Simone Weil suggère, je l'ai déjà dit, qu'avant même d'être une théorie de Dieu, les Évangiles sont une théorie de l'homme. Bien qu'elle méconnaisse le rôle de la Bible hébraïque, cette intuition, dans ce qu'elle a de positif, correspond à ce que nous venons de découvrir.
Pour comprendre cette anthropologie il faut la compléter par les propositions évangéliques sur Satan qui, loin d'être absurdes ou fantaisistes, reformulent dans un autre langage la théorie des scandales et le jeu d'une violence mimétique qui décompose d'abord les communautés et ensuite les recompose, grâce aux boucs émissaires unanimes.
Dans tous les titres et fonctions attribués à Satan, le « tentateur », l'« accusateur », le « prince de ce monde », le « prince des ténèbres », le « meurtrier depuis l'origine », le metteur en scène dissimulé de la Passion, on voit reparaître tous les symptômes et l'évolution de la maladie du désir diagnostiquée par Jésus.
L'idée évangélique de Satan permet aux Évangiles de formuler le paradoxe fondateur des sociétés archaïques. Elles existent en vertu seulement de la maladie qui devrait les empêcher d'exister. Dans ses crises aiguës, la maladie du désir déclenche ce qui fait d'elle son propre antidote, l'unanimité violente et pacificatrice du bouc émissaire. Les effets apaisants de cette violence se prolongent dans les systèmes rituels qui stabilisent les communautés. C'est tout cela que résume la formule : Satan expulse Satan.
La théorie évangélique de Satan découvre un secret que ni les anthropologies antiques ni les modernes n'ont jamais découvert. La violence dans le religieux archaïque est un palliatif temporaire. Loin d'être vraiment guérie, la maladie toujours, en fin de compte, rebondit.
Reconnaître en Satan le mimétisme violent, comme nous le faisons, c'est achever de discréditer le prince de ce monde, c'est parachever la démystification évangélique, c'est contribuer à cette « chute de Satan » que Jésus annonce aux hommes avant sa crucifixion. La puissance révélatrice de la Croix dissipe les ténèbres dont le prince de ce monde ne peut pas se passer pour conserver son pouvoir.
Sous le rapport anthropologique, les Évangiles sont comme une carte routière des crises mimétiques et de leur résolution mythico-rituelle, un guide qui permet de circuler dans le religieux archaïque sans s'égarer.
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Il n'y a que deux façons de raconter la séquence de la crise mimétique et de sa résolution violente, la vraie et la fausse.
1/ Ou bien on ne repère pas l'emballement mimétique parce qu'on y participe sans s'en douter. On est donc condamné à un mensonge qu'on ne pourra jamais rectifier car on croit sincèrement en la culpabilité de tous les boucs émissaires. Ce sont les mythes qui font cela.
2/ Ou bien on repère l'emballement mimétique auquel on ne participe pas, et alors on peut le décrire tel qu'il est en vérité. On réhabilite les boucs émissaires injustement condamnés. Seuls la Bible et les Évangiles en sont capables.
Il y a donc bien, à côté du donné commun et grâce à lui, entre les mythes d'un côté et, de l'autre, le judaïsme et le christianisme, l'abîme insondable qui sépare le mensonge et la vérité, la différence insurmontable que revendiquent le judaïsme et le christianisme. Nous avons défini celle-ci une première fois en opposant Œdipe à Joseph, et une seconde fois en opposant les Évangiles à toute mythologie.
La différence judéo-chrétienne, les premiers chrétiens la ressentaient presque physiquement. De nos jours, elle n'est plus guère ressentie mais voilà que nous devenons capables de la repérer en comparant les textes. Nous en rendons l'évidence manifeste sur le plan de l'analyse anthropologique, nous la définissons de façon rationnelle.
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La parole évangélique est la seule à problématiser vraiment la violence humaine. Dans toutes les autres réflexions sur l'homme, la question de la violence est résolue avant même d'être posée. Ou bien la violence passe pour divine, et ce sont les mythes, ou bien on l'attribue à la nature humaine, et c'est la biologie, ou bien on la réserve à certains hommes seulement (qui font alors d'excellents boucs émissaires), et ce sont les idéologies, ou bien encore on la tient pour trop accidentelle et imprévisible pour que le savoir humain puisse en tenir compte : c'est notre bonne vieille philosophie des Lumières.
Devant Joseph, au contraire, devant Job, devant Jésus, devant Jean Baptiste et d'autres victimes encore, on s'interroge : pourquoi tant d'innocents expulsés et massacrés par tant de foules furieuses, pourquoi tant de communautés en folie ?
La révélation chrétienne éclaire non seulement tout ce qui vient avant elle, les mythes et les rituels, mais aussi tout ce qui vient après, l'histoire que nous sommes en train de forger, la décomposition toujours plus complète du sacré archaïque, l'ouverture sur un avenir mondialisé, de plus en plus libéré des servitudes anciennes mais privé, du même coup, de toute protection sacrificielle.
Le savoir que notre violence acquiert d'elle-même, grâce à notre tradition religieuse, ne supprime pas les phénomènes de bouc émissaire mais les affaiblit suffisamment pour réduire de plus en plus leur efficacité. C'est là le vrai sens de l'attente apocalyptique dans toute l'histoire chrétienne, attente qui n'a rien d'irrationnel dans son principe. Cette rationalité s'inscrit tous les jours plus profondément dans les données concrètes de l'histoire contemporaine, les questions d'armement, d'écologie, de population, etc.
Le thème apocalyptique occupe une place importante dans le Nouveau Testament. Loin d'être la reprise mécanique de préoccupations judaïques privées de toute actualité dans notre monde, comme le pensait Albert Schweitzer et comme on continue à l'affirmer, ce thème fait partie intégrante du message chrétien. Ne pas s'en apercevoir, c'est amputer ce message de quelque chose d'essentiel, c'est détruire son unité.
Les analyses précédentes débouchent sur une interprétation purement anthropologique et rationnelle de ce thème, une interprétation qui, loin de le ridiculiser, justifie son existence, comme toutes les interprétations à la fois démystificatrices et chrétiennes du présent ouvrage.
En révélant le secret du prince de ce monde, en dévoilant la vérité des emballements mimétiques et des mécanismes victimaires, les récits de la Passion subvertissent la source de l'ordre humain. Les ténèbres de Satan ne sont plus assez épaisses pour dissimuler l'innocence des victimes qui, du même coup, sont de moins en moins « cathartiques ». On ne peut plus vraiment « purger » ou « purifier » les communautés de leur violence.
Satan ne peut plus refouler ses propres désordres sur la base du mécanisme victimaire. Satan ne peut plus expulser Satan. Il ne faut pas en conclure que les hommes vont tout de suite être débarrassés de leur prince aujourd'hui déchu.
Dans l'Évangile de Luc, le Christ voit Satan « tomber du ciel comme l'éclair ». De toute évidence c'est sur la terre qu'il tombe et il n'y restera pas inactif. Ce n'est pas la fin immédiate de Satan que Jésus annonce, tout au moins pas encore, c'est la fin de sa transcendance mensongère, de son pouvoir de remise en ordre.
Pour signifier les conséquences de la révélation chrétienne, le Nouveau Testament dispose de tout un jeu de métaphores. On peut dire de Satan, je le répète, qu'il ne peut plus s'expulser lui-même. On peut dire également qu'il ne peut plus « s'enchaîner » et c'est au fond la même chose. Comme les jours de Satan sont comptés il en profite au maximum et, très littéralement, il se déchaîne.
Le christianisme étend le champ d'une liberté dont les individus et les communautés font l'usage qui leur plaît, parfois bon, souvent aussi mauvais.
Le mauvais usage de la liberté contredit, bien entendu, les aspirations de Jésus pour l'humanité. Mais si Dieu ne respectait pas la liberté des hommes, s'il s'imposait à eux par la force ou même par le prestige, par la contagion mimétique en somme, il ne se distinguerait pas de Satan.
Ce n'est pas Jésus qui rejette le royaume de Dieu, ce sont les hommes, y compris nombre de ceux qui se croient non violents simplement parce qu'ils bénéficient au maximum de la protection des puissances et des principautés, et qu'ils ne font jamais usage de la force.
Jésus distingue deux types de paix. La première est celle qu'il propose à l'humanité. Si simples qu'en soient les règles, elle « surpasse l'entendement humain », pour la bonne raison que la seule paix connue de nous est la trêve des boucs émissaires, « la paix telle que le monde la donne ». C'est la paix des puissances et des principautés, toujours plus ou moins « satanique ». C'est la paix dont la révélation évangélique nous prive de plus en plus.
Le Christ ne peut pas apporter aux hommes la paix vraiment divine sans nous priver au préalable de la seule paix dont nous disposons. C'est ce processus historique forcément redoutable que nous sommes en train de vivre.
Ce qui retarde le « déchaînement de Satan », saint Paul, dans l'épître aux Thessaloniciens, le définit comme un kathéchon, autrement dit comme cela qui contient l'Apocalypse au double sens du mot français, noté par J.-P. Dupuy : enfermer en soi-même et retenir dans certaines limites.
Il s'agit forcément d'un ensemble où les qualités les plus contraires se composent, aussi bien la force d'inertie des puissances de ce monde, leur inintelligence de la Révélation que leur intelligence, leur faculté d'adaptation1. Et le retard de l'apocalypse est dû encore et surtout peut-être au comportement des individus qui s'efforcent de renoncer à la violence et de décourager l'esprit de représailles.
La vraie démystification n'a rien à voir avec les automobiles et l'électricité, contrairement à ce que Bultmann imaginait, elle vient de notre tradition religieuse. Nous autres « modernes » croyons posséder la science infuse du seul fait que nous baignons dans notre « modernité ». Cette tautologie que nous nous répétons depuis trois siècles nous dispense de penser.
Pourquoi le vrai principe de démythisation n'est-il formulé que dans une seule tradition religieuse, la nôtre ? N'est-ce pas une injustice insupportable à l'époque des « pluralismes » et des « multiculturalismes » ? L'essentiel n'est-il pas de ne pas faire de jaloux ? Ne faut-il pas sacrifier la vérité à la paix du monde, pour éviter les terribles guerres de religions que nous préparons, dit-on partout, si nous défendons ce que nous croyons être la vérité ?
Pour répondre à cette question, je laisse la parole à Giuseppe Fornari
Le fait que nous possédions [dans le christianisme] un instrument de connaissance inconnu des Grecs ne nous donne pas le droit de nous croire meilleurs qu'eux, et il en va de même pour toutes les cultures non chrétiennes. Ce n'est pas une identité culturelle déterminée qui dote le christianisme de sa puissance de pénétration, c'est son pouvoir de racheter toute l'histoire humaine, en résumant et en transcendant toutes ses formes sacrificielles. C'est là qu'est le vrai métalangage spirituel seul capable de décrire et de dépasser le langage de la violence [...]. Et c'est ce qui explique la diffusion extrêmement rapide de cette religion dans le monde païen, ce qui lui a permis d'absorber la force vivante de ses symboles et de ses coutumes 2.
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La vérité est extrêmement rare sur cette terre. Il y a même lieu de penser qu'elle devrait être tout à fait absente. Les emballements mimétiques, en effet, sont par définition unanimes. Chaque fois qu'il s'en produit un, il persuade tous les témoins sans exception. Il fait de tous les membres de la communauté des faux témoins inébranlables car incapables de percevoir la vérité.
Étant donné les propriétés du mimétisme, le secret de Satan devrait être à l'abri de toute révélation. De deux choses l'une en effet : ou bien le mécanisme victimaire se déclenche et son unanimité élimine tous les témoins lucides, ou bien il ne se déclenche pas, les témoins restent lucides mais n'ont rien à révéler. Dans des conditions normales, le mécanisme victimaire n'est pas connaissable. Le secret de Satan est inviolable.
À la différence de tous les autres phénomènes, qui ont pour propriété fondamentale d'apparaître (le mot « phénomène » vient de phainesthai : briller, apparaître), le mécanisme victimaire disparaît nécessairement derrière les significations mythiques qu'il engendre. Il est donc paradoxal, exceptionnel, unique en tant que phénomène.
L'inviolabilité du mécanisme explique l'assurance extrême de Satan avant la révélation chrétienne. Le maître du monde se croyait capable de soustraire à jamais son secret aux regards indiscrets, de conserver intact l'instrument de sa domination. Et pourtant Satan se trompait. En fin de compte, nous l'avons vu, il s'est fait « duper par la Croix ».
Pour que la révélation évangélique ait lieu, il faut que la contagion violente contre Jésus soit et ne soit pas unanime. Il faut qu'elle soit unanime pour que le mécanisme se produise et il faut qu'elle ne soit pas unanime pour que ce mécanisme puisse être révélé. Ces deux conditions ne sont pas réalisables simultanément mais elles peuvent se réaliser successivement.
C'est ce qui s'est passé, de toute évidence, dans le cas de la crucifixion. C'est ce qui fait que le mécanisme victimaire finalement a pu être révélé.
Au moment de l'arrestation de Jésus, Judas a déjà trahi, tous les disciples se dispersent, Pierre s'apprête à renier son maître. L'emballement mimétique paraît sur le point de basculer, comme d'habitude, dans l'unanimité. Si cela s'était produit, si le mimétisme violent avait vraiment triomphé, il n'y aurait pas d'Évangile, il n'y aurait guère qu'un mythe de plus.
Le troisième jour de la Passion, toutefois, les disciples dispersés se regroupent à nouveau autour de Jésus qu'ils tiennent pour ressuscité. Quelque chose se produit in extremis qui ne se produit jamais dans les mythes. Une minorité contestataire apparaît, résolument dressée contre l'unanimité persécutrice, laquelle n'est plus de ce fait qu'une majorité, toujours écrasante numériquement certes, mais incapable désormais, nous le savons, d'imposer universellement sa représentation de ce qui s'est passé.
La minorité contestataire est si minuscule, si dénuée de prestige et surtout si tardive qu'elle n'affecte en rien le processus victimaire mais son héroïsme va lui permettre non seulement de se maintenir mais de rédiger ou de faire rédiger les comptes rendus, diffusés plus tard dans le monde entier, qui répandront partout le savoir subversif des boucs émissaires injustement condamnés.
Le petit groupe des derniers fidèles était déjà plus qu'à demi happé par la contagion violente. Où puise-t-il soudain la force de s'opposer à la foule et aux autorités de Jérusalem ? Comment expliquer cette volte-face contraire à tout ce que nous avons appris sur la puissance irrésistible des emballements mimétiques ?
A toutes les questions posées dans le présent essai, j'ai toujours pu trouver jusqu'ici des réponses plausibles dans un contexte purement humain, « anthropologique », mais cette fois, la chose est claire, c'est impossible.
Pour rompre l'unanimité mimétique, il faut postuler une force supérieure à la contagion violente et, si nous avons appris une seule chose dans cet essai, c'est qu'il n'en existe aucune sur cette terre. C'est justement parce que la contagion violente a toujours été toute-puissante chez les hommes, avant le jour de la Résurrection, que le religieux archaïque l'a divinisée. Les sociétés archaïques ne sont pas aussi bêtes que le pensent les modernes. Elles ont de bonnes raisons de tenir l'unanimité violente pour divine.
La Résurrection n'est pas seulement miracle, prodige, transgression des lois naturelles, elle est le signe spectaculaire de l'entrée en scène, dans le monde, d'une puissance supérieure aux emballements mimétiques. A la différence de ceux-ci, cette puissance n'a rien d'hallucinatoire ni de mensonger. Loin de tromper les disciples, elle les rend capables de repérer ce qu'ils ne repéraient pas auparavant et de se reprocher leur débandade lamentable des jours précédents, de se reconnaître coupables de participation à l'emballement mimétique contre Jésus.
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Quelle est cette puissance qui triomphe du mimétisme violent ? Les Évangiles répondent que c'est l'Esprit de Dieu, la troisième personne de la Trinité chrétienne, le Saint-Esprit. C'est lui, de toute évidence, qui se charge de tout. Il serait faux, par exemple, de dire des disciples qu'ils « se ressaisissent » : c'est l'Esprit de Dieu qui les saisit et ne les lâche plus.
Dans l'Évangile de Jean, le nom donné à cet Esprit décrit admirablement le pouvoir qui arrache les disciples à la contagion jusqu'alors toute-puissante, le Paraclet.
J'ai commenté ce terme dans d'autres essais mais son importance pour la signification de ce livre est si grande que je dois y revenir. Le sens principal de parakleitos, c'est l'avocat dans un tribunal, le défenseur des accusés. Au lieu de chercher des périphrases, des échappatoires, dans le but d'éviter cette traduction, il faut la préférer à toutes les autres, il faut s'émerveiller de sa pertinence. Il faut prendre à la lettre l'idée que l'Esprit éclaire les persécuteurs sur leurs propres persécutions. L'Esprit révèle aux individus la vérité littérale de ce qu'a dit Jésus pendant sa crucifixion : « Ils ne savent pas ce qu'ils font. » Il faut songer aussi à ce Dieu que Job appelle : « mon Défenseur ».
La naissance du christianisme est une victoire du Paraclet sur son vis-à-vis, Satan, dont le nom signifie originairement l'accusateur devant un tribunal, celui qui est chargé de prouver la culpabilité, des prévenus. C'est une des raisons pour lesquelles les Évangiles font de Satan le responsable de toute mythologie.
Que les récits de la Passion soient attribués à la puissance spirituelle qui défend les victimes injustement accusées correspond merveilleusement au contenu humain de la révélation, tel que le mimétisme permet de l'appréhender.
Loin de nuire à la révélation théologique ou d'être en concurrence avec elle, la révélation anthropologique en est inséparable. Cette fusion des deux est réclamée par le dogme de l'Incarnation, le mystère de la double nature, divine et humaine, de Jésus-Christ.
La lecture « mimétique » permet de mieux réaliser cette fusion. Loin d'éclipser la théologie, l'élargissement anthropologique, en concrétisant l'idée trop abstraite de péché originel, comme l'a bien vu James Alison 3, rend sa pertinence manifeste.
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Pour souligner le rôle du Saint-Esprit dans la défense des victimes, il ne sera pas inutile, peut-être, d'observer pour terminer le parallélisme des deux conversions magnifiques qui se produisent autour de la Résurrection.
La première c'est le repentir de Pierre après son reniement, si important qu'on peut le considérer comme une nouvelle et plus profonde conversion. La seconde c'est la conversion de Paul, le fameux « chemin de Damas ».
Tout sépare en apparence ces deux événements : ils ne figurent pas dans les mêmes textes, ils se situent l'un au tout début, l'autre tout à fait à la fin de la période cruciale du christianisme naissant. Leurs circonstances sont très différentes. Les deux hommes sont très différents. Le sens profond des deux expériences n'en est pas moins exactement le même.
« Ce que les deux convertis deviennent capables de voir grâce à leurs deux conversions, c'est le grégarisme violent dont ils ne se savaient possédés ni l'un ni l'autre, le mimétisme qui nous fait tous participer à la crucifixion.
Juste après son troisième reniement, Pierre entend un coq chanter et il se souvient de la prédiction de Jésus. Alors seulement il découvre le phénomène de foule auquel il a participé. Il se croyait orgueilleusement immunisé contre toute infidélité à Jésus. Tout au long des Évangiles synoptiques, Pierre est le jouet ignorant de scandales qui le manipulent à son insu. En s'adressant à la foule de la Passion quelques jours plus tard, il insistera sur l'ignorance des êtres possédés par le mimétisme violent. Il parle en connaissance de cause.
Dans son Évangile, Luc, à l'instant décisif, fait traverser la cour à Jésus sous la conduite de ses gardes et les deux hommes échangent un regard qui transperce le cœur de Pierre.
La question que Pierre lit dans ce regard : « Pourquoi me persécutes-tu ? », Paul l'entendra de la bouche même de Jésus : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Le mot persécution figure encore dans la seconde phrase de Jésus, en réponse à la question posée par Paul : « Qui es-tu, Seigneur ? — Je suis Jésus que tu persécutes » (Actes 9, 1-5).
La conversion chrétienne c'est toujours cette question posée par le Christ lui-même. Du seul fait que nous vivons dans un monde structuré par des processus mimétiques et victimaires dont nous profitons tous sans le savoir, nous sommes tous complices de la crucifixion.
La Résurrection fait appréhender à Pierre et à Paul, et derrière eux à tous les croyants, que tout enfermement dans la violence sacrée est violence contre le Christ. L'homme n'est jamais la victime de Dieu, Dieu est toujours la victime de l'homme.
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Ma recherche n'est théologique qu'indirectement, à travers l'anthropologie évangélique trop oubliée, il me semble, des théologiens. Pour la rendre efficace, je l'ai poursuivie aussi longtemps que possible sans présupposer la réalité du Dieu chrétien. Aucun appel au surnaturel ne doit rompre le fil des analyses anthropologiques.
En donnant une interprétation naturelle, rationnelle, de données perçues naguère comme relevant du surnaturel, Satan par exemple, ou la dimension apocalyptique du Nouveau Testament, la lecture mimétique élargit, en vérité, le domaine de l'anthropologie mais, à la différence des anthropologies non chrétiennes, elle ne minimise pas l'emprise du mal sur les hommes et leur besoin de rédemption.
Certains lecteurs chrétiens craignent que cet élargissement n'empiète sur le domaine légitime de la théologie. Je crois au contraire qu'en désacralisant certains thèmes, en montrant que Satan existe d'abord en tant que sujet des structures de la violence mimétique, on pense avec les Évangiles et non pas contre eux.
L'élargissement anthropologique se produit, il faut l'observer, aux dépens de domaines que les théologiens actuels, même les plus orthodoxes, ont tendance à négliger, car ils ne peuvent plus les intégrer à leurs analyses. Ils ne veulent pas reproduire purement et simplement les lectures anciennes qui ne désacralisent pas suffisamment la violence. Ils ne veulent pas non plus supprimer des textes essentiels, au nom d'un impératif de « démythisation » positiviste et naïve, dans le style de Bultmann. Ils restent donc silencieux. L'interprétation mimétique permet de sortir de cette impasse.
Loin de minimiser la transcendance chrétienne, l'attribution de significations purement terrestres, rationnelles, à des thèmes tels que Satan ou la menace apocalyptique, rend plus actuels que jamais les « paradoxes » de Paul sur la folie et la sagesse de la Croix. C'est dans la mise en rapport avec les textes les plus étonnants de Paul, il me semble, que s'éclaire déjà et que demain s'éclairera plus encore, ainsi que le pressent Gil Bailie 4, la vraie démythisation de notre univers culturel, celle qui ne peut venir que de la Croix :
Le langage de la croix est... folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu. Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, j'anéantirai l'intelligence des intelligents. Où est-il le sage ? Où est-il l'homme cultivé ?
Où est-il le raisonneur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ? Puisqu'en effet le monde, par le moyen de la sagesse, n'a point reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c'est par la folie du message qu'il a plu à Dieu de sauver les croyants. Oui, tandis que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous prêchons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs comme Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. (1Co 1, 18-25)
René Girard, in Je vois Satan tomber comme l’éclair – biblio essais
1. Sur ce sujet voir l'essai de Wolfgang Palaver : « Hobbes et le katéchon : the Secularization of Sacrificial Christianity » in Contagion, printemps 1995, pp. 57-74.
2. Giuseppe Fornari, « Labyrinthine Strategies of Sacrifice : The Cretans by Euripides », Contagion, printemps 1997, p. 187.
3. The Joy of Being Wrong, Crossroad, New York, 1998.
4. Violence Unveiled, Crossroad, New York, 1995.