Les plus
grands de tous les biens
nous adviennent par l'entremise d'une mania,
que nous octroie à coup sûr un don divin.
nous adviennent par l'entremise d'une mania,
que nous octroie à coup sûr un don divin.
DE L'ÉROS
BIEN QUE
SOCRATE se soit éloigné, semble-t-il, sans
espoir de retour, du thème « érotique » qui, très visiblement, était
le seul qui importât au jeune Phèdre, bien qu'il paraisse traiter d'un
tout autre sujet — de la prophétie, de l'inspiration révélatrice, de la catharsis
qui guérit et à laquelle nous avons part dans le rêve et dans la metanoia,
de la poésie et de la disposition poétique de l'âme — la relation logique
entre ces thèmes et celui de l'éros, dont on était parti, est tout à fait
claire et certaine. Le sens de ce qui a été dit jusque-là pourrait se résumer
dans une formule de ce genre : Vous reprochez à l'amoureux d'être « hors
de lui-même ». Si ce reproche était fondé, il ne vaudrait pas seulement
pour l'amoureux. Représentez-vous tout ce qu'un tel reproche, s'il fallait
véritablement le tenir pour décisif, exclurait de l'existence humaine. Par
exemple, l'Inspiration révélatrice, car l'homme à qui elle est octroyée est
bien « hors de lui-même », mais il a part, en elle, à quelque chose,
pour lui mais aussi pour l'humanité entière, qui ne saurait être atteint par
aucune activité de l'esprit en état de veille et maître de lui. Serait
également exclue cette guérison qui libère l'âme des fatalités dont le poids
l'accablait ; car, pour faire l'expérience de cette guérison et de cette
purification, il faut avoir d'abord renoncé au contrôle réfléchi de soi-même et
à l'autarcie. Et le poète, lui aussi, est « hors de lui » ;
telle est cependant la seule voie par où puisse passer la vraie, la grande
poésie. Admettre par conséquent que tout cela constitue le véritable royaume de
l'homme — tout cela, c'est-à-dire l'ouverture à la Parole de Dieu, la
conversion spirituelle qui libère et purifie, l'émotion qu'inspirent les Muses
et que la raison ne saurait ni saisir ni contrôler — c'est, par là même, avoir
déjà admis que la mania, la
sortie hors de soi, l'enthousiasme, non seulement ne s'opposent en rien à
l'essentielle dignité de l'homme mais appartiennent bien plutôt à toute
existence humaine. C'est avoir, par là même, déjà pris position contre la
fausse rationalité du « technicien de la vie », de celui qui,
lorsqu'on parle devant lui d'enthousiasme, sourit d'un air supérieur et ne
songe à la satisfaction des besoins humains, qu'ils soient économiques,
affectifs, voire « spirituels », que par des moyens « efficients »,
mais surtout « faciles » et assurés au maximum contre tout imprévu.
Ce qui
est ici en discussion est d'une évidente actualité. Pour s'en convaincre, il
n'est que de considérer le type d'homme qui se profile à l'horizon de nos
virtualités et qui déclare : nous n'avons besoin d'aucun message
surhumain, nous nous chargeons nous-mêmes de libérer nos âmes de tout ce qui
les encombre, et nous considérons comme indésirables des « arts » qui
ne peuvent servir ni à satisfaire nos besoins ni à dominer le monde,
politiquement ou techniquement. En tous temps par conséquent, mais aujourd'hui
plus que jamais, l'argumentation socratique reste de saison. Il est toujours
nécessaire de protéger ce domaine de l'existence où sont implantés, non
seulement la théologie, mais aussi la seule purification de l'âme qui se
réalise par la non-volonté d'avoir raison, et tous les arts inspirés. Tout cela
doit être défendu par un effort de création humaine toujours renouvelé,
inlassablement, contre la tentative — peut-être vaudrait-il mieux dire :
contre la tentation — d'établir la domination absolue de l'homme sur lui-même
et sur le monde, fût-ce en perdant son vrai domaine vital, celui qui, comme
salut, comme catharsis, comme
émotion capable d'ouvrir l'âme, n'est accessible que par la sortie hors de
soi-même, par la mania.
Mais
c'est ici que Socrate relie toute cette discussion au thème initial de l'éros.
Il resterait, dit-il, à démontrer qu'à l'homme qu'éprouve l'émotion amoureuse
il n'advient — ou, du moins, il ne pourrait advenir
— en même temps quelque chose de salutaire, d'enrichissant, disons plus :
quelque chose de divin et qui lui soit destiné.
Ainsi se trouve formulée la thèse propre de Platon. Elle
ne signifie pas que n'importe quelle amourette entre Hans et Grete serait ipso
facto un don des dieux, mais bien qu'à travers toute émotion
érotique l'homme peut accéder et avoir part à une réalité, à lui destinée, qui
dépasse infiniment tout ce que d'abord elle paraît signifier. Au demeurant, à
ce qui lui est ainsi destiné il ne participe réellement qu'a condition que
l'élan que lui transmet cette émotion soit reçu et conservé pur. Bien
entendu, les possibilités de corruption, de falsification, de camouflage, de
déguisement, de pseudo-réalisation constituent un trop évident péril — non pas
plus, il est vrai, que dans le cas de la mania prophétique,
de la mania cathartique ou de la mania poétique.
Bien plus grave et plus désespérée que la simple négation est la fausse
approbation, lorsque, par exemple, le faux-semblant
de l'émotion se dresse illusoirement, illusoirement
peut-être aussi la conscience propre, comme si elle était ravie par la beauté
alors qu'au vrai il ne s'agit que d'une volonté de jouissance, qui ignore toute
émotion et ne connaît que le calcul. Et cependant, pour Platon, au véritable
amoureux un don reste destiné qu'on est parfaitement en droit de comparer à
celui que reçoit l'homme dans la Révélation divine, dans la catharsis,
dans l'inspiration poétique.
Ayant parlé, dans Dichtung und
Wahrheit, de sa propre expérience amoureuse, Goethe dit, lui aussi :
Les premières inclinations d'une
jeunesse qui n'a pas été corrompue prennent toujours un tour spirituel ;
la nature semble vouloir qu'un sexe voie dans l'autre l'image sensible du bon
et du beau. Ainsi la vue de cette jeune fille et mon amour pour elle avaient
fait lever pour moi un monde nouveau de beauté et de perfection.1
Ce qui est fâcheux, c'est que le
désir l'emporte sur l'émotion amoureuse et qu'il l'étouffe. Selon le mot
d'André Gide, dans son Journal, « dès qu'il s'y mêle du désir
l'amour ne peut prétendre à durer »2. C'est à cette
démonstration qu'est consacré tout le discours qui suit, ce discours dont il a
été dit dès le début que
les « sages »
le jugeront digne de foi, mais non point les « habiles ». Le mot grec
est deinos qui, d'après les dictionnaires, signifie aussi bien « terrible,
effrayant, violent » que « puissant, habile, inhabituel ». II
s'agit évidemment de quelque chose qui soit à la fois admirable, surprenant et
redoutable, et ces trois épithètes conviennent parfaitement à la « raison
des raisonnables ». C'est elle, selon Socrate, qui trouvera incroyable qu'à ceux qui aiment vraiment, dans leur extase même, un don divin puisse être
imparti et destiné.
Josef Pieper, in De la divine Folie, Ad
solem
1. Johann Wolfgang GOETHE, Poésie et Vérité, Paris, Aubier, 1944 p. 113 (première partie, livre 5).
2. André GIDE, Journal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »
p. 1159.