mercredi 25 octobre 2017

En priant... Cardinal Merry del Val, Litanies de l'humilité



Ô Jésus, doux et humble de cœur,
Rendez mon cœur semblable au Vôtre.
De ma volonté propre, délivrez-moi, Seigneur ;
Du désir d’être estimé, délivrez-moi Seigneur ;
Du désir d’être affectionné, délivrez-moi Seigneur ;
Du désir d’être recherché, délivrez-moi Seigneur ;
Du désir d’être honoré, délivrez-moi Seigneur ;
Du désir d’être loué, délivrez-moi Seigneur ;
Du désir d’être préféré, délivrez-moi Seigneur ;
Du désir d’être consulté, délivrez-moi Seigneur ;
Du désir d’être approuvé, délivrez-moi Seigneur ;
Du désir d’être compris, délivrez-moi Seigneur ;
Du désir d’être visité, délivrez-moi Seigneur.
De la crainte d’être humilié, délivrez-moi Seigneur ;
De la crainte d’être méprisé, délivrez-moi Seigneur ;
De la crainte d’être rebuté, délivrez-moi Seigneur ;
De la crainte d’être calomnié, délivrez-moi Seigneur ;
De la crainte d’être oublié, délivrez-moi Seigneur ;
De la crainte d’être raillé, délivrez-moi Seigneur ;
De la crainte d’être soupçonné, délivrez-moi Seigneur ;
De la crainte d’être injurié, délivrez-moi Seigneur ;
De la crainte d’être abandonné, délivrez-moi Seigneur ;
De la crainte d’être refusé, délivrez-moi Seigneur.
Que d’autres soient plus aimés que moi, Seigneur accordez-moi de le désirer ;
Que d’autres soient plus estimés que moi, Seigneur accordez-moi de le désirer ;
Que d’autres grandissent dans l’opinion et que je diminue, Seigneur accordez-moi de le désirer ;
Que d’autres soient loués et que je sois oublié, Seigneur accordez-moi de le désirer ;
Que d’autres soient employés et que je sois mis de côté, Seigneur accordez-moi de le désirer ;
Que d’autres soient préférés en tout, Seigneur accordez-moi de le désirer ;
Que d’autres soient plus saints que moi, pourvu que je le sois autant que je puis l’être, Seigneur accordez-moi de le désirer.
D’être inconnu et pauvre, Seigneur je veux me réjouir ;
D’être dépourvu des perfections naturelles du corps et de l’esprit, Seigneur je veux me réjouir ;
Qu’on ne pense pas à moi, Seigneur je veux me réjouir ;
Qu’on m’occupe aux emplois les plus bas, Seigneur je veux me réjouir ;
Qu’on ne daigne même pas se servir de moi, Seigneur je veux me réjouir ;
Qu’on ne me demande jamais mon avis, Seigneur je veux me réjouir ;
Qu’on me laisse à la dernière place, Seigneur je veux me réjouir ;
Qu’on ne me fasse jamais de compliment, Seigneur je veux me réjouir ;
Qu’on me blâme à temps et à contretemps, Seigneur je veux me réjouir.
Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice,
Car le Royaume des Cieux est à eux.
Prions. Mon Dieu, je ne suis que cendre et poussière. Réprimez les mouvements d’orgueil qui s’élèvent dans mon âme. Apprenez-moi à me mépriser moi-même, vous qui résistez aux superbes et qui donnez votre grâce aux humbles.
Par Jésus, doux et humble de Cœur.
Ainsi soit-il.

Raphaël, cardinal Merry del Val

lundi 16 octobre 2017

En écrivant... Marie-Antoinette, Qu'il ne cherche jamais à venger notre mort !



À Madame Élisabeth 1
1793, 16 octobre

Ce 16 octobre, à 4h1/2 du matin 


C’est à vous, ma sœur, que j’écris pour la dernière fois, je viens d’être condamnée, non pas à une mort honteuse, elle ne l’est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère. Comme lui innocente, j’espère montrer la même fermeté que lui dans ses derniers moments. Je suis calme comme on l’est quand la conscience ne reproche rien. J’ai un profond regret d’abandonner mes pauvres enfants ; vous savez que je n’existais que pour eux et vous, ma bonne et tendre sœur. Vous qui aviez par votre amitié tout sacrifié pour être avec nous, dans quelle position je vous laisse ! J’ai appris par le plaidoyer même du procès, que ma fille était séparée de vous. 2
Hélas ! la pauvre enfant, je n’ose pas lui écrire, elle ne recevrait pas ma lettre. Je ne sais pas même si celle-ci vous parviendra. Recevez pour eux deux ici ma bénédiction ; j’espère qu’un jour, lorsqu’ils seront plus grands, ils pourront se réunir avec vous, et jouir en entier de vos tendres soins. Qu’ils pensent tous deux à ce que je n’ai cessé de leur inspirer : que les principes et l’exécution exacte de ses devoirs sont la première base de la vie, que leur amitié et leur confiance mutuelles en fera le bonheur. Que ma fille sente qu’à l’âge qu’elle a, elle doit toujours aider son frère par les conseils que l’expérience qu’elle aura de plus que lui et son amitié pourront lui inspirer ; que mon fils, à son tour, rende à sa sœur tous les soins, les services que l’amitié peuvent inspirer ; qu’ils sentent enfin tous deux que, dans quelque position où ils pourront se trouver, ils ne seront vraiment heureux que par leur union ; qu’ils prennent exemple de nous. Combien, dans nos malheurs, notre amitié nous a donné de consolations ! Et, dans le bonheur, on jouit doublement quand on peut le partager avec un ami ; et où en trouver de plus tendre, de plus cher que dans sa propre famille ? Que mon fils n’oublie jamais les derniers mots de son père, que je lui répète expressément : qu’il ne cherche jamais à venger notre mort.  3 
J’ai à vous parler d’une chose bien pénible à mon cœur. Je sais combien cet enfant doit vous avoir fait de la peine 4 pardonnez-lui, ma chère sœur, pensez à l’âge qu’il a, et combien il est facile de faire dire à un enfant ce qu’on veut, et même ce qu’il ne comprend pas. Un jour viendra, j’espère, où il ne sentira que mieux tout le prix de vos bontés et de votre tendresse pour tous deux. 
Il me reste à vous confier encore mes dernières pensées. J’aurais voulu les écrire dès le commencement du procès ; mais, outre qu’on ne me laissait pas écrire, la marche en a été si rapide que je n’en aurais réellement pas eu le temps. 
Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans celle de mes pères, dans celle où j’ai été élevée et que j’ai toujours professée. N’ayant aucune consolation spirituelle à attendre, ne sachant pas s’il existe encore ici des prêtres de cette religion, et même le lieu où je suis les exposerait trop s’ils y entraient une fois, je demande sincèrement pardon à Dieu de toutes les fautes que j’ai pu commettre depuis que j’existe ; j’espère que, dans sa bonté, Il voudra bien recevoir mes derniers vœux, ainsi que ceux que je fais depuis longtemps pour qu’Il veuille bien recevoir mon âme dans sa miséricorde et sa bonté. 
Je demande pardon à tous ceux que je connais, et à vous, ma sœur, en particulier, de toutes les peines que, sans le vouloir, j’aurais pu leur causer. Je pardonne à tous mes ennemis le mal qu’ils m’ont fait. Je dis ici adieu à mes tantes et à tous mes frères et sœurs. J’avais des amis ; l’idée d’en être séparée pour jamais et leurs peines sont un des plus grands regrets que j’emporte en mourant ; qu’ils sachent du moins que jusqu’à mon dernier moment j’ai pensé à eux. 
Adieu, ma bonne et tendre sœur ; puisse cette lettre vous arriver ! Pensez toujours à moi ; je vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que ces pauvres et chers enfants. Mon Dieu, qu’il est déchirant de les quitter pour toujours ! Adieu, adieu ; je ne vais plus m’occuper que de mes devoirs spirituels. Comme je ne suis pas libre dans mes actions, on m’amènera peut-être un prêtre ; mais je proteste ici que je ne lui dirai pas un mot, et que je le traiterai comme un être absolument étranger. 5


Lettres de Marie-Antoinette,
Recueil des lettres authentiques de la Reine,
Alphonse Picard et Fils, 1896.



1. Après sa condamnation à mort, la Reine avait été ramenée à la Conciergerie. Elle avait demandé de l’encre au concierge Bault, et avait écrit l’admirable lettre qu’on a si justement nommée son testament. Cette lettre ne parvint pas à son adresse ; Bault la remit à l’accusateur public ; mais celui-ci, au lieu de la faire parvenir, la conserva. Lorque Fouquier fut traduit à son tour devant le tribunal révolutionnaire, ses papiers furent saisis, et c’est ainsi que la lettre porte les signatures de Fouquier d’abord, puis des commissaires chargés de l’inventaire : Legot, Guffroy, Massieu et Laurent Le Cointre. Elle fut retrouvée en 1816 dans les papiers du conventionnel Courtois.

2. C’était une erreur. Madame Royale n’avait point été séparée de sa tante ; Madame Élisabeth ne la quitta que pour monter sur l’échafaud.

3. « Il – le Roi – raconte Madame Royale, donna ensuite de bonnes instructions religieuses à mon frère ; il lui recommanda surtout de pardonner à ceux qui le faisaient mourir ; il donna sa bénédiction à mon frère et à moi ». Et, pour produire sur l’enfant une impression plus forte, il le prit sur ses genoux et lui dit : « Mon fils, vous avez entendu ce que je viens de vous dire ; mais comme le serment est quelque chose d’encore plus sacré que les paroles, jurez, en levant la main, que vous accomplirez la dernière volonté de votre père ». Le Dauphin obéit en fondant en larmes.

4. On sait que, le 6 octobre, Hébert et Chaumette s’étaient transportés au Temple et avaient arraché à l’innocence du jeune Louis XVII, gorgé d’eau-de-vie et terrorisé par Simon, une accusation immonde contre sa mère. On sait aussi que cette ignominie fut pour la Reine, au jour de son procès, l’occasion d’un éclatant triomphe. Un des jurés ayant fait observer au président que l’accusée n’avait rien répondu sur le fait allégué par Hébert : « Si je n’ai pas répondu, dit-elle, c’est que la nature se refuse à répondre à une pareille accusation faite à une mère ! » Et se tournant vers l’auditoire : « J’en appelle à toutes celles qui peuvent se trouver ici ». L’impression fut immense, les tricoteuses même furent émues et, pour couper court à ce mouvement, le président leva presque aussitôt la séance.

5. La Reine tint parole ; le curé constitutionnel de Saint-Landry, l’abbé Girard, s’étant présenté à la Conciergerie, elle refusa de l’écouter. Une tradition respectable, appuyée sur des témoignages sérieux, affirme qu’elle aurait reçu, quelques jours auparavant, les secours d’un prêtre fidèle, l’abbé Magnin, depuis curé de Saint-Germain-l’Auxerrois. Voir sur ce sujet : La communion de Marie-Antoinette à la Conciergerie (Revue des questions historiques, janvier 1870, t. VIII, p. 170-229), et Marie-Antoinette à la Conciergerie, par Victor Pierre (même Revue, janvier 1890, t. XLVII, p. 192-231). Quelques heures après avoir écrit cette lettre, à onze heures, la Reine était extraite de la Conciergerie et, à midi un quart, sa tête roulait sur l’échafaud de la place de la Révolution.

En expulsant... Henry de Montherlant, Dieu est contre nous !


La Mère Agnès entre, venant de la clôture, où se retire la Sœur Françoise.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Je viens de rudoyer un peu cette petite sœur. À tort, sans doute. On ne devrait pas être rude pour les autres aux heures où l'on appréhende qu'ils ne soient rudes pour vous ; aux heures où l'on voudrait, au contraire, se réconcilier avec quelqu'un...
J'ai été douce à mes novices ; que ne l'ai-je été davantage !
LA MÈRE AGNÈS
Vous êtes le sel de cette Maison ; ne vous laissez pas dissoudre.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Il n'y a pas de sel dans une disposition triste et tendre, tenez, qui me rappelle mes nuits de l'hiver dernier, quand, de l'infirmerie, j'entendais chanter Matines... Mais plus triste qu'alors, et surtout moins forte. Toujours dissimuler en soi une plaie de douleur et de crainte... (Posant la main sur la croix écarlate de son scapulaire) Comme il est juste que nous ayons sur nous cette croix de sang ! C'est le cœur qui a transsudé.
LA MÈRE AGNÈS
Moi, il suffit que je baisse la tête : je la vois et je me sens raffermie. Qu'est-ce qui vous ennuie, ma bonne Sœur ? Ma Sœur Françoise ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Ma Sœur Françoise ? Oh ! de petites difficultés. Grosses de la grosseur d'un grain de mil.
LA MÈRE AGNÈS
Il y a cependant un moment que vous l'entreteniez. Craignez de l'avoir scandalisée par des paroles inutiles. N'oublions jamais ce qu'on en pense ici : qu'on les peut tenir pour des péchés.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Je crois que j'étais contente de n'être pas seule. Vous savez bien, ma Mère, comme je redoute chaque année ce milieu de l'été, ces jours d'août où personne n'est plus là. On se sent si peu protégé, tellement à découvert... Je ne sais pourquoi nos amis ont cette rage de changer de place. Et soi, sans cesse à se dire qu'ils ne seront pas là au moment où l'on aura besoin d'eux. Cet acte que nous avons envoyé l'autre jour à Madame la duchesse de Liancourt, pour qu'elle le transmît d'urgence à M. Chamillard, et qu'elle n'eut pas le temps de faire copier parce qu'elle partait ce jour-là pour la campagne, de sorte qu'il ne fut pas transmis...
LA MÈRE AGNÈS
Je suis bien résolue de ne plus m'affecter de telles malencontres, par l'expérience que j'ai qu'un quart d'heure de temps devant Dieu efface beaucoup de choses qui paraissaient de grandes choses, et qui en fait ne sont rien.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Ce qui nous préoccupe n'est rien : j'ai déjà entendu ce langage. Mais enfin, est-ce moi qui ai mis dans cette Maison un principe d'agitation et d'effroi ? Toujours tout cacher, et, ce qu'il faut qu'on cache, c'est la vertu et la vérité ; toujours être sur ses gardes pour les autres et pour soi ; toujours des faux noms, toujours l'écriture chiffrée, toujours ce qu'on a écrit dispersé au dehors chez les uns et chez les autres, et souvent on ne se rappelle même plus chez qui ; toujours ce qui vous environne menacé d'être saisi à l'improviste, mis sous scellés et perdu à jamais, après avoir été tripoté, trituré, pressuré, dénaturé ; toujours des hommes qui rôdent et qui épient, toujours à la merci de tous, et de gens haineux ou stupides, toujours se défendre, toujours des procès-verbaux, toujours des explications à donner sur des murs, sur des portes, sur des choses qui sont naïves et nettes, et qui en un instant deviennent criminelles, toujours aller et venir entre ce qui est le plus grave, le plus délicat et le plus tendre en ce monde, et cette mécanique d'enquêtes, de perquisitions et de police.
Si nous étions des coupables, ou seulement des imprudents, nous dirions : « Soit. Je paie ». Mais étant ce que nous sommes ! Notre-Seigneur a dit que la vérité délivre. Hélas ! la vérité emprisonne. Et l'innocence emprisonne. (Lui prenant les mains) Dites-moi le vrai fond de votre pensée, ma Mère. Serons-nous dispersées ? Irons-nous en prison ? Cessez de vouloir me rassurer. Les gens qui me rassurent me font peur. Nous avons été trompées trop de fois.
LA MÈRE AGNÈS
Mais si d'autre part je vous effraye...
LA SŒUR ANGÉLIQUE, bas
Ne m'effrayez pas non plus.
LA MÈRE AGNÈS
Tout ce que nous faisons de bon est fait avec un esprit en paix. L'inquiétude est un grand témoignage du peu de profit que nous faisons de la sainte Communion, et quiconque ne s'estime heureux en ce monde ne le peut être dans l'autre. Vous croyez en Dieu, et vous craignez quelque chose ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Je me crains.
Je crains aussi tout le reste. Vous vous souvenez de la petite Sombreuil quand elle disait : « J'ai peur des arbres. J'ai peur de l'eau. J'ai peur du vent. J'ai peur de tout ». Moi aussi, j'ai peur de tout.
LA MÈRE AGNÈS
Il y en a qui portent leur crainte. D'autres qui la traînent.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
C'est mon âme qu'il me semble que je porte et que je berce, pour qu'elle oublie sa douleur, comme un enfant qu'on sèvre et qu'on berce pour qu'il oublie sa nourrice.
LA MÈRE AGNÈS
Vous êtes ma nièce, ma chère fille, et je voudrais vous donner, plus qu'à une autre, une parole de soulagement. Mais il n'appartient pas à une créature de donner du soulagement dans une affliction ; c'est un office que Dieu a retenu pour soi seul. Et quel besoin de soulagement ? Vous souffrez et vous avez l'amour de Dieu. Vous avez tout.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Je n'ai pas tout.
LA MÈRE AGNÈS
Pourquoi vous tourmenter ? Dans notre religion, tout est tellement simple. Vous êtes heureuse ? Vous en rendez grâces. Vous êtes malheureuse ? Vous en rendez grâces. Vous n'avez qu'à vous laisser mener, attendre les moments de Dieu, adorer tout ce qu'Il vous envoie. Il y a soixante et onze ans que les tribulations m'entourent de leur fracas, sans que j'en aie éprouvé autre chose qu'un approfondissement du mystère divin, que je n'aurais pas éprouvé sans elles. Et je vais à la mort comme on va à la messe. Tout le temps n'est rien, ni ce qui s'y passe. Il n'y a de réel que l'éternité. (La Sœur Angélique va fermer les volets de la fenêtre. Le parloir s'assombrit) Vous avez raison de pousser les volets. Je vous ai dit souvent comme je priais mieux dans l'église de notre Maison des Champs que dans celle d'ici, qui est trop claire.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Aujourd'hui, le 26 d'août... Le milieu de l'année, et le milieu du jour. L'heure des démons du milieu du jour. Je ne sais ce qui est le pis : ou le milieu du jour, ou le réveil, avec la journée qu'il va falloir charger. Ce grand silence d'août. Il y a un silence et un abandon, en août, qui me figurent terriblement le silence et l'abandon de Dieu. Quand le fort et le chaud du jour seront passés, vers cinq heures, je serai mieux. Et puis, à cinq heures, on est tranquille jusqu'au lendemain matin : il ne se passe rien la nuit. La menace monte avec le soleil.
LA MÈRE AGNÈS
Vous êtes fatiguée, ma chère enfant. Je l'avais déjà remarqué, à ce que vous chantez moins fort à l'office. Vous ne mangez presque pas.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Les humiliations ne demandent point de force.
LA MÈRE AGNÈS
Vous vous réveillez chaque nuit après Matines, m'avez-vous dit. Cela vous fait trop peu de sommeil. Bien des choses, ici, ne sont pas en ordre dans les âmes, seulement parce qu'on ne dort pas assez.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Je remercie Dieu de me réveiller la nuit, ce qui me permet d'avoir une pensée de plus pour Lui. L'autre nuit, que j'étais bien abattue, j'ai été toute ravie en regardant les étoiles. Je contemplais le ciel au-dessus du dortoir, et je m'imaginais qu'il y était plus serein qu'en pas un endroit du monde.
LA MÈRE AGNÈS
Vous veillez devant Dieu, lors même que vous dormez par obéissance. Mais qu'est-ce qui vous réveille ainsi la nuit ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Je ne sais. Peut-être une peine que j'ai eue le jour précédent. Il paraît que les filles qui sont dans le monde dorment quand elles sont heureuses.
LA MÈRE AGNÈS
Qui vous a dit cela ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Une des nôtres, qui était venue tard. Je ne me souviens plus de qui.
LA MÈRE AGNÈS
Vos yeux sont marqués et meurtris. On croirait que tout ce que vous avez de peines s'est amassé dans vos yeux.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Nos directeurs apprendraient beaucoup, en se contentant de nous faire lever le voile. Vous ne les voyez pas, nos pauvres filles, avec leurs yeux creusés comme des tombes ?
LA MÈRE AGNÈS
Et ce petit bouton, à votre lèvre... C'est un bouton de fièvre ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
J'ai une fièvre assez forte tous les soirs.
LA MÈRE AGNÈS
Vous êtes malade ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Non point.
LA MÈRE AGNÈS
Une fièvre d'anxiété et de chagrin. Toutes nos sœurs, tour à tour, ont cette fièvre-là.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
À Port-Royal, on meurt beaucoup de cette fièvre d'anxiété et de chagrin. Ma Sœur Pascal en est morte, ma Sœur Gertrude en est morte, notre Mère du Fargis en a été aux portes de la mort... Je ne parle pas de celles qui meurent d'un mal plus défini : penser qu'il nous est mort sept professes en trois ans !
LA MÈRE AGNÈS
Nous donnons à Dieu ses fruits mûrs chaque année.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Il y a quelques jours où les météores s'approchent de la terre, et la frôlent, puis ils s'éloignent, et l'on respire à nouveau. Les météores, ou le char de feu quand il rasa la terre entre Élisée et Élie. Comme je l'attends, ce premier de septembre ! Encore cinq jours ! Alors, au bout de nos jardins, on recommencera de sentir l'odeur des champs. septembre se relâche. Mais août est tout dur et en feu. (Glissant les doigts sous le bandeau de sa coiffe) – Que ce bandeau me serre ! – J'attends que soit passé le char de feu, et je l'attends seule. Qui donc sait ce que c'est que l'angoisse, et a jamais fait quoi que ce soit pour la calmer chez son prochain ?
LA MÈRE AGNÈS
Ah ! ma Sœur, comme vous êtes humaine !
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Et ce n'est pas assez de trembler, il faut encore rassurer les autres. Au réfectoire, faire bonne figure, et manger ! Deux dures tâches. Humaine ? M. de Saint-Cyran ne laissa pas d'être humain, dans le premier moment qu'il se vit sous les verrous au donjon de Vincennes. Du moins avait-il ce volume de saint Augustin que mon père lui passa, l'ayant rencontré par chance tandis qu'on l'emmenait. C'est pourquoi je dis aujourd'hui à nos Messieurs, quand ils sortent, qu'ils aient toujours quelque livre saint avec eux. Que chacun se prépare à sa manière à ce qu'il fera quand il sera arrêté. Moi, je m'y prépare dans le commerce avec la prison de M. de Saint-Cyran.
LA MÈRE AGNÈS
Eh ! ne préparez donc pas tant ! Nous avons rédigé un avis de ce que notre communauté devra faire si nous sommes dispersées. Cela est noir sur blanc, et bien étudié, et dans tout le détail : n'y pensez donc plus. Un jour nous serons interrogées non par M. le Lieutenant civil, mais par Jésus-Christ : c'est à cela qu'il faut nous préparer. — Mais quoi ! puisque vous appréhendez si fort, voulez-vous que nous interrogions la Sainte Écriture ? Il est rare que nous n'en recevions pas un conseil adapté à la circonstance, voire une indication sur l'avenir (Elle ouvre au hasard la Bible qu'elle tient à la main, pose son doigt sur une page). Lisez le verset où mon doigt s'est posé : ma vue est si infirme que la plus courte lecture l'irrite. Dans quelques mois je serai aveugle, et cette petite peine me disposera à voir l'invisible avec des yeux heureux.
LA SŒUR ANGÉLIQUE, lisant
Saint Paul, Épître aux Philippiens : « Réjouissez-vous sans cesse en Notre-Seigneur ; je le dis encore une fois, réjouissez-vous. Ne vous inquiétez de rien ». Soit, réjouissons-nous donc. Mais nous avons toujours remarqué, dans toutes les disgrâces temporelles qui nous sont arrivées, qu'on avait dit auparavant qu'elles n'arriveraient pas.
LA MÈRE AGNÈS
Il y a trente ans que je vous vois manquer d'espérance. Et puis, vous venez de dire une parole qui sent la raillerie. Je vous supplie d'anéantir cet esprit-là en vous.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Je ne raille point. Mais les sorts tirés des Saints Livres doivent être entendus avec discrétion, tout autant que les songes, dont je confesse pourtant qu'un que j'ai fait l'autre nuit me tourmente.
LA MÈRE AGNÈS
Quel était-il ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Je tâchais d'atteindre Port-Royal des Champs, seule, à pied, de nuit, sans voir les chemins. j'y arrivais, j'entrais par une fenêtre du rez-de-chaussée, et je trouvais plusieurs de nos sœurs de Paris, notamment Sœur Sinclétique, très triste. Je me retournais vers une fenêtre, et je voyais l'air tout en feu, et une nuée à la fois noire et enflammée, comme on en voit dans ces affreux mois de l'été, quand il va faire un orage. La Sœur Sinclétique, regardant cela, dit, avec un grand soupir : « Ah ! quelle nuit nous aurons encore ! » Je ne savais ce qu'elle voulait dire, mais elle me fit peur. Et, étant sortie, parce que je voulais aller adorer le Saint Sacrement, il faisait de nouveau si nuit que je ne reconnaissais plus les chemins, et je me réveillai sans achever mon songe.
LA MÈRE AGNÈS
Rêvez-vous souvent de la sorte ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Oui, ces jours-ci. Non pas des cauchemars. Mais toujours des rêves où je suis mortifiée.
LA MÈRE AGNÈS
Dans notre règlement, souvenez-vous, il était défendu aux petites filles de raconter jamais les songes qu'elles auraient fait la nuit, quelque beaux ou saints qu'ils pussent être. C'était M. de Saint-Cyran qui avait fait mettre cela.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Dans sa prison, il écrivait, il était interrompu sans cesse par les gardes qui demeuraient avec lui, et il cachait la feuille qu'il écrivait dans un livre qu'il était censé lire, quand il entendait du bruit à la porte, comme font les écoliers qui veulent jouer leur maître. M. Vincent de Paul l'avertit de bien relire les procès-verbaux qu'il aurait dictés au commissaire, de peur qu'on n'en altérât le sens. Et M. Molé lui écrivit qu'il devait même tirer des lignes du haut en bas des pages des procès-verbaux, de crainte que la police n'ajoutât des mots, comme étant de lui, dans les marges. Cela dura cinq ans.
LA MÈRE AGNÈS
Tout ce qu'il avait dit et écrit prit de sa prison une force nouvelle. M. de Saint-Cyran remerciera Dieu dans toute l'éternité d'une telle prison, car il y a fait les affaires de Dieu comme un bon ministre, dans son cabinet, fait les affaires de son roi. Ne diminuons donc point sa gloire par une tristesse à courte vue. Ne mêlons pas les sentiments de la nature avec ceux de la foi. L'Église a plus maintenu ses vérités par ses souffrances, que par les vérités mêmes. Et pour les personnes elles aussi, la souffrance est féconde.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Il y a une souffrance qui n'est pas féconde, une souffrance morte, et qui entraîne dans sa mort tout ce qu'elle trouve en l'âme autour d'elle. Vous parlez des vérités de l'Église. Mais s'il y avait une souffrance qui allât jusqu'à vous obscurcir ces vérités ? Je connais de nos sœurs qu'un certain excès de peines met dans un état si étrange qu'il leur semble alors qu'elles ne croient plus en Dieu.
LA MÈRE AGNÈS
Est-il possible ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Cela vous paraît effrayant ?
LA MÈRE AGNÈS
Au delà de ce que j'en pourrais dire.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Pourtant M. de Saint-Cyran lui-même, dans sa prison... Lorsque ces sœurs me parlent, il m'arrive de me représenter une âme qui, dans le tremblement et l'abandonnement et l'angoisse de son corps, sentirait qu'elle se noie comme saint Pierre, ou plutôt réaliserait en vérité les mots du Psaume : « Leur âme s'est fondue en présence du péril », — une âme vraiment fondue par le péril et par la peur. Je l'imagine menée ainsi à la dérive jusqu'en vue de ces Portes des Ténèbres dont Dieu parla à Job...
LA MÈRE AGNÈS
Votre rêve continue. Vous répétez quasiment les mots de ma Sœur Sinclétique dans ce rêve : « Ah ! quelle nuit nous allons avoir ! »
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Les fantômes qui vont dans les ténèbres, les flèches qui volent le jour, et les démons de l'heure de midi, ces fantômes, ces flèches et ces démons que nous évoquons à Complies, je puis dire que moi aussi je suis repue de leurs menaces, et que je suis repue d'avoir peur. Je suis fatiguée d'avoir peur ; je suis fatiguée de leur haine. On parle de mon orgueil, mais j'aurais besoin plutôt, si souvent, qu'on me rappelât ce que je suis. C'est maintenant qu'il ne faut pas baisser les yeux qu'on a levés une fois sur les montagnes. Si on baissait les yeux, on s'effondrerait d'un coup.
LA MÈRE AGNÈS
Il ne faut jamais baisser les yeux, que devant Dieu.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
J'ai envisagé cent fois, depuis bien des années, la situation où sans doute je me trouverai tôt ou tard. Imaginez que je sois séquestrée, comme M. de Saint-Cyran, dans un couvent ou dans une prison, seule et sous clef en quelque galetas où la nuit soit la même que celle des morts, privée des sacrements, excommuniée peut-être, sans défense en pays ennemi comme si j'étais au milieu des Turcs, dans le dernier mépris de tous, sans rapports avec qui que ce soit, que ceux qui viendraient me persécuter pour que je me renie et que je nous renie, incapable de me faire entendre de quiconque si je sens que je vais périr – comme il m'arriva déjà ici, cette nuit que je me sentis mal et sortis pour aller chercher de la chandelle, et m'évanouis dans le noir sur le seuil de ma cellule, – exclue de tout secours et de toute nouvelle, dans l'ignorance où vous tous vous êtes, prévenue (vrai ou faux) que l'une ou l'autre a trahi, prévenue que vous avez signé, vous, ma Mère !
LA MÈRE AGNÈS
Je ne signerai jamais, mon enfant. Et je veux même faire un papier où j'écrirai que, si l'on m'a surprise dans un moment que je n'étais plus bien moi-même, – hélas ! trois attaques en deux ans... – ma signature ne vaudra point.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Ma Sœur Gabrielle rappelait tantôt le rêve qu'eut une de nos anciennes en 1661, de la Bête qui allait et venait du Louvre ici, en rugissant. Elle n'a pas rappelé la parole de notre Mère Angélique lorsqu'on lui raconta ce rêve : « Nous tuerons la Bête, mais la Bête nous tuera ». Nous sommes au fond d'un creux où tout se défait. Un siècle où, comme dit le proverbe, ce sont les chevaux qui vont en carrosse, et les hommes qui tirent le carrosse. Il ne faut donc pas s'étonner de voir, en ce siècle, qu'on accorde couramment les desseins les plus criminels avec le zèle du service de Dieu. Et cependant l'indifférence et la dureté de ces chrétiens qui nous oppriment restent pour moi quelque chose d'inconcevable. S'il arrivait que les deux plus grandes forces en ce monde, la puissance ecclésiastique venue du plus haut, et la puissance séculière venue du plus haut, se refermassent comme des tenailles et écrasassent notre pauvre Maison, si cette conspiration de tout l'Enfer, de tous les démons de l'heure de midi, les uns en tuniques de prêtres, les autres en manteaux de rois, parvenait à ruiner cette Maison où l'on n'a cherché qu'à retrouver la foi, le sérieux et la ferveur du premier christianisme, est-ce que le ciel et la terre ne devraient point se dresser pour crier que cela est affreux ? Mais non, pas une feuille ne bougera. Nous en avons des signes dès aujourd'hui : on nous plaint, mais on ne lèverait pas le petit doigt pour nous. Et vous, ma Mère, si ce crime se faisait, que diriez-vous de Dieu, et que lui diriez-vous ?
LA MÈRE AGNÈS
J'adorerais du fond de mon cœur cet ordre de sa Providence, et je la laisserais faire, car c'est notre volonté qui gâte tout. Et comme j'ai toujours sur moi la lettre du bienheureux François de Sales, écrite de sa main, où il nomme avec faveur chacun des membres de notre famille, je demanderais au Bienheureux son intercession...
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Ah ! ma Mère ! (A part) Que tout est loin de moi !
LA MÈRE AGNÈS
Eh bien ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Quand les paroles de l'Écriture, qui tant de fois vous ont donné tant de force, ne vous donneront plus rien ; quand, tenant cela dans ses doigts (elle tient le chapelet de sa ceinture), on n'aura plus envie de le porter à sa bouche ; quand il vous viendra des idées si effroyables que vous y apprendrez ce que c'est que le désespoir, et par où l'on y va, et quelle est la tentation qui peut naître de ce désespoir...
LA MÈRE AGNÈS
Et le courage, ma Sœur, à défaut de la grâce ? Êtes-vous une Arnauld ? On dit que les Arnauld n'estiment qu'eux-mêmes, et qu'ils s'admirent entre eux à l'excès. Il n'y a pas de quoi vous admirer beaucoup dans ce moment-ci.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Tandis que la police visitait la maison, il y a trois ans, notre Mère Angélique était à la mort dans l'infirmerie. Elle souffrait tant qu'on ne pouvait la remuer sans qu'elle criât. Elle répétait qu'elle voulait mourir. Et lorsque nous lui disions : « Quoi ! nous quitter dans l'affliction où nous sommes ! », elle répondait que Dieu nous aiderait, et que nous devions avoir pitié d'elle, et la laisser aller de bon cœur. Ainsi, à cette heure-là, elle avait plus pitié d'elle-même que de nous. Et pourtant elle était la grande Angélique, la réformatrice et la sainte de Port-Royal, et une Arnauld.
LA MÈRE AGNÈS
Vous avez trop pitié de vous-même, en une épreuve plus bénigne, et qui n'existe encore que dans votre esprit. Non, n'attendez pas de moi que j'excède en douceur. Cela crée des maux irréparables, beaucoup plus grands que ceux qui naissent de la trop grande sévérité. Je vous accuse de la part de Dieu de préférer la nature à la grâce, et, dans la nature, de ne trouver pas même le courage. Vous excluez le courage et vous excluez la grâce. Que vous reste-t-il ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Pardonnez-moi, ma Mère, mais me voici tout juste devant les Portes des Ténèbres, et je crois en effet qu'il ne me reste rien. Si j'avançais d'un pas de plus... Déjà le vent qui sort des Portes fait vaciller la flamme de ma lampe ; s'il arrivait qu'il aille l'éteindre ? Déjà je ne peux plus parler, ma langue colle à mon palais, et les prières que je voudrais faire ne seraient pas des prières mais des cris.
LA MÈRE AGNÈS
Je vais prier Dieu pour vous, ma Sœur, car je ne vous ai jamais vue dans un pareil besoin. Mais vous-même tâchez à prier un peu pour vous, car, les saints et les anges prieraient-ils pour vous, si vous ne le faisiez pas vous-même, les prières des autres ne serviraient qu'à votre condamnation.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Prier ? Prier Dieu ? Mais si Dieu... ? Je me perds quand j'y pense.
LA MÈRE AGNÈS
Quoi ?
Allez à Dieu sur-le-champ, quand ce ne serait que de corps. Jetez-vous aux pieds du Crucifié, et lui dites les paroles que lui-même vous inspire dans le Psaume : « Seigneur, rompez mes chaînes », car vous êtes dans des chaînes qui font un rien de celles de votre prison. Et si vous ne pouvez le dire que par des cris, dites-le par des cris, et par des gémissements. Faites cela trois fois, vous relevant trois fois, en l'honneur de la Sainte Trinité. Et Dieu peut-être vous regardera.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Est-ce une obéissance ?
LA MÈRE AGNÈS
C'en est une.

On entend sonner la cloche du tour. La Sœur Angélique se dresse, frémissante, puis ne bouge plus.
On entend des bruits divers dans la cour, bruit de voix, ensuite le roulement d'un carrosse avec des sabots et des grelots de chevaux. La Sœur Angélique dit, dans un souffle : « Le char de feu... »
La Mère Agnès, qui est proche de la fenêtre, se lève, regarde, et pousse un cri : « M. l'Archevêque ! »
LA SŒUR ANGÉLIQUE, d'une voix blanche
Ma Mère, vous voyez l'horloge, dans la cour. Quelle heure marque-t-elle ?
LA MÈRE AGNÈS
Midi.
Deux jeunes sœurs pénètrent vivement dans le parloir.
PREMIÈRE SŒUR
Ma Mère, M. l'Archevêque ! Juste le neuvième jour de notre neuvaine. Guéri, sur pied !
DEUXIÈME SŒUR
C'est un miracle comme celui de la Sainte Épine !
PREMIÈRE SŒUR, ouvrant à demi le volet,
le soleil entre dans la pièce, qu'il n'éclaire qu'en partie, et regardant par la fenêtre.
Il entre dans la chapelle.
DEUXIÈME SŒUR
Il a bien du monde avec lui. M. le Grand Vicaire, M. l'Official, ses aumôniers.
LA MÈRE AGNÈS
Faites quérir notre Révérende Mère et notre Mère Prieure. (Les deux sœurs sortent. À la Sœur Angélique) S'il s'agissait d'une visite régulière, il l'aurait annoncée. Je ne puis comprendre... A-t-il su nos prières ? Dieu l'a-t-il touché ? Ne viendrait-il pas... Il y a des nuages qui se dissipent d'un coup. Il y a des crises qui se dénouent on ne sait pourquoi, comme elles ont commencé on ne sait pourquoi. Dans une demi-heure nous serons peut-être innocentes. Nous le sommes peut-être déjà.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Quoi donc ! Est-ce qu'on va nous retirer la persécution ?
LA MÈRE AGNÈS
En auriez-vous du dépit ? Mais, s'il y a de l'honneur à souffrir, il y a autant d'honneur à accepter de ne souffrir pas.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Allez, on souffre toujours. Que le mal vienne ou non, l'angoisse est venue, et le sillon qu'elle a creusé ne se comble jamais.

L'Abbesse et la Prieure entrent.
Les douze coups de midi sonnent à l'horloge.
L'ABBESSE
Au nom de Dieu, ma Mère, que pensez-vous de ceci ? Que nous veut Monseigneur ?
LA MÈRE AGNÈS
Je ne sais. Mais vous êtes Abbesse, allez vite l'accueillir. On n'a que trop tardé.

L'Abbesse et la Prieure se dirigent rapidement vers la porte de la chapelle. La Mère Agnès reste un peu en arrière. La Sœur Angélique rentre dans la clôture. Mais, de l'intérieur de la chapelle, des laquais de l'Archevêque ouvrent la porte, par où pénètrent l'Archevêque, le Grand Vicaire, l'Official et les deux aumôniers. Les cinq ecclésiastiques s'arrêtent sur le seuil de la pièce ; ils sont pris dans le rayon de soleil venant de la fenêtre comme dans le feu d'un projecteur. Avec leurs ors, leurs rouges, leurs noirs, ils semblent une assemblée de magnifiques et un peu monstrueux insectes.
Les trois religieuses se mettent à genoux, et le prélat leur donne sa bénédiction.
Durant une partie de la scène qui suit, on verra les laquais de l'Archevêque collés contre la porte ouverte de la chapelle, pour écouter. Quand l'Archevêque tourne son regard de ce côté, ils s'effacent, pour revenir quand il regarde ailleurs.
L'ABBESSE
Monseigneur, nous bénissons Dieu pour votre guérison imprévue. Vous voici debout, le neuvième jour précisément de la neuvaine que nous faisions pour vous !
L'ARCHEVÊQUE
Je vous remercie, ma Mère ; je suis sûr que vos prières ont aidé à cette guérison. C'était une fièvre double tierce, dont j'ai eu cinq ou six accès. Mon premier le mercredi, qui me venait de la Messe de Mgr le Nonce, dont j'ai eu grande fatigue. Mon second le jeudi, qui me venait de l'office du Saint-Esprit, dont j'ai eu aussi de la fatigue. Et les autres le vendredi et le samedi, qui me venaient de je ne sais quoi. Les premiers accès ont été violents ; les derniers assez peu considérables. On m'a tiré jusqu'à six palettes de sang, ce qui est rare. Mais hier soir la fièvre est tombée, et je puis dire que, nonobstant une difficulté sensible à m'endormir pensez donc ! j'ai dû prendre jusqu'à cinq petites graines... j'ai passé une nuit bienfaisante.
LA MÈRE AGNÈS
Voilà une réclusion, Monseigneur, qui vous aura du moins procuré quelque repos.
L'ARCHEVÊQUE
Oui, mais pendant ce temps les affaires s'accumulent. Et les affaires de Port-Royal !... J'en ai dans mon cabinet un dossier haut comme cela. Vous êtes par excellence un lieu de silence et de retraite ce jardin, ce parc plutôt, me rappelle le jardin de ma grand-mère, cela fait un si long temps... que disais-je ? vous êtes par excellence un lieu de silence et de retraite, mais on n'entend parler que de vous ! Il y a quatre mois que je suis à l'Archevêché, et en ces quatre mois, grâce à Port-Royal, je puis dire que j'ai vieilli de vingt-cinq ans.
L'ABBESSE
Il me semble qu'il ne tiendrait qu'à vous, Monseigneur...
L'OFFICIAL
Il ne tiendrait qu'à Monseigneur !... Eh bien !
LA MÈRE AGNÈS
Nous souhaitons, Monseigneur, que votre visite soit bonne et non mauvaise.
L'ARCHEVÊQUE
Elle sera bonne. Cette visite réussira à la gloire de Dieu, et à celle de votre Maison. J'aime votre Maison. Je puis vous jurer sur cette croix (il soulève sa croix pectorale) que je ne vous veux que du bien.
LA MÈRE AGNÈS
Je témoigne de la joie de nos sœurs en vous voyant venir, autant que de leur ferveur quand elles priaient pour vous.
L'ARCHEVÊQUE
Je suis leur très humble et obéissant serviteur. Oui, je vous supplie de trouver bon que je vous demande quelques instants de... à d'autres je dirais : de votre loisir ; à vous je dis : de vos saintes occupations. Je passerais des jours entiers à vous entretenir, et ils ne me dureraient qu'une heure, voyant que vous voulez bien m'écouter.
Seulement, ce n'est pas tout que d'écouter. Il faut aussi se laisser convaincre, et il faut aussi obéir. (Un temps) M. Bail et M. Chamillard, il y a dix jours, vous ont trouvées dans un arrêt d'esprit intraitable. Rien n'est-il changé depuis ?
L'ABBESSE
Non, Monseigneur, rien.
L'ARCHEVÊQUE
Je m'en vais cependant vous demander à toutes en particulier votre résolution, et après cela je consulterai ce que Dieu et mon jugement me suggéreront de faire.
L'ABBESSE
Cette consultation est superflue. Je connais les dispositions de nos filles, et puis répondre de toutes.
L'ARCHEVÊQUE
Est-ce là votre dernier mot ?
L'ABBESSE
C'est notre dernier mot.
L'ARCHEVÊQUE, vers la Mère Agnès
Ma Mère ?
LA MÈRE AGNÈS
Nous pensons que si vous vouliez...
L'ARCHEVÊQUE, durement
Obéissez. Toutes choses viendront ensuite. Mais obéissez d'abord. (Câlinement) Ma bonne Mère, faites-le pour l'amour de moi !
LA MÈRE AGNÈS
Cependant, si...
L'ARCHEVÊQUE, durement
Ne disputez pas. Obéissez. Vous disputerez ensuite.
L'ABBESSE
Nous refusons de signer.
L'ARCHEVÊQUE
Le Pape condamne cinq propositions hérétiques dans le livre de Jansénius. Moi qui suis votre Supérieur légitime, je vous affirme qu'elles y sont. Cependant vous n'en croyez rien. Vous préférez les lumières de vos Messieurs, et vous y brûler comme les papillons aux chandelles. Ceux que vous croyez, ce sont eux, qui vous disent que les propositions ne sont pas dans Jansénius ; que le Pape l'a condamné sans savoir ce qu'il faisait ; qu'il s'est laissé mener par le nez ; qu'il a été acheté par les jésuites ; que cela leur a coûté bien cher. Voilà les sornettes qu'ils vous débitent, et vous croyez ces gens-là, qui n'ont ni caractère ni pouvoir dans l'Église, ni autorité sur vous ; vous optez pour leur jugement contre celui du Pape et de toute l'Église. Et pourquoi ? Il n'y a pas de raison, sinon qu'il faut jouer aux martyrs : oh ! que cela est beau, d'être un peu opprimé ! Et moi je vous dis que tout cela est pitoyable, et que vous êtes de pauvres filles, à l'esprit faux, vain, et buté. (Un temps) Vous ne répondez rien ?
L'ABBESSE
Nous ne pouvons signer, Monseigneur, contre notre conscience.
L'ARCHEVÊQUE
« Je vous respecte, Monseigneur, je vous respecte en tout ce qui m'est possible, mais, Monseigneur, jusqu'à ma conscience, jusqu'à ma conscience, passé cela je vous baise les mains, Monseigneur, ma disposition m'est plus précieuse que vous ». Voilà le langage qu'on me tient, depuis quatre mois. Eh bien ! le mal étant sans remède, maintenant je vous prie et vous ordonne de faire assembler sur-le-champ la communauté.

La Prieure sort.
LE GRAND VICAIRE
Monseigneur, voulez-vous que l'on cherche votre fauteuil ?
L'ARCHEVÊQUE
Je ne m'assiérai point. Je n'ai point besoin de fauteuil.
L'ABBESSE
Ainsi, Monseigneur, nous sommes hérétiques ?
L'ARCHEVÊQUE
Je ne dis pas que vous êtes hérétiques, et même, s'il n'en fallait juger que par ce que nous avons vu à Port-Royal, je dirais que cela n'est pas. Mais, par toute la France, tout le monde le croit et le dit. Et vous connaissez le proverbe, qu'il n'y a pas de fumée sans feu.
L'ABBESSE
Hélas, Monseigneur, le proverbe est des plus faux. Il y a de la fumée sans feu ; il suffit que quelques méchants le veuillent. Quand les scribes, les prêtres, les Pharisiens et le peuple entier disaient à Notre-Seigneur qu'il était un Samaritain, c'est-à-dire un hérétique, les fallait-il croire, encore que tout le monde le dît, et que ce fût la voix publique ?
L'ARCHEVÊQUE
Et qu'y a-t-il de comparable entre Notre-Seigneur et vous ? Voilà-t-il pas un orgueil exorbitant ?
L'OFFICIAL
Entre personnes privées, pour condamner il faut des preuves. Mais un roi condamne sur de simples soupçons. Quand Notre-Seigneur viendra juger le monde, il ne jugera pas sur ce qu'il verra, mais sur ce que lui dira son Père. Sic audio, sic judico : « C'est sur ce que j'entends, que je juge ».

La communauté s'est peu à peu rassemblée dans le parloir.
L'ARCHEVÊQUE
Mes Sœurs, puisque tout ce que j'ai fait à ce jour a été inutile, je change de langage avec vous. Je vous commande, sous peine de désobéissance, de souscrire à mon Ordonnance et au Formulaire qui est au bas.
LA SŒUR ANGÉLIQUE DE SAINT-JEAN
Nous ne le pouvons point.
L'ARCHEVÊQUE
Votre Mère m'a dit que votre accord était entier là-dessus, et que des consultations particulières étaient superflues. Approuvez-vous votre Mère ?
VOIX
Oui ! Oui !
L'ARCHEVÊQUE
Vous ne souscrivez donc point à l'Ordonnance ni au Formulaire ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE DE SAINT-JEAN
Non, Monseigneur, avec la grâce de Dieu.
LE GRAND VICAIRE
Voilà la grâce de Dieu bien appliquée !
L'ARCHEVÊQUE
Alors... (Il fait signe à l'un de ses aumôniers, et lui dit quelque chose à voix basse. L’aumônier sort). Si jamais homme a eu sujet d'avoir le cœur outré de douleur, je puis dire que c'est moi, vous trouvant toutes dans l'opiniâtreté et la révolte, préférant par orgueil vos sentiments à ceux de vos supérieurs, et ne voulant point vous rendre à leurs avertissements et à leurs remontrances. C'est pourquoi je vous déclare aujourd'hui rebelles et désobéissantes à l'Église et à votre Archevêque, et comme telles (un temps…) incapables de la participation aux sacrements. Je vous défends de vous en approcher comme en étant indignes, et ayant mérité d'être punies et séparées de toutes les choses saintes. Point de directeurs, point de confesseurs, point d'Eucharistie, point de Viatique, point d'Extrême-Onction, point de sépulture en terre sainte. J'ajoute à mon arrêt défense de voir qui que ce soit du dehors, jusqu'à nouvel ordre.
UNE SŒUR
Nous, les filles du Saint-Sacrement, privées des sacrements !
UNE SŒUR
Tout ce que nous faisons et tout ce que nous sommes n'est donc compté jamais pour rien !
UNE SŒUR
Aujourd'hui est le jour de l'homme. Demain viendra le jour de Dieu.
L'ARCHEVÊQUE, à la Mère Agnès
J'ai regret de vous faire souffrir, ma Mère.
LA MÈRE AGNÈS
En vérité, je ne souffre plus guère, Monseigneur. Mais, s'il m'arrivait de souffrir, je crois que je ne discernerais pas les personnes qui sont l'instrument de cette souffrance.
L'OFFICIAL, bas
Une sérénité de fatigue ne messied pas à notre bonne Mère.
LA PRIEURE, qui a regardé par la fenêtre
Quoi ! que Dieu nous juge dignes de ceci ! Des archers dans la cour, une compagnie d'archers en ordre de combat, avec le mousquet et l'arbalète. Comme les légionnaires autour du Christ dans le prétoire. Ah ! c'est trop de gloire pour nous ! Nous ne communierons plus ? Mais saint Bernard assure que c'est communier au corps et au sang de Jésus-Christ, que de participer à ses souffrances. (Désignant les archers) Notre communion, la voici.
L'ARCHEVÊQUE
Vous avouez que vous faites fi de la participation aux sacrements. Cela aussi sera noté.
L'ABBESSE
L'auteur des sacrements nous importe plus que les sacrements.
UNE SŒUR
Mais d'où sortent ces hommes ?
UNE SŒUR
Ils étaient défilés sans doute dans les rues traversières du faubourg, avec les carrosses de la police, qui arrivent.

Entrent le Lieutenant Civil (à peu près notre Préfet de Police), le Chevalier du Guet, le Prévôt de Ville, quatre commissaires, vingt exempts de police et quelques officiers et sous-officiers de la compagnie d'archers. Joints aux ecclésiastiques, cela fait un groupe bariolé qui ressemble de plus en plus à une assemblée d'insectes coruscants et effrayants – d'énormes insectes de la forêt vierge – qui hypnotise une troupe d'oiseaux apeurés. Puissance sacerdotale et puissance civile, tenant en main tous les instruments de leurs œuvres, l'Archevêque sa liste noire, un commissaire l'écritoire pour les procès-verbaux, les exempts leurs bâtons, le Chevalier du Guet son épée, on peut – si l'on se place un instant au point de vue des religieuses – voir en eux ces « démons du milieu du jour » qu'évoque dans une lettre la Sœur Élisabeth Agnès (« tous ces carrosses et toute cette épouvantable suite »), ou qu'évoquait tantôt dans la pièce la Sœur Angélique, et qu'elle a évoqués véritablement dans sa Relation de Captivité, lorsqu'elle y parle de « ce miracle que Dieu a fait de soutenir par une puissance invisible contre une conspiration de tout l'Enfer, une pauvre communauté destituée de toute assistance, sans appui et sans conduite ».
Il y a un long silence, pendant lequel l'Archevêque compulse des papiers qui lui ont été passés par le Grand Vicaire. Il finit par en signer un. Il en donne d'autres au Lieutenant Civil.
L'ARCHEVÊQUE
J'attendais que ces messieurs fussent venus pour vous dire encore quelque chose. Il y en a douze d'entre vous les plus rebelles que je vais ôter sur l'heure de ce monastère. Elles seront confinées chacune dans un couvent différent. Voici leurs noms (il lit sa liste) : la Mère Madeleine de Sainte-Agnès, Abbesse ; la Mère Catherine-Agnès de Saint-Paul, coadjutrice ; la Mère Marie-Dorothée de l'Incarnation, Prieure ; la Sœur Angélique Thérèse ; la Sœur Marguerite-Gertrude ; la Sœur Marie-Charlotte de Sainte-Claire ; la Sœur Françoise-Louise de Sainte-Claire ; la Sœur Angélique de Saint-Jean ; la Sœur Agnès de la Mère de Dieu ; la Sœur Madeleine de Sainte-Candide ; la Sœur Anne de Sainte-Eugénie ; la Sœur Hélène de Sainte-Agnès.

Mouvements divers. Des sœurs joignent les mains ; d'autres baisent la croix de leur chapelet ; d'autres se voilent le visage ; d'autres, en larmes, tirent de leur poche un mouchoir. En tirant le sien, la Sœur Flavie fait tomber de sa poche un papier plié, que la Sœur Angélique de Saint-Jean ramasse. On distingue dans le fond assez rapidement une sœur qui s'évanouit et est emportée.
UNE SŒUR
Dieu des chrétiens, pardonnez à votre Eglise !

À ce moment l'on peut faire « un noir » (une demi-obscurité) momentané, ou même, si on le juge tout à fait indispensable, un entr'acte.
L'ABBESSE
Monseigneur, nous nous croyons obligées en conscience d'appeler de cette violence et de protester de nullité de tout ce qu'on nous fait et qu'on nous pourra faire.
L'ARCHEVÊQUE
Appelez, protestez, je me moque de tout cela. Je connais mon métier, il me semble. Et n'est-ce pas indécent ? Toujours, dans ce monastère, un jargon de procédure !

Des laquais apportent le fauteuil de l'Archevêque.

PREMIER AUMÔNIER
Monseigneur, votre fauteuil...
L'ARCHEVÊQUE
Et n'ai-je pas dit déjà que je n'avais que faire d'un fauteuil ? Ne voyez-vous point que je suis hors de moi ?
LA PRIEURE
Si nous répondons, on nous accuse d'être chicanières. Si nous nous taisons, on nous accuse d'orgueil.
L'ABBESSE
On nous force à la procédure, en nous faisant sans cesse injustice, et ensuite on nous reproche de savoir des termes de procédure.
L'ARCHEVÊQUE
Toujours à vous plaindre ! Toujours l'aigreur et l'air blessé !
L'ABBESSE
On nous accable, et ensuite on nous reproche d'être aigries et blessées.

Il s'est fait un murmure particulier parmi les sœurs. Une parole est transmise à voix basse de bouche en bouche, et arrive ainsi jusqu'à l'Archevêque.
L'ARCHEVÊQUE
Quoi donc ? J'ai nommé dans ma liste la Sœur Françoise-Louise de Sainte-Claire. Il n'y en a pas une parmi vous qui se nomme de la sorte ?
VOIX DIVERSES
Non, Monseigneur. Non ! Non ! Mais nous avons la Sœur Françoise-Claire...
L'ABBESSE
Oh bien ! c'est elle sans doute. Qu'elle vienne ici.
L'ABBESSE
Ma Sœur Françoise-Claire est cellérière et ne peut partir sur l'heure, sans avoir mis en ordre les affaires et les comptes. Elle est en outre, je crois, toute dévouée à Monseigneur, et n'est sûrement pas de celles qu'il doit vouloir mettre dehors.
L'ARCHEVÊQUE, à la Sœur Françoise-Claire
Je vous reconnais, ma fille. Je sais que vous êtes une fille raisonnable ; je rends bon témoignage de vous.
Oui, oui, regardez cela : cela est doux comme un agneau. Non, ce n'est pas d'elle qu'il s'agit. Et d'où diable peut venir cette erreur ? Mais j'ai tout préparé pour douze filles. Il me faut mes douze ! Quand j’ai dit une chose, il faut qu'elle soit. Je n'en aurai pas le démenti. Je vais en mettre une à la place...
Silence gêné.
LA PRIEURE
Monseigneur, peut-être ma Sœur Anne-Cécile, qui sert notre Mère, et qui lui serait bien utile...
L'ARCHEVÊQUE
Bon, qu'on fasse sortir la Sœur Anne-Cécile, et en voilà assez là-dessus. (Aux officiers de police) à présent, Messieurs, vous savez ce que vous avez à faire.
LE CHEVALIER DU GUET
J'ai l'ordre de rompre les portes en cas qu'on refuse d'obéir.
L'ARCHEVÊQUE
Refoulez ces filles dans la clôture. Elles vont partir sur l'heure. Qu'elles aillent chercher le principal de leurs hardes ; le reste leur sera porté demain.
UNE SŒUR
Dieu est contre nous !
L'ABBESSE
Qui a dit : « Dieu est contre nous » ?
LE LIEUTENANT CIVIL
Et soyez contentes que nous nous en tenions là, et ne cherchions pas à mettre la main sur les secrets.
L'ABBESSE
Qui a dit : « Dieu est contre nous » ?
PREMIER AUMÔNIER, à l'autre
Venez. Je ne veux pas voir cela.
SECOND AUMÔNIER
Non, demeurons. Notre présence peut modérer les choses.
PREMIER AUMÔNIER
Je confesse que le spectacle de tant de fermeté...
L'ARCHEVÊQUE, qui l'a entendu
Il ferait beau voir que n'importe quelle sottise devînt bonne et sublime, simplement parce qu'on s'y tient ferme. Est-ce que l'ânesse de Balaam avait de l'esprit, qu'on avait beau rouer de coups, il n'y avait pas moyen de la démarrer ?
L'ABBESSE
Faites retirer ces hommes, Monseigneur. Nous protestons et nous en appelons. Mais nous obéirons sans qu'il soit besoin de recourir à la violence.
LA PRIEURE
Nous sommes dans votre main, et le seul mouvement qui nous soit possible est d'espérer que vous n'en abuserez pas.
LA MÈRE AGNÈS
Non, ma Sœur, nous sommes entre les mains de Dieu. Et il y a du plaisir même dans la crainte, à s'y voir dépendant de sa miséricorde.
LA SŒUR FLAVIE
Pauvre Sœur de Sainte-Flavie, ah ! tu es bien à plaindre. Hélas, que j'ai de douleur ! Je ne sais où j'en suis.
LE PRÉVÔT DE L'ÎLE, à une des Sœurs, qui pleure
Eh quoi, ma Sœur, ne voulez-vous pas être affligée ? Tous les grands saints l'ont été.
LE LIEUTENANT CIVIL, à la Prieure
Vous avez sûrement beaucoup plus d'esprit que pas un de nous autres, ma Sœur, mais le Roi ne veut point de Frondeuses. Le temps de la Fronde est fini !
LA PRIEURE
Et qu'avons-nous de commun avec la Fronde ? On nous marque d'un mot, attentivement choisi : juste celui qu'il faut pour nous perdre.
L'ABBESSE
Nous écrivons blanc, et on affirme avec indignation que nous avons écrit noir. On dit qu'au monastère nous ne voulons pas d'images : nos cellules en sont pleines. Que nous ne communions pas assez souvent : nous communions au moins deux fois la semaine. Que nous n'avons pas de chapelets : et voici (elle montre le chapelet de sa ceinture). Il suffit de voir, mais on ne veut pas voir ; ce qu'on veut, c'est voir le contraire de ce qui est. À peine une calomnie détruite, on en invente une autre.

Les exempts refoulent doucement les religieuses vers la clôture. La Sœur Françoise reste en prières dans l'oratoire, agenouillée le dos au public, sans qu'on fasse attention à elle.
LA PRIEURE
Monsieur le Lieutenant Civil, en 1661, vous avez fait chez nous jusqu'à sept expéditions en quatre mois. Il vous arriva de faire secouer les matelas pour voir s'il n'y avait personne caché dedans. Cette fois, vous voudrez bien prendre garde au matelas sur lequel une de nos sœurs agonise. Car il y a toujours une de nous, ici, qui est en train de mourir, pendant que la police est en bas.
LE LIEUTENANT CIVIL
Ma Mère, si j'ai fait secouer des matelas, c'est que mon office était de le faire. Et je ferai, cette fois aussi, tout ce que je jugerai bon de faire. Et vous m'y forcerez d'autant si vous le prenez sur ce ton avec moi.
L'ABBESSE
Quand notre sœur sera morte, nous placerons entre ses mains une requête à Notre-Seigneur, pour en appeler à Lui de votre violence, et nous l'enterrerons avec cela.
L'ARCHEVÊQUE
Toujours des requêtes ! Toujours des paperasses ! C'est le monastère de l'écritoire. Ah, si vous et vos Messieurs vous pouviez être six mois sans écrire ! Cela donnerait la paix.
LE PREMIER AUMÔNIER, bas, à l'Abbesse
Tenez bon, ma Mère. Il y en a ici qui vous admirent.
L'ABBESSE
L'énergie, je la trouve dans mon corps. Le courage, je le trouve dans la prière. Ni mon corps ni Dieu ne sont moi. Ne m'admirez donc point.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Quelque traitement que nous devions souffrir par la puissance séculière, ce nous sera une consolation, Monseigneur, si notre sang ne retombe pas sur vous.
L'ARCHEVÊQUE
Comment ? Que dites-vous ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Je dis que nous serons consolées de tout ceci, pourvu que notre sang ne retombe pas sur vous. Je n'en dirai pas plus, Monseigneur. Restons dans le silence de Jésus-Christ durant sa Passion. Nous nous sommes assez justifiées sur la terre.

Elle restera silencieuse, mais on verra des larmes, presque intarissablement, couler sur son visage, sans que son visage change.
LE GRAND VICAIRE
Il y a aussi un mauvais silence, ma Sœur.
UNE SŒUR, vieille, à un des exempts, qui la refoule
Monsieur l'Exempt, c'est donc toujours vous qui nous arrêtez !
L'EXEMPT
Mais non, ma Sœur ; il y en a d'autres.
LA SŒUR
C'est bien la troisième fois qu'on vous voit ici.
L'EXEMPT
Mais non, ma Sœur ; c'est la cinquième.
LA SŒUR
Et le gros qui était toujours avec vous, avec la verrue sur le nez ? C'était votre frère, je crois.
L'EXEMPT
Mais non, ma Sœur ; c'était mon cousin. Maintenant, il est à la Prévôté du Quai Saint-Michel.
LA SŒUR
Ah ! c'est cela.
L'EXEMPT
Allons, ma Sœur, à la prochaine.
LA SŒUR
Eh oui, Monsieur l'Exempt, à la prochaine.
L'ARCHEVÊQUE
Douze filles de la Visitation Sainte-Marie remplaceront celles de vous qui partent : elles vont arriver tout à l'heure. Parmi elles sera la Mère Eugénie, personne de grande vertu, qui vous gouvernera comme notre commissaire.
L'ABBESSE
Nous la récusons.
LA PRIEURE
Elles détruiront en six mois ce qu'on a mis soixante ans à édifier. Vous ne savez pas comme c'est facile, de détruire.
UNE SŒUR
Vous nous enlevez ce que nous avons tout quitté pour obtenir.
LA MÈRE AGNÈS
On peut nous ôter les branches qui dépendent des hommes, mais on ne peut nous ôter la racine qui ne dépend que de Dieu.
L'ARCHEVÊQUE, à la Sœur Agnès de Sainte‑Thècle
Ma Sœur, parmi ces tristesses, je vais vous apprendre une nouvelle dont sans doute vous serez bien aise. Ce jour d'hui 1, même ce matin, Sa Majesté a signé en faveur de votre neveu M. Racine le bon d'une gratification de six cents livres, pour sa tragédie La Thébaïde ou Les Frères ennemis. C'est le premier don que M. votre neveu reçoive du Roi pour une tragédie. Espérons qu'il en annonce d'autres.
LA SŒUR AGNÈS DE SAINTE-THÈCLE
Oh ! Monseigneur, qu'on ne me parle pas de Jean Racine. En voilà un dont je ne suis pas fière !
L'ARCHEVÊQUE, au Lieutenant Civil
Il y a du bruit dans la rue. Qu'est cela ? Est-ce qu'on se rassemble ?
LE LIEUTENANT CIVIL
Il y a cinq mille personnes autour du monastère. Tout le faubourg, et bien d'au delà.
L'ARCHEVÊQUE
Pour elles ? Ou pour nous ?
LE LIEUTENANT CIVIL
On paraît surtout indifférent. Mais c'est à la merci d'un faux pas.
L'ARCHEVÊQUE, au Chevalier du Guet
Elles ont peut-être des gens armés dans leurs jardins. Disposez une partie de vos hommes dans les jardins.
LE CHEVALIER DU GUET
Monseigneur, quand vous me prierez à l'avenir pour une semblable exécution, veuillez qu'on me dise à l'avance pour quoi l'on m'envoie. Car ce que vous me demandez ne me plaît point.
L'ARCHEVÊQUE
Ne vous inquiétez pas : je sais ce que je fais. S'il y a péché, il est pour moi.
LE LIEUTENANT CIVIL
Voyez, mes Sœurs, comme, par votre obstination, vous nous faites tous souffrir !
L'OFFICIAL
Et voyez combien de pensionnaires on a dû vous ôter, à cause de cette obstination ; combien on aurait pu vous en donner, qui auraient peut-être été religieuses. Si toutes ces âmes se damnent, c'est vous qui en répondrez devant Dieu.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Ah ! cela est atroce !

Sur ces deux dernières répliques, la Sœur Françoise a quitté l'oratoire et s'est avancée vers le devant de la scène.
L'ARCHEVÊQUE
Pourquoi n'êtes-vous pas sortie, vous ? Etes-vous de celles qui partent ?
LA SŒUR FRANÇOISE
Je n'en suis pas digne, Monseigneur.
L'ARCHEVÊQUE
Toujours des insolences chez ces filles ! Elles sont pures comme des anges, et orgueilleuses comme des démons.
LE GRAND VICAIRE
Oui, le démon qui a dit : « Je n'obéirai pas ! » Mais cela est connu : on est d'autant plus solide sur les mœurs qu'on est plus suspect sur la doctrine.
LA SŒUR FRANÇOISE
La religion a ses Mystères. Le mal lui aussi a les siens. L'un d'eux est le Mystère de l'injustice.
L'ARCHEVÊQUE
Qu'est cela ? De la théologie ? Et qu'êtes-vous ? Une philosophe ? Une dogmatiseuse ? à Port-Royal, il arrive toujours un temps où l'on a devant soi une personne de cette espèce. Combien y a-t-il de temps que vous êtes ici ?
LA SŒUR FRANÇOISE
Cinq ans. Trois de profession, deux de noviciat. Mais la première année ne compte pas. Je l'ai passée en enfant, et on ne pensait à moi que pour me renvoyer.
L'ARCHEVÊQUE
Il me semble à présent que je vous reconnais. M. votre Père est bien M. le Président Clouart ?
LA SŒUR FRANÇOISE
Oui, Monseigneur.
L'ARCHEVÊQUE
Vous êtes une jolie fille, une fort jolie fille. Mais vous êtes une raisonneuse : cela est dans le sang. Qu'est-ce que ce Mystère de l'injustice ? Où avez-vous trouvé cela ?
LA SŒUR FRANÇOISE, désignant les ecclésiastiques et les officiers de police
Là.
On nous fait des interrogatoires que l'on conclut en nous disant que nous sommes des filles parfaites. Puis on nous condamne. Ensuite on cherche à nous rendre coupables pour justifier notre condamnation. À quoi bon les interrogatoires, si le procès est jugé par avance ? Si nous sommes de ceux dont l'Écriture dit que « déjà ils sont condamnés » ? Nous sommes condamnées de tous côtés.
LE LIEUTENANT CIVIL
Ne dites pas que la justice du Roi est jugée par avance, ma Sœur. Voilà des paroles qui ne vous feraient pas de bien dans un procès-verbal.
L'ARCHEVÊQUE
Écoutez-moi. Il y a le Pape, ou plutôt deux Papes, car deux Papes ont parlé ; puis il y a le Roi, puis les Évêques, puis les Facultés, les docteurs, les communautés ; et tout le monde est d'accord sauf une poignée de filles, dont quelques-unes, comme vous, sont de petites filles, et qui veulent faire la loi aux savants et aux autorités. C'est là une révolte qui est intolérable. Dans tous les ordres, où irions-nous, si chacun se mettait à penser personnellement ? Il y a un credo, il y a un canon, il y a les supérieurs et les inférieurs. Et pourquoi Dieu aurait-il mis des hommes sur nos têtes, si ce n'est afin qu'on leur obéisse ? Nous vivons, Dieu merci, dans un royaume où le subalterne reste toujours en sa place. Pour autant que j'y ai part, il ne sera pas dit que cet ordre naturel soit renversé. Je ne l'admettrai jamais.
Et penser que l'on vous demandait si peu ! On vous demandait d'être comme les autres, vous entendez ? simplement comme les autres !
LA SŒUR FRANÇOISE
Nous sommes différentes et c'est, en effet, le seul grief qu'on ait contre nous. Nous sommes différentes, mais le christianisme est différent, Monseigneur. À mon tour, je vous dirai, Monseigneur : écoutez-moi, écoutez ceci. Dans un village, il y avait un ecclésiastique qui passait son temps à lire son bréviaire. Alors, dans le village, on commença de l'appeler : janséniste. Dans un couvent, il y avait de petites pensionnaires qui allaient toujours les yeux baissés : alors on se mit à les traiter de jansénistes. En tout endroit où le christianisme est pris au sérieux un peu plus qu'ailleurs, on appelle jansénistes ceux qui le prennent ainsi, et on les traite en maudits et en pestiférés. C'est l'amour que nous portons à Dieu qui nous attire la haine du monde. Le monde nous hait comme il a haï Jésus-Christ.
L'ARCHEVÊQUE
Mais oui, vous êtes des saintes !
La sainteté ! La sainteté ! Vous, vous vivez avec les yeux levés ou baissés. Moi, je suis obligé de regarder à hauteur d'homme. Je dois manier les hommes. Je dois me servir d'eux. Je dois me plier à eux. Tout cela le plus chrétiennement possible. L'art de vivre avec son prochain ne s'apprend pas dans les nuages, ni dans les prières.
LA SŒUR FRANÇOISE
Nous savons cela, Monseigneur. Nous sommes une communauté. (À la Sœur Angélique de Saint-Jean) Ma Sœur ! dites quelque chose. Soutenez-moi !
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Dieu nous a fait la grâce que nous fussions instruites et beaucoup plus fondées dans les véritables principes de la religion et de la piété que ne le sont une infinité de personnes religieuses. Dieu a tellement uni notre cause à celle de l'Église qu'il semble que ce soient deux choses inséparables, et qu'on ne puisse ni l'opprimer ni la défendre sans nous opprimer ou nous défendre avec elle.
L'ARCHEVÊQUE
L'Église, c'est vous et vous seuls ! N'est-ce pas là encore des paroles inouïes ! Voilà le plus grand orgueil de fille que j'aie jamais connu. Mais M. de Saint-Cyran n'a-t-il pas dit : « Il y a six cents ans qu'il n'y a plus d'Église » ? (Au Grand Vicaire) Cela est pour nous. (À la Sœur Françoise) De là cette rigueur qui enfle la présomption, nourrit le dédain, entretient un chagrin superbe et un esprit de fastueuse singularité, fait paraître au monde la vertu trop pesante, l'Évangile excessif, le christianisme impossible. Le monde est déjà si près de trouver le christianisme trop austère, – et vous y ajoutez ! Que deviendrons-nous quand tous se détourneront d'une religion rendue impraticable ?
LA SŒUR FRANÇOISE
Vous voulez le nombre, nous voulons la pureté. Nous n'aimons pas les demi-chrétiens.
L'ARCHEVÊQUE
Nous ne voulons pas le nombre. Nous voulons seulement continuer d'exister.
LA SŒUR FRANÇOISE
Les puissants veulent continuer d'exister, et au prix de n'importe quelles compromissions ; périssent les principes, plutôt que leur puissance. C'est pourquoi ils sont contre nous, et c'est pourquoi nous sommes condamnés.
L'ARCHEVÊQUE
S'il n'y avait pas des ecclésiastiques qui fussent des politiques – et vous les comptez parmi les puissants, n'est-il pas vrai ? – il n'y aurait jamais eu d'Église, ou elle n'eût pas duré longtemps. Et vous, filles de Port-Royal, vous n'existeriez même pas, non plus que vos Messieurs. Après tout, c'est un évêque de Paris qui vous a fondées !
LA SŒUR FRANÇOISE
Et plût au Ciel que nous n'existions pas, plutôt que le payer de ce prix !
L'ARCHEVÊQUE
Ce mal du monde avec lequel il faut traiter et vivre, et qui parfois nous salit au passage, c'est nous qui le prenons sur nous, pour que vous demeuriez sans tache en vos clôtures. Et vous nous le reprochez !
LA SŒUR FRANÇOISE
Vous êtes, Monseigneur, de l'Académie française. M. Arnauld d'Andilly, le père de ma Sœur Angélique, a refusé d'en être, et non sans quelque éclat. Tout se tient, et sur toute la ligne.
L'ARCHEVÊQUE
Vous êtes une folle et une impertinente, qui ne savez ce que vous dites. Refuser l'Académie est une vanité comme une autre : cela fait partie de ce faux honneur auquel vous vous entendez si bien. Parce que les mœurs de ces filles sont bonnes, elles se croient tout permis ; mais ce n'est rien que les mœurs soient bonnes, quand l'esprit est faussé. Toutes vos œuvres sont perdues, et vous aussi, si vous déviez sur un seul point. Ce n'est pas tout que d'avoir la conduite et les sentiments que veut l'Église ; il faut aussi parler comme l'Église parle aujourd'hui.
LA SŒUR FRANÇOISE
Aujourd'hui ?
L'ARCHEVÊQUE, vivement
Aujourd'hui, et toujours.
LA SŒUR FRANÇOISE
Mais d'abord vous aviez dit aujourd'hui, Monseigneur.
L'ARCHEVÊQUE
Que voulez-vous me faire dire ? Quelle joie, n'est-ce pas, de penser qu'un mot m'ait échappé ! Vous voulez que j'aie dit qu'il y a un christianisme qui change, qui tourne à tout vent de doctrine, qui se met au ton du jour, et un christianisme un et immuable, le vrai, qui est le vôtre : « M. l'Archevêque est entré : le siècle est entré avec lui. Nous, nous sommes l'éternité ».
LA SŒUR FRANÇOISE
Le christianisme a été une œuvre parfaite dès le principe, parce que divine. Nous n'entendons pas qu'on soit sans cesse à le retoucher. C'est l'hérésie qui innove toujours.
L'ARCHEVÊQUE
Ainsi c'est moi, c'est nous qui sommes hérétiques !... Et n'y a-t-il pas du diable là-dedans, et de la femme, que vous parveniez à retourner ainsi la chose sens dessus dessous ? C'est par de telles paroles, je vous le dis, que vous portez le coup le plus dur à votre Maison.
LA SŒUR FRANÇOISE
Moi, porter un coup à ma Maison, quand je crois que je ne la comprends que d'aujourd'hui !
L'ARCHEVÊQUE, à brûle-pourpoint
Que pensez-vous de la grâce ? Ne vous a-t-on point parlé de son efficace ? Qu'est-ce qu'il en faut croire ?
LA SŒUR FRANÇOISE
Eh ! Monseigneur, je n'ai jamais été instruite là-dessus. Ces questions ne sont point de notre sexe. je vous supplie de me dire ce qu'il en faut croire.
L'ARCHEVÊQUE
Oui, Oui, voyez-vous cela... (Au Grand Vicaire) Elle a peur de se couper. (À la sœur) Nous prétendons en savoir plus que quiconque, nous raisonnons et nous ergotons, mais, quand on nous interroge, nous faisons la bête : « Cela n'est point de mon sexe ». — Il y aura une seconde fournée, je vous le dis, et cette fois on ne vous manquera pas. Vous aussi vous serez retranchée.
LA SŒUR FRANÇOISE
Je ne serai pas retranchée de Celui qui est en moi.
L'ARCHEVÊQUE
Vous en êtes retranchée déjà plus que vous ne croyez.
LA SŒUR FRANÇOISE
Monseigneur ! Est-ce vous qui me dites cela ? Notre-Seigneur a parlé au démon plus doucement que vous ne parlez à vos filles. Il n'y avait que M. Bail, à ce jour, pour nous menacer de l'enfer, nous rapprocher des sorcières, des possédées d'Auxonne ! Cela passait cependant. Mais il suffit que notre pasteur nous parle pour nous faire pleurer ! Si vous étiez un calviniste, encore, ou un étranger, que sais-je ! un Anglais, un Espagnol... Mais vous, notre Père ! Et lui, notre Roi !
Elle sanglote.
L'ARCHEVÊQUE
Taisez-vous ! Ne pleurez pas. Vous n'en avez pas de sujet.
LA SŒUR FRANÇOISE
Je pleure, de la douleur d'avoir raison.
L'ARCHEVÊQUE
Moi aussi j'ai raison, et je ne pleure pas !
LA MÈRE AGNÈS
La vraie piété n'arrête point les larmes ; elle les fait couler où il faut.
LA SŒUR FRANÇOISE
Il y a un autre Dieu que les dieux de la terre, qui se sont établis pour juger, et pour n'être jugés de personne. Il y a un autre juge dans le Ciel, qui nous rendra plus de justice. Il y a un autre monde, où nous serons préservées de vous.
L'ARCHEVÊQUE
Allez, allez, vous ne mourrez pas avant que de me revoir. Je vous réponds que ce sera bientôt. Ensuite, quand nous serons au Ciel, nous verrons comment les choses iront ! (La Sœur Françoise sort avec emportement). Voilà une dangereuse petite fille. Et folle ! folle ! Elles sont toutes des folles. Mais attention ! Il y a dans tout ce qu'elles disent, celles surtout qui sont un peu expertes, un entortillement de raisons, qui fait que pour un peu on se sentirait coupable, à un certain point de leurs discours, si le bon sens ne vous revenait pas.
J'ai mon bon sens, Mort-Dieu ! et je ne veux qu'une chose : que vous obéissiez. Et quoi donc ? Ne puis-je pas être terrible ? Je n'aurais pas le dernier mot avec vous ? Non ! il ne sera jamais dit que de petites religieuses tiendront tête à un Archevêque, et à un Archevêque de Paris comme moi. Je ne le souffrirai jamais, je n'en aurai pas le démenti. Nous le verrons, si vous l'emporterez sur moi. – Une petite religieuse ! Une fille de néant ! – Eh bien ! est-ce qu'elles viennent, celles qui sortent ? On a usé assez de douceur. Si elles ne viennent pas de bon gré, on les prendra à quatre par les pieds et par la tête, et on les fera sortir de force. (Il se tâte le pouls, à la dérobée. Bas, au Grand Vicaire) Ma fièvre me reprend. Cela devait arriver, avec toutes ces histoires. Ah ! la religion est chose difficile. (À une religieuse qui a son voile baissé, parce qu'elle va franchir la porte donnant sur la cour) Voilà Madeleine-Christine, holà ! voilà Madelon Briquet. (À l'Official) Je l'appelle Madelon parce que j'ai bien connu son père. C'était M. Briquet, l'avocat général. (À la sœur) Pourquoi allons-nous aux carrosses ? On ne nous enlève pas, que je sache. Mais il n'y a pas moyen, il faut désobéir en tout. Ton tour viendra bientôt, Madelon Briquet. Toute cette petite scène est historique. (La sœur se dévoile) Oh ! grand Dieu ! ce n'est pas elle. Je me suis trompé encore une fois.
La Sœur Françoise, qui est rentrée, se met à genoux devant l'Archevêque.
LA SŒUR FRANÇOISE
Monseigneur, je suis partie d'avec vous si fâchée que je n'ai pas pensé à vous demander votre bénédiction. Je vous la demande très humblement, Monseigneur.
L'ARCHEVÊQUE, après l'avoir bénie
Mais prenez garde : on a les yeux sur vous. C'est cela qui gâte tout, d'avoir de si grands esprits. Vous n'aimez pas les demi-chrétiens. Nous n'aimons pas les demi-savantes. Dans les communautés bien réglées, on ne donne jamais les charges aux filles qui ont de l'esprit. On laisse ces filles à leurs cellules, car on sait bien que les personnes intelligentes brouillent toujours quelque chose dans une communauté. Maintenant retirez-vous à votre chambre pour entendre parler Dieu. Il y a une si belle parole de l'Écriture : attendez que je me la rappelle, comment est-ce donc ?
LE GRAND VICAIRE, lui soufflant
Ducam eam in solitudinem...
L'ARCHEVÊQUE
Oui, c'est cela ! c'est bien cela ! Ducam eam in solitudinem et loquar ad cor cita. Comment cela m'échappait-il ? Ah ! ma pauvre Sœur Clouart, on a trop de choses dans la tête. C'est que je n'ai pas que vous ; j'ai mon diocèse à gouverner...
LE LIEUTENANT CIVIL
Monseigneur, les carrosses sont rangés. (À l'Abbesse) Ma Mère...
L'ABBESSE
Monseigneur, je vous demande votre bénédiction. (Elle s'agenouille. Il la bénit) Puis-je savoir où vous m'envoyez ?
L'ARCHEVÊQUE, la prenant vivement par l'épaule
Allez, allez, sortez. Où l'on vous envoie, il suffit que je le sache.

L'Abbesse sort. La Mère Agnès et la Prieure s'agenouillent à leur tour devant l'Archevêque. À l'une puis à l'autre, avant de les bénir, il dit : « Je me recommande à vos prières ». Elles se relèvent.
LA MÈRE AGNÈS, à une jeune sœur
Je vous demande pardon, ma Sœur, si je vous ai jamais offensée. En raison de mes infirmités, permettez-moi de ne pas me mettre à genoux une seconde fois, et de vous le demander seulement les mains jointes.

Elles s'embrassent. Puis la Mère Agnès se retire dans le fond, où elle est embrassée par toutes les sœurs, qui lui baisent aussi les mains.
L'ARCHEVÊQUE, à la Sœur Angélique
Vous souffrirez : vos prières seront bonnes. Ne m'y oubliez pas.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Les hommes qui nous persécutent doivent être l'objet spécial de notre tendresse et de nos prières.
L'ARCHEVÊQUE, se baissant,
et prenant les deux mains jointes de la sœur, qu'il enferme et tient dans les siennes
Moi, vous persécuter ! Je vous proteste qu'il n'y a que moi et une autre personne de la Cour qui empêchent qu'on ne vous persécute d'une autre sorte. Pourquoi me craignez-vous ? On s'est fait ici une habitude du tremblement... Je veux que vous m'aimiez. Vous ne serez que meilleure de tout ce qui s'est passé.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Hélas !
L'ARCHEVÊQUE
Qui donc sait mieux que vous qu'on ne trouve la Croix qu'au pied de la Croix ? Et là-dessus je vous puis bien donner une assurance : celles qui aiment à souffrir seront satisfaites. Mais attention ! Si vous pensiez qu'il n'y a qu'à souffrir pour être sauvée, vous vous tromperiez fort. On a beau souffrir, si on est hors de l'Église, cela ne sert de rien. Combien y a-t-il eu d'hérétiques qui se sont exposés au supplice, que dis-je ? qui le convoitaient, et qui maintenant brûlent dans le feu ? Le diable lui aussi a ses martyrs.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Je vois que rien ne me sera épargné.
L'ARCHEVÊQUE
Vous n'avez pas même notion de ce que je vous épargne. Et puis, êtes-vous de celles qui épargnez beaucoup aux autres ? (Bas) Et moi, suis-je un homme qu'on épargne ? Toujours traversé, bafoué, calomnié. Vous ne savez pas ce qu'est ma vie.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Monseigneur, où me mène-t-on ? M'est-il permis de le savoir ?
L'ARCHEVÊQUE
Aux Annonciades, sur le Boulevard.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Quelle y sera ma condition ?
L'ARCHEVÊQUE
Je ne vous le cache pas : elle sera rude. Vous serez sous clef, je le crains ; vous ne verrez personne du dedans ni du dehors ; vous ne pourrez correspondre avec personne, qu'avec celles qui viendront voir si toujours vous vous opiniâtrez. Cela est rude, mais il le faut.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Sommes-nous excommuniées ? Excusez-moi, d'étourdissement, je ne sais même plus tout ce que vous avez dit.
L'ARCHEVÊQUE
Vous n'êtes pas excommuniées pour l'heure.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Qui dirige les Annonciades ?
L'ARCHEVÊQUE
Je ne vous le cache pas : des Jésuites. (La Sœur Angélique joint les mains, et son corps a un frémissement, des pieds à la tête) Ce sont des Jésuites qui ont fait leurs constitutions 2, et ils sont presque leurs fondateurs.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Et sans doute il n'est pas prévu combien de temps durera cette réclusion.
L'ARCHEVÊQUE
Tant que vous ne changerez pas.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Ni combien de temps je serai privée des sacrements.
L'ARCHEVÊQUE
Tant que vous ne changerez pas.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Serai-je enfermée avec d'autres de nos sœurs ? Serons-nous deux au moins par cellule ?
L'ARCHEVÊQUE
Vous serez seule.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Monseigneur, ne nous mettez pas dans ce vide. Il y en a d'entre nous que Dieu quitterait, et qui se quitteraient elles-mêmes : elles tomberaient en poussière. Vous ne savez pas ce que vous tentez.
L'ARCHEVÊQUE
Du moins il n'y a pas de tentation pour la Sœur Angélique de Saint-Jean.
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Ne lui demandez pas plus que ses forces ne peuvent porter.
L'ARCHEVÊQUE
Obéissez, et l'on ne vous demandera plus rien. Mais rappelez-vous ceci, que je vous dis pour la dernière fois. Dans le même temps que vous ôtez de la religion le libre arbitre, vous y insinuez un esprit de liberté : liberté hors du joug du Pape, liberté hors du joug des Jésuites, liberté de l'homme dans son examen de la parole de Dieu. Vous haïssez tout ce qui respire l'autorité, et surtout l'autorité d'un seul. Liberté, vérité, pureté : voilà votre cri de guerre ! Or, la pureté, c'est moi, et ceux que je représente, qui la défendent, et c'est vous autres qui tendez à la corrompre. Et la vérité, il n'y en a qu'une : celle qui est donnée par le Pape et sur laquelle tous les fidèles sont d'accord. Cette petite personne a dit que le christianisme était différent. Certes, et c'est sa gloire de l'être. Mais il n'y a pas à être différent à l'intérieur du christianisme ; si on l'est, cela a un nom, et c'est justement ce nom-là qu'on jette à ceux d'ici. Je sais très bien comment vos amis parlent et écrivent de moi, qu'on me publie pour un furieux et un ridicule, et ceci et cela : il y a toujours des grenouilles qui coassent dans les marais de Port-Royal. Je ne suis, en effet, qu'un humble serviteur de Dieu, bien infirme, bien privé peut-être de lumières propres, bien indigne peut-être. Mais, le service que je fais, je le fais selon ma conscience, et je le fais d'une force inébranlable, parce que c'est l'unique vérité que je sers. Encore ne parlé-je pas du service du Roi, que je fais du même coup. « Tout ce qui cause du trouble dans la religion en cause aussi dans l'État » : ce sont les propres mots que me dit M. le Cardinal de Richelieu, lorsqu'il fit arrêter M. de Saint-Cyran. Et le Roi lui-même me les a redits bien des fois. C'est pourquoi je suis bien fort, servant ensemble la vérité et l'État, et c'est pourquoi je vous donne l'assurance que tout rentrera dans l'ordre, ou par moi, ou, sinon, par ceux qui viendront après moi. Nous avons commencé ; nous achèverons.
Vous allez partir, ma Sœur. Je vous bénis, et je bénis en vous le mouvement par lequel vous me comprendrez, et signerez.

Il bénit la sœur, qui s'est agenouillée. Quand il l'a bénie, elle lève sa main droite, avec hésitation, comme par une sorte de mimétisme, et elle dit, pendant que l'Archevêque et sa suite sortent :
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Que cette main reste pure de ce qu'on attend d'elle !
LA MÈRE AGNÈS, bas, à la Sœur Angélique
Vous craigniez une condition où les paroles de l'Écriture auraient perdu pour vous de leur force. Dans cette condition, puisque la voici, je vous en donne une que vous tirerez de vous-même, mais d'après l'Écriture. Le Prophète Job dit : « Quand il m'aurait tué, j'aurais encore espérance en lui ». Vous, vous direz : « Quand je l'aurais tué, j'aurais encore espérance en lui ».
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Oui, ma Mère, je le dirai.

Elles s'embrassent. Puis la Mère Agnès va s'agenouiller à l'oratoire, et sort.
Les sœurs expulsées, portant des cassettes ou des paquets, commencent de sortir, chacune d'elles s'agenouillant au passage dans l'oratoire.
Henry de Montherlant, in Port-Royal


1. Historique.

2. Cela est inexact. Mais la Sœur Angélique, dans sa Relation de Captivité, témoigne que cela lui fut dit.