dimanche 26 novembre 2017

En s'exilant... Maria Winowska, La naissance du Mouvement d'Oxford


En 1847, l'Angleterre était encore une île.
Pourtant, depuis un demi-siècle, il y avait du nouveau dans l'air. Le grand vent du large soufflait vers le vieux continent. Les esprits et les cœurs, repliés dans un isolationnisme quelque peu maussade, se sentaient subitement envahis d'un goût de conquêtes qui lézardait dangereusement de vieux barrages psychologiques. C'était comme une poussée irrésistible du printemps, un peu fou mais plein de charme. Tout anglais digne de ce nom était pris d'une fringale de voyages et de découvertes. Ainsi naquit, non sans douleurs, un prestigieux empire colonial, mais les retentissements de cette crise de croissance, car c'en était une, furent incalculables sur tous les plans, y compris le religieux.
En ce temps-là, comme aujourd'hui, de l'autre côté du Channel il y avait la France. Or la fière Albion qui depuis trois siècles, ostensiblement, tournait le dos à sa voisine, venait d'amorcer une opération de virage qui lui réservait des surprises. Après tout, Paris valait un déplacement. On se demandait même tout bas s'il ne serait pas opportun d'en finir avec cette... querelle de famille.
À vrai dire, le vent avait tourné pendant la Révolution. En se précipitant au secours de l'Ancien Régime, l'Angleterre, digne et conservatrice, ne savait pas quels explosifs lui ramèneraient les fourgons des émigrés qui fuyaient la Terreur.
Ce ne sont pas des familles riches et bien nanties qui cherchèrent refuge en Angleterre. D'anciens préjugés jouaient peut-être ; les chemins du continent étaient plus abordables ; l'argent donnait du recul et permettait de prévoir les points de chute. N'oublions pas que le fameux Relief Act qui octroyait enfin quelques libertés aux catholiques anglais, notamment le droit de participer à la messe sans encourir de ce fait même la peine de mort, ne datait que de 1791. Deux siècles de persécutions pesaient lourd sur les relations entre les deux pays voisins. Dès le début, la France avait octroyé le droit d'asile aux catholiques anglais qui fuyaient la mort ; aux séminaires, comme celui de Douai, qui assuraient une relève secrète et héroïque ; à des congrégations religieuses, comme les Sœurs bleues installées à Paris et en plein essor au moment où éclata la Révolution.
Il fallait donc non seulement la Loi de Tolérance de 1791 ; il fallait encore un danger mortel pour ébranler les émigrés anglais, prêtres et religieux, vers les chemins du retour. Heureusement, ils se trouvèrent pris dans les remous des réfugiés français qui, en 1793, les yeux pleins d'horreur et le cœur serré d'angoisse, se ruaient littéralement vers l'Angleterre, havre de salut. La Navy de Sa Majesté le Roi contribua avec empressement à ces opérations de sauvetage en assurant la traversée à des centaines de prêtres, de religieux, de religieuses catholiques, autant de missionnaires malgré eux.
Une fois sur place, ils cherchèrent tout bonnement à rester ce qu'ils étaient, au service de l'Église, sans complexes ni arrière-pensées. De dignes prêtres, tous des non-assermentés, célébraient la messe en toute tranquillité et sans se douter que peu d'années, ou de mois, avant leur arrivée, toute fonction liturgique papiste était passible de mort.
Naturellement, ce sont de grandes familles catholiques anglaises, de celles qui avaient survécu à la tourmente des XVIe et XVIIe siècles, qui ouvrirent toutes grandes les portes de leurs maisons et de leurs cœurs aux réfugiés. Sir Edward Smyth mit à la disposition des Bénédictines de Douai sa propriété d'Acton Burnell ; Thomas Weld offrit une maison aux Jésuites de Liège et de vastes terrains à exploiter aux Trappistes de Normandie, ce qui lui valut d'acerbes épigrammes d'un anti-papiste. Les blue nuns (Sœurs bleues) de Paris furent accueillies par Sir William Jerningham.
D'autres congrégations religieuses s'installèrent à Winchester où « fut fondée une école florissante pour jeunes filles ». Les moniales de Louvain passèrent neuf ans à Amesbury et suscitèrent de vifs regrets (were much missed) parmi la population locale lorsqu'elles furent transférées à Spettisbury. À Staphill, près de Wimborne, Lord Arundel établit des Cisterciens.
Les prêtres séculiers étaient plus nombreux et plus à plaindre. Les ressources des catholiques anglais étaient trop maigres pour les abriter tous et l'accueil administratif ne fut pas toujours à la hauteur des événements. Ainsi, à Gosport, 250 prêtres furent parqués... dans une ancienne prison, avec une maigre allocation pour la nourriture. À Winchester, beaucoup s'installèrent dans le King's House, mais en 1796 la maison fut réquisitionnée comme caserne et les locataires durent partir d'office. On note « 250 prêtres transférés dans une vieille auberge et 102 disséminés aux alentours ». Évidemment, dans ces résidences forcées, il n'était pas question de ministère.
Cependant, quelques prêtres plus dynamiques trouvèrent moyen de prêter main-forte au clergé local. Naturellement, pour commencer, ils durent apprendre l'anglais, ce que certains « ne firent pas sans peine ». Il y eut dans leur nombre des bâtisseurs d'églises comme l'abbé Delarue à Portsea, qui trouva des fonds en enseignant le français aux marins de Sa Majesté. À Sopley, Hampshire, un prêtre émigré dont nous ignorons le nom quêta tout bonnement dans toute la région pour pouvoir construire une église catholique. À Plymouth (il en sera question dans ce livre) un autre prêtre français, outré de devoir dire la messe « dans une pièce au-dessus des écuries de George Inn » se démena si bien qu'il réussit à bâtir « une église permanente (a permanent church) ». Ce qu'aucun prêtre anglais n'aurait osé, les émigrés l'entreprenaient en toute candeur, et la population anglaise, un peu surprise de tant d'audace, mais naturellement sportive et aimant le fair play, s'en accommodait mi-figue, mi-raisin.
Ainsi la Révolution, si féroce pour l'Église en France, par un choc en retour d'ordre politique mais non moins effectif, provoqua en Angleterre une véritable détente sans laquelle le renouveau religieux du XIXe siècle, cristallisé autour du Mouvement d'Oxford, aurait été inconcevable.
Après le Concordat de 1802, la plupart des prêtres émigrés en résidence forcée s'empressèrent de rentrer en France, ravis (overjoyed) de voir l'épreuve de l'exil toucher à sa fin. Les congrégations religieuses, mieux installées et moins mobiles, suivirent peu à peu, de sorte qu'aux environs de 1817, il n'en restait plus en Angleterre.
En revanche, les séminaires et les couvents anglais qui avaient fui la persécution en Angleterre, puis la Terreur en France, ont si bien réussi à s'acclimater et à reprendre racine dans leur patrie d’origine qu'il ne fut plus question de reprendre le chemin de l'exil. La plupart étaient d'ailleurs dans un état florissant : les vocations affluaient.
Cependant, l'invasion papiste avait provoqué en Angleterre toute une levée de boucliers des sectes et mouvements non conformistes, jaloux de leurs droits. Prise dans cet étau, l'Église anglicane secouait l'engourdissement d'un long sommeil et s'examinait honnêtement. De ces examens de conscience naquit le Mouvement d'Oxford inauguré par le fameux sermon de Pusey sur l'Apostasie nationale, qui ouvrit le chemin de Rome à tous ceux qui osèrent en tirer les ultimes conséquences.
Le 9 octobre 1845, John Henry Newman fit son acte d'abjuration. Le 30 mai 1847, il fut ordonné prêtre à Rome.
Cette date éclatante, signalée au début de ce chapitre, marqua sans nul doute d'autres tournants décisifs dans l'histoire des âmes de l'Île des saints, violemment confrontée avec son passé par le souffle de l'Esprit. Il est certain qu'elle amorce la merveilleuse aventure d'une jeune fille anglaise à laquelle nous consacrons ce livre.
Caroline Sheppard 1 ne connaît même pas de nom les réformateurs tractariens d'Oxford. Elle vient d'atteindre ses vingt-quatre ans dans une famille de style victorien, solide et close. Pour briser ce cercle enchanté, tout un concours de petits faits conspire secrètement.
Dans la perspective d'un siècle, nous voyons comme ils s'emboîtent, tel un « puzzle » patiemment reconstruit. Au moment donné, il n'y eut que ce choc souverain et apparemment absurde de la grâce irrésistible que l'on appelle conversion.
Car, face à Dieu, il n'y a point de grandes ni de petites âmes, et le retour aux sources, en 1847, d'une sage jeune fille anglaise ne fut pas moins onéreux, quoique bien moins spectaculaire, que celui de John Henry Newman.
Maria Winowska, in La Béatitude des Pauvres


1. La vie de Caroline Sheppard, contemporaine de John Henry Newman, gagne en actualité au lendemain de Vatican II.
Convertis tous les deux, ils ont vérifié les exigences de l'appel qui, depuis Abraham, dépouille et arrache ceux qui le perçoivent de « ce monde qui passe », pour mieux les y enraciner. Douloureux et fécond écartèlement qui constitue le fond même de la condition humaine et de la vocation chrétienne ! Car, point de jonction de l'esprit et de la matière, l'homme naît crucifié, champ de hautes tensions qu'il refuse ou qu'il assume, pour se faire ou pour se défaire. Toute religion authentique l'invite à ces graves options, mais seule la grâce du Christ l'habilite à tenir à la fois, non sans peine, les deux bouts de la chaîne, d'être à la fois citoyen de la terre et citoyen du ciel, de percevoir le sens sacramentel de la création. Expérience ineffable qui échappe aux « habitués » de la grâce baptismale, mais qui terrasse les pèlerins du chemin de Damas. D'où ce caractère de parenté entre les grands convertis qui connaissent le vertige du saut dans le vide, en réponse à Celui qui les appelle par leur nom ! D'emblée, la foi leur est offerte non pas comme chose, mais comme relation avec quelqu'un. Familiers des abîmes et des cimes, ils mesurent leur faiblesse à la force du DIEU VIVANT, infiniment disponible. Bienheureux paradoxe qui transfigure la mort par la vertu de la Croix ! Comme John Henry Newman, la fille de Samuel Sheppard, joaillier attitré de Sa Majesté la reine Victoria, a passé sa vie à explorer le mystère nuptial de l'amour qui comble tout en consumant : l'indicible fécondité du grain qui consent à mourir.
Ce que le génie de Newman a cerné en des termes d'une frappe inoubliable, Caroline Sheppard l'exprime sans le moindre souci littéraire, dans une langue étrangère, avec une simplicité merveilleusement transparente. Son français émaillé d'anglicismes est toujours en quête de l'expression exacte et juste. Elle ne se doutait certes pas qu'en rapportant sa prodigieuse aventure elle nous livrait, jour par jour et en direct, l'histoire d'une conversion « à l'état pur ». Pour son biographe, cette absence d'interprétations et d'affabulations ultérieures, est d'un prix inestimable.
Devenue Sœur Emmanuel, elle passe les trente-trois ans de sa vie religieuse à explorer les richesses insondables de la « béatitude des pauvres », que Jeanne Jugan a choisie comme pierre angulaire de son Institut. Chargée des fondations en Grande-Bretagne, elle vérifie à chaque pas la force irrésistible de la charité, au service des plus indigents, des vieillards partout pareils, au cœur transis, plus affamés de tendresse que de pain. Et voilà que cette voyageuse infatigable ouvre sans le savoir des chemins œcuméniques ! Ce que les colonnes d'Oxford ont réalisé sur le plan doctrinal, les Petites Sœurs des Pauvres l'ont illustré de ces vivantes leçons de choses que la droiture anglo-saxonne accueille avec tant de sympathie. Chaque fondation suscitait des remous hostiles à l'« invasion papiste » que l'on observait de très près, non sans étonnement, pour céder finalement aux arguments massifs de la charité parfaite qui n'attend rien en retour des services rendus. Témoin de « l'Église des pauvres » aussi ancienne que l'Évangile, Sœur Emmanuel voyait à chaque nouvelle fondation des protestants rivaliser avec les catholiques en libéralités joyeusement gratuites, selon le précepte du Seigneur, commun à tous, et frayant les chemins de l'UNITÉ. Depuis cent ans, à son exemple, les Petites Sœurs des Pauvres en Grande-Bretagne ont abattu par leur humble exemple des murs de préventions accumulés par les siècles, et elles ont amorcé ce dialogue de charité que Vatican II a consacré de tout le poids de son autorité comme signe et moyen de convergence œcuménique.
Il ne me reste plus qu'à exprimer ma reconnaissance à la maison généralice des Petites Sœurs des Pauvres, qui m'a ouvert ses archives et facilité le travail en multipliant les démarches pour mettre à ma portée de rares et précieux documents, avec cette souriante humilité qui ne parvient pas à dissimuler entièrement une véritable compétence intellectuelle et souvent des qualités d'écrivain de race.

Puisse Sœur Emmanuel, à travers ces pages qui lui sont consacrées, continuer de porter témoignage et d'ouvrir les routes vers Celui en qui déjà nous sommes UN, par la charité.

lundi 20 novembre 2017

En prêchant, Révérend père Faber, La bonté en paroles


Des pensées, nous passons naturellement aux paroles de bonté. Les bonnes paroles sont la musique céleste de ce monde. Elles ont un pouvoir qui semble dépasser la nature. C'est comme la voix d'un ange qui se serait fourvoyé sur notre terre, et dont les accents immortels blesseraient suavement les cœurs, et déposeraient en nous quelque chose de la nature des anges.
Songeons d'abord au pouvoir des paroles charitables. En vérité, il n'y a peut-être pas de pouvoir égal ici-bas. Il semble qu'il leur est donné de faire ce que Dieu seul peut en réalité, c'est-à-dire attendrir et calmer les cœurs. Plus d'une amitié constante et dévouée n'a pas eu de fondement plus substantiel qu'une bonne parole. Voici deux personnages qui ne semblaient pas faits pour se lier d'amitié ; peut-être, de part et d'autre, quelque antécédent appelait la méfiance ; peut-être quelques langues envenimées avaient souillé le feu. Le monde les regardant comme rivaux, le succès de l'un semblait incompatible avec le succès de l'autre ; mais une bonne parole s'est dite ou s'est répétée, et tout a été remis ; une amitié durable a commencé. Le pouvoir des paroles charitables se montre aussi dans la destruction des préjugés les plus invétérés. Nous l'avons sans doute éprouvé nous-mêmes. Voilà que nous avons été prévenus contre quelqu'un. Longtemps nous avons cru nos préjugés bien fondés, et notre jugement bien formé sur tout un ensemble de faits. Mais ensuite des circonstances particulières nous mettent en contact : d'abord, rien ne semble devoir nous détromper ; rien qui nous indique directement ou indirectement que nous ayons vu les choses de travers, ou plus noires qu'elles n'étaient. Mais voici quelques bonnes paroles, et les préjugés se mettent à fondre. Bonnes ou mauvaises, on avait eu des raisons pour former ces préjugés, tandis qu'on n'en a pas pour les mettre de côté. Cela n'est peut-être pas logique, mais peu importe ; c'est quelque chose de mieux, c'est la puissance de quelques bonnes paroles. Ce que nous disons des préjugés s'applique également aux disputes. De bonnes paroles peuvent remettre les affaires les plus embrouillées. En réalité, un cœur inaccessible au pardon est un monstre assez rare. Presque tout le monde se lasse des querelles même les plus justes. Celles même où tous les torts sont d'un côté, et qui sont les plus difficiles à raccommoder, cèdent avec le temps à des paroles conciliantes. Sans doute, on commencera par prendre une avance pour un aveu ; on l'attribuera à la ruse ou à la bassesse ; on s'en irritera, parce que la conscience sera troublée ; mais à la fin, la plaie que l'obstination avait tenue si longtemps ouverte finira par se guérir. Toute querelle a probablement sa source dans un malentendu, et ne subsiste que par le silence qui perpétue la mésintelligence. Lorsqu'un malentendu a vécu plus d'un mois, on peut en général le regarder comme inguérissable par des explications, qui ne font dans ce cas que multiplier les malentendus. Alors de bonnes paroles, dont on ne verra le fruit qu'à force de persévérance, sont notre espérance unique, mais certaine. Elles n'expliqueront rien, mais elles feront mieux ; elles rendront l'explication inutile, et par là éviteront de rouvrir de vieilles plaies.
Dans les circonstances que nous venons de citer, les bonnes paroles ont une vertu médicinale ; mais elles ont aussi leur vertu productive : entre autres, elles donnent du bonheur. Combien de fois il a suffi de quelques mots bienveillants pour nous rendre heureux à un point inexplicable ! Il n'y a pas d'analyse qui puisse saisir ce pouvoir, et l'amour-propre ne suffit pas pour nous en rendre compte. Or, nous avons dit que le bonheur est une grande ressource pour la sainteté ; de sorte que les paroles bienveillantes, en procurant du bonheur, donnent aussi de la sainteté, et gagnent les âmes à Dieu. J'ai déjà touché ce point, en parlant de la bonté en général ; mais je dois maintenant ajouter, que les paroles ont pour le bien, comme pour le mal, plus d'influence et d'efficacité sur nos frères que les actions mêmes. C'est par la voix et les paroles que, si je puis employer ce terme dans un sujet religieux, nous nous magnétisons les uns les autres. De là vient que le monde se convertit par la folie de la prédication ; de là vient qu'une parole de colère reste plus longtemps sur le cœur qu'un geste ou même un coup d'épée. Ainsi, tout ce qu'on a dit de la bonté en général s'applique particulièrement et à plus forte raison aux paroles. Elles préparent et consomment la conversion, sanctifient, introduisent les sages conseils, émoussent les tentations, dissipent les dangereux nuages de tristesse et d'amertume ; elles préviennent le mal et exorcisent le démon. Les conversions qu'elles opèrent sont parfois lentes et graduelles ; plus souvent elles sont soudaines, et comme de subites révélations du ciel, dissipant les sophismes les plus compliqués, les plus enracinés dans le fond de l'âme, et donnant en place une divine vocation. Oh ! ce ne serait pas peine perdue de passer par le feu et par l'eau pour trouver le droit et l'occasion de dire de bonnes paroles.
Certainement ce serait un des merveilleux privilèges de la vie que ce grand pouvoir, quand même l'exercice en serait difficile et les occasions clairsemées ; mais la facilité de sa pratique en égale la grandeur. Cet exercice ne demande que peu ou point d'abnégation pour la plupart du temps, et guère plus d'efforts qu'il n'en faut à la fontaine pour laisser couler ses eaux. Les occasions n'en sont pas espacées à grande distance l'une de l'autre : elles sont constantes et de tous les jours, presque de chaque heure. Tout cela est connu ; mais réellement on croirait que peu de personnes donnent à cette puissance des bonnes paroles la considération qu'elle mérite.
Un si grand pouvoir, si facile à exercer, et avec tant d'occasions pour le faire ! et avec cela, où en est le monde ?... où en sommes nous ?... C'est à n'y pas croire ! Je ne puis comparer ce contraste qu'à celui que nous voyons entre la multitude des sacrements, qui versent des torrents de grâces dans nos âmes, et l'inexplicable pauvreté des résultats pour notre sanctification ; ou bien, entre l'immense connaissance de Dieu qu'il y a dans le monde, et le peu d'adoration qu'il reçoit. De bonnes paroles ne nous coûtent rien, cependant combien de fois nous nous en montrons avares ! Dans les rares occasions où elles nous coûtent quelque chose, elles nous payent au centuple presque aussitôt. Les occasions sont fréquentes ; mais nous ne montrons d'empressement ni à les chercher, ni à les saisir. Quelle est la conclusion que nous devons tirer de tout cela, si ce n'est qu'il est presque impossible d'être habituellement bon, autrement que par la grâce divine et par des motifs surnaturels ? Prenez la vie telle qu'elle est, avec ses alternatives de prospérité et de malheur, de maladie et de santé, de pertes et de jouissances, et nous trouverons qu'il n'y a pas de douceur naturelle de caractère et bien moins encore de stoïcisme philosophique, qui soit capable de soutenir une habitude de bonté inaltérable. Néanmoins, avec le secours de la grâce, l'affabilité est bientôt acquise, et l'habitude, une fois prise, ne se perd pas aisément. J'ai souvent pensé que la dureté tient très souvent à une habitude mentale, plus qu'à un défaut du cœur. L'observation a confirmé cette remarque, ayant rencontré tant de gens dont la dureté venait de la tête, et heureusement pas un dont on puisse affirmer qu'elle vînt du cœur. Je pense que la cruauté même est plus commune que le défaut positif de tout sentiment.
L'intérêt nous rend comparativement plus facile ce qui nous est richement payé. D'après cela, le grand prix que l'on attache à un petit mot de bonté doit en rendre la pratique plus aisée. Une plus grande connaissance de soi-même, et une union à Dieu plus étroite facilitent également cette bonne habitude : or, ces deux opérations de la grâce sont la base de la vie sainte. La bonté, pour être parfaite, pour être durable, doit chercher l'imitation de Dieu même. Malice, amertume, sarcasme, finesse d'observation, pénétration des motifs, tout cela disparaît dans celui qui cherche sérieusement à se conformer à l'image du Christ Jésus. Rien que l'intention de lui ressembler met en nous une source de suavité qui répand la grâce jusque sur notre entourage. Il est vrai qu'il y a une sorte de dureté qui dépare ordinairement les commencements de la piété ; mais cela vient de ce que nous ne savons pas encore manier la grâce qui nous est donnée. Nos vieilles humeurs recevant l'impulsion destinée à nos jeunes vertus, la machine ne peut pas être en ordre dès le premier coup. Celui qui n'est point patient avec ceux qui se convertissent à Dieu, perdra lui-même beaucoup de grâces avant de s'en apercevoir. Non seulement il faut de la bonté pour tout le monde, mais il faut une bonté qui se fasse à chacun ; autrement elle n'est pas réelle. Son parfum est dans son à-propos, dans sa manière, dans son application.
De la facilité des bonnes paroles, il est naturel de passer à leur récompense. En traitant de la bonté, je retrouve toujours le bonheur sur mon chemin ; c'est qu'en effet, les deux choses vont ensemble. La double récompense des paroles de bonté, c'est le bonheur qu'elles donnent aux autres, et celui qu'elles nous procurent à nous-mêmes. Les prononcer est en soi-même une jouissance ; même les imaginer remplit nos âmes de douceur et échauffe agréablement le cœur. Y a-t-il bonheur au monde semblable à celui d'une âme heureuse du bonheur des autres ? Pas de joie qui lui soit comparable. Les plaisirs que l'or achète, les récompenses que l'ambition peut atteindre, les jouissances de l'art et de la nature, l'ivresse de la santé, l'exquise volupté des créations de la pensée, ne sont rien auprès de ce bonheur pur et céleste où, jusqu'au sentiment de l'existence, tout est noyé dans le bonheur des autres.
Eh bien, cette jouissance suit de près les bonnes paroles, dont elle est le résultat légitime. Mais, indépendamment de cela, elles nous rendent heureux en nous-mêmes ; elles calment nos passions, charment nos inquiétudes, nous rapprochent de Dieu, réchauffent notre charité. Elles produisent en nous un sentiment de repos semblable à la conscience du péché pardonné : elles versent la paix de Dieu dans nos cœurs. C'est là leur seconde récompense. Ensuite, nous devenons plus charitables par suite de nos bonnes paroles, troisième récompense. Elles nous aident aussi à atteindre la grâce de la pureté, autre récompense très excellente. Elles nous gagnent bien d'autres grâces divines, et, en particulier, elles semblent avoir une affinité spéciale avec la grâce de la contrition et la tendresse de cœur envers Dieu. Tout ce qui nous adoucit nous prédispose à la contrition ; en sorte qu'un attendrissement naturel a souvent préludé au vrai repentir méritoire. De là vient que les temps de douleur sont des époques favorables pour la grâce. Nous voyons donc en ce point une inestimable récompense. En dernier lieu, les paroles de bonté nous rendent plus vrais. Oh ! n'est-ce pas là notre grand besoin ? Être vrais... N'est-ce pas le manque de droiture et de sincérité qui s'attache à nous sous mille formes différentes, et nous fait gémir sous le poids de ses chaînes ? C'est là le véritable esclavage. Voilà que des années se sont passées à combattre, et nous sommes encore si pleins de mensonge ! C'est notre lèpre constitutionnelle, le vice de la créature. Nous soutenons péniblement le combat ; mais viennent de bonnes paroles, elles seront nos alliées, et nous marcherons. Elles rendent vrai, parce que ce qui est faux n'est jamais charitable ; elles rendent vrai, parce que la bonté est le point de vue de Dieu, et son point de vue est toujours véritable.
Pourquoi donc ne serions-nous pas toujours bienveillants dans nos discours ? Il y a à cela quelques difficultés, nous ne pouvons en disconvenir. Sous certains rapports, un habile homme a, plus qu'un autre, ce qu'il lui faut pour être bienveillant ; son esprit est plus large, son coup d'œil plus étendu, ses points de vue plus variés ; mais sous d'autres rapports, l'homme d'esprit a plus à faire pour être charitable en paroles : il a une de ces tentations qui semblent presque irrésistibles, celle de faire de l'esprit. Or, les paroles spirituelles sont rarement bonnes, dans toute la force du mot, rarement sans une goutte d'acide ou d'amer qui en fait le montant.
Je crois que si nous voulions renoncer une bonne fois à faire de l'esprit, nous avancerions bien plus vite dans la route du ciel. Que les paroles de Notre-Seigneur dans les Évangiles nous servent de modèles. Soit dit en tout respect, si nous considérons leur genre sentencieux et proverbial, nous serons frappés de l'absence de tout ce qui sent la pointe ou l'épigramme. Sans doute, les paroles du Verbe éternel sont toutes des mystères divins, toutes marquées du sceau de la divinité, éclatantes de sa lumière ; mais que cela ne nous empêche pas de nous modeler sur elles. Tout bien pesé, il est rare que l'on puisse, sans péché, briller en parlant d'autrui. L'esprit est un véritable dard ; avec sa pointe, sa promptitude, sa finesse, son caprice, ses douleurs et son poison, il n'y manque rien.
C'est cependant, pour bien du monde, une espèce de profession sociale d'amuser en conversation. Quelle affliction de voir ce travail à la tâche, vrai cauchemar de la conversation réelle ! Mais pour ce qui regarde notre point de vue, de telles gens peuvent-ils prétendre à être des hommes religieux ? Un homme qui se dépense à amuser son monde ne sera jamais l'ami sûr, la connaissance sur qui l'on peut se fier, l'être que chacun aime et respecte. Pas d'innocence pour lui ; toujours il est à tourmenter la charité par des coups de dent ou à blesser la justice par des indiscrétions. Aussi, dit La Bruyère, il n'est pas ordinaire que celui qui fait rire se fasse estimer.
Parler avec bonté, écouter de même, sont deux grâces qui vont ensemble. Il y en a qui écoutant d'un air distrait font voir que leurs pensées sont ailleurs ; d'autres paraissent écouter, mais le vague de leurs réponses et leurs questions incohérentes font voir que ce dont ils sont occupés, ce qui est plus intéressant pour eux que tout ce que vous pouvez leur dire, ce sont leurs propres pensées. D'autres vous écoutent en vrais agents de la torture ; vous êtes sur le chevalet, et ils semblent attendre de vous un mensonge, une inexactitude, ou quelque autre chose de blâmable, en sorte que vous avez à bien peser vos expressions. Quelques-uns vous interrompent et ne veulent pas vous entendre jusqu'au bout. D'autres vous écouteront bien jusqu'à la fin ; mais tout aussitôt c'est pour vous embarquer dans quelque histoire qui leur est arrivée, et votre affaire n'est plus qu'une doublure de la leur. Il y en a qui ont l'intention d'être bienveillants, ils daignent vous écouter, mais leur attention roide et forcée vous met mal à l'aise, et tout le charme de la conversation s'évanouit. Ainsi, une multitude de personnes, dont les bonnes manières soutiennent l'épreuve de la parole, échouent à écouter. Ramenons tout sous les suaves influences de la religion. Écouter avec bonté est souvent un acte de la mortification intérieure la plus délicate, et c'est un grand secours pour nous aider à parler de même. Ceux qui gouvernent les autres doivent en particulier savoir entendre comme il faut, sous peine d'offenser Dieu et de tomber dans des fautes secrètes.
Nous pouvons donc renoncer à faire les beaux esprits, et nous avons surmonté la première et la principale difficulté dans la voie des bonnes paroles. La seconde se trouve à réprimer l'impatience en certaines occasions. Chacun trouve des caractères qui, sans qu'il puisse s'en rendre compte, lui sont antipathiques ; venant à contretemps, malencontreux dans leurs expressions, malheureux dans leurs sujets de conversation, leur présence même importune. Vous pouvez les admirer personnellement ; mais vous prenez feu s'ils vous touchent, et leur moindre frottement fait explosion. Voilà un des exemples de ces nombreux sujets d'impatience contre lesquels il est difficile de se tenir en garde dans des rapports sociaux, et où l'esprit de charité a son office à remplir.
Une autre grande difficulté, c'est de savoir s'oublier promptement et de bonne grâce pour s'occuper d'autrui. Tel homme viendra s'adresser à nous pour nous confier une peine imaginaire quand nous succombons sous l'épreuve la plus réelle ; tel autre nous arrive avec sa voix de stentor et son gros rire d'athlète, justement quand nos nerfs sont exaspérés, et tout le reste de notre être, comme les feuilles du mimosa, dans un spasme de sensibilité douloureuse ; ou bien il vient verser le débordement de sa joie dans notre cœur noyé dans la tristesse, et son entrain est un reproche et comme une menace dans notre malheur. Voici que nous sommes enveloppés dans une affaire d'une haute responsabilité, tourmentés de quelque embarras pécuniaire, ou obsédés par un pressentiment sinistre ; ce sera juste le moment qu'on choisira pour nous inviter à nous jeter dans quelque petit embarras ridicule, ou pour faire appel à nos sympathies en faveur de quelque petit grief imperceptible ou de quelque rêve de souffrance. Ce sont là de bons matériaux pour notre sanctification ; mais ils sont difficiles à mettre en œuvre, c'est un travail ingrat comme celui de remettre de vieilles briques en état pour servir dans un bâtiment neuf.
Voilà des difficultés ; mais le ciel est au bout, et il faut marcher. Plus nous serons humbles, plus notre conversation sera charitable, et, réciproquement, nous grandirons en humilité en proportion de la charité de nos conversations. Un air de supériorité ne s'accorde pas avec la bonté qui a plutôt l'air de recevoir une faveur que d'en accorder aux autres. Par le fait, la bonté nous conduit à toutes les vertus et les bonnes paroles nous soutiennent dans la voie. Les difficultés ne feront que nous faire trouver plus sûrement notre objet, qui sera à lui-même sa grande et ample récompense, en nous amenant une sanctification plus élevée, plus complète, plus facile et plus prompte que tout autre.
Tout faibles et pleins de besoins que nous soyons, mettons-nous en tête, ou plutôt au cœur, de faire quelque peu de bien dans ce monde pendant que nous y sommes. Pour cela, les bonnes paroles sont notre principal instrument. L'homme charitable en paroles a quelque chose de joyeux, et la bonne humeur est un pouvoir. Rien ne remet toutes choses dans l'ordre et dans la paix comme cela. Il y a des milliers de choses à réformer, sans doute ; mais aucune réforme ne réussit qu'avec de l'entrain. Un sarcasme a-t-il jamais corrigé personne ? écrasé, cela peut-être, si le sarcasme était puissant ; mais rapproché de Dieu, jamais. Les hommes aiment à pousser aux changements, soit en politique, soit en philosophie, parfois dans la science ou la littérature, ou même dans la pratique de l'Église. Ils font des discours, écrivent des livres, fondent des revues ou des écoles pour propager leurs doctrines, forment des sociétés, recueillent des fonds, proposent des réformes dans les assemblées publiques, et tout cela pour faire marcher leurs idées particulières. Il arrive qu'ils ne réussissent pas ; de là manque de sympathie mutuelle ; ensuite l'esprit se rétrécit, les talents même se détériorent. Un pas de plus et les voilà hargneux, maussades, originaux, bourrus. Ensuite ils gourmandent l'univers qui s'entête à ne pas leur demander conseil. À la fin, prophètes emportés, leur impuissance s'exhale en aigres clameurs. Pourquoi ? Est-ce pour se décharger ? est-ce la fureur de la Sibylle méconnue ?
Cela n'est pas aisé à dire. Tout cela vient d'un manque de bonne humeur sans lequel jamais réforme n'a été solide, Mais s'il y a mille choses à réformer dans le monde, les âmes à sauver sont par myriades : la satire ne les convertira pas. Une vérité mordante sur la fausse position du mauvais chrétien ou de l'impie ne les persuadera pas. Des menaces de l'enfer faites avec bonté auront plus de succès. Le fait est qu'une humeur douce et accommodante est la meilleure des controverses. Heureux qui la possède ! Sans elle, on ne peut rien faire pour Dieu ; sans elle, on manque plus d'entreprises que par tout autre défaut. Un homme d'humeur avenante est apôtre et évangéliste : l'un, en amenant les hommes au Christ ; l'autre, en offrant aux hommes le portrait de ce divin Sauveur.

Frederic William Faber, de l’oratoire de Londres, in La Bonté

jeudi 16 novembre 2017

En éditoriant... Olivier Boulnois, Éducation et liberté


« Je suis le chemin, la vérité et la vie », dit le Christ, dans l'Évangile de Jean (14, 6). Cette parole est fondamentale. Jésus répond à la question de Thomas : « Nous ne savons pas où tu vas, comment pouvons-nous connaître le chemin ? » (14, 5). Il nous invite donc à méditer sur ce qui fut incompréhensible pour les premiers disciples, et qui le reste encore pour nous. Le chrétien s'éprouve comme un vagabond qui marche dans un clair-obscur, il suit le Christ sans savoir où il le mène. Mais dans cette fidélité même, il lui faut découvrir qu'il connaît déjà le chemin : « Ils savaient donc ces choses, mais ils ignoraient qu'ils le savaient », dit Augustin 1. Il lui faut apprendre qu'en suivant le Christ, il suit le chemin, même s'il ne sait pas où il le conduit. Le Christ n'est pas seulement le but, mais le chemin qui y conduit, pas seulement une fin extérieure, mais la vie qui l'anime intérieurement : « Nul ne va vers le Père, sinon par moi » (14, 6).
L'identité du Christ à Dieu et de Dieu à la Vérité sans déclin est au cœur de la théologie chrétienne. Cette Vérité est l'accomplissement de tous les désirs des hommes. Elle dépasse toutes les images qu'ils ont pu se faire de Dieu. Mais ce primat de la vérité risque de nous faire délaisser le reste : l'homme a toujours la tentation de placer le chemin et la vie sur un plan inférieur, comme un échafaudage dont il pourrait se passer, une fois atteinte la vérité du Père. Comme si nous pouvions la comprendre ! Notre prétention à nous saisir de la vérité nous fait négliger la rigueur des deux autres noms de Dieu : « chemin » et « vie », alors que le Christ met les trois noms sur le même plan. Il s'agit ici de méditer sur ce que nous oublions : le Christ est le chemin, il n'est pas au bout du chemin ; le Christ est la vie, il n'est pas la fin de la vie. Nous ne voyons pas le bout du chemin, mais il nous conduit déjà. La Vie nous comble déjà mystérieusement, par elle nous passons chaque jour de la mort à la vie.
L'essence du christianisme est la logique du Christ. La vérité n'est plus au bout du chemin, la vie ne commence plus à la fin de l'existence biologique. Elle commence ici et maintenant, dans nos échecs et nos balbutiements, donc aussi grâce à eux. De manière invisible, que seuls les saints peuvent voir et que nous pouvons seulement pressentir, le Christ remplace la mort et la destruction par la vie et l'édification de l'homme.
Or ce cheminement est aussi une expérience de la liberté, puisque « la vérité vous rendra libres » (Jean 8, 32). L’existence chrétienne, à tout âge et en toutes circonstances, est une éducation à la liberté. Que cette éducation soit inséparablement vie, chemin, liberté, voilà ce qu'il nous faut comprendre. Car cette expérience n'est pas réservée aux chrétiens, elle est proposée à toute l'humanité.
1/ Liberté
Pour éduquer à la liberté, il faut savoir quel but nous poursuivons. Qu'est-ce que la liberté ? Est-ce de faire ce que nous voulons ? Mais c'est la plus vide de toutes les définitions : tout le monde fait ce qu'il veut. La question est de savoir ce que nous voulons. S'il n'y a pas de liberté sans capacité de choisir, il reste encore à définir ce que l'on choisit, et pourquoi on le choisit. Il ne s'agit pas simplement d'avoir un libre arbitre, mais de l'orienter vers ce que nous désirons, vers ce qui se manifeste comme bon. C'est pourquoi H. Arendt voyait dans cette « liberté des modernes » le plus bas degré de la liberté, et dans la crise de l'éducation la forme la plus aiguë de la crise de la culture 2. La vraie liberté est la liberté du bien.
À l'autre extrême, la liberté consiste-t-elle à bien agir ? Mais quel sens a le bien agir s'il est imposé de l'extérieur ? Il ne s'agit pas d'imposer une idée du bien, comme le croyait Platon. D'abord parce que dans notre expérience finie, seuls existent des biens particuliers. Ensuite parce qu'une idée théorique ne nous enseigne absolument pas comment agir 3. Comme dit Augustin, il vaut mieux être libre en risquant de faire le mal, qu'agir bien, mais en étant contraints par la nécessité : « Une créature qui pèche par volonté libre est meilleure que celle qui ne pèche pas parce quelle n'a pas de libre arbitré »4. Le bien est le bien de la liberté.
La liberté que nous poursuivons à travers la formation de l'homme n'est pas un simple arbitraire, ni une pure adhésion au bien (à supposer qu'on puisse y avoir accès), mais l'art d'apprendre à se décider entre divers biens, ce qu'on peut appeler la prudence ou le discernement. Ainsi, est libre celui qui est capable de choisir par lui-même ce qui se présente comme bon. L’éducation a bien pour but une émancipation, de permettre à l'homme d'atteindre cette liberté qui est son essence. Dès lors, il n'existe pas de liberté absolue, mais seulement une liberté conditionnée et progressive — une libération.
Contrairement à ce que dit Rousseau, nous naissons dans les fers, et nous devenons peu à peu libres. Par conséquent, l'éducation doit être, à proportion de la capacité de celui qu'on éduque, une expérience progressive de cette liberté, partant de la plus radicale servitude, et débouchant sur de plus hauts degrés de liberté.
« Aime et fais ce que tu veux », disait Augustin 5. Mais le sens de cette phrase n'est précisément pas de sacraliser l’arbitraire de nos choix particuliers. Au contraire, il s'agit de définir l'ordo amoris (la logique immanente de la charité). Si le principe de mon vouloir est l'amour (de Dieu et d'autrui), alors je voudrai bien, et ce que je voudrai sera bon. Mais qui peut prétendre avoir atteint ce stade ? Nous ne pouvons pas faire tout ce que nous voulons, parce que nous ne savons pas encore aimer. Apprendre à aimer (à vouloir) et apprendre à bien agir ne font qu'un.
2/ Éduquer
Éduquer à la liberté, n'est-ce pas un pléonasme ? En latin, educere signifie « tirer de » : arracher à l'ignorance, à la sauvagerie, à la servitude des passions. L’éducation va plus loin que l'instruction, vers un certain épanouissement de la personne. On peut enseigner une matière, on ne peut pas enseigner à être libre. Mais même pour apprendre, il faut quelque collaboration de la part de celui qu'on éduque : on ne peut pas imprimer en lui les apprentissages ; il faut une collaboration active, une expérience intérieure, une acceptation consentie. Mais alors, pour entrer dans un processus éducatif, ne faut-il pas posséder déjà quelque degré de liberté ? — C'est le paradoxe central de l'éducation : on peut faire le bien des autres malgré eux, mais on ne peut pas les libérer contre leur gré. Soit l'homme est déjà libre, et l'éducation n'a pas de dimension morale, soit il ne l'est pas, et on voit mal comment de la contrainte subie peut surgir la liberté.
L'éducation et la culture traversent actuellement une crise grave, qui reflète une contradiction entre ces deux conceptions de l'éducation : prétendre qu'il suffise de laisser s'épanouir l'individu pour qu'il parvienne à une liberté plénière ; croire qu'il suffit de réaffirmer la loi pour que l'homme s'y conforme, comme s il pouvait y adhérer sans une transformation intérieure.
a/ D'une part, l'éducation a été bouleversée : au lieu du modèle républicain et chrétien, qui valorise le travail et le mérite, la pédagogie valorise le jeu et la liberté. L'éducation ne doit pas contrarier l'épanouissement individuel, mais favoriser la créativité. Cette pratique repose en réalité sur le principe métaphysique de l'autofondation du sujet, sur l'illusion de la toute-puissance, sur la suppression des limites et la destitution de l'autorité comme puissance de séparation. Cette éducation (et la culture dans laquelle elle s'inscrit) produit des adultes qui n'ont pas dépassé le stade du narcissisme 6. L'individu devient incapable de renoncer à ses fantasmes de toute-puissance infantile. Il n'intériorise plus les exigences sociales. Il a du mal à se dépasser, à supporter l'autorité de la loi, à comprendre qu'il y a en lui plus que lui-même. Sa pensée reste dans le registre de l'émotion. Du coup, tous les points de vue sont relatifs. Au plan social, l'universel cède le pas au particulier ; chacun se replie sur ses communautés d'appartenance. l'individualisme déstructuré conduit au relativisme culturel et au communautarisme. Mais cette indétermination culturelle bute sur une contradiction : le problème du relativisme ou du communautarisme. Que va-t-on dire devant une culture radicalement différente (excision, burka, etc.) ? Au nom de quoi l'interdire ?
b/ Face à ce « nihilisme passif », pour reprendre l'expression de Nietzsche (qui y voyait un signe de faiblesse et d'épuisement), la rigueur de la loi demeure indispensable. Les sociétés ont une fonction disciplinaire inéluctable : « Ainsi la fonction sociale de l'autorité a-t-elle pour visée un désenlacernent, d'infliger au sujet qu'il renonce au totalitarisme, à sa représentation d'être tout, c'est-à-dire en définitive de le limiter »7. Le sujet ne peut devenir un sujet qu'en intégrant en lui‑même des règles sociales. Mais au nom de quoi réaffirmer l'autorité ? Les rappels à la loi se multiplient, sans qu'on sache la justifier. À l'école, on réaffirme les interdits, mais sans les fonder sur autre chose que sur leur inscription dans le règlement intérieur. Car qu'est-ce qui justifie ces interdictions ? La simple position d'une loi risque de ne pas suffire.
Les tentatives se multiplient pour proposer un bloc de vérité qui se présenterait comme l'hégémonie du bien. Or si ce bien n'est pas légitimé rationnellement, nous tombons dans le dressage et restons dans le communautarisme : « valeurs chrétiennes », « valeurs humanistes », « d'entreprise », « écologiques », etc., se disputent le marché. Or si nous ne pouvons pas nous passer de contrainte, il reste qu'il faut nous mettre d'accord sur les buts de cette éducation qui implique certaines contraintes. La contrainte seule a besoin d'être justifiée ; elle ne peut pas être une fin en soi et une solution à tous les problèmes.
Au sein du christianisme, la tentation est grande de répéter « la vérité vous rendra libres » (Jean 8, 32), en oubliant que cette vérité est le Christ : nul ne peut se l'approprier pour ses propres fins, ni s'ériger, blasphématoirement, en possesseur de la vérité. Le modèle de la liberté chrétienne ne peut être autre que la liberté du Christ ; or celle-ci ne consistait pas en une soumission à une incompréhensible volonté divine (sur le modèle stoïcien : « obéir à Dieu, voilà la liberté »8). Le Christ avait une volonté humaine, parfaitement libre, qu'il accordait à la volonté divine, parfaitement libre 9. C'est en cela qu'il est notre modèle. Le christianisme n'est pas une soumission, mais un libre choix du bien divin.
Cette double tentation traverse tous les lieux où se pose la question de l'obéissance de la liberté. Si elle touche au premier chef l'école, comme le rappellent plusieurs articles de ce numéro 10, elle travaille en profondeur toutes les communautés chrétiennes 11.
3/ La voie étroite
Mais ces deux positions contraires ont pour point commun de considérer la loi, l'autorité, l'ordre social, comme une pure contrainte, la première pour la rejeter, la seconde pour la réaffirmer. Or la loi n'est pas morale en elle-même ; seule est morale la décision prise en conscience 12. Et la liberté n'est pas l'arbitraire d'une affectivité fugace et subjective. La question n'est pas celle d'une application (rigoriste ou laxiste) de la loi. Elle est celle de la capacité qu'ont les individus à intérioriser cette loi, à se reconnaître en elle.
S'il est clair que l'éducation a pour but de former des hommes libres, citoyens de la cité terrestre, s'il est clair aussi que toute éducation requiert une pédagogie adaptée et progressive, il faut encore souligner que celle-ci a pour fin, non pas de glorifier la singularité de l'individu (et de le figer dans sa particularité), mais de le décentrer de lui-même, de le conduire vers un but qui le dépasse.
Faut-il libérer l'enfant pour libérer en lui l'adulte à venir ? Ou faut-il le former avec discipline et contrainte, pour lui permettre d'accéder à l'autonomie ? En réalité, cette alternative est un faux problème qui n'a pas de solution théorique, mais seulement pratique. D'une part, l'apprentissage, même sous ses formes les plus disciplinaires, ne peut être qu'un apprentissage spontané. Depuis le Traité du maître d'Augustin, nous savons que le vrai maître est un maître intérieur, — et pourtant Augustin a gardé un souvenir cuisant des châtiments corporels ! D'autre part, la formation scolaire, même dans ses projets les plus « libertaires », présuppose toujours un cadre dans lequel s'exerce la liberté de découvrir et d’expérimenter. Dans cette définition de la liberté, la discipline n'est pas exclue, elle est même implicitement présente : dans l'idée de libre choix, un travail de maîtrise des pulsions est sous-entendu. La liberté ne s'enseigne pas : seul un savoir fait l'objet d'un apprentissage, la liberté est une capacité intérieure de décider. On peut initier quelqu'un à la liberté, mais non l'enseigner.
La liberté n'est pas donnée comme un tout à l'origine. Même si J.-J. Rousseau, dans l’Émile, fait de la liberté un moyen pour l'éducation, la discipline est toujours là dans les coulisses. Le précepteur d'Émile est un inquisiteur pointilleux : il doit être toujours présent pour guetter la moindre occasion d’apprentissage et construire les dispositifs correspondants pour qu'Émile apprenne par lui-même.
De même, il est remarquable que Kant, le penseur de la liberté morale absolue, lorsqu'il traite de pédagogie, doive reconnaître que notre liberté est toujours conditionnée par des motivations. L’éducation est précisément la discipline qui réoriente ces noirs désirs, qui permet à un être possédé par la sauvagerie de ses pulsions de devenir libre. L'éducation repose sur une contradiction : « Comment cultiver la liberté par la contrainte ? » À cela, Kant répond qu'il n'y a pas à sortir du paradoxe, mais à le résoudre pratiquement, au jour le jour : « On veille à sa culture pour qu'il [l'élève] puisse un jour être libre »13.
Mais Kant, qui n'admet pas d'expérience sensible de la liberté, et pas de liberté autre que fondée sur la loi morale, n'insiste pas sur l'apprentissage du libre choix. Il prévoit une éducation à la liberté rationnelle, c'est-à-dire à la norme morale, mais pas au libre arbitre, à la capacité de choisir entre divers biens singuliers et contingents.
Or dans une société libérale complexe, l'apprentissage du discernement et de l'exercice de la conscience est une part essentielle de l'éducation. Elle est liée à la capacité de choisir ce qui nous semble bon, et aussi à la capacité de discerner, pour que ce qui nous semble bon soit le meilleur possible (mais certes pas le bien en soi, auquel nous n'avons pas accès). La liberté n'est pas séparable de l'intelligence : sans discernement de ce qui est à faire, nous n'aurons pas conscience de nos désirs, nous serons incapables de comprendre la situation et de prendre une décision.
Il importe que nos enfants apprennent à être de bons discutants : ils sont dans une société pluraliste où ils doivent apprendre à se formuler à eux-mêmes et à affirmer devant autrui leurs raisons de croire, le sens de leurs convictions, les ressorts de leur comportement. Il leur faut apprendre à être à l'aise dans la différence, sans renier ce qu'ils sont.
La liberté s'éprouve une fois qu'elle a été engagée. Celui qui apprend (enfant ou adulte) doit comprendre qu'il est libre de se tromper, comme de ne pas être aimé par tout le monde. C'est à ce prix qu'il gagnera la capacité de dire non et de s'affirmer lui-même. Par conséquent, qu'il s'agisse de la vie intellectuelle, de la vie morale ou de la vie spirituelle, la véritable pédagogie devra être graduelle et individualisée.
. Graduelle. La gradualité de la progression vers la loi n'est en rien une relativisation de la loi ; c'est la reconnaissance du fait que notre parcours passe par diverses étapes. Ce n'est pas la loi qui est graduelle, c'est l'homme qui y accède graduellement 14. La doctrine chrétienne est un itinéraire de conversion, elle exige du temps pour s'inscrire dans la chair et le sang de chacun 15. La construction de la liberté spirituelle s'accomplit dans le temps, et d'abord celui nécessaire pour que chacun relise son histoire personnelle en la comprenant à la lumière de la miséricorde 16.
. Individualisée. Il est illusoire de nous représenter le cheminement de chacun comme une convergence dans un grand tout où nous serons tous semblables (la nuit où tous les chats sont gris). Bien au contraire, la vocation de chacun est de trouver sa figure personnelle, unique et singulière, différente de toute autre. Dans ses Propos de Pédagogie, Kant a une très belle image : les hommes sont comme ces fleurs qu'il appelle les « oreilles d'ours » : leurs graines sont toutes semblables, mais elles donnent chacune des fleurs de couleurs différentes 17.
C'est ici qu'il importe de reconnaître l'originalité de la pastorale. Le gouvernement politique n'a d'autre instrument que la loi : il s'adresse donc à l'ensemble de la communauté, à l'intérieur d'un territoire, et sous la forme de l'universel. Mais le pouvoir pastoral (ou la direction spirituelle), sous la forme du conseil, s'adresse à chacun, dans sa particularité, en tenant compte des circonstances, c'est un « pouvoir individualisant »18.
Nous sommes déjà capables de liberté, mais nous ne sommes pas encore pleinement libres. Pour devenir réellement ce que nous sommes par essence, il nous reste encore beaucoup de chemin à découvrir, et toute une vie à parcourir. Mais pour le chrétien, cette vie et ce chemin, si tortueux et si ténébreux soient-ils, sont déjà éclairés et guidés par la présence du Christ. Dans cet obscur cheminement, la loi est notre pédagogue, elle nous arrache à notre sauvagerie native : « La Loi a été notre pédagogue vers le Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi. Mais la foi étant venue, nous ne sommes plus sous un pédagogue (paidagôgos) » (Galates 3, 24-25). L’unique promesse d'Abraham qui s'accomplissait sous la loi s'accomplit dans la foi. Le pédagogue mène l'enfant jusqu'au maître. Mais nous ne sommes pas maîtres : « Il y a un seul maître (didaskalos) [...] le Christ » (Matthieu 23, 8 et 1o). Si nous méditons cette phrase, nous ne serons pas tentés de nous approprier la place du maître. Les chrétiens ne sont pas des donneurs de leçons. Ils ne sont maîtres qu'en tant qu'ils sont à l'école du seul maître, le Christ. Comme disait Augustin lorsqu'il prêchait : « Écoute avec moi ; écoutons l'un et l'autre ; apprenons tous les deux. Si je parle et si vous écoutez, en concluez-vous que je n'écoute pas avec vous ? [...] Apprends avec moi ; je ne te dis pas de m'écouter, mais d'écouter avec moi. À cette école, nous sommes tous condisciples »19. Nous avons encore tant à apprendre !
Olivier Boulnois, in Communio 2017-6
Directeur d'Études à l'École Pratique des Hautes Études,
marié, quatre enfants, trois petits-enfants.
 Il étudie la philosophie médiévale et l'histoire de la métaphysique.

Il a publié récemment :
Au-delà de l'image, Une archéologie du visuel en Occident (d'Augustin au Concile de Trente),
Paris, Des Travaux/Seuil,
2008 ;
 
Métaphysiques rebelles, Genèse et structures d'une science au Moyen Âge,
Paris, PUF, Épiméthée, 2013 ;
Lire le Principe d'individuation de Duns Scot, Paris, Vrin, 2014.


1. Homélies sur l'Évangile de Jean LXIX, 1 (BA 74 A, p. 244).
2 . H. Arendt, La crise de la culture, Paris, 1972, surtout le ch.4. « Qu'est-ce que la liberté ? »
3. C'est pourquoi l'Éthique à Nicomaque d'Aristote commence par une critique de l'idée du Bien : elle se prend en de multiples sens et elle ne sert à rien pour l'action (I, 4, 1096 a 11 - 1097 a 14).
4. Augustin, Le libre arbitre III, 5, 15 (BA 6, 410).
5. Augustin, Homélies sur la première épître de saint Jean VII, 8 (BA 76, p. 304).
6. Voir le dialogue entre D. Struyf et B. Pottier, « L’intervention thérapeutique, ou psychologique, éduque-t-elle la liberté ? », Communio 2017-6, p. 63-75.
7. P. Legendre, Leçons VI, Fayard, Paris, 1992, p. 52.
8. Sénèque, La vie heureuse, 15.
9. Voir Maxime le Confesseur, L'agonie du Christ, trad. M.-H. Congourdeau, Paris, 1996, p.99-100.
10 Voir J.-N. Dumont, « Liberté dans l'école », Communio 2017-6, p. 96-103 et l'interview de S. Guerra, « L'école de la liberté », Communio 2017-6, p. 87-95.
11. Voir H. Donneaud, « Liberté et obéissance dans les communautés nouvelles », p. 39-52. Les difficultés rencontrées par certaines communautés nouvelles sont des questions que toute communauté et tout lieu de formation doivent affronter.
12. Voir l'article de H.Geissler, « La conscience est le premier vicaire du Christ ». Un aperçu de la doctrine de Newman sur la conscience, Communio 2017-6, p. 23-36.
13. Kant, Propos de pédagogie (AK IX, 453), trad. fr. œuvres philosophiques « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1986, p.1161. Voir l'article d'Émilie Tardivel, « Les conditions de la liberté — Kant contre Kant », Communio 2017-6, p. 77-85.
14. Voir l'article de J.-P. Batut, « Car tout est possible à Dieu », Communio 2017-6, p. 15-22.
15. Voir l'exhortation du pape François, La joie de l'amour, §22 : « la Parole de Dieu ne se révèle pas comme une séquence de thèses abstraites, mais comme une compagne de voyage, y compris pour les familles qui sont en crise [...], et leur montre le but du chemin ». Ses adversaires n'ont pas compris que, dans la vie spirituelle, « le temps est supérieur à l'espace » (§3).
16. Voir B. Guillon, « Dix ans après : la liberté à l'épreuve de la maturité », Communio 2017-6, p. 53-62.
17. Kant, Propos de pédagogie (AK IX, 445), trad. fr. p.1153.
18. Voir M. Foucault, « Omnes et singulatim. Vers une critique de la raison politique », Dits et Écrits, éd. D. Defert, F. Ewald, Paris, 1994, IV, p. 134-161 ; Sécurité, territoire, population : cours au Collège de France, 1977-1978, éd. M. Senellart, Paris, 2004.
19. Augustin, Sermon 261 (PL 38).