lundi 31 mars 2014

En glaçant... Robert Merle, Conscience et obéissance

[ndvi : j’ai étudié ce livre en classe de... troisième, il y a donc... Oh ! Dieu !... bien des années en somme. La supériorité de la conscience face à l’obéissance m’a dès-là marqué]
J'ouvris immédiatement les chantiers des deux autres Crémas. Grâce à l'expérience acquise en construisant leurs prédécesseurs, j'étais sûr de les finir bien avant la date fixée. Le besoin, d'ailleurs, s'en faisait sentir, car aussitôt après la visite du Reichsführer, le RSHA commença à m'envoyer des transports à un rythme si accéléré que c'est à peine si les Crémas jumeaux suffisaient à la tâche. Comme seuls les inaptes étaient gazés, le reste allait grossir l'effectif déjà trop élevé du camp, les détenus s'entassaient dans des baraquements trop étroits, l'hygiène et la nourriture devenaient chaque jour plus déplorables, et les épidémies — notamment la scarlatine, la diphtérie et le typhus — se succédaient sans arrêt. La situation était sans espoir, parce que les usines qui commençaient à pousser comme des champignons dans la région — attirées par la main-d'œuvre abondante et économique que leur fournissaient les détenus — n'absorbaient encore, à cette date, que des effectifs infimes par rapport à l'énorme population des camps.
Je demandai donc de nouveau, et à plusieurs reprises, au RSHA qu'on m'envoyât moins de transports, mais toutes mes représentations restèrent sans effet, et j'appris, par l'indiscrétion d'un bureau, que, selon l'ordre formel du Reichsführer, tout chef SS qui aurait, volontairement ou involontairement, ralenti, si peu que ce fût, le programme d'extermination, serait passé par les armes. En fait, les convois de juifs devaient être considérés partout comme prioritaires, et passer même avant les transports d'armes et de troupes pour le Front russe.
Il n'y avait plus qu'à s'incliner. Ce n'était pas, cependant, sans dégoût que je voyais les camps que j'avais, dans les débuts, organisés de façon exemplaire, devenir, de semaine en semaine, un indescriptible chaos. Les détenus mouraient comme des mouches, les épidémies tuaient presque autant de monde que les chambres à gaz, et les corps s'entassaient si vite devant les baraques que les équipes spéciales qui les amenaient aux Crémas étaient débordées.
Le 16 août, un coup de téléphone de Berlin m'apprit que le Standartenführer 1 Kellner était autorisé à visiter, pour information, les installations du KL Birkenau, et le lendemain, en effet, tôt dans la matinée, Kellner arrivait en auto, je lui fis les honneurs du lieu, il se montra très intéressé par l'Action spéciale et l'organisation des Crémas, et à midi, je l'emmenai déjeuner chez moi.
On prit place dans le salon en attendant que la bonne nous annonçât que nous étions servis. Au bout d'un moment, Elsie apparut. Kellner se leva rapidement, claqua les talons, escamota son monocle, se cassa en deux, et lui baisa les doigts. Après quoi, il se rassit aussi vite qu'il s'était levé, tourna son visage vers la fenêtre, son profil parfait apparut, et il dit :
— Et comment trouvez-vous Auschwitz, gnädige Frau 1 ? Elsie ouvrit la bouche. Il enchaîna aussitôt :
Ja, ja, naturellement, il y a cette odeur déplaisante... Il fit un petit geste :
—... et toutes ces choses. Mais nous avons les mêmes petits désagréments à Culmhof, je vous assure...
Il remit son monocle et regarda autour de lui d'un air vif et aimable.
— Mais vous êtes bien installée... Vous êtes remarquablement bien installée, gnädige Frau...
Il jeta un coup d'œil dans la salle à manger par la porte vitrée.
— Et je constate que vous avez un buffet sculpté...
— Voulez-vous voir, Standartenführer ? dit Elsie. On entra dans la salle à manger, Kellner se campa devant le buffet et regarda longuement les sculptures.
— Sujet religieux... dit-il en plissant les yeux, ... beaucoup d'angoisse... conception judéo-chrétienne de la mort... Il eut un petit geste de la main :
— Et toutes ces vieilleries... Bien entendu, la mort n'a d'importance que si on suppose, comme eux, un au-delà... Mais quel fini, mein Lieber ! Quelle exécution !...
Je dis :
— C'est un juif polonais, Herr Standartenführer, qui a fait ça.
Ja, ici, dit Kellner, il doit néanmoins avoir une petite dose de sang nordique dans les veines. Sans cela, il n'aurait jamais pu exécuter cette merveille. Les juifs 100 pour 100 sont incapables de créer, nous savons cela depuis longtemps.
Il passa légèrement et amoureusement ses mains soignées sur les sculptures.
— Ah ! reprit-il, travail caractéristique de détenus... Ils ne savent pas s'ils survivront d'un jour à leur œuvre... Et pour eux, naturellement, la mort a de l'importance... Ils ont dans la vie cet ignoble espoir...
Il fit la moue, et je demandai avec embarras :
— Estimez-vous, Herr Standartenführer, que j'aurais dû interdire à ce juif de traiter un sujet religieux ? Il se tourna vers moi et se mit à rire :
— Ha ! Ha ! Lang, dit-il d'un air de malice, vous ne vous doutiez pas que votre buffet était si contraire à la doctrine...
Il regarda encore le meuble en plaçant sa tête de côté, et soupira :
— Vous avez de la chance, Lang, avec votre camp. Dans le nombre, vous avez forcément de vrais artistes. On prit place à table et Elsie dit
— Mais je pensais que vous commandiez aussi un camp, Standartenführer ?
— C'est différent, dit Kellner en dépliant sa serviette, je n'ai pas, comme votre mari, des détenus permanents. Les miens sont tous...
Il eut un petit rire :
— de passage.
Elsie le regarda d'un air étonné, et il enchaîna aussitôt :
— La mère patrie ne vous manque pas trop, j'espère, gnädige Frau. La Pologne est un pays triste, nicht wahr ? Mais nous n'en avons plus pour trop longtemps, je pense. À l'allure où vont nos troupes, elles seront avant peu dans le Caucase, et la guerre ne va pas traîner.
Je dis :
— Cette fois-ci, nous en aurons fini avant l'hiver. C'est ce que tout le monde pense ici, Herr Standartenführer.
— Dans deux mois, dit Kellner d'une voix nette.
— Encore un peu de viande, Standartenführer, dit Elsie.
— Non, merci, gnädige Frau. À mon âge... Il eut un petit rire :
— Il faut commencer à veiller à sa ligne.
— Oh ! Mais vous êtes encore jeune, Standartenführer, dit Elsie d'un air aimable. Il tourna son profil parfait vers la fenêtre :
— Précisément, dit-il d'une voix mélancolique, je suis encore jeune... Il y eut un silence et il reprit :
— Et vous, Lang, que ferez-vous après la guerre ? Il n'y aura pas toujours des camps, espérons-le.
— Je compte demander au Reich une terre dans l'Ostraum, Herr Standartenführer.
— Mon mari, dit Elsie, a été fermier du Colonel Baron von Jeseritz en Poméramie. Nous cultivions un peu de terre, et nous élevions des chevaux.
— Ah, vraiment ! dit Kellner en escamotant son monocle et en me regardant d'un air entendu, l'Agriculture ! l'Élevage ! Vous avez plus d'une corde à votre arc, Lang !
Il tourna son visage vers la fenêtre et ses traits devinrent nobles et sévères :
— C'est très bien, dit-il d'une voix grave, c'est très bien, Lang. Le Reich aura besoin de colons, quand les Slaves... Il eut un petit rire :
—... auront disparu. Vous serez... Quelle est donc la phrase du Reichsführer ?... L'exemplaire pionnier allemand de l'Ostraum.
— D'ailleurs, ajouta-t-il, je crois bien que c'est de vous qu'il a dit ça.
— Vraiment ? dit Elsie, les yeux brillants, il a dit cela de mon mari ?
— Mais oui, gnädige Frau, dit Kellner d'une voix courtoise, je crois bien qu'il s'agissait de votre mari. J'en suis même sûr, maintenant que j'y réfléchis. Le Reichsführer est un bon juge.
— Oh ! dit Elsie, je suis contente pour Rudolf ! Il travaille tant ! Il est tellement consciencieux pour tout ! Je dis :
— Voyons, Elsie !
Kellner se mit à rire, nous regarda l'un après l'autre d'un air attendri, et leva en l'air ses mains soignées :
— Comme cela fait plaisir de se retrouver dans une vraie famille allemande, gnädige Frau !
— Je suis célibataire, reprit-il d'un air mélancolique. Pas eu la vocation, en quelque sorte. Mais à Berlin, j'ai des amis mariés tout à fait charmants...
Il laissa traîner la fin de sa phrase. On se leva et on alla au salon prendre le café. Le café était du vrai café qu'Hageman avait reçu de France, et dont il avait donné un paquet à Elsie.
— Extraordinaire ! dit Kellner, vous vivez vraiment comme des coqs en pâte à Auschwitz ! La vie des camps a du bon... Si seulement il n'y avait pas...
Il eut une moue dégoûtée :
— ... toute cette laideur.
Il tournait sa cuiller dans sa tasse d'un air absorbé.
— Voilà le gros inconvénient des camps : La laideur ! Je me faisais cette réflexion ce matin, Lang, quand vous me montriez l'action spéciale. Tous ces juifs...
Je dis vivement :
— Excusez-moi, Herr Standartenführer. Elsie, voudrais-tu aller chercher les liqueurs ?
Elsie me regarda d'un air étonné, se leva et passa dans la salle à manger. Kellner ne leva pas la tête. Il tournait toujours sa cuiller. Elsie laissa la porte vitrée à demi ouverte derrière elle.
— Comme ils sont laids ! continua Kellner, les yeux fixés sur sa tasse. Je les ai bien regardés quand ils sont entrés dans la chambre à gaz. Quel spectacle ! Quelles nudités ! Les femmes surtout...
Je le fixais désespérément. Il ne levait pas les yeux.
— Et ces enfants... si maigres... avec leurs petits visages de singes... gros comme mon poing... Quelles anatomies ! Vraiment, ils étaient affreux... Et quand le gazage a commencé...
Je regardai Kellner et je regardai la porte, éperdu. La sueur coulait le long de mes flancs, je n'arrivais pas à parler.
— Quelles postures ignobles ! reprit-il en tournant lentement et machinalement sa cuiller. Un tableau de Breughel, vraiment ! Rien que pour être si laids, ils méritent la mort. Et penser...
II eut un petit rire :
—... penser qu'ils sentent encore plus mauvais après la mort que de leur vivant !
J'eus un geste d'une audace inouïe : Je lui touchai le genou. Il sursauta, je me penchai vivement, je lui montrai de la tête la porte entrouverte, et je dis très vite et dans un souffle : « Elle ne sait rien ».
Il ouvrit la bouche, et resta un moment en suspens, la cuiller au bout des doigts, stupéfait. Il y eut un silence, et ce silence était pire que tout.
— Breughel, reprit-il d'une voix fausse, connaissez-vous Breughel, Lang ? Pas Breughel le vieux... non, ni l'autre... mais Breughel d'Enfer, comme on l'appelait... précisément parce qu'il peignait l'Enfer...
Je regardais ma tasse. Il y eut un bruit de pas, la porte vitrée claqua, et je fis un violent effort pour ne pas lever les yeux.
— Il aimait peindre l'Enfer, figurez-vous, continua Kellner d'une voix trop forte. Il avait une sorte de talent pour le macabre...
Elsie posa le plateau de liqueurs sur la petite table basse, et je dis avec une politesse exagérée :
— Merci, Elsie.
II y eut un silence et Kellner me jeta un coup d'œil.
— Oh ! Oh ! dit-il avec un enjouement forcé, encore de bonnes choses ! Et même des liqueurs françaises, je vois. Je fis effort pour parler
— C'est l'Hauptsturmführer Hageman qui les reçoit, Herr Standartenführer. Il a des amis en France. Ma voix avait sonné faux, malgré tout. Je glissai un coup d'œil à Elsie. Elle avait les yeux baissés et son visage ne reflétait rien. La conversation tomba de nouveau. Kellner regarda Elsie et dit :
— Merveilleux pays, la France, gnädige Frau.
— Cognac, Standartenführer ? dit Elsie d'une voix tranquille.
— Un peu seulement, gnädige Frau, le cognac doit se déguster... Il leva la main :
— à la française. Un peu à la fois, et lentement. Nos lourdauds, là-bas, doivent en avaler des rasades...
Il eut un petit rire que je jugeai forcé, puis il me jeta un coup d'œil et je compris qu'il avait envie de s'en aller.
Elsie le servit, puis remplit à demi mon verre. Je dis :
— Merci, Elsie.
Elle ne leva pas la tête. Il y eut de nouveau un silence.
— Chez Maxim's, reprit Kellner, ils le boivent dans de grands verres ronds et renflés à la base... comme ceci...
Il dessina la forme du verre dans l'air des deux mains. Il y eut encore un silence, et il reprit d'un air gêné :
— Merveilleux, Paris, gnädige Frau. Je dois avouer... Il eut un petit rire :
— ... que j'envie beaucoup Herr Abetz, parfois.
Il parla encore un petit moment de Maxim's et de Paris, puis se leva et prit congé. Je remarquai qu'il n'avait même pas fini son verre. On laissa Elsie au salon, je descendis le perron avec Kellner, et je le mis dans sa voiture.
Elle démarra, je regrettai de ne pas avoir pris ma casquette sur la console : je serais parti aussitôt.
Je remontai lentement le perron, je poussai la porte d'entrée, et traversai doucement le vestibule. Je vis avec étonnement que ma casquette n'était plus sur la console.
J'ouvris la porte de mon bureau, et je m'arrêtai, stupéfait. Elsie était là, droite et blanche, la main gauche appuyée
sur une chaise. Je fermai machinalement la porte derrière moi et je détournai la tête. Ma casquette était sur ma table. Il se passa une pleine seconde, je saisis ma casquette et je tournai les talons. Elsie dit :
— Rudolf.
Je me retournai. Son regard était effrayant.
— Ainsi, dit-elle, c'est ce que tu fais ! Je détournai la tête :
— Je ne sais pas ce que tu veux dire.
Je voulus faire demi-tour, sortir, couper court. Mais j'étais là, figé, paralysé. Je ne pouvais même pas la regarder.
— Ainsi, dit-elle à voix basse, tu les gazes !... Et cette horrible odeur, c'est eux ! J'ouvris la bouche, je n'arrivai pas à parler.
— Les cheminées ! reprit-elle... Je comprends tout maintenant. Je regardai à terre et je dis :
— Bien entendu, nous brûlons les morts. On a toujours brûlé les corps en Allemagne, tu le sais bien. C'est une question d'hygiène. Il n'y a rien à redire à cela. Surtout avec les épidémies.
Elle cria :
— Tu mens ! Tu les gazes ! Je relevai la tête, stupéfait.
— Je mens ? Elsie ! Comment oses-tu ? Elle reprit sans m'entendre :
— Les hommes, les femmes, les enfants... tous pêle-mêle... nus... et les enfants ressemblent à des petits singes...
Je me raidis :
— Je ne sais pas ce que tu racontes.
Je fis un violent effort et je réussis à bouger. Je me retournai et je fis un pas vers la porte. Aussitôt, avec une vitesse stupéfiante, elle me dépassa, se jeta contre la porte et s'adossa à elle :
— Toi ! dit-elle, toi !
Elle tremblait de tout son corps. Ses yeux immenses, étincelants, étaient fixés sur moi. Je criai :
— Si tu crois que j'aime ça !
Et aussitôt un flot de honte me submergea : J'avais trahi le Reichsführer. J'avais révélé à ma femme un secret d'État.
— C'est donc vrai, cria Elsie, tu les tues ! Elle répéta en hurlant :
— Tu les tues !
Avec la rapidité de l'éclair, je la pris par les épaules, je posai la paume de ma main sur sa bouche, et je dis :
— Plus bas, Elsie, je te prie, plus bas !
Ses yeux cillèrent, elle se dégagea, je retirai ma main, elle tendit l'oreille, et nous restâmes un moment à écouter les bruits de la maison, immobiles, silencieux, complices.
Elle dit d'une voix basse et normale
— Frau Müller est sortie, je crois.
— La bonne ?
— Elle fait la lessive au sous-sol. Et les enfants font la sieste.
On écouta encore un moment en silence, puis elle tourna la tête, me regarda, et ce fut comme si elle se souvenait tout d'un coup qui j'étais : l'horreur envahit de nouveau ses traits et elle se rencogna contre la porte.
Je dis au prix d'un énorme effort :
— Écoute, Elsie. Il faut que tu comprennes. Ce sont seulement des inaptes. Et on n'a pas de nourriture pour tout le monde. Il vaut beaucoup mieux pour eux...
Ses yeux durs, implacables étaient fixés sur moi. Je poursuivis :
— Les traiter ainsi... que les laisser mourir de faim.
— Voilà donc, dit-elle à voix basse, ce que tu as imaginé !
— Mais ce n'est pas moi ! Je n'y suis pour rien ! C'est un ordre !... Elle dit avec mépris :
— Qui aurait pu donner un ordre pareil ?
— Le Reichsführer.
L'angoisse me serra le cœur : une fois de plus, je le trahissais.
— Le Reichsführer ! dit Elsie.
Ses lèvres se mirent à trembler et elle dit d'une voix éteinte :
— Un homme... vers qui les enfants allaient avec tant de confiance ! Elle balbutia :
— Mais pourquoi ? pourquoi ? Je levai les épaules :
— Tu ne peux pas comprendre. Ces questions-là t'échappent complètement. Les juifs sont nos pires ennemis, tu le sais bien. Ce sont eux qui ont déclenché la guerre. Si nous ne les liquidons pas maintenant, ce sont eux, plus tard, qui extermineront le peuple allemand.
— Mais c'est stupide ! dit-elle avec une vivacité inouïe. Comment pourront-ils nous exterminer, puisque nous allons gagner la guerre ?
Je la regardai, béant. Je n'avais jamais réfléchi à cela, je ne savais plus que penser. Je détournai la tête et je dis au bout d'un moment :
— C'est un ordre.
— Mais tu pouvais demander une autre mission. Je dis vivement :
— Je l'ai fait. J'étais volontaire pour le front, tu te souviens. Le Reichsführer n'a pas voulu.
— Eh bien ! dit-elle à voix basse et avec une incroyable violence, il fallait refuser d'obéir. Je criai presque :
— Elsie !
Et pendant une seconde, je fus incapable de trouver mes mots.
— Mais, dis-je, la gorge serrée, mais Elsie !... Ce que tu dis là, c'est... c'est contraire à l'honneur !
— Et ce que tu fais ?
— Un soldat, refuser d'obéir ! Et d'ailleurs, ça n'aurait rien changé ! On m'aurait dégradé, torturé, fusillé... Et toi, qu'est-ce que tu serais devenue ? Et les enfants ?...
— Ah ! dit Elsie, tout ! Tout ! Tout !... Je l'interrompis :
— Mais cela n'aurait servi à rien. Si j'avais refusé d'obéir, quelqu'un d'autre l'aurait fait à ma place ! Ses yeux étincelèrent :
— Oui, mais toi, dit-elle, toi, tu ne l'aurais pas fait ! Je la regardai, stupéfait, stupide. Mon esprit était un vide total.
— Mais Elsie, dis-je...
Je n'arrivais plus à penser. Je me raidis jusqu'à ce que tous les muscles me fissent mal, je fixai mes yeux droit devant moi, et sans regarder Elsie, sans la voir, sans rien voir, j'articulai avec force :
— C'est un ordre.
— Un ordre ! dit Elsie avec dérision.
Et brusquement elle se cacha la tête dans ses mains. Au bout d'un moment, je m'approchai et je la pris par les épaules. Elle tressaillit violemment, me repoussa de toutes ses forces, et dit d'une voix blanche :
— Ne me touche pas !
Mes jambes se mirent à trembler sous moi et je criai :
— Tu n'as pas le droit de me traiter ainsi ! Tout ce que je fais dans le camp, je le fais par ordre ! Je n'en suis pas responsable !
— C'est toi qui le fais ! Je la regardai, désespéré :
— Tu ne comprends pas, Elsie. Je ne suis qu'un rouage, rien de plus. Dans l'armée, quand un chef donne un ordre, c'est lui qui est responsable, lui seul. Si l'ordre est mauvais, c'est le chef qu'on punit, jamais l'exécutant.
— Ainsi, dit-elle avec une lenteur écrasante, voilà la raison qui t'a fait obéir : tu savais que si les choses tournaient mal, tu ne serais pas puni.
Je criai :
— Mais je n’ai jamais pensé à cela ! C’est seulement que je ne peux pas désobéir à un ordre. Comprends donc ! Ça m’est physiquement impossible !
— Alors, dit-elle avec un calme effrayant, si on te donnait l’ordre de fusiller le petit Franz, tu le ferais ! Je la fixai, stupéfait.
— Mais c’est de la folie ! Jamais on ne me donnera un ordre pareil !
— Et pourquoi pas ? dit-elle avec un rire sauvage. On t’a bien donné l’ordre de tuer des petits enfants juifs ! Pourquoi pas les tiens ? Pourquoi pas Franz ?
— Mais voyons, jamais le Reichsführer ne me donnerait un ordre pareil ! Jamais ! C’est...
J’allais dire : « C’est impensable ! » et tout à coup, les mots se bloquèrent dans ma gorge. Je me rappelai avec terreur que le Reichsführer avait donné l’ordre de fusiller son propre neveu.
Je baissai les yeux. C’était trop tard.
— Tu n’en es pas sûr ! dit Elsie avec un mépris horrible, tu vois, tu n’en es pas sûr ! Et si le Reichsführer te disait de tuer Franz, tu le ferais !
Elle découvrit à demi les dents, elle parut se replier sur elle-même, et ses yeux se mirent à briller d’une lueur farouche, animale. Elsie si douce, si calme... Je la regardais, paralysé, cloué au sol par tant de haine.
— Tu le ferais ! dit-elle avec violence, tu le ferais !
Je ne sais ce qui se passa alors. Je jure que je voulais répondre : « Naturellement pas », je jure que j’en avais l’intention la plus nette et la plus formelle, et au lieu de cela, les mots s’étouffèrent brusquement dans ma gorge, et je dis :
— Naturellement.
Je crus qu’elle allait se jeter sur moi. Un temps interminable s’écoula. Elle me regardait. Je ne pouvais plus parler. Je désirais désespérément me reprendre, m’expliquer... Ma langue était collée contre mon palais.
Elle se retourna, ouvrit la porte, sortit, et je l’entendis qui montait rapidement l’escalier.
Robert Merle, in La mort est mon métier

1. Colonel de SS.
2. Chère Madame.

vendredi 28 mars 2014

En priant... Robert Guelluy, La confiance dans la Miséricorde

Louange au Père
Père si bienveillant,
Il est vraiment juste et bon de te fêter, de te bénir,
Car tu ne traites personne selon ses fautes ;
Tu ne tiens pas rigueur de nos offenses,
Mais tu es tendresse et pitié ;
Tu fais miséricorde jusqu'à la millième génération,
Tu ne démens aucun de tes bienfaits.
Nous admirons comment tu ne cesses de nous pardonner,
À nous, hommes de peu de foi,
Pour qui tu as vu souffrir ton Fils unique,
Jésus, notre Sauveur.
* * *
Nous te rendons grâce,
Père de l'enfant prodigue,
Et de son frère aîné.
Tu ne discutes ni avec l'un ni avec l'autre :
Tu ne veux d'autre recours que ta tendresse
Pour les garder avec toi.
Tu fais confiance au dernier-né
En lui accordant sa part d'héritage,
Et ta confiance éveille en lui l'audace du retour.
Tu cours à la rencontre de l'égaré.
Et tu le reçois avec tant de joie :
Avec toutes les marques d'honneur
Qu'il était possible de lui donner !
Tu te portes aussi à la rencontre de l'aîné
Qui refuse d'entrer encore en ta maison
Et de te dire : « Père »,
Tu l'appelles doucement : « mon enfant »,
Et ne lui parles que d'affection à partager.
Oui, nous te rendons grâce,
De nous avoir donné Jésus
Pour rendre vie à ceux qui étaient morts,
Retrouver ceux qui étaient perdus,
Rassembler ceux qui étaient divisés.
Nous te bénissons,
Père de notre frère et Seigneur bien-aimé
Qui ne condamna pas ceux qui le clouaient à la croix
Mais répandit son sang pour eux,
Et pour nous tous,
Ce sang de l'alliance scellée dans l'eucharistie.
Avec le Fils unique
Nous nous souvenons que ton Fils a partagé
Jusqu'à la croix notre état de pécheurs,
Et qu'au matin de Pâques
Il s'est manifesté comme Seigneur de la création rénovée.
La lumière jaillit alors, comme jamais, de la nuit,
Lumière de la réconciliation
Qui dissipait les ténèbres de la faute.
Dans l’unité du Saint-Esprit
Père qui connais si bien notre faiblesse,
Rends-nous, par ton Esprit-Saint,
Plus accueillants à ton pardon.
Fais que nous passions de la suffisance à l'aveu,
De l'amertume à la douceur,
Du remords au repentir
Qui nous inspirera de dire « heureuse faute »
Et nous mettra, de la sorte,
Sur le chemin d'une conversion plus profonde,
Où nous serons moins étrangers les uns aux autres.
En nous souvenant de nos frères
Nous te prions en communion avec Marie sans péché,
Et pour cela si proche des pécheurs,
Avec les Apôtres qui ont fait l'expérience
De la défection et du retour à l'unité,
Avec les martyrs et les saints,
Avec tous nos frères.
Nous te prions pour ton Église et surtout pour ses guides,
Nous te prions pour nos défunts.
Nous te demandons les uns pour les autres
La joie de comprendre un peu plus ton pardon,
Et ainsi de te connaître un peu mieux.
Nous te recommandons ceux qui se privent de ce bonheur
En se prétendant justes,
Ou en se décourageant.
Que tous soient plus dociles à la voix de Jésus,
Comme la brebis perdue
Qu'émeut la voix du bon pasteur.
Conclusion
Père, pardonne nos offenses,
Et fais-nous pardonner davantage,
Au point d'oublier vraiment,
Au point même de ne plus nous sentir offensés.

Robert Guelluy, in Présence de Dieu
(Vivre et croire, 1971)


Et aussi :
En priant... Robert Guelluy, la Foi, l'Espérance et la Charité

mardi 25 mars 2014

En annonçant... Réginald Garrigou-Lagrange, Le motif de l'Incarnation

Credo in Deum...
Filium...
qui propter nos homines
et propter nostram salutem
descendit de c
ælis.
Une des considérations qui peuvent nous faire pénétrer profondément dans la vie intime de Jésus est celle du motif de l'Incarnation, du motif de sa venue en ce monde qui a dû être toujours présent à sa pensée, comme le but de sa vie terrestre. Nous voudrions rappeler ici que, comme le montre saint Thomas, 1° le motif de l'Incarnation fut un motif de miséricorde ; 2° que le Verbe, en s'incarnant pour nous sauver, loin de se subordonner à nous, rétablit l'ordre primitif en le surélevant infiniment ; 3° que Jésus dans sa vie intime est avant tout Sauveur, prêtre et victime.
* * *
Le motif de l'Incarnation fut un motif de miséricorde
Il existe une opinion selon laquelle le Verbe, dans le plan actuel de la Providence, se serait incarné même si l'homme n'avait pas péché. Le Christ serait alors venu, non pas comme Sauveur et victime, mais comme chef du royaume de Dieu, et docteur suprême, pour rendre à Dieu une plus grande gloire, et couronner ainsi la création. Il serait venu ainsi avec un corps immortel, non sujet à la douleur. Mais, ajoute cette opinion, le péché étant survenu, le Christ est venu dans une chair mortelle, in carne passibili, comme Sauveur et victime pour notre salut.
Selon cette opinion, c'est pour ainsi dire accidentellement que, dans le plan actuel de la Providence, Jésus est Sauveur et victime ; avant tout il est Roi des rois, chef du royaume de Dieu.
Saint Thomas 1, qui a examiné la valeur de cette opinion déjà proposée de son temps, écrit à ce sujet : « Il paraît préférable de suivre l'enseignement contraire de ceux qui disent que, selon le plan actuel de la Providence, le Verbe ne se serait pas incarné si l'homme n'avait pas péché. Ce qui en effet dépend de la seule liberté de Dieu au-dessus de tout ce qui est dû à la créature ne peut nous être connu que par la révélation contenue dans l'Écriture. Or l'Écriture dit partout que la raison de l'Incarnation a été la rédemption du genre humain. Il est donc préférable de dire que l'Incarnation a été ordonnée par Dieu comme un remède contre le péché, et que si le premier homme n'avait pas péché, le Verbe, selon le plan actuel de la Providence, ne se serait pas incarné, quoique selon un autre plan l'Incarnation aurait pu avoir lieu sans cette condition ».
En d'autres termes, selon saint Thomas, les thomistes et bien d'autres théologiens anciens et modernes, le motif de l'Incarnation fut surtout un motif de miséricorde, pour relever de sa misère l'humanité déchue. De ce point de vue Jésus est avant tout Sauveur et Victime plus encore que Roi ; c'est là le trait primordial de sa physionomie spirituelle.
Cette réponse est fondée sur de nombreuses paroles de l'Ecriture et sur des témoignages très forts de la Tradition. Daniel (IX, 24) et Zacharie (III, 9) annoncent que le Messie viendra « pour mettre fin au péché », « pour effacer les iniquités de la terre ». Jésus lui-même dit en saint Luc (XIX, 10) : « Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu ». Il dit aussi en saint Jean (III, 17) : « Dieu a tellement aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle. Car Dieu n'a pas envoyé le Fils dans le monde pour juger le monde, mais POUR QUE LE MONDE SOIT SAUVÉ PAR LUI ». — Saint Paul écrit (I Tim, I, 15) : « Le Christ Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs ». Saint Jean ajoute dans sa 1ère Épître (I, 7) : « Le sang de Jésus, Fils unique du Père, nous purifie de tout péché » –  « Si quelqu'un a péché, nous avons un avocat près du Père, Jésus-Christ, le juste. Il est lui-même victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier » (Ibid, II, 2). « C'est Dieu qui nous a aimés le premier, et qui a envoyé son Fils comme victime de propitiation pour nos péchés » (Ibid, IV, 10).
Du reste, le nom de Jésus veut dire non pas Roi, ou Docteur, mais veut dire Sauveur, et les noms donnés par Dieu expriment le trait primordial de la physionomie spirituelle de ceux qui les reçoivent. L'ange Gabriel, envoyé de Dieu, dit à Marie : « Vous enfanterez un fils, et vous lui donnerez le nom de Jésus » (Luc, 1, 32). À Joseph, l'ange dit : « Tu lui donneras le nom de Jésus, car il sauvera son peuple de leurs péchés » (Matth, I, 21). Ainsi le motif de l'Incarnation est ce pour quoi elle a été nécessaire : pour nous sauver par une réparation parfaite de l'offense faite à Dieu, par un acte d'amour réparateur, qui plaise plus à Dieu que tous les péchés ne lui déplaisent, et qui soit une source infinie de grâces pour nous.
La Tradition n'est pas moins affirmative que l'Écriture, comme on le voit par le Symbole de Nicée que l'on chante à la Messe : « Credo in Filium Dei unigenitum..., qui propter nos homines et propter nostram salutern descendit de cælis –  Je crois en Jésus-Christ, Fils unique de Dieu..., qui pour nous autres hommes et pour notre salut est descendu du ciel ». C'est le sens de toute la liturgie de l'Avent et de la Nativité, qui prépare depuis plusieurs siècles les fidèles à célébrer la naissance du Sauveur.
Les Pères de l'Eglise enseignent aussi généralement que, selon le plan actuel de la Providence, le Verbe ne se serait pas incarné si les hommes n'avaient pas eu besoin de rédemption. C'est en particulier la doctrine de saint Irénée 2, de saint Athanase 3, de saint Grégoire de Nazianze 4, du plus grand des Pères grecs, saint Jean Chrysostome, et du plus illustre des Pères de l'Eglise latine, saint Augustin.
Saint Jean Chrysostome dit expressément : « II n'y a pas d'autre cause de l'Incarnation que celle-ci : Dieu nous vit déchus, dans l'abjection, oppressés par la tyrannie de la mort, et il a eu miséricorde »5. Saint Augustin dit de même : « Si homo non periisset, Filius horninis non venisset  Si l'homme n'était pas tombé, le Fils de l'homme ne serait pas venu »6. Le motif de l'Incarnation a été un motif de miséricorde. C'est ce que redisent saint Thomas, tous les thomistes, et beaucoup d'autres théologiens.
Les thomistes en particulier ajoutent cette raison : Dieu, après avoir arrêté le plan de la Providence, ne le modifie pas à cause d'un accident imprévu. Il a d'avance tout prévu ; nul bien n'arrive qu'il ne l'ait voulu, nul mal qu'il ne l'ait permis pour un plus grand bien. Et donc on ne peut dire que Dieu a modifié le plan actuel par suite du péché du premier homme. Le décret divin efficace sur le monde s'étendait d'emblée à tout ce qui devait arriver, d'une façon positive au bien, et d'une façon permissive au mal 7. Or de fait le Verbe est venu dans une chair mortelle et sujette à la douleur, ce qui présuppose le péché, de l'aveu de tous. Donc en vertu du décret primitif, efficace, le Verbe ne se serait pas incarné si l'homme n'avait pas péché. C'est du reste, nous l'avons vu, ce que disent assez clairement l'Écriture et la Tradition. En d'autres termes : le motif de l'Incarnation a été un motif de miséricorde. Comme l'a dit Notre-Seigneur lui-même : « Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Luc, XI, 10). C'est extrêmement consolant pour nous : les plus grands pécheurs, qui crient vers le Sauveur, trouvent le salut.
* * *
Dieu n'a permis le mal, le péché de l'homme,
que pour un plus grand bien
Mais il est un autre aspect du mystère, qui permet de répondre à la question parfois angoissante qu'on appelle le problème du mal. Pourquoi Dieu a-t-il permis le mal, surtout le mal moral, le péché du premier homme, en prévoyant qu'il s'étendrait à toute l'humanité, par suite privée de la grâce et des privilèges de l'état d'innocence ?
Saint Thomas exprime fort bien ce second aspect du mystère, que certains de ses commentateurs ont négligé 8 et que d'autres ont heureusement mis en relief 9. Il dit (IIIa, q. 1, a. 3, ad 3) : « Rien n'empêche que la nature humaine ait été élevée à quelque chose de plus grand après le péché. Car Dieu ne permet le mal que pour un plus grand bien. C'est pourquoi saint Paul écrit aux Romains, v, 20 : « Là où la faute a abondé, la grâce a surabondé ». Et l'Église chante dans la bénédiction du cierge pascal : « O felix culpa, quae totem ac tantum meruit habere redemptorem – O heureuse faute, qui a mérité d'avoir un tel et si grand Rédempteur ! »
Il est clair en effet que Dieu ne peut permettre le mal, surtout le péché, qu'en vue d'un plus grand bien ; autrement la permission divine, qui laisse arriver le péché, ne serait pas sainte. On ne pourrait certes pas dire a priori pour quel plus grand bien Dieu a permis le péché du premier homme. Mais, après le fait de l'Incarnation, on peut et l'on doit dire avec saint Paul : Dieu n'a permis que la faute abondât que pour que la grâce surabondât en la personne de notre Sauveur et par Lui en nous.
Et donc, lorsque le Verbe s'est fait chair pour nous racheter, il ne s'est nullement subordonné à nous (il nous reste infiniment supérieur, et l'Incarnation est plus précieuse que notre rédemption) ; mais il s'est incliné vers nous, pour nous relever vers lui. C'est le propre précisément de la miséricorde d'incliner le supérieur vers l'inférieur, non pas certes pour le subordonner à l'inférieur, mais pour relever celui-ci. C'est ainsi que le Verbe en s'incarnant s'incline pour restaurer l'ordre primitif, l'harmonie originelle, et même pour surélever cet ordre primitif immensément, en s'unissant personnellement la nature humaine, et en nous manifestant ainsi de la façon la plus profonde sa toute-puissance et sa bonté 10.
Dieu ne permet le mal que pour un plus grand bien, et il n'aurait pas permis ce mal immense qui est le péché originel, s'il n'avait pas eu en vue ce plus grand bien qui est l'Incarnation rédemptrice. C'est ainsi que la Miséricorde divine, loin de subordonner à nous le Verbe incarné pour nous, est la plus haute manifestation de la Puissance de Dieu et de sa Bonté. Elle chante la gloire de Dieu plus que toutes les étoiles du firmament.
Le Verbe fait chair, notre Sauveur, est infiniment plus grand que le premier homme innocent. Marie est aussi, toute proportion gardée, incomparablement supérieure à Ève, et dans la plus pauvre église de village, au moment où se célèbre la messe, est offert à Dieu un culte infiniment supérieur à celui qui lui était offert par le premier homme innocent, dans le Paradis terrestre.
Le trait primordial de la physionomie spirituelle de Jésus
Il s'ensuit que ce n'est pas accidentellement que le Christ est Sauveur, prêtre et victime. C'est là le caractère principal de sa vie. Il n'est pas avant tout un Roi et un Docteur sublime, devenu accidentellement, à cause du péché de l'homme, sauveur de l'humanité et victime 11. Comme le signifie son nom Jésus, il est avant tout le Sauveur, et toute sa vie est ordonnée à sa mort héroïque sur la Croix, par laquelle il réalise sa mission, sa destinée de Rédempteur. Le motif de l'Incarnation est notre rédemption par l'acte d'amour héroïque du Calvaire. Les stigmatisés comme saint François ont dû pénétrer très profondément cette vérité.
Le Christ apparaît ainsi plus grand, l'unité de sa vie beaucoup plus profonde. Elle est toute ordonnée à l'acte d'amour par lequel en s'offrant sur la Croix il a été victorieux du péché, du démon et de la mort, acte d'amour qui plaît à Dieu plus que tous les péchés ne lui déplaisent.
C'est ce que dit saint Thomas (Ia, q. 20, a. 4, ad Im) : « Dieu aime le Christ Jésus non seulement plus que tout le genre humain, mais plus que toutes les créatures prises ensemble ; car il lui a voulu un plus grand bien en lui donnant un nom au-dessus de tout nom, il a voulu qu'il soit vraiment Dieu. Cette excellence souveraine du Christ n'est pas diminuée du fait que son Père l'a livré à la mort pour notre salut ; au contraire, le Christ est ainsi devenu le vainqueur glorieux (du péché, du démon et de la mort), « le souverain pouvoir a été ainsi placé sur ses épaules », comme le dit Isaïe (IX, 5).
On comprend dès lors pourquoi la pensée de la rédemption par la Croix est, avec celle de la gloire de Dieu, la première pensée qu'eut Notre-Seigneur en venant en ce monde et qui ne le quitta pas un instant 12, comme le dit saint Paul (Hébr, X, 7) : « Le Christ dit en entrant dans le monde : Vous n'avez voulu ni sacrifice ni oblation (du sang des taureaux et des boucs), mais vous m'avez formé un corps... Me voici, je viens, ô mon Dieu, pour faire votre volonté ».
Cette oblation sera toujours vivante en son cœur, elle sera comme l'âme de sa prédication et de son sacrifice. Les trois premiers évangélistes nous rapportent que Jésus disait : « Le Fils de l'homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour beaucoup »13.
Dans une de ses plus belles paraboles, celle du bon Pasteur, il disait : « Je donne ma vie pour mes brebis... C'est pour cela que mon Père m'aime, parce que je donne ma vie pour la reprendre. Personne ne me la ravit, mais je la donne de moi-même »14.
Il disait encore : « Je suis venu jeter un feu sur la terre, et que désiré-je, sinon le voir se répandre partout ? Je dois être baptisé d'un baptême, et quelle angoisse en moi jusqu'à ce qu'il soit accompli ! » (Luc, XII, 49). Il parlait du baptême de sang, le plus parfait de tous 15.
Sous une autre forme il exprime le but de sa mission : « Quand je serai élevé de terre, j'attirerai tout à moi. Ce qu'il disait, ajoute saint Jean, pour marquer de quelle mort il devait mourir » (Jean, XII, 32).
C'est la pensée constante du Sauveur quand il forme les apôtres, quand il dit à Pierre qui ne peut porter l'annonce de la Passion : « Tu n'as pas l'intelligence des choses de Dieu, tu n'as que des idées humaines » (Matth, XVI, 23) ; de même quand il dit aux fils de Zébédée : « Pouvez-vous boire le calice que je dois boire, ou être baptisés du baptême dont je vais être baptisé ? » (Marc, X, 38). C'est la même pensée qui anime la Cène, au moment de l'institution de l'Eucharistie : « Ceci est mon corps qui est donné pour vous... Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est versé pour vous » (Luc, XXII, 19-20). « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jean, XV, 13).
Enfin Jésus appelle plusieurs fois l'heure de la Passion « son heure »16, car c'est l'heure par excellence à laquelle toute sa vie terrestre est ordonnée.
Jésus est avant, tout Sauveur, prêtre et victime. C'est le trait primordial de sa physionomie spirituelle, le caractère foncier de sa vie intérieure.
Que s'ensuit-il pour nous ?
Il s'ensuit que ce n'est pas accidentellement, dans le plan actuel de la Providence, que les âmes, pour se sanctifier, doivent porter leur croix en union avec le Sauveur. Il l'a dit lui-même, comme le rapporte saint Luc (IX, 23) : « S'adressant à tous, il dit : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce et qu'il porte sa croix chaque jour et me suive... Celui qui perdra sa vie à cause de moi, la sauvera ». C'est ce qui s'est réalisé d'une façon éclatante chez les martyrs, qui, en unissant leurs souffrances à celle du Sauveur, sauvaient à leur tour des âmes, et parfois celles mêmes de leurs persécuteurs.
Il s'ensuit aussi que pour être un saint, et même un grand saint, il n'est pas nécessaire d'être un docteur, ni un homme d'action, il suffit d'être vraiment configuré au Christ crucifié, comme le fut un saint Benoît-Joseph Labre, qui n'avait à lui que sa pauvreté, sa souffrance héroïquement supportée, et qui apparut comme la vivante image de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Il s'ensuit enfin, comme l'explique profondément saint Thomas (IIIa, q. 62, a. 2) en parlant de l'effet du baptême, que, si la grâce sanctifiante, que possédait le premier homme dans l'état d'innocence, est une participation de la nature divine et fait de nous les enfants de Dieu, la grâce proprement chrétienne, qui nous est communiquée après la chute par le Christ rédempteur, a quelque chose de spécial, qui fait de nous « les membres vivants du Christ ». C'est pourquoi la grâce chrétienne, comme telle, nous inspire de souffrir à l'exemple de Jésus pour expier, réparer les outrages faits à Dieu, pour coopérer à notre salut et à celui du prochain, comme les membres d'un même corps doivent s'entr'aider.
C'est pourquoi nulle idée chrétienne n'arrive à prévaloir, nulle œuvre chrétienne ne persévère qu'après certaines épreuves ; « il faut que le grain de froment, mis en terre, meure, autrement il reste seul ; s'il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jean, XII, 24).
C'est par là que les chrétiens sont configurés profondément à leur chef qui dit de lui-même aux disciples d'Emmaüs qui ne le comprenaient pas encore : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît toutes ces choses, et entrât ainsi dans sa gloire ? » (Luc, XXIV, 26). C'est ce qu'avait annoncé Isaïe, dans sa prédiction de la Passion (ch. LIII). C'est ce que nous redit tous les jours le Sacrifice de la Messe, et ce qu’il redira jusqu’à la fin du monde.
Réginald Garrigou-Lagrange,
in Le Sauveur et son amour pour nous (1952)
1. IIIa, q. 1, a. 3.
2. « Si la chair n'avait pas eu besoin d'être sauvée, le Verbe ne se serait pas fait chair » (Adv. haereses, 1. V, c. 14, n. 1).
3. « Le Verbe ne se serait pas fait homme, si ce n'avait pas été nécessaire pour nous racheter » (Adv. Arian., or. 2, n. 56).
4. « Pourquoi l'humanité a-t-elle été assumée par Dieu, unie à la divinité (en Jésus) ? Sans aucun doute, pour préparer notre salut. Quelle autre raison peut-on donner ? » (Oratio 30, n. 2).
5. In Epist. ad Hebr., hom. 5, n. 1.
6. Sermo 174, 2, 2.
7. Le décret divin efficace de l'Incarnation porte d'emblée non seulement sur la substance de ce fait, mais aussi sur les circonstances où il sera réalisé hic et nunc, particulièrement sur cette circonstance in carne passibili, incarnation dans une chair passible et mortelle circonstance qui, de l'aveu de tous, suppose la prévision du péché d'Adam.
8.Par exemple Jean de Saint-Thomas et Billuart.
9. Voir l'exposé de ce point de doctrine chez les carmes de Salamanque, et chez les dominicains Godoy et Gonet. Voir aussi ce que dit fort bien Cajetan (in Iam, q. 22, a. 2, n°VII) : (Si non esset peccatum a Deo permissum) « deesset universo hostia illa divini suppositi, quam in cruce obtulit ; quod adeo bonum fuit et est, ut excedat in bonitate omne malum culpæ ; non solum hominum, sed daemonum... O felix culpa... ».
10. On a objecté : Il serait pervers d'ordonner le supérieur à l'inférieur. Or l'Incarnation est supérieure à notre rédemption. Donc il serait pervers de l'ordonner à elle.
Les thomistes ont toujours répondu : Il serait pervers et même absurde d'ordonner le supérieur à l'inférieur comme à un principe de perfection et à une fin dernière, bien certainement ; mais il n'est pas pervers d'ordonner le supérieur à l'inférieur, comme à un sujet perfectible qui doit être perfectionné. Ainsi, bien que notre corps soit pour notre âme, Dieu ordonne d'une certaine manière l'âme au corps pour le vivifier, et il ne créerait pas telle âme d'enfant, si le corps de cet enfant ne commençait à se former. De même, bien que nous soyons pour le Christ, qui est notre fin, il est venu pour nous sauver, et il ne serait pas venu si nous n'avions pas eu besoin d'être sauvés. Comme il y a une dépendance mutuelle entre le corps fait pour l'âme et l'âme qui vivifie le corps, « causae ad invicem sunt causae, sed in diverso genere », il y a aussi dépendance mutuelle entre l'Incarnation en vue de laquelle le péché originel a été permis et ce péché pour la délivrance duquel l'Incarnation rédemptrice a été voulue par la miséricorde divine.
11. Même dans la Messe et l'Office du Christ-Roi, il est parlé constamment du Christ comme Sauveur, car il est roi et par droit de naissance et par droit de conquête ; il a conquis cette royauté universelle pendant la Passion, où il fut couronné d'épines, avant de recevoir la couronne de gloire au ciel.
12. Voir sur ce point le très beau livre écrit au XVIIe siècle par le P. Chardon, op, La Croix de Jésus.
13. Matth, XX, 28 ; Marc, X, 45 ; Luc, I, 68 ; II, 38 ; XXI, 28.
14. Jean, X, 11-18
15. Cf. S. Thomas, IIIa, q. 46, a. 12.
16. Jean, II, 4 ; XII, 23 ; XIII, 1 ; XVI, 21, 25, 32 ; XVII, 1.