dimanche 11 mars 2012

En résistant... Romain Gary, La promesse de l'aube


L'idée que la France pouvait perdre la guerre ne m'était jamais venue. Je savais bien que nous avions déjà perdu une fois, en 1870, mais je n'étais pas encore né, et ma mère non plus. C'était différent.
Le 13 juin 1940, alors que le front croulait de toutes parts, en revenant d'une mission de convoyage en Bloch-210 je fus blessé par un éclat sur le terrain de Tours, au cours d'un bombardement. La blessure était légère et je laissai le shrapnell dans ma cuisse : je voyais déjà la fierté avec laquelle ma mère allait le tâter, à la première permission. Je le garde toujours. Il est vrai que maintenant je pourrais aussi bien me le faire enlever.
Les succès foudroyants de l'offensive allemande ne me firent guère d'effet. Nous avions déjà vu cela en 14-18. Nous autres, Français, nous nous ressaisissions toujours au dernier moment, c'était bien connu. Les tanks de Guderian, fonçant à travers la trouée de Sedan, me faisaient rigoler, et je pensais à notre État-Major en train de se frotter les mains, en voyant son plan magistral s'exécuter point par point, et ces gros lourdauds d'Allemands tomber une fois de plus dans le panneau. Je crois que mon sang lui-même charriait une confiance invincible dans les destinées de la patrie, qui devait me venir de mes ancêtres tartares et juifs. Mes chefs militaires à Bordeaux-Mérignac eurent vite fait de reconnaître en moi ces qualités ataviques de fidélité à nos traditions et d'aveuglement, et je fus désigné pour faire partie de l'un des trois équipages de vigilance chargés de patrouiller au-dessus des quartiers ouvriers de Bordeaux. Il s'agissait, nous avait-on expliqué sur un mode confidentiel, d'assurer la protection du maréchal Pétain et du général Weygand, lesquels étaient résolus à continuer la lutte, contre une cinquième colonne communiste qui se disposait à saisir le pouvoir et à traiter avec Hitler. Je ne suis pas le seul témoin, comme je ne fus pas la seule dupe, de cette astucieuse infamie : des brigades d'élèves-officiers, parmi lesquels se trouvait Christian Fouchet, aujourd'hui notre ambassadeur au Danemark, avaient été placées aux carrefours de la ville, afin d'assurer la protection de l'auguste vieillard contre les défaitistes et les pactiseurs avec l'ennemi. Je demeure cependant convaincu que cette habileté avait été le fait des échelons subalternes, et que ceux-ci l'avaient perpétrée spontanément, dans l'enthousiasme patriotique et politique du moment. J'effectuai donc les patrouilles aériennes à basse altitude au-dessus de Bordeaux, les mitrailleuses chargées, prêt à foncer sur tout attroupement qui m'aurait été signalé. Je l'eusse fait sans hésiter et sans me douter une seconde que la cinquième colonne dont nous étions soi-disant chargés de déjouer les plans avait déjà gagné la partie, qu'elle n'était pas de celles qui marchent à ciel ouvert avec des étendards dans les rues, mais qu'elle s'était insinuée insidieusement dans les âmes, les volontés et les esprits. J'étais foncièrement incapable d'imaginer qu'un chef parvenu au premier rang de la plus vieille et de la plus glorieuse armée du monde pût se révéler soudain un défaitiste, un cœur mal trempé, ou même un intrigant prêt à faire passer ses haines, rancunes et passions politiques avant le destin de la nation. L'affaire Dreyfus ne m'avait rien appris à cet égard : d'abord, Esterhazy n'était pas vraiment français, c'était un naturalisé, et puis, il s'agissait là-dedans de déshonorer un Juif et chacun sait que, dans ces cas-là, tous les moyens sont permis : nos chefs militaires de l'affaire Dreyfus avaient cru bien faire. Bref, j'ai conservé ma foi intacte jusqu'au bout et sans doute aujourd'hui encore n'ai-je pas beaucoup changé de ce côté-là : un plongeon comme celui de Dien-Bien-Phu, certaines vilenies en marge de la guerre d'Algérie me frappent de désarroi et d'incompréhension. À chaque avance de l'ennemi, à chaque écroulement du front, je souriais donc d'un air fin et j'attendais le renversement inattendu, la détente fulgurante, le « Et là ! » ironique et éblouissant de nos stratèges-bretteurs sans pareils. Cette inaptitude atavique à désespérer, qui est en moi comme une infirmité contre laquelle je ne puis rien, finissait par prendre l'apparence de quelque heureuse et congénitale imbécilité, comparable un peu à celle qui avait jadis poussé les reptiles sans poumons à ramper hors de l'Océan original et les avait menés non seulement à respirer, mais encore à devenir un jour ce premier soupçon d'humanité que nous voyons aujourd'hui patauger autour de nous. J'étais bête et je le suis demeuré — bête à tuer, bête à vivre, bête à espérer, bête à triompher. Plus la situation militaire devenait grave et plus ma bêtise s'exaltait à n'y voir qu'une occasion à notre mesure, et j'attendais que le génie de la patrie s'incarnât soudain dans une figure de chef, selon nos meilleures traditions. J'ai toujours eu tendance à prendre à la lettre les belles histoires que l'homme s'est racontées sur lui-même dans ses moments inspirés, et la France, à cet égard, n'a jamais manqué d'inspiration. Le talent éclatant de ma mère lorsqu'il s'agissait d'avoir confiance, de continuer à croire et à espérer, se réveillait soudain en moi et s'élevait même à des sommets inattendus. J'ai cru tour à tour à tous nos chefs et dans chacun je reconnaissais l'homme providentiel. Et lorsque, l'un après l'autre, ils disparaissaient dans le trou du guignol ou s'installaient dans la défaite, je ne me décourageais pas le moins du monde et ne perdais nullement ma foi en nos généraux ; je changeais simplement de général. Jusqu'au bout, je n'ai cessé de faire mon marché, toujours trompé et toujours preneur, et chaque fois qu'un grand homme me claquait entre les doigts, je passais au suivant avec une confiance redoublée. J'ai donc cru successivement au général Gamelin, au général Georges, au général Weygand — je me souviens avec quelle émotion je lisais la description qu'une agence de presse faisait de ses bottes de cuir fauve et de sa culotte de peau lorsque, le commandement suprême assumé, il descendait les marches de son G.Q.G. — j'ai cru au général Huntziger, au général Blanchard, au général Mittelhauser, au général Noguès, à l'amiral Darlan, et — ai-je besoin de le dire — au maréchal Pétain. C'est ainsi que j'aboutis tout naturellement au général de Gaulle, le petit doigt sur la couture du pantalon et sans jamais cesser de saluer. On imagine mon soulagement lorsque ma bêtise congénitale et mon inaptitude au désespoir trouvèrent soudain à qui parler et lorsque des profondeurs de l'abîme, exactement comme je m'y attendais, surgit enfin une extraordinaire figure de chef qui non seulement trouvait dans les événements sa mesure mais encore portait un nom bien de chez nous. Chaque fois que je me trouve devant de Gaulle, je sens que ma mère ne m'avait pas trompé et qu'elle savait tout de même de quoi elle parlait.
Je décidai donc de passer en Angleterre, en compagnie de trois camarades, à bord d'un Den-55, un type d'appareil tout nouveau qu'aucun de nous n'avait piloté auparavant.
L'aérodrome de Bordeaux-Mérignac les 15, 16 et 17 juin 1940 était certainement un des endroits les plus étranges qu'il m'eût jamais été donné de fréquenter.
De tous les coins du ciel, d'innombrables véhicules aériens venaient sans cesse se poser sur la piste et encombraient le terrain. Des machines dont je ne connaissais ni le type ni l'usage déversaient sur le gazon des passagers non moins curieux, dont certains paraissaient s'être purement et simplement emparés du premier mode de transport qui leur était tombé sous la main.
Le terrain était devenu une sorte de rétrospective de tout ce que l'Armée de l'Air avait compté comme prototypes depuis vingt ans : avant de mourir, l'aviation française revoyait son passé. Les équipages étaient parfois encore plus étranges que les avions. J'ai vu un pilote d'aéronavale avec une des plus belles croix de guerre qu'on puisse contempler sur une poitrine de combattant, sortir de la carlingue de son avion de chasse, tenant une petite fille endormie dans ses bras. J'ai vu un sergent-pilote faire descendre de son Goéland ce qui ne pouvait être autre chose que cinq aimables pensionnaires d'une « maison » de province. J'ai vu, dans un Simoun, un sergent aux cheveux blancs et une femme en pantalon, avec deux chiens, un chat, un canari, un perroquet, des tapis roulés et un tableau d'Hubert Robert contre la paroi. J'ai vu une famille de bon aloi, père, mère, deux jeunes filles, valise à la main, discuter avec un pilote du prix du passage en Espagne, le pater familias étant chevalier de la Légion d'honneur. J'ai vu surtout et je verrai toute ma vie les visages des pilotes des Dewoitine-52o et des Morane-4o6 revenant des derniers combats, les ailes trouées de balles et l'un d'eux, arrachant sa croix de guerre, et la jetant sur le sol. J'ai vu une bonne trentaine de généraux, autour du mirador, attendant, attendant, attendant. J'ai vu de jeunes pilotes s'emparer sans ordres des Bloch-151 et prendre l'air sans munitions, et sans autre espoir que celui d'aller s'écraser contre les bombardiers ennemis que les alertes successives annonçaient, mais qui ne venaient jamais. Et toujours, l'incroyable faune aérienne qui fuyait le naufrage du ciel et parmi laquelle les Bloch-210, les fameux cercueils volants, paraissaient particulièrement bien venus.
Mais je crois que c'est de mes cher Potez-25 et de ces vieux pilotes que nous ne voyions jamais approcher sans entonner un petit air populaire à l'époque « Grand-père, grand-père, vous oubliez votre cheval » que je me souviendrai avec le plus d'amitié. Ces vieillards de quarante à cinquante ans, tous réservistes, certains anciens combattants de la Première Guerre mondiale, avaient été, malgré les « macarons » de pilote qu'ils arboraient fièrement, maintenus pendant toute la guerre dans des fonctions « de rampants », popotiers, scribes, chefs de bureau, en dépit des promesses de mise à l'entraînement aérien toujours renouvelées et jamais tenues. À présent, ils se rattrapaient. Ils étaient là une vingtaine de solides quadragénaires et, profitant de la capilotade générale, ils avaient pris les choses en main. Réquisitionnant tous les Potez-25 disponibles, indifférents à tous les signes de la défaite qui s'accumulaient autour d'eux, ils s'étaient mis à l'entraînement, amassaient des heures de vol et effectuaient tranquillement leurs tours de piste, comme des passagers qui s'amuseraient à faire des ronds dans l'eau au milieu d'un naufrage, persuadés, avec un optimisme à toute épreuve, qu'ils allaient arriver à temps « pour les premiers combats », ainsi qu'ils le disaient, avec un dédain magnifique pour tout ce qui s'était passé avant leur entrée en lice. Si bien qu'au milieu de cet étrange Dunkerque aérien, dans une atmosphère de fin du monde, au-dessus des généraux désemparés, mêlés à la faune aérienne la plus hybride du monde, au-dessus des têtes vaincues, habiles ou désespérées, les Potez-25 des « vieilles tiges » continuaient à ronronner avec application, se posaient et redécollaient, et les mines joyeuses et résolues de ces résistants de la dernière et de la première heure répondaient des carlingues à nos saluts amicaux. Ils étaient la France du vin et de la colère ensoleillée, celle qui pousse, grandit et renaît à chaque bonne saison, quoiqu'il arrive. Il y avait parmi eux des marchands de soupe et des ouvriers, des bouchers et des assureurs, des clochards et des trafiquants, et même un curé. Mais ils avaient tous une chose en commun, là où l'on sait.
Le jour où la France est tombée j'étais assis le dos contre le mur d'un hangar, en regardant tourner les moulins du Den-55 qui devait nous emporter vers l'Angleterre. Je pensais aux six pyjamas de soie que j'abandonnais dans ma chambre de Bordeaux, une perte terrible lorsqu'on pense qu'il fallait y ajouter celle de la France et de ma mère, que je n'allais plus, en toute probabilité, jamais revoir. Trois camarades, sergents comme moi, étaient assis à mes côtés, l'œil froid, le revolver tout prêt sous la ceinture — nous étions très loin du front, mais nous étions jeunes, frustrés dans notre virilité par la défaite, et les revolvers nus et menaçants étaient un simple moyen visuel d'exprimer ce que nous ressentions. Ils nous aidaient un peu à nous mettre au diapason du drame qui était en train de se jouer autour de nous, et aussi, à camoufler et à compenser notre sentiment d'impuissance, de désarroi, et d'inutilité. Aucun de nous ne s'était encore battu et de Gaches, d'une voix ironique, avait fort bien traduit notre pauvre volonté de nous donner des airs, de nous réfugier dans une attitude et de prendre nos distances vis-à-vis de la défaite :
— C'est un peu comme si on avait empêché Corneille et Racine d'écrire pour dire ensuite que la France n'avait pas de poètes tragiques.
Malgré tous les efforts que je faisais pour ne penser qu'à la perte de mes pyjamas de soie, le visage de ma mère m'apparaissait parfois parmi toutes les autres clartés de ce juin sans nuages. J'avais beau alors serrer les mâchoires, avancer le menton et mettre la main à mon revolver, les larmes emplissaient aussitôt mes yeux, et je regardais vite le soleil en face pour donner le change à mes compagnons. Mon camarade Belle-Gueule avait également un problème moral, qu'il nous avait exposé : il était maquereau dans le civil et sa femme préférée était en maison à Bordeaux. Il avait l'impression de ne pas être régulier avec elle, en partant seul. J'essayai de lui remonter le moral, en lui expliquant que la fidélité à la patrie devait passer avant toute autre considération, et que moi aussi, je laissais derrière moi tout ce que j'avais de plus précieux. Je lui citai également notre troisième camarade, Jean-Pierre, qui n'hésitait pas à abandonner sa femme et ses trois enfants pour continuer à se battre. Belle-Gueule eut alors une phrase admirable, qui nous remit tous à notre place et m'emplit encore d'humilité, chaque fois que j'y pense :
— Oui, dit-il, mais vous êtes pas du milieu, alors vous êtes pas obligés.
De Gaches devait piloter l'avion. Il avait trois cents heures de vol : une fortune. Avec sa petite moustache, son uniforme de chez Lanvin, son air racé, il était le garçon de bonne famille par excellence, et il donnait, en quelque sorte, à notre décision de déserter pour continuer la lutte, la consécration de la bonne bourgeoisie catholique française.
Comme on voit, en dehors de notre volonté de ne pas nous reconnaître vaincus, il n'y avait, entre nous, rien de commun. Mais nous puisions dans tout ce qui nous séparait une sorte d'exaltation et une confiance plus grande encore dans le seul lien qui nous unissait. Y eût-il eu un assassin parmi nous que nous y eussions vu la preuve du caractère sacré, exemplaire, au-dessus de toute autre considération, de notre mission, la preuve même de notre essentielle fraternité.
De Gaches monta dans le Den pour recevoir du mécanicien quelques ultimes instructions sur le maniement d'un appareil dont il ignorait tout. Nous devions faire un tour d'essai pour nous familiariser avec les instruments, nous poser, laisser le mécanicien sur le terrain et décoller à nouveau, mettant le cap sur l'Angleterre. De Gaches nous fit signe de l'avion et nous commençâmes à boucler nos ceintures de parachute. Belle-Gueule et Jean-Pierre montèrent les premiers : j'avais des difficultés avec ma ceinture. Je mettais déjà un pied sur l'échelle, lorsque je vis venir vers moi une silhouette en bicyclette, pédalant à toute allure, et gesticulant. J'attendis.
— Sergent, on vous demande au mirador. Il y a une communication téléphonique pour vous. C'est urgent.
Je demeurai pétrifié. Qu'au milieu du naufrage, alors que les routes, les lignes télégraphiques, toutes les voies de communications étaient plongées dans le chaos le plus complet, alors que les chefs étaient sans nouvelles de leurs troupes et que toute trace d'organisation avait disparu sous le déferlement des tanks allemands et de la Luftwaffe, la voix de ma mère ait pu se frayer un chemin jusqu'à moi me paraissait presque surnaturel. Car je n'avais pas le moindre doute, là-dessus : c'était bien ma mère qui m'appelait. Au moment de la trouée de Sedan et, plus tard, alors que les premiers motards allemands visitaient déjà les châteaux de la Loire, j'avais essayé, grâce à l'amitié d'un sergent téléphoniste du mirador, de lui faire parvenir à mon tour un message rassurant, de lui rappeler Joffre, Pétain, Foch et tous les autres noms sacrés qu'elle m'avait tant de fois répétés dans nos moments difficiles, lorsque notre situation matérielle m'emplissait d'inquiétude ou qu'elle avait une de ses crises d'hypoglycémie. Mais il y avait alors encore quelque semblant d'ordre dans les télécommunications, les consignes étaient encore respectées, et je n'étais pas parvenu à la toucher.
Je criai à de Gaches de faire le tour d'essai sans moi et de revenir me prendre devant le hangar ; j'empruntai ensuite la bicyclette du caporal et me mis à pédaler.
J'étais à quelques mètres du mirador lorsque le Den se lança sur la piste de décollage. Je descendis de bicyclette et, avant d'entrer, jetai un coup d'œil distrait à l'avion. Le Den était déjà à une vingtaine de mètres du sol. Il parut un instant suspendu immobile dans l'air, hésita, se mit en cabré, vira sur l'aile, piqua, et alla s'écraser au sol en explosant. Je regardai un bref instant cette colonne de fumée noire que je devais, par la suite, voir tant de fois au-dessus des avions morts. Je vécus là la première de ces brûlures de solitude soudaine et totale dont plus de cent camarades tombés devaient plus tard me marquer jusqu'à me laisser dans la vie avec cet air d'absence qui est, paraît-il, le mien. Peu à peu, au cours de quatre années d'escadrille, le vide est devenu pour moi ce que je connais aujourd'hui de plus peuplé. Toutes les amitiés nouvelles que j'ai tentées depuis la guerre n'ont fait que me rendre plus sensible cette absence qui vit à mes côtés. J'ai parfois oublié leurs visages, leur rire et leurs voix se sont éloignés, mais même ce que j'ai oublié d'eux me rend le vide encore plus fraternel. Le ciel, l'Océan, la plage de Big Sur déserte jusqu'aux horizons : je choisis toujours pour errer sur la terre les lieux où il y a assez de place pour tous ceux qui ne sont plus là. Je cherche sans fin à peupler cette absence de bêtes, d'oiseaux, et chaque fois qu'un phoque se lance du haut de son rocher et nage vers la rive ou que les cormorans et les hirondelles de mer resserrent un peu leur cercle autour de moi, mon besoin d'amitié et de compagnie se creuse d'un espoir ridicule et impossible et je ne peux pas m'empêcher de sourire et de tendre la main.
Je me frayai un passage parmi les quelque vingt ou trente généraux qui tournaient en rond, comme des hérons, autour du mirador et pénétrai dans la Centrale.
La Centrale téléphonique de Mérignac était à cette époque, avec celle de la ville de Bordeaux proprement dite, le premier souffle du pays. C'était de Bordeaux que partaient les messages de Churchill, accouru pour essayer d'empêcher l'armistice, des généraux qui essayaient de s'orienter dans l'étendue de la défaite, des journalistes et des ambassadeurs du monde entier qui avaient suivi le gouvernement dans son repli. À présent, c'était plus ou moins fini, et les lignes devenaient étrangement silencieuses, et sur tout le territoire, dans l'armée morcelée, la responsabilité des décisions dans les unités encerclées étant tombée au niveau de la compagnie et parfois de la section, il n'y avait plus d'ordre à donner, cependant que les derniers soubresauts de l'agonie avaient lieu dans l'héroïsme silencieux et tragique de quelques-uns, dans des combats de quelques heures ou minutes à un contre cent, ceux que l'on ne peut suivre sur une carte et qui ne s'inscrivent dans aucun compte rendu.
Je trouvai mon ami le sergent Dufour installé dans la Centrale dont il assurait la permanence depuis vingt-quatre heures, son visage ruisselant de cette sueur de juin qui coulait des pores mêmes de la patrie. Avec son front têtu, le mégot éteint aux lèvres, le visage pris par un poil qui paraissait lui-même particulièrement rageur et pointu, il devait avoir, j'en suis sûr, le même air insolent et narquois au moment de tomber dans le maquis, trois ans plus tard, sous les balles de l'ennemi.
Lorsque, dix jours auparavant, j'avais essayé d'obtenir de lui une communication avec ma mère, il m'avait répondu, avec une grimace cynique « que l'on n'en était pas encore là et que la situation ne justifiait pas une mesure aussi extrême ». À présent, il m'avait fait venir lui-même et ce simple fait en disait plus long sur la situation que toutes les rumeurs d'armistice qui couraient. Il m'observait, débraillé, le pantalon déboutonné, l'indignation, le mépris et l'insoumission marqués jusque dans sa braguette bâillante, avec ce front droit barré de trois lignes horizontales et ce sont ses traits inoubliables que j'empruntai quelque quinze ans plus tard, lorsque je cherchais un visage à donner à mon Morel des Racines du Ciel, l'homme qui ne savait pas désespérer. Il m'observait, un écouteur contre l'oreille. Il paraissait écouter de la musique, avec une sorte de délectation. J'attendis, pendant qu'il m'observait, et sous ses paupières brûlées par l'insomnie, il y avait encore assez de place pour une étincelle de gaieté. Je me demandais quelle était la conversation qu'il surprenait. Peut-être celle du commandant en chef avec ses éléments avancés ? Mais je fus vite renseigné.
— Brossard part se battre en Angleterre, me dit-il. Je lui ai arrangé une séance d'adieu avec sa femme. T'as pas changé d'avis ?
Je secouai la tête. Il fit un geste d'approbation et c'est ainsi que j'appris que le sergent Dufour, depuis plusieurs heures, bloquait toutes les lignes téléphoniques pour permettre à quelques-uns, parmi ceux qui refusaient la soumission et partaient continuer la lutte, d'échanger un dernier cri de tendresse et de courage avec ceux qu'ils quittaient sans doute pour toujours.
Je suis sans rancune envers les hommes de la défaite et de l'armistice de 40. Je comprends fort bien ceux qui avaient refusé de suivre de Gaulle. Ils étaient trop installés dans leurs meubles, qu'ils appelaient la condition humaine. Ils avaient appris et ils enseignaient « la sagesse », cette camomille empoisonnée que l'habitude de vivre verse peu à peu dans notre gosier, avec son goût doucereux d'humilité, de renoncement et d'acceptation. Lettrés, pensifs, rêveurs, subtils, cultivés, sceptiques, bien nés, bien élevés, férus d'humanités, au fond d'eux-mêmes, secrètement, ils avaient toujours su que l'humain était une tentation impossible et ils avaient donc accueilli la victoire d'Hitler comme allant de soi. À l'évidence de notre servitude biologique et métaphysique, ils avaient accepté tout naturellement de donner un prolongement politique et social. J'irai même plus loin, sans vouloir insulter personne : ils avaient raison, et cela seul eût dû suffire à les mettre en garde. Ils avaient raison, dans le sens de l'habileté, de la prudence, du refus de l'aventure, de l'épingle du jeu, dans le sens qui eût évité à Jésus de mourir sur la croix, à Van Gogh de peindre, à mon Morel de défendre ses éléphants, aux Français d'être fusillés, et qui eût uni dans le même néant, en les empêchant de naître, les cathédrales et les musées, les empires et les civilisations.
[ndvi : je n’aime pas du tout les caractères gras dans un texte, pour souligner ce qui semble important au premier quidam venu. Mais là c’est vraiment ce qui a retenu toute mon attention, et m’a fait partir dans des abîmes de réflexion. Cette pseudo-raison qui nous évite tout acte de folie. « Folie pour les païens », bien sûr !]
Et il va sans dire qu'ils n'étaient pas tenus par l'idée naïve que ma mère se faisait de la France. Ils n'avaient pas à défendre un conte de nourrice dans l'esprit d'une vieille femme. Je ne puis en vouloir aux hommes qui, n'étant pas nés aux confins de la steppe russe d'un mélange de sang juif, cosaque et tartare, avaient de la France une vue beaucoup plus calme et beaucoup plus mesurée.
Quelques instants plus tard, j'écoutais la voix de ma mère au téléphone. Je suis incapable de transcrire ici ce que nous nous sommes dit. Ce fut une série de cris, de mots, de sanglots, cela ne relevait pas du langage articulé. J'ai toujours eu, depuis, l'impression de comprendre les bêtes. Lorsque, dans la nuit africaine, j'entendais les voix des animaux, souvent mon cœur se serrait quand j'y reconnaissais celles de la douleur, de la terreur, du déchirement et, depuis cette conversation téléphonique, dans toutes les forêts du monde, j'ai toujours su reconnaître la voix de la femelle qui a perdu son petit.
Le seul mot articulé, burlesque, emprunté au plus humble vocabulaire des mirlitons, fut le dernier. Alors que le silence s'était fait déjà et qu'il durait, sans même un grésillement des lignes, un silence qui semblait avoir englouti tout le pays, j'entendis soudain une voix ridicule sangloter dans le lointain :
— On les aura !
Ce dernier cri bête du courage humain le plus élémentaire, le plus naïf, est entré dans mon cœur et y est demeuré à tout jamais — il est mon cœur. Je sais qu'il va me survivre et qu'un jour ou l'autre les hommes connaîtront une victoire plus vaste que toutes celles dont ils ont rêvé jusqu'ici.
Je restai là une seconde encore, la casquette sur l'œil, dans ma veste de cuir, aussi seul que des millions et des millions d'hommes l'ont toujours été et le seront toujours face à leur destin commun. Le sergent Dufour m'observait par-dessus son mégot, avec, dans les yeux, cette étincelle de gaieté qui a toujours été, pour moi, chaque fois que je la rencontrai dans les yeux de l'espèce, comme une garantie de survie.
Je m'occupai ensuite de trouver un autre équipage et un autre avion.
Je passai plusieurs heures à errer sur le terrain d'un appareil à l'autre, d'un équipage à l'autre.
J'avais déjà été fort mal reçu par plusieurs pilotes que j'avais essayé de débaucher, lorsque je me rappelai l'immense quadrimoteur Farman tout noir, arrivé la veille sur le terrain, et qui me paraissait de taille à m'emmener en Angleterre. C'était certainement le plus gros avion que j'eusse vu jusqu'alors. Le monstre paraissait inhabité. Par un simple réflexe de curiosité, je grimpai l'échelle et passai la tête à l'intérieur pour voir de quoi cela pouvait bien avoir l'air.
Un général à deux étoiles était en train d'écrire, en fumant sa pipe, sur une table pliante. Un gros revolver à barillet était posé à portée de sa main, sur une feuille de papier. Le général avait un visage jeune, des cheveux gris en brosse et, comme j'émergeais à l'intérieur de l'avion, il posa sur moi un regard absent, puis le ramena sur la feuille et continua d'écrire. Mon premier réflexe fut de le saluer, sans qu'il me répondît.
Je jetai un coup d'œil un peu étonné au revolver et soudain, je compris ce qui se passait. Le général vaincu était en train d'écrire une note d'adieu, avant de se suicider. J'avoue que je me sentis ému et profondément reconnaissant. Il me semblait que, tant qu'il y aurait des généraux capables d'un tel geste face à la défaite, tous les espoirs nous seraient permis. Il y avait là une image de grandeur, un sens de la tragédie, auxquels j'étais alors, à mon âge, extrêmement sensible.
Je saluai donc encore une fois, me retirai discrètement et fis quelques pas sur la piste, en attendant le coup de feu qui sauverait l'honneur. Après un quart d'heure, je commençai à m'impatienter et revenant vers le Farman, je passai une fois de plus le nez à l'intérieur.
Le général était toujours en train d'écrire. Sa main fine et élégante courait sur le papier. Je remarquai deux ou trois enveloppes déjà cachetées, à côté du revolver. De nouveau, il me jeta un regard et de nouveau, je saluai, et me retirai respectueusement. J'avais besoin de faire confiance à quelqu'un, et ce général, avec son visage jeune et noble, m'inspirait confiance : j'attendis donc patiemment près de l'avion qu'il me remontât le moral. Comme rien ne se passait, je décidai d'aller faire un tour à la section de navigation pour voir où en était le projet de l'escadre d'aller se poser au Portugal, avant de rejoindre l'Angleterre. Je revins au bout d'une demi-heure et grimpai l'échelle : le général écrivait toujours. Les feuilles couvertes d'une écriture régulière s'étaient accumulées sous le gros revolver, à portée de sa main. Brusquement, je compris que loin d'avoir quelque intention sublime et digne d'un héros de tragédie grecque, le brave général faisait tout simplement sa correspondance, utilisant le revolver comme presse-papier. Apparemment, on ne vivait pas dans le même univers, lui et moi. Je fus profondément dépité et découragé, et m'éloignai du Farman, la tête basse. Je revis le grand chef quelque temps après, se dirigeant tranquillement vers le mess, le revolver dans l'étui, la serviette à la main, avec, sur son visage paisible, un air de devoir accompli.
Un soleil sans fin éclairait la faune aérienne biscornue du terrain. Des Sénégalais en armes, placés autour des avions pour les protéger contre des sabotages hypothétiques, regardaient les formes bizarres et parfois légèrement inquiétantes qui descendaient du ciel. Je me souviens notamment d'un Bréguet ventru, dont le fuselage se terminait par une poutre, très jambe de bois, aussi incongru et grotesque que certains fétiches africains. À la section des Potez, les grands-pères de 14-18, invaincus et vengeurs, continuaient à effectuer des tours de piste, s'entraînant pour le miracle ; ils ronronnaient avec application dans le ciel bleu, et, à l'atterrissage, m'exprimaient leur ferme espoir d'être prêts à temps.
Je me souviens de l'un d'eux, émergeant de la carlingue du Potez, image parfaite du chevalier de l'air de l'époque de Reichthoffen et de Guynemer, complet, bas de soie sur les cheveux et culotte de cavalerie, me lançant, à travers le bruit de l'hélice, en soufflant un peu après l'acrobatie que représentait la descente de la carlingue pour un homme de son poids :
— T'en fais pas, p'tite tête, on est là !
Il repoussa énergiquement les deux copains qui l'avaient aidé à descendre et mit le cap sur les canettes de bière qui attendaient dans l'herbe. Les deux copains, l'un cintré dans une vareuse kaki, décorations pendantes ; casqué, botté, et l'autre, coiffé d'un béret, lunettes au front, veste de Saumur, bandes molletières, me donna une tape amicale et m'assura :
— On les aura !
Ils étaient manifestement en train de vivre les meilleurs moments de leur vie. Ils étaient à la fois touchants et ridicules, et cependant, avec leurs bandes molletières, leurs bas de soie sur la tête et leurs profils empâtés, mais résolus, sortant des carlingues, ils évoquaient assez bien des heures plus glorieuses, et puis, je n'avais jamais eu plus besoin d'un père qu'à ce moment-là. C'était un sentiment que la France entière éprouvait et l'adhésion quasi unanime qu'elle donnait au vieux maréchal n'avait pas d'autre raison. Je tâchais donc de me rendre utile, je les aidais à monter dans la carlingue, je poussais l'hélice, je courais chercher de nouvelles canettes à la cantine. Eux me parlaient du miracle de la Marne, en clignant de l'œil d'un air entendu, de Guynemer, de Joffre, de Foch, de Verdun, bref, ils me parlaient de ma mère, et c'était tout ce que je demandais. L'un d'eux, surtout, avec des leggings, un casque, des lunettes, baudrier de cuir et toutes ses décorations — je ne sais pourquoi, il me faisait penser aux vers immortels d'une chanson de potache bien connue : « Lorsqu'un morpion motocycliste, prenant le trou du... pour une piste, vint avertir l'État-Major que le général était mort » —, finit par s'exclamer, d'une voix qui domina aisément le grondement des hélices :
— Ventre-saint-gris, on va voir ce qu'on va voir !
Après quoi, poussé par moi, il grimpa dans le Potez, rabattit les lunettes sur ses yeux, saisit les commandes et s'élança. Je suis peut-être un peu injuste, mais je crois que ces chères vieilles tiges étaient surtout en train de prendre une revanche sur le commandement français qui les avait empêchés de voler, et que tous leurs « on va leur faire voir » étaient pour le moins autant dirigés contre ce dernier que contre les Allemands.
Au début de l'après-midi, comme je me rendais une fois de plus au bureau de l'escadre pour avoir des nouvelles, un camarade vint me dire qu'une jeune femme me demandait au poste de garde. J'avais une peur superstitieuse de m'éloigner du terrain, convaincu que l'escadre allait s'envoler et mettre le cap sur l'Angleterre dès que j'aurais le dos tourné, mais une jeune femme est une jeune femme, et mon imagination s'enflammant, comme toujours, d'un seul coup, je me rendis au poste, où je fus assez déçu de trouver une fille fort quelconque, maigrichonne d'épaules et de taille, mais solide de mollets et de hanches, dont le visage et les yeux rougis par les larmes portaient la marque d'un profond chagrin, et aussi d'une sorte de résolution têtue, primaire, qui se manifestait même dans l'énergie excessive avec laquelle elle serrait la poignée de la valise qu'elle tenait à la main. Elle me dit qu'elle s'appelait Annick et qu'elle était l'amie du sergent Clément, dit Belle-Gueule, lequel lui avait parlé souvent de moi, comme de son copain « diplomate et écrivain ». Je la voyais pour la première fois, mais Belle-Gueule m'avait lui aussi parlé d'elle, et en des termes très élogieux. Il avait deux ou trois filles « en maison », sa préférée, cependant, était Annick, qu'il avait placée à Bordeaux au moment de son affectation à Mérignac. Belle-Gueule ne s'était jamais caché de son état de mauvais garçon et, au moment de l'offensive allemande, il était sous le coup d'une enquête disciplinaire à ce sujet, avec menace de radiation. Nous étions en assez bons termes, lui et moi, peut-être justement parce que nous n'avions rien de commun, et que tout ce qui nous séparait établissait entre nous une sorte de lien, par contraste. Il me faut reconnaître aussi que la répulsion que son déplorable « métier » m'inspirait se doublait d'une sorte de fascination et même d'envie, car il me paraissait supposer chez celui qui s'y livrait un degré élevé d'insensibilité, d'indifférence et d'endurcissement, qualités indispensables à celui qui veut bien coller à la vie et dont j'étais, quant à moi, fâcheusement dépourvu. Il m'avait souvent vanté les qualités de sérieux et de dévouement d'Annick, dont je le devinais très amoureux. Je regardais donc la fille avec beaucoup de curiosité. Elle avait le type assez banal de toute jeune paysanne habituée à ne pas ménager sa peine, mais, sous le petit front têtu, il y avait quelque chose de plus dans le regard clair, qui allait au-delà, dépassait tout ce qu'on était et tout ce qu'on faisait. Elle me plut immédiatement, simplement parce que, dans l'état de tension nerveuse où j'étais, n'importe quelle présence féminine me réconfortait et m'apaisait. Oui, m'interrompit-elle, comme je commençais à parler de l'accident, oui, elle savait que Clément s'était tué ce matin. Il lui avait répété à plusieurs reprises qu'il allait passer en Angleterre pour continuer à se battre. Elle devait le rejoindre plus tard, en passant par l'Espagne. Maintenant Clément n'était plus, mais elle voulait se rendre en Angleterre, malgré tout. Elle n'allait pas travailler pour les Allemands. Elle voulait aller avec ceux qui continuaient à se battre. Elle savait qu'elle pouvait être utile en Angleterre et comme ça, au moins, elle aurait la conscience tranquille, elle aurait fait de son mieux. Est-ce que je pouvais l'aider ? Elle me regardait avec une muette imploration de chien, serrant la poignée de sa petite valoche avec résolution, le front obstiné sous ses cheveux noisette, si désireuse de bien faire, et on la sentait vraiment décidée à venir à bout de tous les obstacles. Il était impossible de ne pas voir là la présence d'une essentielle pureté et d'une noblesse que ne pouvait ternir aucune souillure insignifiante et éphémère du corps. Il s'agissait chez elle moins, je crois, de fidélité à la mémoire de mon copain, que d'une sorte de dévouement instinctif à quelque chose de plus que ce qu'on est, ce qu'on fait, et que rien ne peut corrompre ou salir. Dans le lâchage et le découragement général, il y avait là une image de constance et de volonté de bien faire qui me touchait profondément. Pour moi, qui n'ai jamais pu accepter de voir dans le comportement sexuel des êtres le critère du bien et du mal, qui ai toujours placé la dignité humaine bien au-dessus de la ceinture, au niveau du cœur et de l'esprit, de l'âme, où nos plus infâmes prostitutions se sont toujours situées, cette petite Bretonne me paraissait avoir bien plus de compréhension instinctive de ce qui est ou n'est pas important que tous les tenants des morales traditionnelles. Elle dut lire dans mes yeux quelque signe de sympathie, parce qu'elle redoubla d'efforts pour me convaincre, comme si j'avais besoin d'être convaincu. En Angleterre, les militaires français allaient se sentir bien seuls, il fallait les aider et elle, le boulot ne lui faisait pas peur, Clément me l'avait peut-être dit. Elle attendit un moment, anxieuse de savoir si Belle-Gueule lui avait rendu cet hommage, ou s'il n'y avait pas pensé. Oui, m'empressai-je de l'assurer, il m'avait dit beaucoup de bien d'elle. Elle rougit de plaisir. Donc, le boulot, ça la connaissait, elle avait les reins solides, et je pouvais l'emmener en Angleterre dans mon avion, comme j'étais un copain de Clément elle travaillerait pour moi ; un aviateur a besoin de quelqu'un derrière lui, au sol, c'est connu. Je la remerciai et lui dis que j'avais déjà quelqu'un. Je lui expliquai aussi qu'il était à peu près impossible de trouver un avion pour l'Angleterre, je venais d'en faire moi-même l'expérience, et pour un civil, pour une femme, il ne fallait pas y songer. Mais c'était une fille qui ne se décourageait pas facilement. Comme j'essayais de m'en tirer avec quelques balivernes, lui disant qu'elle pouvait être aussi utile en France qu'en Angleterre, et qu'on allait avoir besoin de filles comme elle ici aussi, elle me sourit gentiment, pour me montrer qu'elle ne m'en voulait pas et, sans mot dire, s'éloigna dans la direction du terrain, sa valoche à la main. Je l'ai aperçue, un quart d'heure plus tard, parmi les équipages des Potez-63, discutant ferme, puis je l'ai perdue de vue. J'ignore ce qu'elle est devenue. J'espère qu'elle vit toujours, qu'elle a pu joindre l'Angleterre et se rendre utile, qu'elle est rentrée en France, qu'elle a eu beaucoup d'enfants. Nous avons besoin de filles et de garçons aux cœurs aussi bien trempés que le sien.
La rumeur s'était répandue en fin d'après-midi que la base de Mérignac allait manquer d'essence et les équipages ne quittaient plus leurs machines, par crainte soit de manquer leur tour au ravitaillement, soit de se faire « sucer » l'essence, ou tout simplement de se faire voler leur avion par quelque rôdeur de mon espèce, à la recherche d'un moyen d'évasion. Ils attendaient des ordres, des consignes, des éclaircissements sur la situation, se consultaient, hésitaient, se demandaient quelle était la décision à prendre, ou ne se demandaient rien et attendaient on ne savait quoi. La plupart étaient convaincus que la guerre allait continuer en Afrique du Nord. Certains étaient tellement désorientés que la moindre question sur leurs intentions les mettait hors d'eux. Ma proposition d'aller en Angleterre était toujours très mal accueillie. Les Anglais étaient impopulaires. Ils nous avaient entraînés dans la guerre. À présent, ils se rembarquaient, nous laissant dans le pétrin. Les sous-officiers de trois Potez-63 que j'essayai imprudemment de racoler se groupèrent autour de moi avec des visages haineux et parlèrent de me mettre en état d'arrestation pour tentative de désertion. Fort heureusement le plus gradé, un adjudant-chef, fut beaucoup plus indulgent et plus humain à mon égard. Pendant que deux sous-offs me tenaient solidement, il se borna à me frapper à coups de poing dans la figure jusqu'à ce que mon nez, mes lèvres et mon visage entier fussent inondés de sang. Après quoi, ils me vidèrent une canette de bière sur la tête et me lâchèrent. J'avais toujours mon revolver sous la ceinture et la tentation de m'en servir fut très grande, une des plus grandes de toutes celles auxquelles je fus exposé dans ma vie. Mais il eût été assez incongru de commencer ma guerre en tuant des Français ; je m'éloignai donc, essuyant le sang et la bière de mon visage, aussi frustré que peut l'être un homme qui n'a pas pu se soulager. J'ai d'ailleurs toujours éprouvé beaucoup de difficulté à tuer des Français, et, à ma connaissance, je n'en ai jamais tué aucun ; je crains que mon pays ne puisse jamais compter sur moi dans une guerre civile et j'ai toujours strictement refusé de commander le moindre peloton d'exécution, ce qui est dû probablement à quelque obscur complexe de naturalisé.
Depuis mon accident d'interprète volant, je supporte fort mal les coups sur le nez, et pendant plusieurs jours, je souffris cruellement. Je serais cependant un ingrat si je m'abstenais de reconnaître que cette souffrance purement physique me fut probablement d'un secours considérable, car elle estompa quelque peu et m'aida à oublier l'autre, la vraie et de loin la plus dure à supporter, me permettant de ressentir un peu moins la chute de la France et l'idée que je n'allais sans doute pas revoir ma mère avant plusieurs années. Ma tête éclatait, je ne cessais d'essuyer le sang de mon nez et de mes lèvres, et j'étais continuellement pris de nausées et de vomissements. Bref, j'étais dans un tel état qu'en ce qui me concerne, Hitler a été vraiment à deux doigts de gagner la guerre, à ce moment-là. Je continuais néanmoins à me traîner d'avion en avion à la recherche d'un équipage.
Un des pilotes que j'essayais ainsi de convaincre me laissa un souvenir indélébile. Il était le propriétaire d'un Amyot-372 fraîchement arrivé sur le terrain. Je dis « propriétaire », car il était assis dans l'herbe, à côté de son avion, avec l'air d'un fermier soupçonneux gardant sa vache. Un nombre impressionnant de sandwiches était posé devant lui sur un journal, et il était en train de les expédier les uns après les autres. Physiquement, il ressemblait un peu à Saint-Exupéry, par une certaine rondeur des traits et du visage et l'envergure massive du corps — mais la ressemblance s'arrêtait là. Il paraissait méfiant, sur ses gardes, l'étui du revolver déboutonné, convaincu sans doute que le terrain de Mérignac était plein de maquignons résolus à lui voler sa vache, ce en quoi il ne se trompait pas. Je lui dis carrément que j'étais à la recherche d'un équipage et d'un avion pour aller continuer la guerre en Angleterre, pays dont je lui vantai la grandeur et le courage sur le mode épique.
Il me laissa parler et continua à se sustenter, tout en observant avec un certain intérêt mon visage tuméfié et le mouchoir couvert de sang que je tenais contre mon nez. Je lui fis un assez bon discours —patriotique, émouvant, inspiré — bien que je souffrisse de violentes nausées — je tenais à peine debout et ma tête était pleine de roches cassées — je fis cependant de mon mieux et, à en juger par la mine satisfaite de mon public, le contraste entre ma piteuse apparence physique et mes propos inspirés devait être agréablement divertissant. Le gros pilote me laissa en tout cas parler fort obligeamment. D'abord, je devais le flatter — c'était le genre de type qui devait aimer à se sentir important — et puis, mon envolée patriotique, la main sur le cœur, ne devait pas lui déplaire, elle devait faciliter sa digestion. De temps en temps, je m'arrêtais, attendant sa réaction — mais comme il ne disait rien et prenait simplement un autre sandwich, je reprenais mon improvisation lyrique, un véritable chant que Déroulède lui-même n'eût pas désavoué. Une fois, lorsque j'en vins à quelque équivalent de « mourir pour la patrie est le sort le plus beau, le plus digne d'envie », il fit un imperceptible geste d'approbation, puis s'arrêtant de mastiquer, s'appliqua à extraire avec son ongle un morceau de jambon d'entre ses dents. Lorsque je m'interrompais un instant pour reprendre mon souffle, il me regardait avec, me semblait-il, un peu de reproche, attendant la suite, c'était un homme apparemment résolu à me faire donner le meilleur de moi-même. Lorsque, finalement, je finis de chanter, il n'y a pas d'autre mot — et me tus, et qu'il vit que c'était fini et qu'il n'y avait plus rien à tirer de moi, il détourna le regard, prit un nouveau sandwich et chercha dans le ciel quelque autre objet d'intérêt. Il n'avait pas dit un seul mot. Je ne saurai jamais s'il était un Normand prodigieusement prudent, ou une effroyable brute sans aucune trace de sensibilité, un imbécile intégral, ou un homme très résolu, qui savait exactement ce qu'il allait faire, mais ne confiait sa décision à personne, un type complètement ahuri par les événements et incapable d'autre réaction que de s'empiffrer, ou un gros paysan n'ayant plus rien d'autre au monde que sa vache et résolu à demeurer auprès d'elle jusqu'au bout, contre vents et marées. Ses petits yeux me regardaient sans la moindre trace d'expression pendant qu'une main sur le cœur, je chantais la beauté de la mère-patrie, notre ferme volonté de continuer la lutte, l'honneur, le courage et les lendemains glorieux. Dans le genre bovin, il avait incontestablement de la grandeur. Chaque fois que je lis quelque part qu'un bœuf a remporté le premier prix aux comices agricoles, je pense à lui. Je le quittai en train d'entamer son dernier sandwich.
Je n'avais moi-même rien mangé depuis la veille. Au mess des sous-officiers, depuis la débâcle, le menu était particulièrement soigné. On nous servait une vraie cuisine française, digne de nos meilleures traditions, pour nous remonter le moral et calmer nos doutes par ce rappel de nos valeurs permanentes. Mais je n'osais pas quitter le terrain, par crainte de manquer quelque occasion de départ. J'avais surtout soif et j'acceptai avec gratitude le coup de rouge que m'offrit l'équipage d'un Potez-63 assis sur le ciment, à l'ombre d'une aile. Peut-être un peu sous le coup de l'ivresse, je me laissai aller à un de mes discours inspirés. Je parlai de l'Angleterre, porte-avions de la victoire, j'évoquai Guynemer, Jeanne d'Arc et Bayard, je gesticulai, je mis une main sur le cœur, je brandis le poing, je pris un air inspiré. Je crois vraiment que c'était la voix de ma mère qui s'était ainsi emparée de la mienne, parce que, au fur et à mesure que je parlais, je fus moi-même éberlué par le nombre étonnant de clichés qui sortaient de moi et des choses que je pouvais dire sans me sentir le moins du monde gêné, et j'avais beau m'indigner devant une telle impudeur de ma part, par un phénomène étrange, sur lequel je n'avais pas le moindre contrôle et dû sans doute en partie à la fatigue et à l'ivresse, mais surtout au fait que la personnalité et la volonté de ma mère avaient toujours été plus fortes que moi, je continuais et en rajoutais encore, avec le geste et le sentiment. Je crois même que ma voix changea et qu'un fort accent russe se fit clairement entendre alors que ma mère évoquait « la Patrie immortelle » et parlait de donner notre vie pour « la France, la France, toujours recommencée n devant un groupe de sous-offs vivement intéressés. De temps en temps, lorsque je faiblissais, ils poussaient le litron vers moi et je me lançais dans une nouvelle tirade, si bien que ma mère, profitant de l'état dans lequel je me trouvais, put vraiment donner le meilleur d'elle-même, dans les scènes les plus inspirées de son répertoire patriotique. Finalement, les trois sous-offs eurent pitié de moi et me firent manger des œufs durs, du pain et du saucisson, ce qui me dégrisa quelque peu, me permit de reprendre des forces et de faire taire et remettre à sa place cette Russe excitée qui se permettait de nous donner des leçons de patriotisme. Les trois sous-offs m'offrirent encore des pruneaux secs, mais refusèrent d'aller en Angleterre, selon eux l'Afrique du Nord, sous le général Noguès, allait continuer la guerre et c'est au Maroc qu'ils entendaient se rendre, dès qu'ils pourraient faire le plein de leurs avions, ce à quoi ils étaient résolus à parvenir, dussent-ils s'emparer pour cela du camion-citerne les armes à la main.
Il y avait déjà eu plusieurs bagarres autour du camion et le véhicule ne se déplaçait plus que sous la garde de Sénégalais armés, montés sur la citerne, baïonnette au canon.
Mon nez était bouché par les caillots de sang et j'avais de la peine à respirer. Je n'avais qu'une envie me coucher dans l'herbe et rester là, sur le dos, sans bouger. La vitalité de ma mère, son extraordinaire volonté, me poussaient cependant en avant et, en vérité, ce n'était pas moi qui errais ainsi d'avion en avion, mais une vieille dame résolue, vêtue de gris, la canne à la main et une gauloise aux lèvres, qui était décidée à passer en Angleterre pour continuer le combat.
Romain Gary, in La promesse de l’aube