Contempler et aimer le Père avec Jésus
Est-il possible que des liens d'amour et de véritables échanges à l'intérieur de cet amour, puissent exister entre Dieu et sa créature rachetée ? Est-ce réellement possible ?
Lorsque nous nous mettons à l'écoute des contemplatifs, tout épris de l'amour de Dieu, comme Jean de la Croix, Thérèse d'Avila, François d'Assise et, plus près de nous encore, du frère Charles de Jésus en son désert, et quand nous constatons que ces âmes ont été comblées de joie, qu'elles 'ont débordé de joie, nous sommes obligés, de nous interroger à ce sujet : que se passe-t-il ? Serait-ce illusion de leur part ? Lorsque nous lisons les transports spirituels de sainte Catherine de Sienne et les poésies enflammées de saint Jean de la Croix, s'agit-il là d'un phénomène extraordinaire, rare, ou bien s'agit-il d'une réalité qui nous concerne ? Pouvons-nous oser aspirer à un pareil échange d'amour avec Dieu ? Certes, si nous nous trouvions livrés à nos pauvres moyens de connaître face au Dieu Créateur dans son éternel silence, nous serions bien incapables de deviner ce que pourrait être en Lui la vie de l'amour ! Nous ne pouvons rien savoir sans la manifestation en Jésus de l'amour éternel, caché au sein de Dieu depuis le commencement de toutes choses. Jésus nous manifeste l'amour : « Père, tu m'as aimé avant la création du monde ». — « Comme le Père m'a aimé, je vous ai aimés, je demeure en son amour ».
Il n'y a pas eu de grands discours. Jésus a simplement laissé transparaître qu'il était aimé et qu'il aimait. Ce qui était caché en Dieu dans le mystère de l'échange éternel entre le Père et le Fils est devenu manifeste dans le cœur d'un homme qui a laissé s'épancher simplement, dans des mots d'une admirable simplicité, un mystère immense.
Jésus nous manifeste aussi l'amour éternel qui s'entrouvre pour nous. Nous sommes entraînés à sa suite, comme fils adoptifs, en cet échange d'amour. « Comme le Père m'a aimé, je vous ai aimés ». Il va nous le prouver. Il n'y a qu'à suivre Jésus pas à pas, au long de l'Évangile. Nous voyons son Cœur de Sauveur, de pasteur des âmes, se manifester à chaque instant, avec des délicatesses de tendresse et un respect infini pour les pauvres et les pécheurs.
Il faut relire la parabole de l'enfant prodigue, celle de la brebis perdue. Elles sont admirables ! Nous sommes peut-être trop habitués à ces textes et à leur contenu. Je me souviens d'un musulman de Tunis, professeur à la Grande Mosquée, et auquel les Pères Blancs avaient demandé de bien vouloir traduire en arabe le texte évangélique de la parabole de l'enfant prodigue. Ce musulman était un homme religieux et qui avait un sens élevé de la transcendance divine. Lorsqu'il apporta sa traduction, il pleurait en la lisant : il n'avait pas soupçonné jusqu'ici qu'il puisse y avoir en Dieu une pareille tendresse pour l'homme !
Il y a l'amour de Jésus pour le jeune homme riche venu le trouver : « Jésus fixa sur lui son regard, et l'aima ». Il y a aussi son long dialogue avec la Samaritaine : on le sent si proche de cette femme pour laquelle il prend la peine de tout expliquer et il semble lui livrer ses secrets. Il y a la manière dont il traite la femme adultère ; il y a Lazare, son ami, sur lequel il va pleurer.
Cependant toutes ces manifestations de l'amour de Jésus sont si sobres ! Elles sont tellement simples, qu'elles sont comme cachées ! Combien d'hommes ont vraiment entendu le sens de ces paraboles ! Parmi tous ceux qui ont accompagné le Christ dans ses déplacements, qui ont vu ses miracles, qui l'ont vu pleurer, combien y en a-t-il qui aient vraiment compris ? Il semble que ce soit une caractéristique de la Révélation divine que d'être ainsi tellement discrète, tellement simple que seuls les cœurs éclairés de l'Esprit-Saint peuvent l'entendre et la comprendre. « Que ceux qui ont des oreilles pour entendre entendent ». Cependant Jésus va donner aux hommes le plus grand signe d'amour qu'on puisse donner : « Personne n'a de plus grand amour que celui qui livre sa vie pour ses amis », et « Jésus ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'au bout », jusqu'à la mort.
En ce qui nous concerne personnellement, croyons-nous vraiment à l'amour du Seigneur ? Nous devons nous interroger à ce sujet. Pour nous, la question n'est pas tant d'être convaincu dans la foi que Dieu a envoyé son Fils pour sauver le monde — car cela nous le croyons d'une manière générale, nous croyons que le Seigneur aime le monde et tous les hommes —mais bien de croire suffisamment que nous, personnellement, nous sommes aimé. Je crois qu'il nous est plus difficile qu'on ne pense habituellement de croire être aimé, de croire être l'objet d'un immense amour. Il nous est peut-être plus difficile de le croire, que de croire à l'amour que nous portons au Seigneur. Il est plus difficile de se savoir aimé que d'aimer, et il y a dans le cœur des chrétiens et dans le chemin spirituel beaucoup de défaillances, beaucoup de lassitude, qui proviennent de ce que ces chrétiens ne savent plus qu'ils sont aimés.
L'histoire de saints, comme sainte Thérèse de l'Enfant Jésus par exemple, nous apprend que précisément tout a commencé pour eux avec la découverte et la certitude d'être aimés de Dieu. Sainte Thérèse ne pouvait supporter la pensée de ne pas être la plus aimée du Seigneur : elle se savait aimée, préférée entre toutes ! Ces âmes ont une sorte de jalousie ; elles veulent Dieu tout entier pour elles seules et elles veulent être aimées par lui de tout l'amour qui est en Dieu.
Pourquoi donc nous est-il si difficile de croire à l'amour ? Certaines difficultés proviennent de notre imagination. Il y a l'immense multitude d'êtres humains qui existent et qui ont existé : nous sommes comme perdu et noyé dans une masse d'hommes ! On parle de plus en plus de foules, de masses. Jésus lui-même s'adressait aux foules. Que peut-il en être de la possibilité de rapports personnels ! Cela paraît invraisemblable, impossible, et cependant Dieu est si simple ! Dieu est si simple qu'il ne peut se partager, si bien que là où Dieu est, il est tout entier. Là où est l'amour de Dieu, là est tout l'amour de Dieu. Nous ne pouvons pas être aimés « à moitié », « un peu » par Dieu ; nous ne pouvons pas jouir seulement d'une parcelle de l'amour du Seigneur : ce n'est pas possible ! L'amour de Dieu est simple. La réalité divine qui nous est donnée est toujours tout entière pour chacun. La foi et une sainte réflexion sur la nature de Dieu doivent donc nous convaincre que ce n'est pas illusion, ni un vain produit de notre imagination, que d'être persuadés, lorsqu'on se retire dans la solitude, que Dieu avec son amour est tout entier à nous. Quand on lit les dialogues de Catherine de Sienne avec son Seigneur, on a bien cette impression : on dirait vraiment que le Seigneur n'avait à s'occuper que de Catherine sur la terre.
Oui, si vraiment nous voulons nous acheminer vers le Seigneur, il nous faut commencer par croire cela ! Il faut demander cette grâce de « se savoir aimé ». Ne soyons pas devant Dieu comme ces pauvres enfants qui ont été mal aimés : ils ne sont pas développés, ils ont des complexes, parce qu'ils n'ont pas eu assez d'amour. Nous avons besoin dans la vie spirituelle de cette santé de l'âme qui vient de ce que nous nous savons aimé, sans défaillance et perpétuellement et complètement, de tout l'amour du Christ. Il faut donc croire à l'amour. Nous devons croire à l'amour, et ne pas nous laisser arrêter par le sentiment de notre indignité. Bien sûr, il y a des heures dans notre vie où nous éprouvons comme du dégoût de nous-mêmes, où nous nous demandons comment nous pouvons être l'objet d'intérêt : « Comment Dieu peut-il s'intéresser à moi ? Comment peut-il vraiment m'aimer ? » « Je l'aimerai et me manifesterai à lui », dit Jésus. « Je me manifesterai à lui » : comment se manifeste-t-il ? C'est là une chose mystérieuse. Il est certain que dans la réponse d'amour que nous devons donner au Seigneur, nous avons bien besoin de pouvoir tout de même constater, quelques fois au moins, que nous sommes aimé de lui. Nous ne le sentons que rarement : c'est d'ailleurs question de foi, non de sentiment.
Il s'agit de répondre à cet amour du Seigneur : comment allons-nous lui donner cette réponse d'amour ? C'est là un autre problème, car aimer Dieu, ce n'est pas comme aimer un autre homme ! Aimer le Seigneur, même si nous croyons qu'il est notre frère, notre ami, ce n'est pas la même chose que d'aimer un homme qui serait notre frère, un homme qui serait notre ami. Ce que le mot « amour » évoque pour nous est la réalité d'un sentiment que nous avons expérimenté à l'égard des hommes. D'un autre amour, nous n'avons pas d'expérience naturelle : c'est pourquoi l'amour pour Dieu est difficile à comprendre, et nous sommes maladroits pour apprendre à l'aimer.
Qu'est-ce donc qu'aimer Jésus ? Nous suivons en cela le chemin que suivent toutes les âmes appelées par Dieu. Il y a eu sans doute sur ce chemin bien des grâces qu'on a coutume d'appeler des « consolations », des grâces affectives. Je pense que c'est chose normale dans les débuts. D'ailleurs, si nous regardons l'évolution des rapports entre les apôtres et leur Maître, nous constatons qu'il y a eu une évolution semblable. Par exemple, prenons les apôtres au début : ils sont pleins d'enthousiasme, ils sont prêts à tout. Lorsque Jésus pose la question aux fils de Zébédée : « Pouvez-vous boire le calice que je dois boire ? » — ils répondent sans hésitation qu'ils le peuvent. Et lorsque la Passion approche, et qu'ils sentent confusément que quelque chose de grave va arriver à leur Maître, Pierre ne veut pas en entendre parler. Et lorsque Jésus veut lui faire comprendre qu'il ne pourra pas le suivre là où il va : « Comment, pourquoi ne puis-je te suivre ? Je livrerai ma vie pour toi ! — Tu livrerais ta vie pour moi ? En vérité, je te le dis, le coq ne chantera pas que tu ne m'aies renié trois fois ! » Et Pierre réplique avec encore plus d'assurance : « Devrais-je mourir avec toi, non je ne te renierai pas ». Nous avons bien connu cela ! C'est tout l'enthousiasme plein de confiance des débuts : on ne mesure pas encore les choses, on ne sait pas encore ce que c'est qu'aimer le Seigneur.
Il est vrai que l'amour du Seigneur n'est pas seulement un amour unique par sa nature et par ses lois propres, parce qu'il s'adresse à Dieu, mais c'est aussi un amour qui nous fait passer par des chemins inattendus, ceux qui mènent à la croix. Les apôtres ont tous dû y passer. « Un coq chanta et le Seigneur se retournant fixa son regard sur Pierre, et Pierre sortit et pleura amèrement ». C'est aussi notre histoire à chacun de nous. Mais le Seigneur le sait bien, et cela ne l'a pas empêché de choisir Pierre, et de le choisir pour être la base de l'édifice, pour être celui qui, précisément, devait représenter et symboliser en son Église la constance, la fidélité, la fermeté ! Il nous faut peu à peu découvrir par l'expérience que ce n'est pas le sentiment, ni la spontanéité naturelle de la générosité qui nous conduiront bien loin dans le chemin du Seigneur ! Jésus nous en a avertis.
Qu'est-ce donc, encore une fois, qu'aimer ? « Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements. Celui qui a mes commandements et qui les garde, c'est celui-là qui m'aime ».
Et, il faut bien l'avouer, une telle perspective nous fait un peu peur ! Aimer Dieu, ne serait-ce donc que l'accomplissement d'un devoir ? Serait-ce simplement observer une loi ? Aimer Dieu pourrait-il n'être qu'une fidélité froide à des commandements ? Combien de prêtres ou de religieux, après avoir entendu l'appel du Seigneur et avoir commencé d'y répondre, sont comme troublés par une telle situation ! Est-ce un devoir d'aimer Jésus ? Alors beaucoup ont l'impression qu'ils n'ont pas vraiment rencontré quelqu'un à aimer. Il y a des âmes qui sont comme paralysées : elles s'efforcent d'être fidèles, héroïquement parfois, aux exigences d'une loi, la loi de Jésus, la loi de l'Évangile. Mais il y a en ces âmes quelque chose qui ne s'est pas ouvert : elles n'ont pas rencontré Jésus !
Alors on est amené à se demander : « Mais qu'est-ce donc que rencontrer Jésus en sa vie ? Serait-ce question de sentiments ? serait-ce une rencontre affective ? » Nous comprenons bien cependant que Jésus a dit que l'aimer consistait à faire sa volonté ; par ailleurs il avait aussi défini de cette manière l'amour qu'il portait à son Père : « Si vous garder mes commandements, vous demeurerez en mon amour, comme moi j'ai gardé les commandements de mon Père, et que je demeure dans son amour ». Si cela est profondément vrai, s'il est vrai que la perfection à laquelle nous sommes appelé, si l'amour que nous devons réaliser dans notre vie et sur lequel nous serons jugé au dernier jour, si cet amour consiste à faire la volonté du Seigneur et à garder ses commandements, il y a cependant quelque chose de plus en une telle attitude, car c'est vraiment le Seigneur que nous aimons, car l'amour que nous portons à Dieu, l'amour que nous portons à Jésus-Christ, doit absolument être accompagné, ou bien de la contemplation, ou bien, d'une immense tendresse pour les hommes.
C'est ainsi que le Seigneur nous conduit au-delà de nous-même. Autrement dit, je ne pense pas que nous puissions vraiment pénétrer dans l'amour de Jésus au-delà des premières étapes de la sensibilité et de l'affectivité, sans être guidé par l'Esprit-Saint, et cette action de l'Esprit se traduira ou par des grâces de contemplation, ou par des grâces de tendresse dans un don admirable au prochain. Il me semble que nous ne pouvons pas faire autrement que de suivre l'un ou l'autre chemin : et alors nous saurons ce que c'est que l'amour du Seigneur ! Les solitaires, les contemplatifs, bien qu'ils vivent dans le désert et sans contact avec les hommes, savent ce qu'est l'amour du Seigneur, et ils se sentent envahis par le bonheur de servir Dieu, par la joie d'être à Dieu, par cette paix que le Seigneur donne et qu'il est seul à pouvoir donner, car une telle joie et une telle paix demeurent en nous malgré la croix, malgré les difficultés, malgré les faiblesses.
Et voilà pourquoi les saints dont nous avons parlé peuvent, soit par la contemplation et l'oraison, soit par un don total au prochain, persévérer dans cette fidélité à l'amour du Seigneur. Et cela, dans l'obscurité de la foi, car cette obscurité demeure, et peut-être même devient-elle, à la fin, plus complète et plus douloureuse, car c'est une obscurité qui est éclairée du dedans et sans qu'ils le sachent complètement par une lumière que nous ne pouvons percevoir ici-bas.
Frère Charles de Jésus, qui avait expérimenté ces deux chemins de l'amour, celui de la contemplation — il avait passé tant d'heures de sa vie, simplement à regarder le Seigneur ! — et celui de la tendresse pour les hommes — il s'était tellement donné aux plus pauvres ! — pouvait néanmoins écrire vers la fin de sa vie : « Je me cramponne à la foi, je ne sais plus si j'aime Dieu et je ne sais plus s'il m'aime, il ne me le dit jamais ! » Telle est la réalité de la vie spirituelle. Et cependant, quand on est dans un tel état d'obscurité, on sait qu'on est au Seigneur, on sait que malgré sa misère, malgré l'obscurité, on répond tout de même à son amour et qu'on est profondément aimé de lui.
Frère René Voillaume, retraite au Vatican, carême 1968