samedi 5 février 2011

En glanant... Claudie Lavaud - La vie humaine relève-t-elle du politique ?


La réflexion morale est aujourd’hui inséparable d’une problématique politique et sociale. Les thèmes moraux guidant la réflexion sur la pratique prennent l’individu dans son contexte social et dans l’ensemble des réseaux de communication où il s’insère. Le problème du rapport de la morale à la politique se pose aujourd’hui à partir d’une situation nouvelle où la technique et l’économie jouent un réel dominant, et modifient la manière de répondre à des questions touchant la vie humaine en son principe d’humanité même.
Ex : les problèmes de bioéthique renvoient à une politique de santé, à des possibilités scientifiques et techniques, à des questions économiques, à des problèmes relationnels et au droit de la filiation. Les problèmes de violence à l’école, de même, concernent la politique éducative, le problème des banlieues, du chômage, des communautés plus ou moins intégrées, des conflits de culture, des relations familiales éclatées. Les projets de définition d’associations civiles d’individus mettent en jeu la conception sociale de la famille, de la parenté, de la notion d’intérêts communs, et posent la question du statut de la sexualité dans la constitution et la reconnaissance de cellules sociales. Ou encore, inversement, les fraudes et les abus de pouvoir ne sont pas seulement des “affaires” au sens économico-politique mais soulèvent le problème moral de la loyauté et de la transparence morale des individus.
Il y a ainsi interférence réciproque de plus en plus évidente entre les aspects “privés” des principes de l’action et les aspects publics de ces mêmes principes, dans leurs conséquences et leurs implications, ou leur revendication de reconnaissance par la collectivité. Ma décision subjective, ma maxime, engage ma relation avec les autres, ma position dans la société, par l’usage de l’argent, du pouvoir, de l’espace commun, et inversement toute organisation collective de l’agir requiert une évaluation morale qui met en jeu les options fondamentale des individus (greffes d’organes, procréation assistée, euthanasie, éducation, fiscalité, mariage, pratiques religieuses...)
La plupart des théories morales actuelles posent la question suivante : y a-t-il une rationalité commune à l’organisation de la société et à la gestion individuelle de l’agir ? Peut-on penser ensemble la vie sociale et la vie individuelle, ou, pour le dire autrement, la politique et la morale ? Ou bien faut-il se résoudre, à partir de la sectorisation de nos activités, et de l’éclatement des formes de vie, à scinder les problèmes et les comportements en deux strates distinctes, celle des structures et fonctions sociales, et celle des conduites individuelles privées ?
Aucun aspect de la vie humaine n’échappe à ce dilemme, et dans la mesure où la science et la technique prennent de plus en plus de pouvoir et d’efficacité, alors la vie elle-même est en tant que telle, dans son origine et dans sa fin, comme dans son déroulement temporel, prise dans le problème.

PREMIERE PARTIE : L’ETAT DES LIEUX
Que la politique de l’humain soit déterminée non par la relation à autrui en tant que sujet de liberté et raison morale, mais par les enjeux économiques liés à la puissance de la technique conduit à une manière nouvelle de traiter les problèmes politiques, excluant du jugement moral la notion de bien, la finalité juste, et donnant comme fond au débat un relativisme qui justifie un pluralisme sans limites, échappant à tout dialogue raisonné, et disséminant le jugement jusqu’à l’éparpillement d’opinions individuelles, érigé en individualisme, nouvelle figure du dogmatisme.
Ce trait est d’autant plus marqué qu’il s’agit de questions mettant en causse la vie humaine elle-même, et les forces qui l’habitent, dans le projet du désir de satisfaire son appétit illimité, la passion, la pulsion, la recherche du plaisir et de la soumission d’autrui à une domination triomphante
1°) Il semble que la forme que la modernité classique avait donnée à la liberté, entre savoir et pouvoir (savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir), se déplace vers l’articulation plus mouvante du vouloir et du pouvoir
a) qu’est-ce à dire ? Analyse
À l’âge classique, le savoir est lui-même un pouvoir, et la liberté est l’utilisation du déterminisme, mis en évidence par la science de la nature — elle s’appuie sur la maîtrise des causes, la prévision est une maîtrise de l’avenir par le calcul des effets nécessaires, et à défaut probables. Mais le vouloir n’est pas forcément libre dans cette affaire, il ne devient efficace que par l’assentiment à un savoir.
Aujourd’hui, la progression de la science — du mécanisme artificialiste (fabriquer et inventer des outils en reproduisant la nature) vers une dynamique (thermodynamique au XVIIIe siècle : la production de l’énergie est source de travail), puis vers une physique de l’aléatoire (école de Copenhague — principe d’incertitude de Heisenberg, Niels Bohr…) ainsi que vers la théorie de la relativité (Einstein) qui modifie notre rapport à l’espace-temps — permet de penser autrement le rapport de la volonté au pouvoir, parce que celui-ci devient capable d’infléchir les processus vers des fins, et parvient à maîtriser non plus seulement le déterminisme des causes vers les effets, mais la téléonomie elle-même en travaillant sur l’aléatoire.
Le vouloir est alors capable non plus d’utiliser la causalité comme un moyen, mais de changer le cours du devenir lui-même de la nature.
b) ce qui est nouveau, et l’on voit immédiatement que cela touche inéluctablement, de façon très profonde et décisive, au principe même de la vie, c’est que l’essai technique peut modifier le processus lui-même et ne se contente plus de le reproduire, et que d’autre part l’acquisition de nouveaux savoirs ne fournit pas seulement de nouveaux moyens au vouloir, mais suscite de nouveaux désirs (ainsi le clonage, la sélection d’embryons, les greffes, et jusqu’à l’immortalité : transgresser les limites de la procréation, vaincre la mort, les medias sont friands de faits divers accrocheurs) : pendant qu’au quotidien les soignants se battent contre l’avancée d’un cancer ou d’un sida en phase terminale — ou que des multitudes meurent de faim, ou que des esclaves de la prostitution organisée par une mafia internationale n’a pas accès aux soins, pendant ce temps donc se développe de façon florissante une chirurgie esthétique de simple convenance personnelle, ou une médecine du désir qui occulte les urgences de la médecine du soin.
Une maîtrise totale de la nature semble alors possible. De cela pourrait sembler résulter une très grande expansion de la liberté, qui semble pouvoir s’immiscer dans les processus eux-mêmes et non pas seulement reconnaître sa limite dans la causalité immuable des phénomènes.
Ce nouveau schéma apparaît clairement dans le domaine des sciences de la vie, qui sont désormais capables d’intervenir sur les processus de la genèse du vivant, de sorte que ce n’est plus seulement l’environnement et les conditions de l’activité volontaire, peuvent être modifiées, mais le sujet lui-même de l’agir.
2°) Les enjeux politiques : diagnostic.
C’est ici que doit être abordée la dimension politique du problème éthique :
a) au niveau de la réduction technocratique (technicisme, économisme)
b) au niveau de la réduction anthropologique (relativisme, pluralisme, individualisme)

a) la réduction technocratique : science et technique acquièrent le statut institutionnel d’un pouvoir autonome (pouvoir non plus au niveau du possible, de la capacité, mais au sens de l’autorité, qui s’oppose à la volonté) : le pouvoir n’est plus extérieur à un pouvoir qui lui fournirait ses moyens, il est intégré au mécanisme rationnel du pouvoir dont le savoir n’est plus qu’une autojustification. La science sécrète la capacité technique, laquelle sécrète l’injonction du faire : c’est possible donc c’est permis, donc j’y ai droit, séquence qui peut se décliner sous plusieurs figures, dont je donne ici un petit florilège : 

* Hans Jonas, Le Principe responsabilité - une éthique pour la civilisation technologique (trad. française poche Champs-Flammarion) : il s’agit de restaurer l’unité perdue, l’homme comme fondateur de valeurs à partir de la seule raison n’est plus fiable, la nature est indicatrice de valeurs pour l’homme. Ce qui est (le fait) fonde ce qui doit être (le devoir) : qu’est-ce qui vaut ? Qu’est-ce qui est source de valeur ? la VIE. C’est l’humanité qui doit être la fin de l’activité des hommes, car à notre époque elle est menacée dans son existence même : « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence s’une vie authentiquement humaine sur terre le plus longtemps possible ».
Nous sommes donc responsables du monde de la vie que nous transmettons aux générations futures (OGM , couche d’ozone, pollution des mers, réchauffement de la planète…), d’où une heuristique de la peur : non seulement les dangers probables mais les dangers possibles (parier sur l’improbable comme possible, et éviter tout ce qui peut y conduire) — cela s’accompagne d’une conscience accrue de la responsabilité des parents à l’égard des enfants et de l’homme politique à l’égard de ses concitoyens (« l’homme est cet être que la préservation du plus fragile et du plus menacé appelle à la responsabilité » voir Suzanne Rameix, Fondements philosophiques de l'éthique médicale, éd. Ellipses p.61).

* Jürgen Habermas, La technique et la science comme idéologie (1968, trad. française par J.R. Ladmiral, coll. Tel, Gallimard, p. 41-44)
Dans la mesure où l'activité de l'État vise à la stabilité et à la croissance du système économique, la politique prend un caractère négatif : elle oriente son action de façon à éliminer les dysfonctionnements, à éviter les risques susceptibles de mettre le système en danger, et non pas de façon à réaliser des finalités pratiques mais à trouver des solutions aux questions d'ordre technique.
La politique de type ancien était tenue de se déterminer par rapport à des buts pratiques, ne fût ce qu'en raison de la forme de légitimation qui était celle de la domination : l'idée d'une « vie bonne »faisait l'objet d'interprétations qui étaient tournées vers des relations d'interaction.
Il en résulte une perspective selon laquelle l'évolution du système social paraît être déterminée par la logique du progrès scientifique et technique. La dynamique immanente à ce progrès semble produire des contraintes objectives auxquelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonctionnels. Or, une fois que cette illusion s'est effectivement bien implantée, la propagande peut invoquer le rôle de la science et de la technique pour expliquer et légitimer les raisons pour lesquelles, dans les sociétés modernes, un processus de formation démocratique de la volonté politique concernant les questions de la pratique « doit » nécessairement perdre toute fonction […] C'est la thèse de la technocratie…

* Heidegger, L’essence de la technique (1953, dans Essais et Conférences, p.38)
La menace qui pèse sur l'homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont l'action peut éventuellement être mortelle. La menace véritable a déjà atteint l'homme dans son être. Le règne de l'Arraisonnement nous menace de l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus original et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité initiale. Ainsi là où domine l’Arraisonnement, y a-t-il danger au sens le plus élevé.

* Éric Weil, Philosophie politique (2e édition, Vrin, p.66)
Ce qui complique la tâche en notre cas, c'est, en plus de la difficulté générale, le fait que notre société se présente, quand on la compare aux communautés du passé, comme communauté qui a pour sacré ce que toutes les autres ont regardé comme le contraire du sacré. Car jamais la lutte avec la nature n'a été sacrée, elle ressortissait, au contraire, au journalier, à l'ordinaire, au profane, à ce qui ne pouvait pas constituer le sens de la vie des individus et du groupe.
Quoi qu’il en soit, pour la société moderne la lutte avec la nature est sacrée, la valeur à partir de laquelle (non : sur laquelle) elle réfléchit et grâce à laquelle elle s’oriente. C’est dans cette société que l’individu moderne se trouve situé.

 * Michel Henry, La Barbarie (Livre de poche, biblio essais, copyright Grasset 1987)
L'accélération frénétique de la production en tant que production économique suscite pour des raisons économiques (la nécessité de maintenir le taux de profit et d'abord celui de la plus-value) l'invention et la prolifération de moyens de fabrication nouveaux, le perfectionnement des anciens et ainsi un extraordinaire développement technique, lequel met à profit les inventions de la science et les provoque à son tour. […]
Qu’advient-il d'un tel changement ? Ceci que le savoir qui rend possible l'action et la règle n'est plus le savoir de la vie mais celui de la science : telle est la révolution radicale venue subvertir l'humanité de l'homme, faisant planer sur son essence la plus grave menace encourue par elle depuis le début des temps. (p. 73)

b) la réduction anthropologique est alors la conséquence directe, et la radicalisation ultime, de la précédente : l’homme réduit à la raison calculante, au pouvoir donné par le savoir, à un sujet connaissant face à des objets connus, l’homme lui-même devient objet de science. D’où la subversion de la liberté subjective, et le processus de mise hors jeu de la vie : le vouloir est maîtrisé par la connaissance des mécanismes du psychisme. Le vouloir est selon les sciences humaines soumis à des pouvoirs occultes, que la science même ne parvient plus à contrôler.

DEUXIEME PARTIE : ELEMENTS CRITIQUES ET CONTREPOINTS ETHIQUES

Je retrouve ici les deux aspects soulignés dans le diagnostic de crise de la partie précédente, au niveau des enjeux politiques, pour leur apporter un contrepoint éthique.
1°) La réduction anthropologique comme conséquence de la réduction technologique : la scission de la raison technicienne et de la raison morale aboutit au relativisme, au pluralisme, et du même mouvement à l’individualisme
a) la même domination du positivisme et du formalisme de la raison scientifique atteint la rationalité morale sous la forme de l’éthique de la discussion. L’universalisme du juste est déployé dans une raison communicationnelle. De même que le progrès de la connaissance scientifique aboutit à une exploration des possibilités techniques considérées formellement en elles-mêmes dans l’oubli des situations concrètes complexes, des contradictions du désir, des souffrances intimes de la relation à autrui, des blessures de l’amour… de même la raison logique recherche l’accord des partenaires à partir d’une communication bien réglée censée conduire à un concept de justice délié des convictions subjectives particulières, morales ou religieuses.
Cette position, qui est celle d’Habermas, a sans doute l’avantage d’éviter les pièges du communautarisme traditionnaliste qui peut s’enfermer dans une posture identitaire et le refus des autres cultures avec ce qu’elles peuvent apporter de richesses.
L’éthique communicationnelle présente le bénéfice d’une ouverture réelle au dialogue et d’une confiance en la rationalité.

b) Mais elle comporte deux rectificatifs, du côté interne à la thèse même, ainsi qu’un correctif venu de points de vue externes à l’éthique communicationnelle.
— Rectificatifs internes : dans son propre camp, le premier correctif est venu d’un collègue et ami de Habermas, K.O. Apel. Selon Apel, Habermas n’est pas assez exigeant dans la recherche d’une fondation transcendantale ultime, il réduit l’éthique procédurale au rôle instrumental d’examen critique. Or Apel pense que l’on peut exiger par les moyens de la pragmatique transcendantale une fondation ultime. La modestie de l’éthique de la discussion ne doit pas sombrer dans le relativisme, elle s’arrête au principe même de l’exigence de l’argumentation rationnelle et raisonné, dont le principe doit être universel, et n’est pas une hypothèse. Quel est ce principe ? Il est donné par l’auto-réflexion de l’argumentation s’éprouvant elle-même comme condition transcendantale de l’éthique, par une évidence performative. L’idée maîtresse est que la logique présuppose l’éthique comme fondation ultime, au sens d’une réflexion transcendantale et non d’une déduction dans un système axiomatique : on ne peut refuser en bloc toute la structure du langage logique, des conditions de la vérité. Mais l’égalité idéale qui rend possible la discussion est-elle une norme morale ou une règle du jeu que l’on doit accepter seulement si l’on accepte de jouer ?
— un deuxième correctif interne vient de Habermas lui-même qui dans L’avenir de la nature humaine ; vers un eugénisme libéral (Gallimard 2002), a remis en chantier sa propre démarche à partir de l’interrogation inquiète suscitée par les avancées vertigineuses de la génétique. En témoigne l’engagement de Habermas dans le débat qui fait rage sur la question du clonage : la soumission de la vie à la biotechnologie, et surtout dans ses derniers développements, avec la possibilité annoncée du clonage humain, accentue et radicalise les questions de la fondation de l’éthique, le libéralisme de l’individu indépendant dans ses décisions et la prise en charge de son projet de vie est en train de se retourner contre lui-même, de s’enfermer dans une contradiction, et pour Habermas, cela oblige à une reprise des principes mêmes de l’éthique de la discussion : il semble alors revenir à une position qui relève sans doute de convictions profondes, mais qui ne peut s’argumenter qu’à partir de la thèse que nous venons de voir chez Apel : la discussion doit se fonder dans un a priori communicationnel, et non seulement sur des présupposés anthropologiques, comme le respect de la dignité de la personne, qui semble bien être devenu un principe indéfiniment répété, mais dont on aurait perdu le sens. En effet la notion même de dignité doit supposer qu’il existe des personnes, qui sont incarnées, par leur corps, dans leur réalité individuelle dépendant d’ une espèce humaine, or ce sont les conditions même d’existence de cette espèce humaine dont les conditions sont changées, la règle du jeu en quelque sorte est modifiée, puisque l’individu peut être déterminé dans son patrimoine génétique, son programme peut être programmé artificiellement par une manipulation décidée en fonction des intérêts et des normes d’individus certes libres, mais dont l’activité consisterait à décider de supprimer la liberté, la condition même de la liberté subjective d’autres individus, dont ils seraient les producteurs sans que leurs produits puissent donner leur consentement. L’éthique de la discussion n’est alors plus possible dans cette situation, elle est niée.

— Quant au correctif externe, il est venu d’une théologie rationnelle, dans le débat entre Habermas et le cardinal Joseph Ratzinger en janvier 2004. Ce dernier conclut ainsi le riche échange des points de vue en présence :
« Nous avons vu qu’il y a des pathologies extrêmement dangereuses dans les religions : elles rendent nécessaire de considérer la lumière divine de la raison comme une sorte d’organe de contrôle que la religion doit accepter comme un organe permanent de purification et de régulation, une vue qui était du reste celle des Pères de l’Église. Mais nos réflexions ont aussi montré qu’il existe aussi des pathologies de la raison (chose dont l’humanité actuelle est en général moins consciente ; il existe une hubris (violence) de la raison qui n’est pas moins dangereuse, qui est même, en raison de son efficience potentielle, plus menaçante encore : la bombe atomique, l’homme comme produit. C’est pourquoi et en sens inverse, la raison aussi doit être rappelée à ses limites et apprendre une capacité d’écoute par rapport aux grandes traditions religieuses de l’humanité. Si elle s’émancipe totalement et écarte cette disponibilité pour apprendre, cette forme de corrélation, elle sera destructrice » (traduction parue dans la revue Esprit de juillet 2004, citation tirée de la p.27)

2°) Deux pistes possibles s’ouvrent alors vers les contrepoints d’une éthique comme philosophie première :
a) Kant dans sa philosophie morale, nous fait accéder à deux concepts essentiels : le règne des fins, la personne comme fin en soi.
L’impératif moral absolu exige de ne jamais prendre l’être humain comme un moyen, ni même comme une fin subjective qui aurait une valeur pour nous, mais comme une fin objective. Seule la personne est une fin en soi, comme nous l’apprend la théologie morale : la création n’a pas fixé comme fin de la nature l’homme naturel, mais l’humanité dans sa liberté morale, sa capacité de se représenter une fin absolue de la raison pratique (§§ 83 à 88 de la Critique de la faculté de juger) — sans cela aucun principe pratique suprême ne pourrait être donné à la raison, car seul un principe objectif (et non subjectif) peut servir de loi pratique universelle, or l’objet de la volonté morale pure ne peut être une chose de la nature, mais seulement une autre volonté morale, celle de la personne humaine.
Cet impératif moral est bien un principe de la raison pure pratique et ne semble pas relever de la politique. Mais notons bien qu’il s’agit ici de la personne comme être raisonnable, en son existence comme acte.
Or la vie, c’est-à-dire la condition naturelle de l’existence humaine, doit être protégée et favorisée par l’organisation raisonnable de la société des hommes, qui par l’habileté technique et par la culture de la civilité, les arts et les sciences, s’élèvent peu à peu à une éducation de la conduite morale dans le monde commun. Là se situe le rôle de la politique.
b) Lévinas, dans son œuvre centrée sur l’éthique comme métaphysique, met en place une dramatique de l’altérité qui se joue entre trois pôles : le même, l’autre, et le tiers.
Le livre le plus connu d’Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, se présente comme un projet de réhabilitation de la morale contre les prétentions de la politique, réhabilitation qui présente une dimension métaphysique, le rétablissement des droits de la morale fondés dans une pensée de l’altérité.
La politique est l’art de la guerre. La guerre est rupture de l’identité du même, rupture qui toutefois ne fait pas valoir l’altérité comme telle ; la guerre oppose l’homme à l’homme, oppose les hommes comme porteurs de forces qui représentent chacune des aspects différents de la même totalité. La politique est la philosophie de l’histoire cherchent à restaurer cette totalité, l’histoire est la restauration de la totalité des forces dans le système englobant de la totalité.
L’eschatologie de la Paix au contraire ne se propose pas comme un sens ultime de l’histoire, dans lequel s’achèverait le déroulement continu du temps. Mais l’eschatologie prétend instaurer la paix comme un dépassement de l’histoire totalisante, comme relation transcendant la dimension du monde et de l’histoire comme totalités finies, c’est-à-dire la paix comme relation à l’Autre, à l’Infini.
Par opposition à la politique qui englobe les individus dans une totalité, en déniant leur réalité propre pour les situer dans un équilibre des forces, une sorte de guerre froide, c’est lui ou moi, et tant que nous nous tenons l’un l’autre sous la menace de notre violence contenue, l’équilibre est maintenu mais dans la peur et dans le déni de la valeur de l’autre dans son être singulier. Alors que la morale est reconnaissance du Visage d’autrui comme révélation de l’infini, du Tout-Autre qui nous ouvre à la vie eschatologique.
Ici donc se produit une rupture radicale entre morale et politique, et pourtant le tiers intervient dans un rôle essentiel de rappel du commandement de justice. 

TROISIEME PARTIE : LA LIBERTE DE L’ESPRIT, POUR SORTIR DE L’IMPASSE

Je propose de chercher une nouvelle réponse à partir de la philosophie de Claude Bruaire, qui articule étroitement l’anthropologie philosophique, désignée comme logique de l’existence, et la philosophie spéculative de l’esprit absolu (L’Affirmation de Dieu — essai d’une logique de l’existence, Seuil, 1964 – L’Être et l’esprit, PUF Épiméthée, 1983) :
Claude Bruaire pose la question : qu’est-ce que l’esprit ? et répond : c’est la liberté.
Cette simple définition ouvre une réflexion très profonde sur l’être humain, qui pourrait dénouer un certain nombre de contradictions et de fausses réponses aux questions posées par la vie humaine à la pratique médicale.
Contradictions, d’abord, parce que le médecin qui était investi de la mission de protéger la vie et de la sauver de la menace d’une mort imminente est devenu dans la représentation inconsciente commune un vétérinaire, voire un mécanicien, parce que l’homme est réduit à l’animal privé d’esprit ou même à une machine dont on change les pièces.
Fausses réponses ensuite, parce que pour sortir de la contradiction, on n’a rien trouvé de mieux que de vouloir faire du médecin un magicien qui vous rend jeune, beau, et pourquoi pas immortel.
Or contradictions et fausses réponses ont au moins ce résultat de soumettre l’être humain à la toute-puissance, réelle ou fantasmée, de la médecine, et par là aux pouvoirs économiques qui viennent à la fois favoriser certaines demandes et en limiter d’autres.
Si donc la politique ne vient pas rendre ses droits à l’humanité de l’homme-citoyen, et sa liberté à l’esprit aliéné, entraîné par le désir dans sa fuite en avant vers les paradis illusoires, alors elle s’enlise dans l’administration des choses au lieu du gouvernement des hommes, et perd sa vocation première à la justice et à l’honneur de la raison, à l’œuvre dans le droit et la loi. On peut trouver l’amorce de cette réponse dans les Principes de la Philosophie du Droit de Hegel, §4 : « le système du droit est l’empire de la liberté réalisée, le monde de l’esprit produit comme seconde nature à partir de lui-même ».

Qu’est-ce donc que l’homme ? Un être d’esprit, c’est-à-dire, selon le double rythme spirituel (c’est-à-dire selon l’étymologie grecque, pneumatique) de l’intériorisation et de l’extériorisation, de l’inspiration et de l’expiration — le retrait en soi qui reprend son énergie vivante et s’exprime en action dans le monde, et en une parole adressée à autrui.
L’âme est le principe vital unificateur du corps, et condition de son exercice. L’esprit, c’est l’assomption de l’âme vers la transcendance, le dépassement de la nature dans la culture par la liberté inventive et généreuse. Mais l’esprit humain est l’être donné à soi-même, il n’est pas à lui-même sa propre origine, il n’est ni créateur ni démiurge. Il est don gratuit, recueillement qui convertit à soi la fragile mémoire de l’origine de la vie.
Évoquons avec Claude Bruaire deux manifestations privilégiées de l’esprit, conditions et modèles de toutes les autres, et principes conducteurs de ce que l’éthique médicale devrait aujourd’hui assumer pour devenir une sagesse [ p.150-151] = la vivacité de la personne en son attitude propre, son visage, son regard — renvoyant au caché d’une présence — la conception, la naissance de l’être humain, indéductible du simple croisement génétique de ses parents.
L’être d’esprit est ainsi dans la même respiration un être libre et un être obligé, être en dette de soi. Telle est la source de l’obligation morale qui n’est pas la réciprocité politique du contrat social.

CONCLUSION
Ainsi peut être instaurée, par sa racine régénérée, une éthique commune, une sagesse pour notre temps.
Elle prend sa source dans la vie de l’esprit, qui n’est pas une métaphore de la vie naturelle, mais est au contraire le principe et l’origine de cette vie naturelle, qui n’est, à son tour, que la métaphore de l’esprit.
La vie de l’esprit, en sa singulière liberté, ne relève donc de la politique que dans la seule mesure où celle-ci respecte et prépare les conditions de la vie morale.

Claudie LAVAUD, Université Michel de Montaigne- Bordeaux3