La
réflexion morale est aujourd’hui inséparable d’une problématique politique et
sociale. Les thèmes moraux guidant la réflexion sur la pratique prennent
l’individu dans son contexte social et dans l’ensemble des réseaux de
communication où il s’insère. Le problème du rapport de la morale à la
politique se pose aujourd’hui à partir d’une situation nouvelle où la technique
et l’économie jouent un réel dominant, et modifient la manière de répondre
à des questions touchant la vie humaine en son principe d’humanité même.
Ex :
les problèmes de bioéthique renvoient à une politique de santé, à des
possibilités scientifiques et techniques, à des questions économiques, à des
problèmes relationnels et au droit de la filiation. Les problèmes de
violence à l’école, de même, concernent la politique éducative, le problème des
banlieues, du chômage, des communautés plus ou moins intégrées, des conflits de
culture, des relations familiales éclatées. Les projets de définition
d’associations civiles d’individus mettent en jeu la conception sociale de la famille,
de la parenté, de la notion d’intérêts communs, et posent la question du statut
de la sexualité dans la constitution et la reconnaissance de cellules
sociales. Ou encore, inversement, les fraudes et les abus de pouvoir ne
sont pas seulement des “affaires” au sens économico-politique mais soulèvent le
problème moral de la loyauté et de la transparence morale des individus.
Il
y a ainsi interférence réciproque de plus en plus évidente entre les aspects
“privés” des principes de l’action et les aspects publics de ces mêmes
principes, dans leurs conséquences et leurs implications, ou leur revendication
de reconnaissance par la collectivité. Ma décision subjective, ma
maxime, engage ma relation avec les autres, ma position dans la société, par
l’usage de l’argent, du pouvoir, de l’espace commun, et inversement toute
organisation collective de l’agir requiert une évaluation morale qui met en jeu
les options fondamentale des individus (greffes d’organes, procréation
assistée, euthanasie, éducation, fiscalité, mariage, pratiques
religieuses...)
La
plupart des théories morales actuelles posent la question suivante : y
a-t-il une rationalité commune à l’organisation de la société et à la gestion
individuelle de l’agir ? Peut-on penser ensemble la vie sociale et la vie
individuelle, ou, pour le dire autrement, la politique et la morale ? Ou
bien faut-il se résoudre, à partir de la sectorisation de nos activités,
et de l’éclatement des formes de vie, à scinder les problèmes et les
comportements en deux strates distinctes, celle des structures et fonctions
sociales, et celle des conduites individuelles privées ?
Aucun
aspect de la vie humaine n’échappe à ce dilemme, et dans la mesure où la
science et la technique prennent de plus en plus de pouvoir et d’efficacité,
alors la vie elle-même est en tant que telle, dans son origine et dans sa fin,
comme dans son déroulement temporel, prise dans le problème.
PREMIERE PARTIE : L’ETAT DES LIEUX
Que
la politique de l’humain soit déterminée non par la relation à autrui en tant
que sujet de liberté et raison morale, mais par les enjeux économiques liés à
la puissance de la technique conduit à une manière nouvelle de traiter les
problèmes politiques, excluant du jugement moral la notion de bien, la finalité
juste, et donnant comme fond au débat un relativisme qui justifie un
pluralisme sans limites, échappant à tout dialogue raisonné, et disséminant le
jugement jusqu’à l’éparpillement d’opinions individuelles, érigé en
individualisme, nouvelle figure du dogmatisme.
Ce
trait est d’autant plus marqué qu’il s’agit de questions mettant en causse la
vie humaine elle-même, et les forces qui l’habitent, dans le projet du
désir de satisfaire son appétit illimité, la passion, la pulsion, la recherche
du plaisir et de la soumission d’autrui à une domination triomphante
1°)
Il semble que la forme que la modernité classique avait donnée à la liberté,
entre savoir et pouvoir (savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir), se déplace
vers l’articulation plus mouvante du vouloir et du pouvoir
a)
qu’est-ce à dire ? Analyse
À
l’âge classique, le savoir est lui-même un pouvoir, et la liberté est l’utilisation
du déterminisme, mis en évidence par la science de la nature — elle s’appuie
sur la maîtrise des causes, la prévision est une maîtrise de l’avenir par le
calcul des effets nécessaires, et à défaut probables. Mais le vouloir n’est pas forcément
libre dans cette affaire, il ne devient efficace que par l’assentiment à un
savoir.
Aujourd’hui,
la progression de la science — du mécanisme artificialiste (fabriquer et
inventer des outils en reproduisant la nature) vers une dynamique
(thermodynamique au XVIIIe siècle :
la production de l’énergie est source de travail), puis vers une physique de
l’aléatoire (école de Copenhague — principe d’incertitude de Heisenberg, Niels
Bohr…) ainsi que vers la théorie de la relativité (Einstein) qui modifie notre
rapport à l’espace-temps — permet de penser autrement le rapport de la volonté
au pouvoir, parce que celui-ci devient capable d’infléchir les processus vers
des fins, et parvient à maîtriser non plus seulement le déterminisme des
causes vers les effets, mais la téléonomie elle-même en travaillant sur
l’aléatoire.
Le
vouloir est alors capable non plus d’utiliser la causalité comme un moyen, mais
de changer le cours du devenir lui-même de la nature.
b)
ce qui est nouveau, et l’on voit immédiatement que cela touche inéluctablement,
de façon très profonde et décisive, au principe même de la vie, c’est que
l’essai technique peut modifier le processus lui-même et ne se contente plus de
le reproduire, et que d’autre part l’acquisition de nouveaux savoirs ne fournit
pas seulement de nouveaux moyens au vouloir, mais suscite de nouveaux désirs
(ainsi le clonage, la sélection d’embryons, les greffes, et jusqu’à
l’immortalité : transgresser les limites de la procréation, vaincre la
mort, les medias sont friands de faits divers accrocheurs) :
pendant qu’au quotidien les soignants se battent contre l’avancée d’un cancer
ou d’un sida en phase terminale — ou que des multitudes meurent de faim,
ou que des esclaves de la prostitution organisée par une mafia internationale
n’a pas accès aux soins, pendant ce temps donc se développe de façon florissante
une chirurgie esthétique de simple convenance personnelle, ou une médecine du
désir qui occulte les urgences de la médecine du soin.
Une
maîtrise totale de la nature semble alors possible. De cela pourrait sembler
résulter une très grande expansion de la liberté, qui semble pouvoir s’immiscer
dans les processus eux-mêmes et non pas seulement reconnaître sa limite dans la
causalité immuable des phénomènes.
Ce
nouveau schéma apparaît clairement dans le domaine des sciences de la vie, qui
sont désormais capables d’intervenir sur les processus de la genèse du vivant,
de sorte que ce n’est plus seulement l’environnement et les conditions de
l’activité volontaire, peuvent être modifiées, mais le sujet lui-même de
l’agir.
2°)
Les enjeux politiques : diagnostic.
C’est
ici que doit être abordée la dimension politique du problème éthique :
a)
au niveau de la réduction technocratique (technicisme, économisme)
b)
au niveau de la réduction anthropologique (relativisme, pluralisme,
individualisme)
a) la réduction technocratique : science et technique acquièrent le statut institutionnel d’un pouvoir autonome (pouvoir non plus au niveau du possible, de la capacité, mais au sens de l’autorité, qui s’oppose à la volonté) : le pouvoir n’est plus extérieur à un pouvoir qui lui fournirait ses moyens, il est intégré au mécanisme rationnel du pouvoir dont le savoir n’est plus qu’une autojustification. La science sécrète la capacité technique, laquelle sécrète l’injonction du faire : c’est possible donc c’est permis, donc j’y ai droit, séquence qui peut se décliner sous plusieurs figures, dont je donne ici un petit florilège :
*
Hans Jonas, Le Principe responsabilité - une éthique pour la
civilisation technologique (trad. française poche Champs-Flammarion) : il
s’agit de restaurer l’unité perdue, l’homme comme fondateur de valeurs à partir
de la seule raison n’est plus fiable, la nature est indicatrice de valeurs
pour l’homme. Ce qui est (le fait) fonde ce qui doit être (le devoir) :
qu’est-ce qui vaut ? Qu’est-ce qui est source de valeur ? la
VIE. C’est l’humanité qui doit être la fin de l’activité des hommes, car à
notre époque elle est menacée dans son existence même : « Agis de
telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence
s’une vie authentiquement humaine sur terre le plus longtemps possible ».
Nous
sommes donc responsables du monde de la vie que nous transmettons aux
générations futures (OGM , couche d’ozone, pollution des mers, réchauffement de
la planète…), d’où une heuristique de la peur : non seulement les dangers
probables mais les dangers possibles (parier sur l’improbable comme possible,
et éviter tout ce qui peut y conduire) — cela s’accompagne d’une conscience
accrue de la responsabilité des parents à l’égard des enfants et de
l’homme politique à l’égard de ses concitoyens (« l’homme est cet être que
la préservation du plus fragile et du plus menacé appelle à la
responsabilité » voir Suzanne Rameix, Fondements philosophiques de
l'éthique médicale, éd. Ellipses p.61).
* Jürgen Habermas, La technique et la science comme idéologie (1968, trad. française par J.R. Ladmiral, coll. Tel, Gallimard, p. 41-44)
Dans
la mesure où l'activité de l'État vise à la stabilité et à la croissance du
système économique, la politique prend un caractère négatif : elle oriente
son action de façon à éliminer les dysfonctionnements, à éviter les
risques susceptibles de mettre le système en danger, et non pas de façon à
réaliser des finalités pratiques mais à trouver des solutions aux
questions d'ordre technique.
La
politique de type ancien était tenue de se déterminer par rapport à des buts
pratiques, ne fût ce qu'en raison de la forme de légitimation qui était
celle de la domination : l'idée d'une « vie bonne »faisait
l'objet d'interprétations qui étaient tournées vers des relations
d'interaction.
Il
en résulte une perspective selon laquelle l'évolution du système social paraît
être déterminée par la logique du progrès scientifique et technique. La
dynamique immanente à ce progrès semble produire des contraintes objectives
auxquelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonctionnels.
Or, une fois que cette illusion s'est effectivement bien implantée, la
propagande peut invoquer le rôle de la science et de la technique pour
expliquer et légitimer les raisons pour lesquelles, dans les sociétés modernes,
un processus de formation démocratique de la volonté politique concernant
les questions de la pratique « doit » nécessairement perdre toute fonction
[…] C'est la thèse de la technocratie…
* Heidegger, L’essence de la technique (1953, dans Essais et Conférences, p.38)
La
menace qui pèse sur l'homme ne provient pas en premier lieu des machines et
appareils de la technique, dont l'action peut éventuellement être mortelle. La
menace véritable a déjà atteint l'homme dans son être. Le règne de
l'Arraisonnement nous menace de l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusé
de revenir à un dévoilement plus original et d’entendre ainsi l’appel d’une
vérité initiale. Ainsi là où domine l’Arraisonnement, y a-t-il danger au sens
le plus élevé.
* Éric Weil, Philosophie politique (2e édition, Vrin, p.66)
Ce
qui complique la tâche en notre cas, c'est, en plus de la difficulté générale,
le fait que notre société se présente, quand on la compare aux communautés
du passé, comme communauté qui a pour sacré ce que toutes les autres ont regardé
comme le contraire du sacré. Car jamais la lutte avec la nature n'a été sacrée,
elle ressortissait, au contraire, au journalier, à l'ordinaire, au profane, à
ce qui ne pouvait pas constituer le sens de la vie des individus et du groupe.
Quoi
qu’il en soit, pour la société moderne la lutte avec la nature est sacrée, la
valeur à partir de laquelle (non : sur laquelle) elle réfléchit et grâce à
laquelle elle s’oriente. C’est dans cette société que l’individu moderne se
trouve situé.
* Michel Henry, La Barbarie (Livre de poche, biblio essais, copyright Grasset 1987)
L'accélération frénétique
de la production en tant que production économique suscite pour des raisons
économiques (la nécessité de maintenir le taux de profit et d'abord celui de la
plus-value) l'invention et la prolifération de moyens de fabrication
nouveaux, le perfectionnement des anciens et ainsi un extraordinaire
développement technique, lequel met à profit les inventions de la science et
les provoque à son tour. […]
Qu’advient-il
d'un tel changement ? Ceci que le savoir qui rend possible l'action et la
règle n'est plus le savoir de la vie mais celui de la science : telle est
la révolution radicale venue subvertir l'humanité de l'homme, faisant
planer sur son essence la plus grave menace encourue par elle depuis le début
des temps. (p. 73)
b) la réduction anthropologique est alors la conséquence directe, et la radicalisation ultime, de la précédente : l’homme réduit à la raison calculante, au pouvoir donné par le savoir, à un sujet connaissant face à des objets connus, l’homme lui-même devient objet de science. D’où la subversion de la liberté subjective, et le processus de mise hors jeu de la vie : le vouloir est maîtrisé par la connaissance des mécanismes du psychisme. Le vouloir est selon les sciences humaines soumis à des pouvoirs occultes, que la science même ne parvient plus à contrôler.
DEUXIEME
PARTIE : ELEMENTS CRITIQUES ET CONTREPOINTS ETHIQUES
Je retrouve ici les deux aspects soulignés dans le diagnostic de crise de la partie précédente, au niveau des enjeux politiques, pour leur apporter un contrepoint éthique.
1°)
La réduction anthropologique comme conséquence de la réduction technologique :
la scission de la raison technicienne et de la raison morale aboutit au
relativisme, au pluralisme, et du même mouvement à l’individualisme
a)
la même domination du positivisme et du formalisme de la raison
scientifique atteint la rationalité morale sous la forme de l’éthique de la
discussion. L’universalisme du juste est déployé dans une raison
communicationnelle. De même que le progrès de la connaissance scientifique
aboutit à une exploration des possibilités techniques considérées formellement
en elles-mêmes dans l’oubli des situations concrètes complexes, des
contradictions du désir, des souffrances intimes de la relation à autrui, des
blessures de l’amour… de même la raison logique recherche l’accord des
partenaires à partir d’une communication bien réglée censée conduire à un
concept de justice délié des convictions subjectives particulières, morales ou
religieuses.
Cette
position, qui est celle d’Habermas, a sans doute l’avantage d’éviter les pièges
du communautarisme traditionnaliste qui peut s’enfermer dans une posture
identitaire et le refus des autres cultures avec ce qu’elles peuvent apporter
de richesses.
L’éthique
communicationnelle présente le bénéfice d’une ouverture réelle au dialogue et
d’une confiance en la rationalité.
b) Mais elle comporte deux rectificatifs, du côté interne à la thèse même, ainsi qu’un correctif venu de points de vue externes à l’éthique communicationnelle.
—
Rectificatifs internes : dans son propre camp, le premier correctif est
venu d’un collègue et ami de Habermas, K.O. Apel. Selon Apel, Habermas n’est
pas assez exigeant dans la recherche d’une fondation transcendantale ultime, il
réduit l’éthique procédurale au rôle instrumental d’examen critique. Or Apel
pense que l’on peut exiger par les moyens de la pragmatique transcendantale une fondation
ultime. La modestie de l’éthique de la discussion ne doit pas sombrer dans le
relativisme, elle s’arrête au principe même de l’exigence de l’argumentation
rationnelle et raisonné, dont le principe doit être universel, et n’est pas une
hypothèse. Quel est ce principe ? Il est donné par l’auto-réflexion de
l’argumentation s’éprouvant elle-même comme condition transcendantale de
l’éthique, par une évidence performative. L’idée maîtresse est que la logique
présuppose l’éthique comme fondation ultime, au sens d’une réflexion
transcendantale et non d’une déduction dans un système axiomatique : on ne
peut refuser en bloc toute la structure du langage logique, des conditions de la
vérité. Mais l’égalité idéale qui rend possible la discussion est-elle une
norme morale ou une règle du jeu que l’on doit accepter seulement si l’on
accepte de jouer ?
—
un deuxième correctif interne vient de Habermas lui-même qui dans L’avenir
de la nature humaine ; vers un eugénisme libéral (Gallimard
2002), a remis en chantier sa propre démarche à partir de l’interrogation
inquiète suscitée par les avancées vertigineuses de la génétique. En témoigne
l’engagement de Habermas dans le débat qui fait rage sur la question du
clonage : la soumission de la vie à la biotechnologie, et surtout dans ses
derniers développements, avec la possibilité annoncée du clonage humain, accentue
et radicalise les questions de la fondation de l’éthique, le libéralisme
de l’individu indépendant dans ses décisions et la prise en charge de son
projet de vie est en train de se retourner contre lui-même, de s’enfermer dans
une contradiction, et pour Habermas, cela oblige à une reprise des principes
mêmes de l’éthique de la discussion : il semble alors revenir à une
position qui relève sans doute de convictions profondes, mais qui ne peut
s’argumenter qu’à partir de la thèse que nous venons de voir chez Apel :
la discussion doit se fonder dans un a priori communicationnel, et non
seulement sur des présupposés anthropologiques, comme le respect de la dignité
de la personne, qui semble bien être devenu un principe indéfiniment
répété, mais dont on aurait perdu le sens. En effet la notion même de dignité
doit supposer qu’il existe des personnes, qui sont incarnées, par leur corps,
dans leur réalité individuelle dépendant d’ une espèce humaine, or ce sont les
conditions même d’existence de cette espèce humaine dont les conditions sont
changées, la règle du jeu en quelque sorte est modifiée, puisque l’individu
peut être déterminé dans son patrimoine génétique, son programme peut être
programmé artificiellement par une manipulation décidée en fonction des
intérêts et des normes d’individus certes libres, mais dont l’activité
consisterait à décider de supprimer la liberté, la condition même de la liberté
subjective d’autres individus, dont ils seraient les producteurs sans que leurs
produits puissent donner leur consentement. L’éthique de la discussion n’est
alors plus possible dans cette situation, elle est niée.
— Quant au correctif externe, il est venu d’une théologie rationnelle, dans le débat entre Habermas et le cardinal Joseph Ratzinger en janvier 2004. Ce dernier conclut ainsi le riche échange des points de vue en présence :
« Nous
avons vu qu’il y a des pathologies extrêmement dangereuses dans les religions :
elles rendent nécessaire de considérer la lumière divine de la raison comme une
sorte d’organe de contrôle que la religion doit accepter comme un organe
permanent de purification et de régulation, une vue qui était du reste celle
des Pères de l’Église. Mais nos réflexions ont aussi montré qu’il existe aussi
des pathologies de la raison (chose dont l’humanité actuelle est en général
moins consciente ; il existe une hubris (violence) de la raison qui n’est
pas moins dangereuse, qui est même, en raison de son efficience potentielle,
plus menaçante encore : la bombe atomique, l’homme comme produit. C’est
pourquoi et en sens inverse, la raison aussi doit être rappelée à ses limites
et apprendre une capacité d’écoute par rapport aux grandes traditions
religieuses de l’humanité. Si elle s’émancipe totalement et écarte cette
disponibilité pour apprendre, cette forme de corrélation, elle sera
destructrice » (traduction parue dans la revue Esprit de juillet
2004, citation tirée de la p.27)
2°) Deux pistes possibles s’ouvrent alors vers les contrepoints d’une éthique comme philosophie première :
a)
Kant dans sa philosophie morale, nous fait accéder à deux concepts
essentiels : le règne des fins, la personne comme fin en soi.
L’impératif moral
absolu exige de ne jamais prendre l’être humain comme un moyen, ni même comme
une fin subjective qui aurait une valeur pour nous, mais comme une fin
objective. Seule la personne est une fin en soi, comme nous
l’apprend la théologie morale : la création n’a pas fixé comme fin de
la nature l’homme naturel, mais l’humanité dans sa liberté morale, sa capacité
de se représenter une fin absolue de la raison pratique (§§ 83 à 88 de la
Critique de la faculté de juger) — sans cela aucun principe pratique
suprême ne pourrait être donné à la raison, car seul un principe objectif (et
non subjectif) peut servir de loi pratique universelle, or l’objet de la
volonté morale pure ne peut être une chose de la nature, mais seulement une
autre volonté morale, celle de la personne humaine.
Cet
impératif moral est bien un principe de la raison pure pratique et ne
semble pas relever de la politique. Mais notons bien qu’il s’agit ici
de la personne comme être raisonnable, en son existence comme acte.
Or
la vie, c’est-à-dire la condition naturelle de l’existence humaine, doit être
protégée et favorisée par l’organisation raisonnable de la société des
hommes, qui par l’habileté technique et par la culture de la civilité, les arts
et les sciences, s’élèvent peu à peu à une éducation de la conduite morale dans
le monde commun. Là se situe le rôle de la politique.
b)
Lévinas, dans son œuvre centrée sur l’éthique comme métaphysique, met en place
une dramatique de l’altérité qui se joue entre trois pôles : le même,
l’autre, et le tiers.
Le
livre le plus connu d’Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, se
présente comme un projet de réhabilitation de la morale contre les prétentions
de la politique, réhabilitation qui présente une dimension métaphysique, le
rétablissement des droits de la morale fondés dans une pensée de
l’altérité.
La
politique est l’art de la guerre. La guerre est rupture de l’identité
du même, rupture qui toutefois ne fait pas valoir l’altérité comme telle ;
la guerre oppose l’homme à l’homme, oppose les hommes comme porteurs de forces
qui représentent chacune des aspects différents de la même totalité. La
politique est la philosophie de l’histoire cherchent à restaurer cette
totalité, l’histoire est la restauration de la totalité des forces dans le
système englobant de la totalité.
L’eschatologie
de la Paix au contraire ne se propose pas comme un sens ultime de l’histoire,
dans lequel s’achèverait le déroulement continu du temps. Mais l’eschatologie
prétend instaurer la paix comme un dépassement de l’histoire totalisante, comme
relation transcendant la dimension du monde et de l’histoire comme totalités finies,
c’est-à-dire la paix comme relation à l’Autre, à l’Infini.
Par
opposition à la politique qui englobe les individus dans une totalité, en
déniant leur réalité propre pour les situer dans un équilibre des forces,
une sorte de guerre froide, c’est lui ou moi, et tant que nous nous tenons
l’un l’autre sous la menace de notre violence contenue, l’équilibre est
maintenu mais dans la peur et dans le déni de la valeur de l’autre dans son
être singulier. Alors que la morale est reconnaissance du Visage d’autrui comme
révélation de l’infini, du Tout-Autre qui nous ouvre à la vie eschatologique.
Ici
donc se produit une rupture radicale entre morale et politique, et pourtant le
tiers intervient dans un rôle essentiel de rappel du commandement de justice.
TROISIEME
PARTIE : LA LIBERTE DE L’ESPRIT, POUR
SORTIR DE L’IMPASSE
Je propose de chercher une nouvelle réponse à partir de la philosophie de Claude Bruaire, qui articule étroitement l’anthropologie philosophique, désignée comme logique de l’existence, et la philosophie spéculative de l’esprit absolu (L’Affirmation de Dieu — essai d’une logique de l’existence, Seuil, 1964 – L’Être et l’esprit, PUF Épiméthée, 1983) :
Claude
Bruaire pose la question : qu’est-ce que l’esprit ? et répond :
c’est la liberté.
Cette
simple définition ouvre une réflexion très profonde sur l’être humain, qui
pourrait dénouer un certain nombre de contradictions et de fausses
réponses aux questions posées par la vie humaine à la pratique médicale.
Contradictions,
d’abord, parce que le médecin qui était investi de la mission de protéger la
vie et de la sauver de la menace d’une mort imminente est devenu dans la
représentation inconsciente commune un vétérinaire, voire un mécanicien, parce
que l’homme est réduit à l’animal privé d’esprit ou même à une machine dont on
change les pièces.
Fausses
réponses ensuite, parce que pour sortir de la contradiction, on n’a rien trouvé
de mieux que de vouloir faire du médecin un magicien qui vous rend jeune,
beau, et pourquoi pas immortel.
Or
contradictions et fausses réponses ont au moins ce résultat de soumettre
l’être humain à la toute-puissance, réelle ou fantasmée, de la médecine,
et par là aux pouvoirs économiques qui viennent à la fois favoriser
certaines demandes et en limiter d’autres.
Si
donc la politique ne vient pas rendre ses droits à l’humanité de
l’homme-citoyen, et sa liberté à l’esprit aliéné, entraîné par le désir dans sa fuite
en avant vers les paradis illusoires, alors elle s’enlise dans l’administration
des choses au lieu du gouvernement des hommes, et perd sa vocation première à
la justice et à l’honneur de la raison, à l’œuvre dans le droit et la loi.
On peut trouver l’amorce de cette réponse dans les Principes de la
Philosophie du Droit de Hegel, §4 : « le système du droit est
l’empire de la liberté réalisée, le monde de l’esprit produit comme seconde
nature à partir de lui-même ».
Qu’est-ce donc que l’homme ? Un être d’esprit, c’est-à-dire, selon le double rythme spirituel (c’est-à-dire selon l’étymologie grecque, pneumatique) de l’intériorisation et de l’extériorisation, de l’inspiration et de l’expiration — le retrait en soi qui reprend son énergie vivante et s’exprime en action dans le monde, et en une parole adressée à autrui.
L’âme
est le principe vital unificateur du corps, et condition de son exercice.
L’esprit, c’est l’assomption de l’âme vers la transcendance, le dépassement de
la nature dans la culture par la liberté inventive et généreuse. Mais l’esprit
humain est l’être donné à soi-même, il n’est pas à lui-même sa propre origine,
il n’est ni créateur ni démiurge. Il est don gratuit, recueillement qui
convertit à soi la fragile mémoire de l’origine de la vie.
Évoquons
avec Claude Bruaire deux manifestations privilégiées de l’esprit, conditions et
modèles de toutes les autres, et principes conducteurs de ce que l’éthique
médicale devrait aujourd’hui assumer pour devenir une sagesse [ p.150-151] =
la vivacité de la personne en son attitude propre, son visage, son regard —
renvoyant au caché d’une présence — la conception, la naissance de l’être
humain, indéductible du simple croisement génétique de ses parents.
L’être
d’esprit est ainsi dans la même respiration un être libre et un être obligé,
être en dette de soi. Telle est la source de l’obligation morale qui n’est pas
la réciprocité politique du contrat social.
CONCLUSION
Ainsi
peut être instaurée, par sa racine régénérée, une éthique commune, une sagesse
pour notre temps.
Elle
prend sa source dans la vie de l’esprit, qui n’est pas une métaphore de la vie
naturelle, mais est au contraire le principe et l’origine de cette vie
naturelle, qui n’est, à son tour, que la métaphore de l’esprit.
La
vie de l’esprit, en sa singulière liberté, ne relève donc de la politique que
dans la seule mesure où celle-ci respecte et prépare les conditions de la vie
morale.
Claudie
LAVAUD, Université Michel de Montaigne- Bordeaux3