer un monde « bon » que si quelqu'un, au-delà de toutes les catastrophes morales de ce monde, se porte garant pour cette vérité plus profonde et inébranlable. C'est pourquoi il est dit du « sang précieux de l'Agneau sans reproche et sans tache » que cet Agneau était « discerné avant la fondation du monde » (I Pierre 1, 19-20), que Dieu « soutient l'univers par sa parole puissante, qui a accompli la purification des péchés » (Hébreux 1, 3), que Dieu « nous a élus en lui, dès avant la création du monde, déterminant d'avance que nous serions pour Lui des fils adoptifs par Jésus-Christ... En Lui nous trouvons la rédemption, par son sang, la rémission des fautes » (Éphésiens 1, 4-7), que les élus de Dieu « sont inscrits, dès l'origine du monde, dans le livre de vie de l'Agneau égorgé » (Apocalypse 13, 8). Ces textes montrent unanimement que la décision pour un monde dont Dieu prévoyait très bien la destinée, ne pouvait être risquée que si d'avance il y avait en Dieu lui-même une garantie que tout mensonge diabolique, tout crime et toute négation de Dieu étaient « sapés à la base » par une action de Dieu à accomplir en ce monde, action qui assurait à sa vérité la victoire sur tout mensonge. C'est ce qui est arrivé exactement dans la croix du Christ : « stat crux, dum volvitur orbis ».
3. Mais l'univers n'est nullement pur mensonge, tandis que la croix (et par là toute la vie) de Jésus serait l'unique vérité. Ce que nous avons dit a encore besoin d'un élargissement qui se dégage presque de lui-même de ce qui précède. Du Fils de Dieu qui est devenu homme, il est dit : Dieu « l'a établi héritier de toutes choses, il est le resplendissement de sa gloire, l'effigie (l'expression exacte est : caractère) de sa substance, il soutient l'univers par sa parole puissante » (Hébreux 1, 3), « tout fut par lui et sans lui rien ne fut » (Jean 1, 3). Mais le Fils est « le Verbe dès le commencement », la pleine autodéclaration de Dieu, qui dans le Verbe a exprimé non seulement son essence, mais dans cette essence aussi tout ce qu'il peut créer dans sa liberté ; c'est pourquoi (comme le disent les théologiens), de toute éternité les possibilités ou idées de tous les mondes concevables sont co-énoncées dans le Fils. Et quand Dieu a décidé dans sa sagesse de créer le monde existant, la vérité de toutes choses avait sa vérité dernière, intégrale, dans cette « Parole » éternelle qui devait un jour devenir homme et énoncer l'essence de Dieu. Toutes les choses avaient en elles des éléments de vérité (les Pères de l'Église les appelaient des « logoi en germe », des fragments de la vérité totale), des éléments qui leur revenaient vraiment, dans la mesure où elles étaient ordonnées à une somme de vérités à tirer. Cette somme fut aussi tirée, d'après le plan de Dieu, dans la mondanisation et l'incarnation du Logos qui doit incorporer d'abord son Église, mais eschatologiquement l'univers entier dans sa vérité englobante — à savoir celle de Dieu se manifestant et se donnant. De ces fragments de vérité font partie les vies, les souffrances et les morts de tous les êtres particuliers (dont nous n'avons pas de raison d'exclure l'ensemble des êtres vivants), toutes les bonnes mœurs entre les hommes, et aussi tous les systèmes religieux et philosophiques inventés par eux, dans la mesure où ils s'efforcent de se mouvoir vers le but qu'est la vérité absolue. Ils ont peut-être des contenus très différents de vérité, qui ont besoin d'un examen et d'un discernement opérés par la vérité totale, mais ce qui en eux tend vers celle-ci, sera enfoui en elle. Ce qui a réellement en soi la « vie » vers Dieu, ce qui est sérieusement en route vers Dieu, cela est dès maintenant en Celui qui dit de lui-même : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jean 14,6).
Hans-Urs von BALTHASAR in Communio XII, 4
traduit de l'allemand par Robert Givord
titre original : Was bedeutet das Wort Christi : "Ich bin die Wahrheit" ?

jeudi 26 mai 2011

En priant... Tu nous appelles aujourd'hui à choisir la vie

Ô Père, 
Dieu Créateur, 
Dieu de miséricorde,
Tu nous appelles aujourd’hui 
à choisir la vie,
à l’accueillir, à la protéger et à la servir,
en particulier dans nos frères les plus fragiles.

Emplis nos cœurs d’une profonde compassion
mets sur nos lèvres une parole juste,
accomplis par nos mains ton œuvre de consolation
pour que  l’amour de la vie rayonne en ce jour béni.

Amen !

mercredi 25 mai 2011

En priant... John Henry Newman, prière de confiance en Dieu



DIEU M'A CRÉÉ pour une tâche précise à son service ; il a m'a confié un travail que moi seul, et nul autre, peux accomplir. J'ai une mission – je peux ne pas la connaître tout au long de cette vie, mais elle me sera révélée dans l'autre. Je suis un maillon d'une chaîne, un lien entre des êtres. Il ne m'a pas créé pour rien. Je ferai le bien, je ferai son travail ; je serai un prédicateur de la vérité, sans pourtant le vouloir, à la place qui est mienne, si seulement je garde ses commandements et le sers par ma vocation.

C'est pourquoi, mon Dieu, je remettrai tout mon être entre vos mains. Qu'ai-je au ciel, et que puis-je vouloir sur terre, sinon vous ? Ma chair et mon cœur défaillent, mais Dieu est le Dieu de mon cœur, et ma part d'héritage pour toujours.



A Prayer of Trust in God

GOD HAS CREATED ME to do Him some definite service; He has committed some work to me which He has not committed to another. I have my mission - I may never know it in this life, but I shall be told it in the next. I am a link in a chain, a bond of connection between persons. He has not created me for naught : I shall do good, I shall do His work ; I shall be a preacher of truth in my own place, while not intending it, if I do but keep His commandments and serve Him in my calling.
Therefore, my God, I will put myself without reserve into Thy hands. What have I in heaven, and apart from Thee what do I want upon earth ? My flesh and my heart fail, but God is the God of my heart, and my portion for ever.

Cardinal John Henry Newman in Livret de prières (Ad Solem) 

dimanche 22 mai 2011

En lisant... Nikos Katzantzaki, Le pauvre d'Assise - Pauvreté, Paix, Amour


Quand je pense à ce voyage de retour vers la terre natale, je ne peux que donner raison à Égide. En effet, le saint dégage une odeur qui, franchissant montagnes et forêts, pénètre dans les maisons des hommes. Alors ceux-ci sont surpris, la passion et la peur les saisissent, tous leurs péchés, leurs lâchetés, leurs vilenies, les défaillances de l'âme qu’ils avaient crues oubliées ou prescrites par le temps leur reviennent à l'esprit. Tout à coup l'Enfer s'ouvre, béant, sous leurs pieds. Alors, ils se réveillent, flairent l'air, tournent le visage du côté d'où vient l'odeur et se mettent en route en tremblant.
Tous les frères restés fidèles à la Portioncule étaient venus nous accueillir. François qui avait perdu presque tout son sang gisait sur le sol de sa hutte. Les frères l'entouraient, l'embrassaient et ne cessaient pas de l'interroger : Comment les plaies étaient-elles apparues sur son corps ? Pouvait-il leur décrire le Christ cloué sur les ailes du Séraphin ? et encore : quels mots secrets avait-Il prononcés ? Mais François cachait ses pieds et ses mains, tantôt riant, tantôt pleurant de joie. Les douleurs avaient repris et il sentait que quelqu'un souffrait ; mais ce n'était pas lui. Lui, il avait déjà quitté le monde et nous regardait tous avec compassion.
La foule affluait sans cesse des plus lointains villages et des grandes villes ; l'odeur du saint les guidait. C'étaient des pèlerins, des malades de l'âme ou du corps. Ils le touchaient et lui baisaient les pieds. François leur disait quelques mots, des mots simples mais qu'ils avaient oubliés : Amour, Union, Humilité, Espérance, Pauvreté. Et ces simples mots prenaient pour la première fois sur ses lèvres, un sens profond, plein de mystère et de certitude. Et les pèlerins se consolaient, surpris de s'apercevoir combien proche et accessible est la béatitude. Beaucoup d'entre eux changeaient si profondément qu'à leur retour, leur famille ne les reconnaissait plus. De nouveaux fidèles se mettaient alors en route pour aller recueillir à leur tour une goutte du baume qui coulait des lèvres de François.
Ce jour-là, il faisait très chaud. François épuisé avait fermé les yeux. Comme je l'éventais avec des feuilles de platane, une vieille femme vêtue avec distinction, la tête couverte d'une mante noire, s'approcha à pas feutrés et s'agenouilla près de François. Puis, elle se pencha, baisa silencieusement ses pieds, ses mains et effleura d'une caresse ses cheveux trempés de sueur. Son geste me parut si tendre que je levai les yeux, me demandant qui pouvait bien être cette noble dame vêtue de noir. Ses lèvres remuèrent :
Mon enfant... gémit-elle doucement et elle fondit en larmes.
Je sursautai. Je venais soudain de la reconnaître.
— Dame Pica, noble dame Pica... murmurai-je.
Alors elle releva son châle, découvrant son visage ridé, vieilli, et d'une grande pâleur.
Oh, frère Léon, gémit-elle, dans quel état me rends-tu mon fils !
Ce n'est pas moi, dame Pica, non, ce n'est pas moi, c'est Dieu.
Elle baissa les yeux.
Oui, murmura-t-elle, Dieu... et elle posa de nouveau son regard embrumé sur François.
Son fils, son fils chéri n'était plus qu'une plaie, une pauvre loque qui gisait sur la terre, baignant dans son sang.
Cet homme est-il mon fils ? murmura-t-elle encore. Est-il mon François ?
François entendit, ouvrit les yeux et vit sa mère.
Mère, mère, tu es venue ! dit-il en lui tendant les bras.
— Mon fils..., je ne sais plus comment t'appeler : mon fils, mon père, je baise les cinq plaies que Dieu t'a données et je te demande une grâce... Souviens-toi du lait dont je t'ai nourri et ne me la refuse pas...
— Je me souviens, mère, je me souviens de tout. J'emporte tous mes souvenirs avec moi, et Dieu les bénira. Quelle grâce veux-tu me demander ?
— Coupe-moi les cheveux, appelle-moi sœur Pica désormais et permets-moi d'aller me réfugier au couvent de Saint-Damien. Je n'ai plus d'époux, ni de fils ; je n'ai que faire du monde.
— Il ne suffit pas, mère, de renier le monde. Il faut encore vouloir Dieu. Tu dois dire : je n'ai plus de mari, je n'ai plus de fils, loué soit le Seigneur ! Mais j'ai Dieu, et en Dieu, j'ai tout. Je veux entrer à Saint-Damien, non pas parce que je hais le monde, mais parce que j'aime Dieu.
— Je veux entrer à Saint-Damien parce que j'aime Dieu, répéta dame Pica en s'efforçant de retenir ses sanglots. Donne-moi ta bénédiction, Père François !
François se souleva péniblement. Je l'aidai à s'appuyer sur la pierre qui lui servait d'oreiller.
— As-tu distribué tous tes biens aux pauvres ? T'es-tu prosternée devant dame Pauvreté ? As-tu abandonné ta riche demeure facilement et même avec joie ; comme si tu renaissais après une longue maladie ? Es-tu dénuée de tout ?
— De tout... Je n'ai plus rien, Père François.
— Alors reçois ma bénédiction, sœur Pica, dit-il en posant la main sur la tête de sa mère. Va chez sœur Claire, elle te coupera les cheveux et te donnera une robe grise. Adieu ! Il se peut que nous ne nous revoyions plus sur cette terre.
Dame Pica se remit à pleurer. Elle ouvrit les bras, releva son fils et le serra tendrement contre sa poitrine comme un petit enfant. Ensuite elle s'enveloppa dans sa mante noire et s'en fut dans la direction de Saint-Damien.
François me regarda.
— Frère Léon, dit-il, comment les hommes qui ne croient pas en Dieu peuvent-ils se séparer de leur mère pour toujours sans avoir le cœur brisé ? Comment peuvent-ils supporter l'indicible chagrin de la séparation ? Rien que la vue d'une chandelle qui est sur le point de s'éteindre suffit à serrer un cœur. Qu'en penses-tu ?
N'y comprenant plus rien, je ne savais que dire. « Comment ? Celui qui aime Dieu n'aime-t-il donc rien d'autre au monde ? N'a-t-il pitié de personne ? Mère, père et frères, comme le reste : joie, douleur, richesse, se réduisent-ils en cendre dans le brasier de son âme ? »
— Un jour à Assise, je me le rappelle, lui répondis-je, le gardien de nuit cria : Au feu ! Les cloches se mirent à sonner, les gens se précipitèrent dans la rue, à demi nus... Et ce n'était pas le feu, c'était ton âme qui brûlait, Père François. Elle brûlait et avec elle, tout l'univers brûlait. Tiens, il y a à peine un instant, ta mère a été réduite en cendre.
Il ne répondit point. Il regarda ses mains, ses pieds, se mordit les lèvres, livide.
Tu souffres, Père François ?
Oui, quelqu'un souffre, frère Léon...
Rassemblant ses forces, il se souleva :
— Laisse-le souffrir, ajouta-t-il, laisse-le gémir dans les flammes. Quant à nous, tenons la tête haute ! Te rappelles-tu ce que chantaient les trois enfants : Ananias, Azarias et Mizael dans la fournaise où les avait jetés le tyran de Babylone ? Faisons comme eux, petit lion de Dieu, chantons, nous aussi, et frappons dans nos mains ! Ah, si je pouvais me tenir debout et danser ! Je commence... fais comme moi !
Il dit et se mit à chanter d'une voix joyeuse et ferme :
Louez le Seigneur, louez toutes les œuvres du Seigneur, célébrez et glorifiez-Le dans l'éternité !
Louez le Seigneur, soleil, lune, étoiles du Ciel, célébrez et glorifiez-Le dans l'éternité !
Louez le Seigneur, toutes les pluies et toutes les rosées, tous les esprits du Seigneur. Célébrez et glorifiez-Le dans l’éternité !
Louez le Seigneur, feu et chaleur, froidure et glace. Célébrez et glorifiez-Le dans l'éternité !
Louez le Seigneur, neiges et frimas, éclairs et nuées. Célébrez et glorifiez-Le dans l'éternité !
Louez le Seigneur, lumières et ténèbres, jours et nuits. Célébrez et glorifiez-Le dans l'éternité !
Terre, loue le Seigneur ! Louez le Seigneur, collines et montagnes et toutes choses qui verdissez sur la terre.
Célébrez et glorifiez-Le dans l'éternité !
Louez le Seigneur, sources, mers, rivières et torrents et toutes les eaux courantes. Célébrez et glorifiez-Le dans l'éternité !
Tout en chantant, il frappait dans ses mains, et ses pieds, qu'il ne pouvait pas maîtriser, remuaient. Il voulait danser, mais ne le pouvait pas. Jamais je n'avais vu François aussi joyeux. La flamme qui dévorait son visage était devenue lumière. Depuis que le Crucifié des Cieux l'avait touché, il se sentait plus léger et son cœur débordait de certitude.
Je ne le quittais plus, ni jour, ni nuit, et ce matin-là, en ouvrant les yeux, je le vis, souriant, accoudé sur son oreiller de pierre.
As-tu fait quelque bon rêve, Père François ? Ton visage resplendit.
Ne vois-tu pas le sang qui coule sur moi ? Qu'ai-je besoin de rêves, frère Léon ? Jusqu'à présent, je pleurais, me frappais la poitrine et criais à Dieu mes péchés. Mais maintenant, je sais. Dieu tient une éponge et Il efface. Non pas un glaive, ni une balance... une éponge ! Et si je devais faire le portrait du Seigneur, je Le représenterais une éponge à la main. Tous les péchés seront effacés, frère Léon, tous les pécheurs seront sauvés, Satan lui-même et l'Enfer, car ce dernier n'est rien autre que l'antichambre du Paradis.
Mais alors ?...
J'avais à peine commencé ma phrase que François me ferma la bouche de sa main.
Tais-toi, dit-il. Ne diminue pas la grandeur de Dieu.

* * *
La saison des pluies commença. François fermait les yeux et écoutait les eaux du Ciel se déverser sur la terre. Son visage luisait comme une pierre qui se mouille et souvent il me priait de le porter jusqu'à l'entrée de la hutte pour tendre ses mains et recevoir les gouttes de pluie.
— C'est la dernière aumône que je demande, disait-il en voyant ses paumes se remplir d'eau. Il se penchait et buvait avec bonheur et reconnaissance.
Baignant dans cette immuable joie, son corps se consumait. Chaque jour, François s'enfonçait un peu plus dans la terre, tandis que quelque chose de lui montait au Ciel. On distinguait clairement maintenant les deux éléments dont il était composé.
Père François, lui dis-je un jour, ne t'en va pas encore. Le cercle de ta vie n'est pas complètement refermé. Tu as toujours désiré ardemment aller prier devant le Saint Sépulcre et tu n'y es pas allé.
François sourit :
Qu'importe, s'il ne m'a pas été donné d'y aller ! Le Saint Sépulcre viendra vers le pauvre pécheur que je suis.
Les anciens compagnons de François, ses préférés, vinrent de toutes parts saluer leur maître, apportant des nouvelles des pays où ils étaient allés prêcher l'Amour et la Pauvreté. Plusieurs frères étaient morts en martyrs dans les forêts sauvages de Germanie. En France, on les rouait de coups, les prenant pour des hérétiques ; en Hongrie, les bergers lâchaient leurs chiens sur eux et les paysans les transperçaient de leurs aiguillons ; ailleurs, on les déshabillait et on les abandonnait, grelottants, dans la neige. François écoutait, le visage rayonnant. Il comptait parmi les bienheureux les frères qui avaient connu la joie de la persécution et du mépris des hommes.
— Quelle est la voie royale qui mène au Ciel ? disait-il. C'est le mépris de l'homme. Et la voie la plus courte ? C'est la Mort.
Bernard, Messire Pierre, Masséo, Genièvre, Rufin, Ange, Pacifique et le Père Silvestre vinrent le voir ; sœur Claire lui adressa ce message : « Tu as été touché par la grâce de Dieu. Accorde-moi de venir adorer les marques qu'Il a laissées sur ton corps ». Et la réponse de François fut : « Sœur Claire, tu n'as nullement besoin de voir pour croire. Tu n'as pas non plus besoin de toucher. Ferme les yeux et tu me verras ».
Pourquoi ne la laisses-tu pas venir ? demandai-je à François. N'as-tu pas pitié d'elle ? Tu lui ferais grand bien.
C'est justement parce que j'ai pitié d'elle, que je ne la laisse pas venir. Et puis, elle doit s'habituer à me voir sans corps. Toi aussi, frère Léon, tu dois t'y habituer. Et tous ceux qui m'aiment.
Je détournai les yeux pour cacher mes larmes. Les présences invisibles ne peuvent pas me contenter, et je savais bien que lorsque je cesserais de voir François, je serais perdu.
Devinant mes pensées, François allait parler quand, bon dernier, frère Élie arriva pour lui faire ses adieux. Il venait de rentrer d'une mission qui lui avait permis de recueillir beaucoup d'or. À Assise, il avait déjà jeté les fondations d'un vaste couvent qui allait être pourvu d'une grande église, ornée de fresques, de lustres d'argent et de stalles finement sculptées. L'ensemble devait comprendre de nombreuses cellules et une importante bibliothèque, où les frères viendraient étudier, discuter et faire des conférences.
François posa la main sur la tête du frère ambitieux.
— Il me semble, frère Élie, Dieu me pardonne, que tu es en train d'écarter les frères du bon chemin. Tu as chassé notre grande richesse : la Pauvreté et tu as permis de dangereuses libertés aux anciennes vertus qui étaient les fondements de notre Ordre. Ces vertus étaient sévères et pures, elles ne faisaient aucune concession à la facilité et au bien-être. J'apprends que tu recueilles de l'or pour construire des couvents et que tu as chaussé de sandales les pieds des frères au lieu de les laisser marcher chair contre chair avec la terre comme autrefois. Le loup est entré dans notre bergerie et moi, j'aboie à la porte de la Portioncule, tel un chien enchaîné. Où nous conduis-tu, frère Élie ?
— Où Dieu me pousse, frère François. Tu sais bien que tout ce qui s'accomplit, l'est par Sa volonté. Les temps ont changé ; avec eux, le cœur de l'homme ; et avec le cœur de l'homme, les vertus. Mais, sois tranquille, je conduis l'Ordre vers la domination spirituelle du monde. Aie confiance en moi. Déjà, le sang des frères a commencé de couler et d'arroser le grain que nous semons.
— J'ai confiance en Dieu et je ne demande pas d'autre consolation. N'étant ni intelligent ni instruit, lorsque je vivais, je ne faisais que pleurer, danser et chanter pour Dieu. Maintenant, je ne le puis plus. Et me voilà réduit à n'être qu'un chien qui aboie, enchaîné à la porte de l'Ordre. J'espère, j'ai même la certitude que Dieu interviendra. Je suis donc tranquille, frère Élie et tu ne me fais pas peur.
Élie baisa la main de François et s'en fut, pressé d'aller surveiller les maçons qui bâtissaient le couvent à Assise.
Pacifique était présent lorsque Élie s'éloigna :
— Père François, dit-il, les mots sont trop étroits pour contenir le cœur de l'homme. À quoi bon parler ? Permets-moi plutôt de jouer du luth, car c'est là ta véritable bouche, et c'est avec elle que tu devrais parler aux hommes. Tu ne sais pas jouer ? Alors je t'apprendrai.
Pacifique se pencha et lui montra les cordes. Ses doigts effleuraient l'instrument de haut en bas. Il en sortait des sons graves ou aigus et François, extrêmement attentif, écoutait les conseils de son professeur.
— Viens tous les jours me donner une leçon, frère Pacifique. Ah, s'il m'était accordé de faire ma dernière prière en jouant du luth ! Maintenant, joue-moi un air gai pour me réconforter.
Alors, Pacifique se mit à jouer et à chanter. Il chanta d'abord la beauté de la Femme, puis celle de la Vierge Marie ; sur le même air, avec les mêmes paroles ; seul changeait le nom. François accompagnait la musique en chantant lui-même à voix basse. L'auréole de lumière s'intensifiait autour de son visage et les creux de ses tempes et de ses joues s'emplissaient de feu.
Les jours passaient. Pacifique venait donner sa leçon chaque soir et François, en bon élève, s'appliquait à promener ses doigts sur les cordes. Il était heureux de constater qu'il apprenait vite et qu'il allait pouvoir bientôt parler à Dieu et aux hommes en jouant du luth.
Un jour, un lapin de garenne, affolé, vint se réfugier dans son froc. Quelque renard devait le poursuivre, car de loin, nous entendîmes le cri perçant de la bête.
François parla au lapin si tendrement que j'en fus surpris.
Il n'avait jamais parlé ainsi à un homme.
— Mets ta main, frère Léon, tu vas voir comme son petit cœur tremble. Je te demande pardon, frère Renard, dit-il, mais je t'empêcherai de le manger. Dieu me l'a envoyé pour que je le protège.
Depuis, le lapin ne quitta plus François et pendant les quelques jours où ce dernier lutta avec la Mort, le petit animal resta recroquevillé à ses pieds, tremblant et refusant toute nourriture.
Tous les animaux aimaient François, car ils devinaient l'amour qu'il leur portait.
On lui avait fait cadeau d'un faisan dont il ne se lassait pas d'admirer la beauté : « Frère Faisan, lui disait-il, lève la tête et remercie Dieu de t'avoir fait si beau ». Et le faisan, ouvrant ses ailes, se pavanait au soleil comme un grand seigneur.
Un jour, c'était l'hiver et comme nous flânions sous les chênes de l'Alverne, un loup affamé surgit devant nous. François s'approcha de lui et se mit à lui parler tranquillement et avec douceur, comme à un ami : « Frère Loup, grand seigneur de la forêt, lui dit-il, donne-nous la permission de nous promener sous tes arbres. Cet homme qui tremble de peur parce qu'il ne te connaît pas, s'appelle frère Léon et moi, je m'appelle François d'Assise. Nous parlions de notre Père, qui est aussi le tien ; nous parlions de Dieu. Je t'en prie, frère Loup, n'interromps pas notre saint entretien ».
En entendant la voix tranquille de François, le loup s'écarta docilement et nous laissa passer.
Mais par-dessus tout, François aimait la lumière, le feu et l'eau.
— La bonté de Dieu est infinie, frère Léon, me disait-il souvent. Nous sommes entourés de prodiges ! Le matin, quand le soleil se lève et nous distribue sa lumière, as-tu remarqué avec quelle ardeur chantent les oiseaux et comme le cœur de l'homme bondit dans sa poitrine ? As-tu remarqué que les pierres et les eaux rient ? Et le soir, quand le soleil se couche, notre frère le Feu vient vers nous, bienveillant. Tantôt, il monte dans la lampe pour nous éclairer, tantôt il s'installe dans l'âtre, pour nous réchauffer. Et l'eau ! Quel miracle encore que l'eau ! Elle court, babillante, se transforme en ruisseau, puis en rivière qui descend vers la mer en chantant ! Sur son passage, elle lave et purifie tout ! Et lorsque nous avons soif, comme elle rafraîchit nos entrailles ! Avec quelle perfection le corps humain s'adapte à la terre et l'âme à Dieu ! Quand je pense à toutes ces merveilles, il ne me suffit plus de parler et de marcher ; je voudrais chanter et danser.
Noël était, de toutes les grandes fêtes, celle qu'il préférait. Une année, Noël tomba un vendredi. Comme un des nouveaux frères refusait de manger de la viande ce jour-là, François l'invita à s'asseoir à table, près de lui.
Frère Morico, lui dit-il, il n'y a pas de vendredi qui tienne, quand c'est Noël. Si les murs pouvaient manger de la viande, je leur en donnerais pour qu'ils fêtent eux aussi la naissance du Christ. D'ailleurs, bien qu'ils ne puissent pas en manger, je vais leur en faire goûter.
Ce disant, il prit un morceau de viande et en frotta les quatre murs de la Portioncule. Puis il revint s'asseoir, satisfait.
Si le roi était mon ami, dit-il encore, je lui demanderais d'ordonner à tout le monde de parsemer de blé les cours et les rues, à Noël, pour nourrir nos frères les oiseaux, car à cette époque de l'année, la terre est recouverte de neige et ils ne trouvent rien à manger. Si le roi était mon ami, ceux qui possèdent des bœufs et des ânes dans leur étable auraient le devoir de les laver à l'eau tiède et de leur donner double ration de nourriture ; ceci pour l'amour du Christ, qui est né dans une étable. Quant aux riches, en ces jours de fêtes, ils seraient tenus d'ouvrir leurs portes aux pauvres et de leur servir à manger. Car Christ est né, et avec Lui, la danse, la joie et le salut !
* * *
Nous étions en décembre et Noël approchait. François comptait les jours, les heures même, impatient de célébrer la grande fête chrétienne.
C'est mon dernier Noël, disait-il. Pour la dernière fois, je vais voir l'Enfant Divin agiter ses petits pieds dans la crèche.
Il avait en ville un bon ami croyant, Messire Bélita. Il le fit appeler et celui-ci accourut à la Portioncule avec empressement.
Mon frère, lui dit François, j'ai grande envie de fêter la sainte nuit de Noël avec toi, cette année. Dans la forêt voisine, se trouve une grande caverne. Fais-moi le plaisir d'y conduire pour la nuit de la Nativité un bœuf et un petit âne tout pareils à ceux de Bethléem. Car c'est mon dernier Noël sur la terre et je désire voir dans quelle simplicité le Christ est né pour sauver les hommes et pour me sauver, moi, pauvre pécheur.
— À tes ordres, Père François, répondit Messire Bélita. Tout sera fait suivant ton désir.
Il baisa la main du saint et s'en fut.
Je vais voir la naissance du Christ, me dit François, joyeux. Je vais voir la Crucifixion, puis la Résurrection. Ensuite je pourrai mourir. Loué soit le Seigneur, qui me donne encore la force de jouir du cycle entier : la Nativité, la Crucifixion et la Résurrection !
À partir de ce moment, François oublia ses souffrances et tous ses soucis, pour se consacrer à la préparation de la Nativité.
— Frère Léon, me disait-il, aide-moi à fêter mon dernier Noël avec joie et recueillement !
Il appela Égide :
Frère Égide, c'est toi qui seras Joseph. Tu n'auras qu'à te coller un morceau de coton sur le menton pour te faire une barbe blanche. Procure-toi aussi un bâton sur lequel tu t'appuieras.
Il chargea Genièvre d'aller lui chercher deux bergers dans la montagne. Ils arrivèrent, l'un, vieil homme encore vert, court de taille, la peau brunie par le soleil ; l'autre, adolescent aux joues recouvertes d'un duvet blond.
Mes frères bergers, leur recommanda François, la nuit de Noël vous vous rendrez avec vos moutons dans la grotte que vous désignera Messire Bélita. N'ayez pas peur, vous n'aurez rien à faire, sinon vous tenir à l'entrée de la grotte en vous appuyant sur vos houlettes et regarder ce qui se passe à l'intérieur. Vous serez les bergers en contemplation devant Jésus qui vient de naître.
Il fit dire à sœur Claire : « Que ta sœur Agnès vienne me voir, j'ai à lui parler ».
C'est elle qui fera la Vierge Marie, me confia-t-il. Je l'ai choisie parce qu'elle s'appelle Agnès.
Puis il m'envoya à la Portioncule chercher quelques jeunes novices, qui devaient représenter les anges et tenir des langes et des couches en chantant : « Et elle enfanta son fils premier-né, et elle l'emmaillota et le coucha dans une crèche ».
Frère Pacifique les accompagnerait avec son luth et Père Silvestre célébrerait la messe.
La veille de Noël, Messire Bélita nous fit dire que tout était prêt et que nous pouvions venir. À minuit, nous nous mîmes en route, accompagnés de quelques frères dont : Bernard, Messire Pierre, Masséo et le Père Silvestre. Pacifique marchait près de François, portant son luth en bandoulière.
L'air était glacé et le ciel d'une grande pureté. Les étoiles descendaient et frôlaient presque la terre. Chacun de nous en avait une au-dessus de sa tête. François marchait d'un pas dansant. Soudain, il s'arrêta :
Mes frères, quel bonheur, quelle immense joie vient d'être donnée aux hommes ! Vous rendez-vous bien compte de ce que nous allons voir ? Dieu enfant ! La Vierge Marie allaitant Dieu ! Les anges descendus du Ciel et chantant l'hosanna ! Frère Pacifique, fais-moi plaisir, prends ton luth et chante : « Et elle enfanta son fils premier-né et elle l'emmaillota et le coucha dans une crèche ».
François se pencha et me dit à l'oreille :
Je ne puis contenir ma joie, frère Léon. Regarde comme je marche bien ! Je n'ai plus mal aux pieds. Cette nuit, j'ai rêvé que la Vierge Marie déposait l'Enfant Divin dans mes bras.
Les paysans des villages voisins s'étaient rassemblés dans la forêt et leurs torches illuminaient les arbres. La grotte était déjà remplie de monde. François baissa la tête et entra, suivi de tous les frères. Au fond, près de la crèche garnie de paille, il y avait un âne et un bœuf qui ruminait tranquillement. Le Père Silvestre s'arrêta devant le berceau divin, comme devant un autel, et se mit à dire la messe. Pendant ce temps, François en faisait le tour à quatre pattes tout en bêlant. Et quand le Père Silvestre, qui lisait l'Évangile, atteignit ce passage « Gloire soit à Dieu, au plus haut des cieux ; paix sur la terre, bonne volonté envers les hommes ! » une clarté bleue illumina la crèche et tout le monde put voir François se pencher, puis se relever, tenant un nouveau-né dans les bras.
Les paysans, transportés, gémirent en brandissant leurs torches. Nous nous jetâmes à plat ventre sur le sol, éblouis par le miracle. Je relevai la tête et vis l'enfant tendre ses petits bras et caresser la barbe et les joues de François, tout en souriant et agitant ses pieds menus. Puis, François le souleva très haut devant les torches enflammées et s'écria :
Mes frères, voici le Sauveur du monde !
Alors, dans leur exaltation, les paysans se précipitèrent sur lui pour toucher l'Enfant Jésus. Mais à ce moment, la clarté bleue s'éteignit, la crèche rentra de nouveau dans l'ombre et l'on s'aperçut que François avait disparu, emportant le nouveau-né.
Les paysans se précipitèrent dehors avec leurs lumières et se mirent à fouiller la forêt pour le trouver, mais en vain ! Le ciel commençait de blanchir, l'étoile du matin brillait et dansait à l'Orient, solitaire. Le jour était né.
Plus tard, je trouvai François à la porte de sa hutte, le visage tourné dans la direction de Bethléem.
* * *
Le lendemain, son aspect m'effraya. Ce n'était plus un corps, mais un tas d'os recouvert de lambeaux d'étoffe. Ses lèvres étaient bleues de froid.
Père François, lui dis-je en lui baisant les mains, laisse-moi ramasser du bois pour t'allumer du feu.
Fais le tour du monde, me répondit-il, et si tu trouves du feu dans toutes les huttes et toutes les pauvres chaumières, reviens et allume-moi la cheminée. N'y aurait-il sur terre qu'un seul homme grelottant de froid, je veux grelotter de froid avec lui.
Plus le temps passait, plus ses plaies le faisaient souffrir. Je le voyais souvent serrer les dents, plié en deux pour résister à la douleur. Il levait la tête, me regardait, le visage toujours empreint de la même béatitude :
— Il souffre... me disait-il, il souffre...
— Qui ?
— Celui-là ! et il me montrait sa poitrine, ses mains, ses pieds.
Une nuit, un mulot s'introduisit dans la hutte et se mit à lécher et à mordre les pieds sanglants de François. Éveillé en sursaut, celui-ci lui parla doucement comme à un enfant « Frère Mulot, j'ai mal ! Frère Mulot, je t'en conjure au nom de Dieu, va-t'en, j'ai mal ! »
Un matin je le trouvai complètement nu, grelottant sur sa paillasse.
— Père François, m'écriai-je, il fait un froid terrible, pourquoi t'es-tu déshabillé ?
J'ai pensé, me répondit-il, tout en claquant des dents, à tous mes frères qui ont froid par le monde. Comme je ne puis les réchauffer, je me punis en ayant froid avec eux.
Je me demande ce que deviennent les frères qui sont allés prêcher, me dit-il le matin suivant. Nuit et jour, je ne cesse de penser à eux. Un mulot est venu me rendre visite et m'a distrait un instant, mais c'était un bon mulot, je l'ai prié de partir et il m'a obéi aussitôt. Et maintenant, j'attends. J'attends un messager qui m'apportera des nouvelles.
À peine finissait-il de parler que Genièvre, l'un des plus naïfs et des plus aimés d'entre nos frères, parut sur le seuil, pieds nus, couvert de blessures, mais joyeux.
Au cours des années héroïques, au début de notre confrérie, il nous avait bien souvent fait rire avec ses plaisanteries. Un jour, un frère était tombé malade. « Ah, gémissait-il dans sa fièvre, si j'avais un pied de porc à manger ! » Sans attendre, Genièvre se précipite dans le bois voisin, cherche et trouve un cochon qui se nourrissait de glands, lui coupe un pied, revient en hâte à la Portioncule, le fait cuire et le sert au malade. Apprenant le larcin, François gronde Genièvre « Ne sais-tu pas, mon frère, lui dit-il, qu'on ne doit pas toucher au bien d'autrui ? Pourquoi as-tu fait cela ? » « Ce pied de porc a si bien contenté notre frère, que je n'aurais pas de remords si même j'avais coupé le pied à cent cochons, réplique Genièvre. » « Mais le malheureux gardien de cochons pleure et se lamente, en cherchant le coupable par toute la forêt ! » « Eh bien, frère François, je vais aller trouver cet homme et deviendrai son ami, sois sans crainte ».
Il court dans le bois, trouve le paysan, se jette dans ses bras et lui dit : « Mon frère, c'est moi qui ai coupé la patte de ton cochon, ne te fâche pas, écoute-moi. Dieu a créé les cochons pour être mangés par les hommes. Un homme malade criait : « Je ne guérirai pas, si je ne mange pas un pied de cochon ! » Alors j'ai eu pitié de lui, j'ai couru dans la forêt, trouvé un cochon, en ai rapporté le pied, l'ai fait cuire et le lui ai donné à manger. Maintenant, mon frère se porte bien, prie pour le propriétaire du cochon et intervient auprès de Dieu pour qu'il lui pardonne ses péchés. Ne te fâche donc point et viens dans mes bras. Ne sommes-nous pas tous des frères, des enfants de Dieu ? Tu as fait une pieuse action et je t'ai aidé à l'accomplir. Viens, embrasse-moi. Et le paysan, furieux au début, s'apaise peu à peu et finit par se jeter dans les bras de Genièvre. « Sois pardonné, lui dit-il, mais pour l'amour de Dieu, ne recommence pas ! »
Lorsque Genièvre lui rapporta sa conversation avec le paysan, François rit de bon cœur. « Que n'avons-nous pas, s'écria-t-il, tout un bois de genévriers comme celui-là ! »
Genièvre devait avoir un message important à nous transmettre, ce jour-là, car ses petits yeux étincelaient. Il s'essuya la bouche du dos de la main, et commença ainsi :
— Je viens de Rimini, père François. Ce que j'ai vu et enduré jusqu'à mon arrivée là-bas est indescriptible ! Dans les villages, on devait me prendre pour ta sainteté car les paysans, hommes et femmes, accouraient et se pressaient autour de moi pour me baiser la main. On m'amenait aussi des malades pour que je les guérisse. Comme si je pouvais les guérir ! Je posais la main sur leur tête de la manière dont tu le fais, mais je ne pensais qu'à une seule chose : échapper à cette horde qui se jetait sur moi pour me baiser les pieds. Un jour, donc, comme j'approchais d'un village, voisin de Rimini, j'apprends que la foule s'est mise en route pour m'accueillir. Que pensez-vous que j'aie fait ? Deux enfants jouaient à la bascule : ils avaient posé une poutre en travers d'une autre et, chacun se tenant à une extrémité, ils se balançaient. Je cours vers eux « Mes enfants, leur dis-je, je joue avec vous. Asseyez-vous tous les deux d'un côté, moi, je me mets de l'autre. » Et de se balancer tous les trois en riant aux éclats... Enfin, les pèlerins arrivent, conduits par un prêtre portant un évangile relié en argent et un goupillon. Me voyant jouer, ils font la moue et se mettent à attendre que je finisse pour recevoir ma bénédiction et me faire guérir les quelques malades qu'ils avaient transportés jusque-là. Mais je n'avais nullement l'intention d'abandonner la bascule. Enfin, après avoir attendu un bon moment : « Ce n'est pas un saint, celui-là, hurlent-ils hors d'eux-mêmes, c'est un fou ! Allons-nous-en ! » Et ils sont partis. Je ne demandais pas mieux. Je descends alors de la bascule et continue mon chemin dans la direction de Rimini.
François se mit à rire.
Je te bénis, frère Genièvre. Il vaut mieux qu'on nous prenne pour des fous que pour des saints. C'est en cela que consiste la véritable Humilité.
— Et qu'as-tu fait à Rimini, frère Genièvre ? demandai-je. Tu dois avoir encore beaucoup à nous raconter.
Oui, beaucoup, beaucoup, mes frères, et aussi un grand miracle ! Si je ne l'avais pas vu de mes propres yeux, je n'y aurais pas cru. Vous rappelez-vous un novice au teint pâle qui était avec nous à la Portioncule et qu'on appelait Antoine ? Eh bien, celui-là, que Dieu me pardonne, est devenu un saint ! Oui, un saint ! Et il fait des miracles. Comme tu as prêché un jour aux oiseaux, Père François, lui, il a prêché aux poissons, à Rimini. Je l'ai vu de mes propres yeux, ne riez pas. Il s'était arrêté à l'endroit où le fleuve se jette dans la mer. Grand, maigre, des joues creuses, des yeux pareils à deux trous noirs, des mains si longues et si agiles qu'elles faisaient presque deux fois le tour de son bâton... Vous ne le reconnaîtriez pas tant il a changé. Une foule nombreuse se tenait derrière lui, composée surtout d'hérétiques auxquels il avait souvent répété en vain : « Suivez-moi jusqu'à la mer et je vous prouverai que le Dieu que je prêche est le seul véritable. En voyant de vos propres yeux, vous croirez ».
J'étais là moi aussi. Antoine se penche, mouille ses doigts dans la mer et fait le signe de la croix. Ensuite, il rentre dans l'eau jusqu'aux genoux et se met à crier : « Mes frères les poissons de la mer et du fleuve, au nom de Notre Père Céleste, je vous en conjure, venez écouter la parole du vrai Dieu ! »
Aussitôt, la mer s'agite, le fleuve gonfle et les poissons commencent à se rassembler. Il y en avait qui venaient de très loin, et d'autres qui montaient des profondeurs. Perches, mérous, dorades, orphes, soles, requins, hirondelles de mer, espadons, mulets, pagels, crapauds de mer, bogues... je ne sais plus, moi... poissons d'écume, poissons chasseurs, se pressaient vers le rivage. Les plus petits devant, derrière eux, les moyens, et plus loin, au large, les gros. Et tous levaient la tête au-dessus de l'eau pour écouter. Alors, Antoine lève la main, les bénit et commence aussitôt à prêcher d'une voix forte : « Mes frères les poissons, je vous ai appelés afin que nous louions ensemble notre Père Céleste. Que de dons Il vous a faits ! Quelle richesse est la vôtre ! L'eau, ce noble élément, est fraîche, pure, limpide. Quand le soleil brille sur la mer tranquille, vous pouvez monter à la surface et jouer dans l'écume. Lorsque la tempête gronde, vous pouvez vous retirer dans les profondeurs où règne une immuable paix. Que de couleurs, que de souplesse et de beauté vous a données le Seigneur, mes frères les poissons !
« Pendant le Déluge, tandis que les animaux de la terre se noyaient, vous fendiez tranquillement les eaux déchaînées. Et quand le prophète Jonas est tombé dans la mer, vous l'avez abrité pendant trois jours, puis ramené vers la terre. Vous êtes le plus bel ornement de l'eau, Dieu vous aime infiniment, Il ne veut pas que votre espèce disparaisse, aussi, grâce aux millions d'œufs que vous pondez, elle durera éternellement. Levez la tête, mes frères, remerciez le Seigneur. Et maintenant, recevez ma bénédiction, allez en paix ! »
« Les poissons ouvrent la bouche, remuent les lèvres — il se peut qu'ils aient chanté quelque psaume, mais je n'ai pas entendu — et s'en vont, joyeux, la queue dressée. La mer et le fleuve étaient blancs d'écume. Les assistants, saisis de peur, se jettent aux pieds d'Antoine en s'écriant : « Tu as raison, frère Antoine, pardonne-nous. Puisque les poissons t'ont écouté, comment nous, les hommes, ne t'écouterions-nous pas ? Va devant et conduis-nous ! Antoine marchant en tête, nous avons tous regagné Rimini dans la joie. Et aussitôt arrivés, nous sommes entrés à l'évêché pour glorifier le Seigneur ».
Ce long récit avait mis Genièvre en nage. Il luisait et frétillait comme un poisson à peine sorti de la mer.
— Loué soit le Seigneur ! dit François d'une voix émue. Je meurs, mais un autre vient de naître. La semence de Dieu sur la terre est immortelle. Moi, je suis épuisé, je ne suis plus bon à rien, j'ai perdu la lumière, je suis le soleil qui descend. Cet autre est jeune, plein de force, de joie et de ferveur, il est le soleil qui se lève. Saluons-le !
Il tendit les bras dans la direction de Rimini
— Frère Antoine, dit-il, sois le bienvenu ! Je te souhaite d'arriver là où moi je n'ai pu arriver.
Nous nous tûmes. Mon cœur s'emplit d'un mélange d'amertume et d'allégresse. Il regardait François avec une tendresse indicible. Plongé dans l'extase, il n'entendait ni ne voyait plus rien autour de lui ; il était loin.
Genièvre me fit signe et j'approchai mon oreille de sa bouche
— Je vais aller chercher du bois pour allumer du feu, chuchota-t-il.
— Mais il n'en voudra pas, frère Genièvre. Depuis quelque temps il refuse de chauffer son corps. N'allume pas de feu, surtout, il nous gronderait...
— Qu'il nous gronde ! Entre temps, il se sera réchauffé un peu.
Ce disant, il s'élança dehors et reparut bientôt avec une brassée de bois. Il le rangea dans la cheminée et l'alluma. La flamme jaillit et éclaira la hutte. J'approchai avidement de la cheminée, offrant tour à tour mon dos, mon ventre, mes mains et mes pieds. La chaleur me pénétra jusqu'à la moelle. Assis devant le feu, Genièvre et moi riions sous cape, satisfaits. De temps en temps, nous jetions un regard anxieux vers François qui, absorbé par ses pensées, ne s'était aperçu de rien.
— Il ne faut pas toujours l'écouter, me conseillait Genièvre. Fais semblant de ne pas comprendre et allume du feu la nuit pendant qu'il dort, donne-lui à manger, raccommode son froc en cachette, ne le laisse pas dépérir... Où trouverons-nous un autre guide tel que lui pour nous conduire tout droit au Paradis ?
— Mais il ne se laisse pas faire... frère Genièvre. Moi aussi, j'ai froid et faim avec lui.
— Je t'admire, frère Léon, de mener une vie si dure. Comment peux-tu résister ?
Je ne peux pas... frère Genièvre, je fais plus que je ne peux, mais c'est par amour-propre, non pas par piété, J'aurais honte maintenant de revenir en arrière.
Devant qui aurais-tu honte ?
Devant tout le monde : Dieu, François, moi-même...
Comment n'as-tu jamais envie, disons : les jours de fête, de manger un bon plat, de boire une gorgée de vin et de dormir sur un matelas moelleux continua Genièvre. Dieu a créé toutes ces bonnes choses pour les hommes, c'est un péché que de les dédaigner. Moi, que veux-tu que je te dise ? Je me donne du bon temps, grâce à Dieu. Aussi, quand je prie et remercie le Seigneur, ma prière ne sort-elle pas uniquement de mon cœur, mais aussi de mon ventre, de mes mains, de mes pieds réchauffés et de tout mon corps. Frère Léon, concilier le devoir et l'intérêt, tout le secret est là.
Je souris :
Pauvre de nous, si c'était toi notre guide, frère Genièvre ! Nous aurions été bien nourris, mais serions allés directement en Enfer.
Genièvre allait riposter lorsque nous vîmes François remuer légèrement. Nous retenions notre respiration, le cœur battant. Il se retourna, vit le feu et se mit à crier.
— Qui a allumé du feu ? Vite, de l'eau, éteignez-le !
Père François, apôtre de l'Amour, dit Genièvre en étreignant les genoux de François, c'est notre frère le Feu, pourquoi veux-tu le tuer ? N'en as-tu pas pitié, toi qui as pitié de la terre que tu foules ? C'est aussi un fils de Dieu et c'est parce qu'il nous veut du bien qu'il est venu s'installer dans la cheminée. Écoute comme il crie ! Tu l'entends ?
« Frère François, dit-il, je suis une créature de Dieu, moi aussi, ne me tue pas ! »
François se taisait. Les paroles de Genièvre lui étaient allées droit au cœur.
Frère Genièvre, scélérat, dit-il en riant, tu nous a tout mis sens dessus dessous avec ta soi-disant crainte de Dieu. Il se tourna vers la cheminée
Mon frère le Feu, pardonne-moi, je ne te chasse pas de mon humble maison, mais je t'en prie, ne reviens pas. Ce disant, il se leva et alla s'asseoir loin de la cheminée.
* * *
Le lendemain, à l'aube, François me poussa du pied.
Debout, frère Léon ! Nous nous sommes assez chauffés et assez dorlotés ici, allons à Saint-Damien maintenant. Il y a une hutte de branchages à côté du couvent et j'ai envie d'aller y habiter. Peux-tu abandonner ce confort pour me suivre ? Supporteras-tu d'en être privé ? Mesure tes forces. Sinon, tu peux me quitter quand tu voudras, tu peux te libérer... Je te fais trop souffrir, petit lion de Dieu, pardonne-moi.
En vérité, il me faisait beaucoup souffrir, mais c'était par excès d'amour.
J'irai où tu me conduiras, répondis-je. J'ai brûlé mes vaisseaux, toute retraite est impossible.
Eh bien, allons ! Moi aussi j'ai brûlé mes vaisseaux ! Soutiens-moi pour que je ne tombe pas.
Il faisait un froid cuisant. L'essaim des étoiles s'était déjà noyé dans la lumière vaporeuse du matin. Seule, Vénus attendait joyeusement le soleil pour s'anéantir dans ses rayons. On n'entendait encore aucun cri d'oiseau, sinon, très lointain, le chant d'un coq.
Les oiseaux ne trouvent rien à manger pendant l'hiver, dis-je, c'est pourquoi ils ne chantent pas. Serait-ce la même chose pour l'homme ? Serait-il indispensable de manger pour prier et chanter ?
Tu ne penses qu'à manger, me répondit François en souriant. Ce que tu dis est vrai pour ceux qui ne croient pas en Dieu. Mais pour nous, c'est le contraire qui est vrai. La prière remplace la nourriture et c'est grâce à elle que nous nous rassasions.
Le jour naissait et l'Orient se teintait de rose. Comme nous passions sous un pin touffu, un oiseau, ayant senti la lumière sur ses paupières fermées, se mit à gazouiller.
Bonjour, sœur Alouette ! lui cria François. Nous allons à Saint-Damien, viens avec nous !
L'oiseau surgit de dessous les branches, secoua ses ailes pour les dégourdir et s'élança dans l'espace en chantant.
Son Saint-Damien à lui, c'est le Ciel, dit. François.
Lorsque nous arrivâmes au couvent, les sœurs étaient encore à l'office du matin. Nous nous dirigeâmes sans bruit vers la petite fenêtre de la chapelle et nous y arrêtâmes pour écouter chanter les douces voix féminines.
Quelle félicité ! dit François, les yeux embués de larmes ; la lumière, l'alouette, l'office du matin, les fiancées du Christ éveillées dès l'aube pour glorifier le Bien-Aimé !... Je distingue la voix de sœur Claire...
La messe prit fin et les sœurs, vêtues de leurs blanches mantes, se dirigèrent vers le cloître. Apercevant François, elles se mirent à pousser des cris joyeux comme des colombes affamées à la vue de grains de blé. Sœur Claire s'avança la première et, prenant la main ensanglantée de François, la baigna de ses larmes.
Père François, Père François... murmurait-elle d'une voix qu'étranglait l'émotion.
Sœur Claire, avant de m'en aller, je voudrais demeurer près de vous quelques jours. Donne-moi la permission, Mère Supérieure, de loger dans la hutte de branchages à côté de ton couvent.
Sœur Claire regardait François et des larmes coulaient de ses grands yeux.
Père François, dit-elle, la hutte et le couvent et toutes les sœurs sont à ton service. Tu n'as qu'a ordonner.
La mère de François parut. Elle avait beaucoup maigri. Les veilles et le jeûne avaient pâli son visage, mais elle resplendissait de bonheur. Elle se pencha et baisa les doigts de son fils. François posa la main sur ses cheveux gris et la bénit : « Mère, murmura-t-il, mère... sœur Pica... » Deux nonnes s'offrirent pour aller préparer la hutte, mais Claire les renvoya
— J'irai moi-même, dit-elle. Apportez-moi un balai, une cruche d'eau et le pot de fleurs qui se trouve dans ma cellule. Apportez-moi aussi le chardonneret que l'évêque nous a donné l'autre jour.
Exténué, François s'assit sous la petite fenêtre du chœur et attendit. Sa mère, retirée dans un coin de la cour, le regardait avec des yeux débordants de douleur et de fierté. Les lèvres, les pieds et les mains de François étaient bleus de froid. On lui apporta une couverture, mais il la rejeta. Il tenta en vain de se lever. Alors deux nonnes accoururent et, le prenant sous les aisselles, le conduisirent lentement jusqu’à la hutte. Sœur Claire y avait placé, sur une natte, un matelas rempli de paille et un oreiller moelleux. On aida François à s'étendre. Puis les sœurs se retirèrent et nous demeurâmes seuls, lui et moi.
— Désires-tu quelque chose ? demandai-je en lui parlant doucement à l'oreille.
— Que puis-je désirer de plus, frère Léon ? J'ai tout !
Et il ferma les yeux en me faisant un signe d'adieu.
Il délira toute la nuit. De son front, de ses mains, de son corps entier, jaillissaient des flammes. Le lendemain, dans l'après-midi, il ouvrit les yeux
— Frère Léon ! me dit-il, recommande aux sœurs de ne pas venir me voir. Dis-leur que je n'ai besoin de rien ; ni feu, ni manger et que tout ce que je veux, c'est rester seul, dans le calme.
Il empoigna l'oreiller et le lança loin de lui.
— Prends-le, frère Léon, jette-le dehors. Il a le diable dans le ventre. Il m'a empêché de dormir toute la nuit. Apporte-moi plutôt une pierre.
Il posa sa main brûlante sur la mienne.
— Frère Léon, mon compagnon de route, mon compagnon de lutte, pardonne-moi... murmura-t-il. Et il ferma les yeux.
Je m'assis sur le seuil de la lutte et me mis à pleurer, étouffant mes sanglots pour ne pas attirer l'attention de François. Sœur Claire vint me trouver.
Que pouvons-nous faire, frère Léon ? Que pouvons-nous faire pour lui conserver la vie ?
— Mais Il ne veut pas de la vie, sœur Claire, il n'en veut pas. Il dit qu'il a terminé son ascension. Au sommet, il a trouvé la Crucifixion. Il est crucifié. Maintenant, il n'attend qu'une chose et il a hâte qu'elle arrive, c'est la Résurrection.
— Tu veux dire : la Mort ?
— La Mort ! sœur Claire.
Sœur Claire soupira et baissa la tête.
Le chardonneret l'aidera peut-être à vivre encore un peu, dit-elle après un silence. A-t-il chanté hier ?
Non, sœur Claire, il devait avoir peur.
— Lorsque l'oiseau n'aura plus peur et qu'il se mettra à chanter, peut-être le Père François ne voudra-t-il plus mourir si vite.
Je ne répondis rien car je savais qu'un autre chant charmait François, un chant beaucoup plus doux, un chant immortel, qui venait de bien plus haut que les nuages et les étoiles. Sa cage était déjà ouverte et son âme prête à partir vers les âmes qui chantent.
Le troisième jour, la fièvre de François avait augmenté. Ses joues étaient rouges et ses lèvres desséchées ; il délirait sans cesse et, de temps en temps, se dressait brusquement sur son matelas, effrayé par d'invisibles présences. Soudain, vers l'aube, il se tourna vers moi et dit :
Frère Léon, où es-tu ? Je ne te vois pas.
Je suis là, près de toi, Père François. Ordonne !
As-tu une plume et de l'encre avec toi ?
J'en ai toujours, Père François, ordonne !
Écris !
La hâte de dicter avant que sa vision disparût le faisait trembler.
J'écoute, Père François.
Écris !
Je suis un roseau qui fléchit sous le souffle de Dieu.
J'attends que la Mort vienne me faucher, me percer, me
transformer en fifre et qu'ainsi pressé entre ses lèvres, je
retourne en chantant dans l'éternelle roselière du Seigneur.
Il se renversa sur son matelas et parut se calmer. Mais comme je me levais pour éteindre la lampe qui lui fatiguait les yeux, il sursauta de nouveau :
— Frère Léon ! m'appela-t-il dans un cri qui était presque un hurlement. Au secours ! Écris !
Le noir archange m'a pris par la main. « Où allons-nous ? » lui ai-je demandé. Il a mis un doigt sur sa bouche : « Nous laissons la terre derrière nous. Ferme les yeux pour éviter de pleurer en la voyant disparaître ».
Après une très courte pause, François continua :
J'ai largué mes voiles. Derrière moi : la terre couverte de verdure ; devant : l'immensité noire, sans limites ; et au-dessus, dans le ciel, telle une fusée : l'étoile du Nord.
Seigneur, c'est toi qui possèdes mon cœur. Il vogue dans la direction que tu lui montres. Déjà, le premier oiseau du Paradis a fait son apparition.
Ses yeux brûlaient, tout son corps tressautait. La plume à la main, j'attendais.
— Écris ! Où es-tu, frère Léon ? Écris !
Lorsque l'archange chassa Adam et Ève du Paradis, ils s'assirent sur une pierre, silencieux. Le soleil s'était couché. La nuit, peuplée de terreur, montait de la terre et descendait du Ciel. Il soufflait un vent glacé. Ève se blottit contre la poitrine de son époux et lorsqu'elle se fut réchauffée, elle brandit son poing nouveau-né et dit : « Le Vieux n'aura pas raison de nous !
François se mit à rire. Sans doute voyait-il Ève faisant ce geste de menace. Mais il s'arrêta brusquement et fondit en larmes.
— Es-tu encore ici, frère Léon ? Écris !
Lorsque l'archange Gabriel descendit sur terre, c'était le printemps. Il prit peur. « La terre est trop belle, songea-t-il. La drôlesse ! Passons rapidement ! » Un menuisier surgit alors de son atelier. « Que cherches-tu, mon enfant ? de-manda-t-il. Ici c'est Nazareth ». « Je cherche la maison de Marie ». « La maison de Marie ? » Le menuisier se mit à trembler. « Et qu'est-ce que cette croix que tu tiens, ces clous, ce sang ? » « Ce n'est pas une croix, c'est un lys ». « Et qui t'envoie ? » « Dieu ! » Ce fut comme un coup de poignard dans le cœur du menuisier. « Ah ! je suis perdu ! » songea-t-il. Il ouvrit sa porte : une cour minuscule apparut avec un pot de basilic et un puits. À côté du puits, une jeune fille était en train de coudre des vêtements de nourrisson. L'archange s'arrêta sur le seuil et ses yeux s'emplirent de larmes ».
Les yeux remplis de larmes, comme l'archange, François soupira
Malheureuse Marie, malheureuse mère qu'éprouvera la Mort ! Si les larmes de toute l'humanité coulaient ensemble pendant une année, cela ferait un torrent qui engloutirait Ta maison, Seigneur. Mais Tu es omniscient et les larmes coulent une à une.
Ses propres paroles lui firent peur.
Frère Léon, fit-il d'un ton suppliant, n'écris pas ce que je viens de dire. C'est le Malin qui a parlé par ma bouche. Si tu l'as déjà écrit, efface-le, je t'en prie.
Il reste encore une petite chanson, dans mon cœur, poursuivit-il. Je ne veux pas l'emporter avec moi dans la terre. Prends la plume et écris.
Lorsque Dieu eut créé le monde, lorsqu'il eut lavé ses mains souillées de boue, il s'assit sous un arbre du Paradis et ferma les yeux. « Je suis fatigué, murmura-t-il, reposons-nous un peu ! » Et Il ordonna au sommeil de venir. Mais à ce même moment, un chardonneret aux griffes rouges vint s'asseoir sur son épaule et se mit à crier : « Il n'est pas de repos, il n'est pas de tranquillité, ne dors pas ! Jour et nuit je resterai sur ton épaule et te crierai : Il n'est pas de repos, il n'est pas de tranquillité, ne dors pas. Je ne te laisserai pas dormir... je suis le cœur de l'homme !
Haletant, François se renversa sur son matelas.
Comment cela te semble-t-il, frère Léon ?
J'étais embarrassé. Que pouvais-je répondre ? L'insolence avec laquelle le cœur de l'homme s'adressait à Dieu me scandalisait.
François, devinant ma pensée, sourit.
Oui, petit lion de Dieu, dit-il. Oui, le cœur de l'homme est d'une insolence sans bornes, mais Dieu l'a créé ainsi. Il l'a désiré tel qu'il est, insolent et indocile.
[…]
L'évêque était parti en tournée dans les villages. La nouvelle que François quittait Assise pour se rendre à la Portioncule, avait déjà circulé de bouche en bouche et dans chaque petite rue où nous passions, une foule d'hommes, de femmes et d'enfants sortant des maisons et des ateliers, se joignait à nous, brandissant des rameaux de myrte et de laurier.
Nous franchîmes la porte de la ville, puis, à la sortie du bois d'oliviers, nous prîmes la côte. C'était au mois d'août, il faisait très chaud, les figuiers ployaient sous le poids des fruits, les vignes étaient chargées de grappes, les blés coupés. La plaine sentait l'herbe brûlée par le soleil.
— Doucement mes enfants, pas si vite, suppliait François. Vous, vous aurez le temps de revoir ces terres bien aimées, moi, c'est la dernière fois... allez lentement, je vous en prie !
Malgré ses yeux malades, il essayait de voir le spectacle de la nature et d'emporter ces dernières images avec lui, dans le Ciel : Assise, les oliviers, les vignes... Et quand enfin la ville chérie fut sur le point de disparaître derrière nous, François s'écria :
— Attendez, mes enfants, je veux la voir une dernière fois et lui dire adieu !
Nous nous arrêtâmes de façon que son visage fût tourné vers Assise. La foule qui nous suivait s'arrêta aussi, muette. Le regard de François s'attardait sur les maisons, les églises, les tours et, tout en haut, au sommet de la ville, sur la citadelle presque en ruine. Soudain, on entendit sonner le glas.
— Pourquoi sonne-t-on le glas ? demanda-t-il.
— Nous ne savons pas... nous ne savons pas... lui fut-il répondu ; or, nous savions tous que c'était pour dire adieu à François qui allait mourir. Lui, essuyant ses larmes, s'efforçait d'apercevoir Assise et derrière elle, les flancs ensoleillés du Mont Subasio et les grottes où autrefois il aimait à se retirer pour appeler Dieu.
Il leva lentement la main et traça une croix au-dessus de la chère ville.
— Adieu Assise, ma mère, murmura-t-il. Loué sois-tu, Seigneur, pour cette gracieuse cité, pour ses maisons, ses habitants, les treilles, les pots de basilic et de marjolaine posés sur ses petites fenêtres. Loué sois-tu, Seigneur, pour cette ville où vécurent Messire Pierre Bernardone, dame Pica et leur fils François, le petit pauvre de Dieu. Ah ! Si je pouvais te prendre toute entière dans ma main, Assise, et te déposer aux pieds de Dieu ! Mais je ne peux pas, ma bien-aimée, adieu !
Il se mit à pleurer et sa tête roula sur sa poitrine.
— Adieu ! murmura-t-il encore, adieu !...
Derrière nous, le peuple pleurait. Arrivés à la Portioncule, nous nous aperçûmes que François s'était évanoui dans nos bras pendant le trajet. Nous le couchâmes doucement sur le sol de la petite hutte. Le peuple se dispersa et les frères qui demeuraient encore à la Portioncule : Genièvre, Rufin, Égide et Bernard, vinrent lui baiser la main.
Une semaine s'écoula, puis deux, puis trois. On fit les vendanges, les feuilles des vignes commencèrent de rougir, les figues s'emplirent de miel, les olives se vernirent et les hirondelles se préparèrent pour un nouveau départ. Les premières grues passaient au-dessus de la hutte, faisant voile vers le Sud. François entendit leurs cris et ouvrit les yeux
— Les grues précèdent les hirondelles, dit-il. Bon voyage, mes sœurs. Bientôt, un grand oiseau viendra me chercher, moi aussi, pour partir...
Parfois, il cherchait ma main, pour se soulever et après s'être bien installé, il se mettait à nous parler de ses dames éternelles : la Pauvreté, la Paix et l'Humilité, en nous regardant avec tendresse. Assis autour de lui, nous l'écoutions, nous efforçant de ne perdre aucune de ses paroles. « Ce sont ses dernières volontés, pensions-nous. Ce n'est pas seulement pour nous qu'il parle, mais pour tous les frères et toutes les sœurs à venir. Notre devoir est de graver ses paroles profondément dans notre esprit pour qu'elles demeurent à jamais ! »
— Qu'est-ce que l'Amour, mes frères ? nous disait-il en ouvrant les bras comme pour nous étreindre. Qu'est-ce que l'Amour, mes frères ? L'Amour est plus que la compassion et la bonté, car dans la compassion il y a deux partis, celui qui souffre et celui qui compatit. Dans la bonté également celui qui donne et celui qui reçoit. Mais dans l'Amour, il n'y en a qu'un : les deux partis se sont fondus en un seul et jamais ils ne se sépareront. Le moi et le toi ont disparu, car Aimer signifie disparaître.
Un jour il prit ma main :
— Frère Léon, avant de mourir, j'ai envie de revoir frère Jacqueline. Fais-moi plaisir, prends une feuille de papier et écris-lui
Frère François, le petit pauvre de Dieu, à frère Jacqueline :
Apprends, mon cher frère, que la fin de ma vie approche. Si tu veux me voir encore une fois sur cette terre, ne perds pas de temps, mets-toi en route pour la Portioncule dès que tu auras reçu mon message. Si tu tardes tant soit peu, tu ne me trouveras pas vivant. Apporte avec toi un suaire de toile grossière pour envelopper mon corps et des cierges pour mon enterrement...
Il se tourna vers le frère assis près de lui
— Frère Genièvre, ceci est le dernier service que je te demande : Prends ce message...
Mais brusquement il se tut, redressa la tête comme s'il avait entendu quelque chose et un doux sourire se répandit sur son visage.
— Merci, frère Genièvre, grâce à Dieu il n'est plus nécessaire que tu ailles à Rome... dit-il, tournant les yeux vers la porte.
Nous regardâmes tous dans cette direction. On entendait des pas qui approchaient. Alors, je me levai en hâte pour voir qui venait, et avant d'atteindre le seuil, je laissai échapper un cri : frère Jacqueline se trouvait devant moi. La noble dame entra, se jeta aux pieds de François et se mit à baiser ses plaies et à lui caresser les mains.
— Père François... Père François... murmurait-elle en pleurant.
— Bonjour, frère Jacqueline, je suis bien heureux... bien heureux... Qui t'a prévenue ?
— La Vierge Marie est venue me voir dans mon sommeil. « Va, cours, m'a-t-elle dit, François est en train de mourir. Emporte le suaire que tu lui as tissé et des cierges pour son enterrement ».
Elle déposa le suaire aux pieds de François :
— Je l'ai tissé de mes mains, Père François, avec la laine du mouton que tu m'as donné.
François se souleva, regarda ses propres mains, ses pieds, et tâta sa poitrine blessée et sanglante. Il soupira
— Mon pauvre bourricot, mon frère, dit-il, mon corps brisé, je t'ai torturé, pardonne-moi.
Il sourit amèrement
— Pardonne-moi aussi, ô Terre, vénérable mère. Tu m'as donné un corps resplendissant et vois quelle boue, quelle puanteur je te rends !
Et tandis qu'il parlait, la peur agrandissait ses yeux. Il étendit le bras et montra quelque chose, du côté de la porte.
— Le voilà !
— Qui ?
— Le mendiant ! Le mendiant ! frère Léon. Il se tient sur la porte, il lève sa main trouée et salue. Il baisse son capuchon... Oh !
— Père François, ne tremble pas.
— Oh, c'est moi, moi, moi... Je reconnais mon propre visage, la croix sur mon front, les marques du fer sur mes tempes... Il vient, il approche...
François se cacha les yeux dans la manche de sa robe, pour ne pas voir.
— Il vient.., il vient... murmura-t-il en tremblant. Il sourit et m'ouvre les bras...
Il se couvrit les yeux de son autre manche, mais cela ne devait pas l'empêcher de voir, car il continua de hurler
— Il est là, là, il se couche près de moi ! Frère Léon, au secours !
Il m'étreignit, puis chercha de la main à droite, à gauche, derrière la tête du lit...
Personne, murmura-t-il, personne ! et puis, pensif « Ils se sont fondus en un seul, nous nous sommes fondus en un seul, notre voyage est terminé...
La fin approchait. Les frères arrivaient de toutes parts pour dire adieu à François. Élie courait de village en village, rassemblait la foule et annonçait que le saint se mourait. « Que chacun se tienne prêt à se rendre à l'enterrement avec des cierges allumés », recommandait-il. Il avait dit à l'évêque d'ordonner qu'on sonnât le glas nuit et jour à Saint-Rufin. A Saint-Damien, les nonnes, agenouillées devant le crucifix, imploraient Dieu de ne pas encore leur enlever François. De son côté, le Loup descendit de la montagne, apportant comme cadeau un panier rempli de raisin et de figues. Il entra sur la pointe des pieds et s'approcha de François. Celui-ci ouvrit les yeux et le reconnut.
Frère Agneau, bonjour. Les éperviers de l'Alverne ont dû t'annoncer que je mourais. Adieu, mon frère.
Ce n'est pas toi qui meurs, Père François, répondit le farouche frère, ce n'est pas toi, c'est nous qui mourons. Pardonne-moi pour tout ce que j'ai fait.
Dieu te pardonne, frère Agneau, Dieu et non pas moi. Et si tu sauves ton âme, tout sera sauvé, même les moutons que tu as mangés du temps que tu étais loup.
Le Loup déposa le panier de fruits aux pieds du moribond.
Père François, je t'ai apporté quelques figues et du raisin pour que tu en manges une dernière fois. Ne crains rien, je ne les ai pas volés.
François posa la main sur les fruits mûrs et il eut plaisir à sentir leur fraîcheur. Détachant un grain de raisin, il le porta à sa bouche, puis il prit une figue et lécha le jus sucré qui en dégouttait.
Adieu, figues et raisin, adieu mes frères. Jamais plus !
* * *
Septembre prit fin. Dès le début d'octobre, le ciel s'assombrit et les premières bruines se mirent à tomber. Un léger brouillard s'étendit sur les oliviers et les pins. En même temps, une douceur inexprimable se répandait sur le monde. La terre gisait dans l'air humide, lourde de fruits, et satisfaite.
François ouvrit les yeux. La hutte était pleine de frères. Rassemblés là depuis le matin, ils regardaient le malade, en silence. Beaucoup se tenaient accroupis sur le sol, d'autres restaient debout. Aucun n'osait rompre le silence sacré. De temps en temps, essuyant leurs larmes, ils sortaient pour respirer plus à l'aise. François les salua de la main. Bernard s'agenouilla.
Père François, dit-il en lui baisant la main, tu t'en vas, tu montes au Ciel. Parle-nous une dernière fois.
François hocha la tête :
Mes enfants, mes frères, mes pères, tout ce que j'avais à vous dire, je vous l'ai dit. Tout le sang de mon cœur, je vous l'ai donné. Je n'ai plus rien. Si j'avais encore à parler ou à verser du sang, Dieu me retiendrait sur la terre.
Tu n'as plus rien à nous dire, plus rien du tout ? s'écria Égide qui pleurait dans un coin.
Pauvreté, Paix, Amour, rien d'autre, mes frères. Pauvreté, Paix, Amour...
Il essaya de se soulever, mais en vain.
Mes frères, dit-il, déshabillez-moi, couchez-moi, nu, à même le sol, je veux toucher la terre, je veux que la terre me touche...
Nous le déshabillâmes en pleurant, l'étendîmes à même le sol et nous nous agenouillâmes autour de lui. L'Archange planait au-dessus de sa tête.
Nous n'avions pas vu arriver sœur Claire qui écoutait, effondrée sur le seuil. Mais soudain, un de ses sanglots attira notre attention et nous l'aperçûmes, le visage caché dans un mouchoir. C'est alors que. nous commençâmes à nous lamenter.
François s'étonna :
Pourquoi pleurez-vous, mes frères ?
Personne ne répondit.
La vie est-elle si douce ? Ou bien croyez-vous si peu à la vie éternelle ? Ma sœur la Mort, toi qui attends de l'autre côté de la porte, pardonne aux hommes, ils ne connaissent pas ton noble message, voilà pourquoi ils te craignent.
Il regarda autour de lui
— Où es-tu, Pacifique ? Prends ton luth et chantons tous ensemble les louanges du Seigneur
Loué sois-tu, Seigneur, pour toutes tes créatures et particulièrement pour notre frère le Soleil... 
Mais tandis que je chantais, j'eus un moment de distraction. La hutte, la Portioncule, Assise disparurent et je me trouvai sur une terre inconnue qui s'étendait, verte, à perte de vue. Couché à même le sol, le visage face au ciel, François mourait. Il bruinait mollement ; au loin, les cimes des montagnes étaient couvertes d'un léger brouillard. Une douce odeur d'herbe brûlée montait d'un champ voisin. Quelque part, la mer soupirait.
Il n'y avait personne autour de François, mais tout à coup, l'air sembla s'épaissir et douze frères, emmitouflés dans leurs capuchons, apparurent, penchés au-dessus du mourant. On n'entendait rien, sinon leurs lamentations. Moi, j'étais parmi eux, et lorsque je levai les yeux, j'aperçus derrière nous des milliers et des milliers de moines au crâne rasé qui chantaient l'office des morts. Me dressant sur les genoux, je vis plus loin des troupeaux de moutons, de bœufs, de chevaux et des chiens qui, avec des hurlements plaintifs, venaient se ranger derrière les frères en baissant la tête. Des bêtes fauves : renards, loups, chacals, ours, sortaient du fond de la forêt et se mêlaient aux animaux domestiques, joignant leurs gémissements aux nôtres. Des myriades d'oiseaux, rassemblés dans le ciel, descendaient en pépiant et venaient se percher autour de François. Ce fut une perdrix qui, en s'arrachant les plumes, entama le mirologue.
— Mon bien-aimé François, murmurai-je, mon bien-aimé François, tous les animaux sont venus à ton enterrement et ils pleurent. Tous les frères...
Soudain, les cieux s'emplirent d'éclairs dorés, verts, bleus et pourpres. Je levai la tête. Des anges entouraient le mourant par milliers, les ailes refermées, attendant joyeusement d'emporter son âme.
Tout à coup, je fus éveillé par des cris déchirants. Trois femmes se lamentaient, accrochées au corps de François comme si elles voulaient le retenir. Sœur Pica entourait la tête de ses bras ; sœur Claire étreignait les pieds et frère Jacqueline serrait une main contre sa poitrine.
Le soleil s'était levé. Dehors, la pluie imprégnait la terre. C'est alors que nous distinguâmes deux ailes noires étendues au-dessus de François.
Son visage resplendissait. Ses yeux grands ouverts fixaient quelque chose dans l'espace. Il rassembla ses forces, tourna la tête vers nous et nous regarda longuement, un par un. Ses lèvres remuèrent. J'approchai. Voilée, faible et lointaine comme si elle venait de « l'autre rive », sa voix s'éleva
— Pauvreté, Paix, Amour...
Je retins encore ma respiration, attendant la suite... mais rien ne vint. Alors, nous nous jetâmes tous ensemble sur lui et le couvrîmes de baisers, en pleurant.
* * *
À l'instant béni où, dans ma cellule, je traçais ces derniers mots en sanglotant au souvenir de mon maître bien-aimé, un moineau est venu frapper à la vitre. Ses ailes étaient mouillées, il avait froid. Je me suis levé pour aller lui ouvrir.
Et c'était toi, Père François, qui pour venir me voir, avais pris l'apparence d'un moineau...

Nikos Katzantzaki, in Le pauvre d’Assise


Et un beau lien : comment Nikos Katzantzaki a été sauvé par saint François