vendredi 27 juillet 2012

En envoyant... Mgr Pierre Claverie, Corps du Christ pour le monde

L'envoi, comme le mot « messe » le signifie. Notre Eucharistie est importante pour l'avènement du Règne de Dieu, elle est signe efficace de sa présence. Elle fait de nous un peuple de témoins, de veilleurs et de frères universels. Nous sommes solidaires de l'humanité tout entière. Nous pouvons aller dans la paix du Christ poursuivre notre mission de service et d'amour
Notre communion au Corps du Christ ne s'arrête évidemment pas à l'Assemblée que nous formons. Si nous formons vraiment le Corps du Christ, si nous sommes personnellement unis au Christ ressuscité, nous sommes engagés dans le salut du monde comme Jésus a donné sa vie. Notre Eucharistie est aussi importante pour que le monde change et pour l'avènement du Règne de Dieu. Par elle-même et par son action sur ceux qui vont y prendre part, elle est vraiment sacrement du Règne de Dieu, signe efficace de sa présence. Nous sommes réellement associés à la Pâque par laquelle le courant de la Vie nouvelle passe dans la création tout entière : l'Eucharistie est missionnaire, l'unité qu'elle crée est ouverte sur le monde qui attend la « manifestation des fils de Dieu ».
Cette unité, comme le dit le document « Pain rompu », elle fait du peuple de Dieu un peuple pour les autres de trois manières — et l'Eucharistie est la source de son engagement à ces trois niveaux. L'Eucharistie fait de nous un peuple de témoins (communion) : témoins de l'amour de Dieu qu'ils ont reçu et qu'ils communiquent autour d'eux là où ils vivent. Annoncer la Bonne Nouvelle c'est rendre palpable pour tous cette puissance de l'amour qui libère et fait grandir par une attention humble et chaleureuse à chacun, par une présence discrète et confiante qui fait exister ceux qu'elle accueille. Ce témoignage est la première et essentielle évangélisation — la mission de l'Église consiste à rendre contagieuse cette manière d'exister qu'elle a découverte dans le Christ —, avec un grand respect des consciences et des libertés car rien au monde ne peut faire naître l'amour que l'amour, ni la persuasion, ni l'autorité, ni les obligations imposées, rien ne peut forcer l'homme à aimer que la reconnaissance d'un autre amour, humble et respectueux. Nous devons donc nous demander honnêtement si nous sommes vraiment des témoins authentiques de Jésus-Christ, décidés à lutter contre les forces de la mort par les seules armes de l'amour, comme l'Eucharistie nous y invite en nous unissant au Serviteur de Dieu.
L'Eucharistie fait aussi de nous un peuple de veilleurs (espérance) qui apportent une espérance. Elle nous donne ce sens du Règne qui nous permet de discerner dans les signes sa venue certaine et sa croissance. Nous sommes appuyés sur notre foi en la résurrection de Jésus par laquelle Dieu a révélé la puissance de l'amour plus fort que la mort. Cette conviction profonde nous amène à prêter attention au moindre geste de compréhension et d'amour et à lui accorder une valeur aussi grande qu'aux grands événements historiques qui semblent bouleverser le monde mais n'atteignent que la surface et se succèdent sans grande conséquence pour l'avenir du monde et de l'homme. Pour nous, un seul homme donnant sa vie dans l'obscurité et l'humilité est au cœur de Dieu et au cœur du monde. Il fait plus pour le recul des forces du mal et de la mort qu'une armée. Veilleurs aux portes de la nuit, nous distinguons les lumières de l'avenir et nous les désignons aux découragés pour qu'ils reprennent espoir et aux puissants pour qu'ils les soutiennent. Pour nous, revivre l'Eucharistie dans l'humble communion du Corps du Christ est notre joie, notre espérance et notre force pour vivre et aider à vivre nos frères.
Enfin l'Eucharistie fait de nous des frères universels car elle nous rend solidaires de toute l'humanité. Nous sommes appelés à concrétiser autour de nous ce que nous recevons dans le sacrement. « Le pain partagé nous convertit en hommes de partage ». Et c'est ainsi que nous pouvons devenir force de transformation du monde. Nourris de ce pain nous ne pouvons être rassasiés aussi longtemps que des hommes sont affamés : affamés de pain et affamés de dignité, de justice, d'amour, de tout ce qui rend l'homme humain. L'Eucharistie nous engage à rompre le pain avec tout homme dans le besoin. Mais n'oublions pas que l'Eucharistie est le repas pascal, le repas de la libération de l'Exode, de la libération de l'esclavage, et Jésus nous libère par sa Pâque de l'esclavage du péché et de la mort : comment alors vivre cette Eucharistie et ne pas nous engager dans la libération de nos frères, une libération qui touche tout l'homme dans ses chaînes et sa solitude — une libération extérieure et une libération intérieure. Enfin la réconciliation et l'amour qui nous sont proposés sont à communiquer aux hommes dans un engagement quotidien et concret pour que le Règne de Dieu devienne la réalité.
Ainsi l'Église Corps du Christ pour le monde doit poursuivre sa mission de service et d'amour. N'oublions pas que le sacrement n'a pas sa fin en lui-même : l'Eucharistie s'achève dans le Royaume qu'elle désigne et auquel elle initie, dans lequel elle fait entrer et qu'elle réalise. C'est donc au Royaume qu'elle nous renvoie. Chacun d'entre nous, habité par l'Esprit et le Corps du Christ devient une semence de ce Règne dans le monde. Là où nous sommes, dans l'anonymat d'une vie qui s'enfouit, la puissance de la résurrection peut habiter le monde où nous vivons : sa force de transformation déborde largement nos pauvres efforts humains pour peu que nous la laissions agir en nous, en nous ouvrant totalement et donc humblement et pauvrement à son action. Chacun d'entre nous porte la présence vivifiante et rayonnante du Christ ressuscité, s'il est assez transparent pour qu'elle répande sa lumière et sa chaleur sur le monde. D'une certaine manière, comme le dit un célèbre texte des origines du christianisme, nous sommes ainsi l'âme du monde (A Diognète).
Il y a plus encore si l'Eucharistie nous fait participer à la vie même du Royaume ; elle nous place dans la communion des Saints, là où Dieu est tout en tous. Et notre champ d'action s'élargit aux dimensions du monde. Nous sommes membres de ce Corps universel où chaque cellule peut agir sur d'autres sans même avoir conscience de le faire : nous sommes en communication réelle par l'Esprit et par l'amour. Rien ne peut nous séparer les uns des autres, nous sommes tous solidaires. Dès lors notre intercession, inséparable bien entendu du don réel de notre vie — condition d'entrée dans le Règne —, notre intercession vaut pour le monde. Peut-être sommes-nous actuellement soutenus par la prière d'hommes et de femmes que nous ne connaissons pas — qui ne nous connaissent pas — et qui prient et se donnent pour nous. Nous devons, nous aussi, prier pour ceux que nous ne connaissons pas mais qui sont exposés aujourd'hui à la persécution, à la guerre, à la faim, au martyre... Notre prière alors est communication du courant de l'amour et de la Vie que nous avons reçus et qui va irriguer les cellules malades ou exposées. Je crois à cette communion universelle dans la Vie, à cette communion mystérieuse de la puissance de la résurrection, parce que je crois à la communion des Saints dans l'unique Corps du Christ.
Mission : présence — communion — célébration — sacrifice.


Allez dans la paix du Christ.
Nous pouvons donc maintenant rentrer chez nous. Après une semaine hors de nos conditions normales d'existence, nous allons retrouver les difficultés quotidiennes et le danger est grand de retomber de haut. Cette retraite n'aurait servi à rien si elle ne vous donnait au moins quelques lignes de force pour la vie de tous les jours. Comme l'Eucharistie conduit au Règne et se vérifie dans notre pratique quotidienne pour que le Règne vienne, la retraite devrait conduire à vivre la réalité avec un regard neuf et un esprit renouvelé. Chacun d'entre nous, selon ses besoins et son histoire personnelle a, je l'espère, saisi un fil. Je ne crois pas aux résolutions ni aux révolutions subites et durables. En revanche je crois à la lente maturation de la parole dans un cœur : si une parole vous a frappé, laissez-vous habiter et peu à peu envahir par elle, elle modifiera votre comportement, si vraiment c'est une parole venue de Dieu, et, sans crispation ni efforts surhumains, elle vous transformera en profondeur.
C'est ainsi que pour moi la parabole du grain de blé qui meurt est l'axe central de ma vie chrétienne, et si vous relisez vos notes, vous verrez que toute cette méditation sur l'Eucharistie est orientée par cette parole, ce qui est naturel puisqu'elle s'applique en premier lieu au mystère pascal.
Ce que je voudrais au moins, c'est que vous emportiez de ces huit jours, un peu de la paix du Christ. Ma conviction profonde est que Dieu est Amour et que, lorsque l'on a découvert l'amour et qu'on lui a donné notre confiance, plus rien ni personne ne peut nous atteindre. La paix du Christ vient de cette expérience de la libération intérieure que donnent la confiance et l'amour. Nous sommes appelés à faire cette expérience par la rencontre de Jésus-Christ, le partage de sa Vie dans l'Eucharistie et le partage de la nôtre dans nos communautés et nos milieux de vie.
La paix nous protégera alors de la solitude, de la peur, du découragement, de l'incompréhension ou de la persécution rien ne peut nous séparer de l'amour du Christ (Rm 8, 39).
Forts de cette paix, rappelons-nous enfin que la Messe reste à achever, que la retraite reste à vivre.

Ite Missa est 1.
Voilà notre Messe et voilà votre liturgie, maintenant que vous descendez du Calvaire, emportant dans vos cœurs l’Hôte ineffable, comme un divin ferment : pour investir toute créature de Sa Présence, pour les incorporer toutes à Son Être, pour faire de chacune, autant qu’elle en est capable, et Son Corps et Son Sang.
Oh ! dites cet Amen qui adhère en chaque être à tout ce qu’il tient de Dieu ; soyez le oui qui révèle et suscite le meilleur, le sourire vivant qui ouvre les portes de lumière, le visage de mère qui est l’accueil du premier amour.
Allez, la Messe n'est point achevée tant qu'un corps est affamé, tant qu'une âme est meurtrie, tant qu'un cœur est blessé, tant qu'un visage est fermé — tant que « Dieu n'est pas tout en tous » (1 Co 15, 28).
Voici tout l'univers dans vos mains comme une hostie, pour être consacré par votre charité et rendu à sa vocation divine qui est d'aimer et de chanter. « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu » (1 Co 3, 23).
Allez, c'est la Mission divine, dans la Moisson divine, pour recueillir tous les épis dispersés dans les collines en un seul pain vivant.

Pierre Claverie , in Donner sa vie (cerf)

1. Maurice ZUNDEL, Le Poème de la sainte Liturgie, Œuvre de St-Augustin — DDB, Saint-Maurice, (Suisse) — Paris, 1934, p. 316 « Ite missa est ».

jeudi 26 juillet 2012

En prophétisant... CS Lewis, L'Abolition de l'homme


L’homme a conquis la nature » est  une expression souvent utilisée pour décrire le progrès des sciences appliquées. « L'homme a étrillé la nature », a confié récemment quelqu'un à un de mes amis. Dans ce contexte, les mots avaient une certaine beauté tragique, car l'interlocuteur était en train de mourir de la tuberculose. « Peu importe, dit-il, car je sais que je fais partie des pertes. Bien sûr, il y a des pertes des deux côtés, celui du vainqueur et celui du vaincu. Mais cela ne change rien au fait que c'est elle qui est en train de gagner ». Si j'ai choisi cette histoire comme point de départ, c'est pour montrer clairement que je ne souhaite pas décrier tout ce qui est réellement bénéfique dans le processus décrit comme une « conquête de l'homme », et encore moins tout le dévouement et toute l'abnégation qui ont rendu cette conquête possible. Cela étant dit, je me dois d'analyser maintenant cette conception un peu plus en détail. Dans quel sens peut-on dire que l'homme est le détenteur d'un pouvoir croissant sur la nature ?
Prenons trois exemples typiques : l'avion, la radio et les contraceptifs. En temps de paix et dans un pays civilisé, ces choses sont à la disposition de toute personne qui a l'argent nécessaire pour se les offrir. Mais on ne peut pas dire au sens strict du mot que c'est là exercer un pouvoir individuel sur la nature. Si je vous paie pour que vous me portiez, je ne suis pas pour autant un homme fort. L'une ou l'autre des trois choses que je viens de mentionner, ou toutes les trois, peuvent être refusées à certaines personnes par d'autres personnes — par celles qui les vendent ou par celles qui en autorisent la vente, par celles qui détiennent les moyens de production et par celles qui fabriquent les biens en question. Ce que nous appelons le pouvoir de l'homme est, en réalité, un pouvoir détenu par certains qui peuvent, à leur gré, permettre à d'autres d'en profiter. Pour ce qui est du pouvoir lié à l'usage de l'avion ou de la radio, l'homme le subit et y est assujetti tout autant qu'il le détient, étant donné qu'il est la cible à la fois des bombes et de la propagande. En ce qui concerne les contraceptifs, on peut dire, dans un sens très paradoxal et négatif, que toutes les générations futures potentielles subissent un pouvoir exercé par ceux qui sont déjà en vie et qu'elles y sont assujetties. Par la seule contraception ces générations éventuelles se voient dénier l'existence ; par la contraception utilisée comme moyen de sélection (eugénisme) elles sont soumises, sans qu'on leur demande leur avis, aux choix et préférences d'une génération agissant pour des raisons qui lui sont propres. Dans cette perspective, ce que nous appelons le pouvoir de l'homme sur la nature s'avère être un pouvoir exercé par certains hommes sur d'autres avec la nature pour instrument.
Il est devenu banal, bien sûr, de se plaindre de ce que les hommes ont jusqu'à présent mal usé, et contre leurs semblables, des pouvoirs que la science leur a donnés. Mais ce n'est pas là le point que je désire mettre en exergue. Je ne veux pas parler des corruptions et abus particuliers auxquels une plus grande vertu morale pourrait remédier ; j'essaie de réfléchir à ce qu'on appelle « le pouvoir de l'homme sur la nature » et à ce qu'il doit toujours être dans son essence. Il ne fait aucun doute que les choses seraient différentes si les matières premières et les usines étaient des biens d'État, et si la recherche scientifique était soumise à un contrôle public. Mais à moins d'avoir un État mondial, ce pouvoir signifiera toujours le pouvoir d'une nation sur les autres. Et même à l'intérieur d'un État mondial ou d'une nation, ce pouvoir signifiera (en principe) le pouvoir des majorités sur les minorités et (dans la réalité concrète) celui d'un gouvernement sur le peuple. Tout exercice du pouvoir à long terme, en particulier dans le domaine démographique, ne peut être autre chose que le pouvoir des générations qui précèdent sur celles qui suivent.
On ne met pas toujours suffisamment l'accent sur ce dernier point, parce que les sociologues n'ont pas encore appris à toujours prendre en considération, comme les médecins, la dimension du temps. Si l'on veut comprendre plus complètement ce que signifie le pouvoir de l'homme sur la nature, et par conséquent le pouvoir de certains hommes sur d'autres, nous devons nous représenter l'espèce humaine à travers le temps, de la date de son apparition à celle de son extinction. Chaque nouvelle génération exerce un pouvoir sur celles qui lui succéderont ; et chacune résiste au pouvoir de ses prédécesseurs et le limite dans la mesure où elle modifie l'environnement dont elle hérite et se rebelle contre la tradition. Cela change quelque peu l'image souvent proposée d'une émancipation progressive à l'égard de la tradition, et d'un contrôle croissant des processus naturels qui conduirait à une augmentation continue du pouvoir de l'homme. En réalité, si, à une époque donnée, l'homme accède, grâce à l'eugénisme ou à ses connaissances scientifiques, au pouvoir de façonner ses descendants à son gré, tous les hommes qui vivront après cette époque seront assujettis à ce pouvoir. Ils seront plus faibles, et non plus forts ; car on aura beau avoir remis de merveilleuses machines entre leurs mains, on aura décidé à l'avance ce qu'ils doivent en faire. Et si, comme c'est presque certain, l'époque qui aurait accédé à ce pouvoir maximal sur la postérité était aussi celle qui s'est le plus émancipée de la tradition, elle s'évertuerait à réduire le pouvoir de ses prédécesseurs de façon aussi drastique que celui de ses successeurs. Toutes ces considérations mises à part, n'oublions pas que plus une génération apparaît tardivement dans le temps, plus elle se rapproche de la date de l'extinction de l'espèce, et plus son pouvoir sur l'avenir s'affaiblit parce que le nombre de ses sujets s'amenuise. Il ne peut donc plus être question d'un pouvoir inhérent à l'espèce qui augmenterait régulièrement tant que celle-ci subsiste. Loin d'être les héritiers d'un tel pouvoir, les derniers humains seront, de tous les hommes, les plus assujettis aux actes stériles des grands planificateurs et conditionneurs, et ce sont eux qui auront le moins de pouvoir sur l'avenir.
Ce que nous devons essayer de nous représenter, c'est une époque dominante — prenons, par exemple, le centième siècle après Jésus-Christ — qui résiste avec succès à toutes les époques précédentes et domine celles à venir de façon irrésistible, et qui devient donc le vrai maître de l'espèce humaine. Mais au sein de cette génération dominante (qui n'est elle-même qu'une infime minorité de l'humanité), le pouvoir sera exercé par une minorité plus infime encore. Si les rêves de certains planificateurs scientifiques se réalisent, la conquête humaine de la nature sera synonyme de domination de quelques centaines d'individus sur des milliards d'êtres humains. Dans ce cas, il n'y a et ne peut y avoir d'augmentation du pouvoir de l'homme. Tout nouveau pouvoir conquis par l'homme est aussi un pouvoir sur l'homme. Tout progrès le laisse à la fois plus faible et plus fort. Dans chaque victoire, il est à la fois le général qui triomphe et le prisonnier qui suit le char triomphal.
Je ne cherche pas pour le moment à savoir si ces victoires ambiguës sont une bonne ou une mauvaise chose. Je tente seulement d'expliquer ce que signifie réellement la conquête humaine de la nature, en particulier le stade final de cette conquête, qui n'est peut-être pas si loin de nous. L'étape ultime sera atteinte lorsque l'homme, par l'eugénisme, par le conditionnement prénatal et par une éducation et une propagande fondées sur une psychologie parfaitement appliquée, sera parvenu à exercer un contrôle total sur lui-même. La nature humaine sera la dernière composante de la Nature à capituler devant l'homme. La bataille sera alors gagnée. Nous aurons ôté le fil de la vie des mains de la Parque et serons désormais libres de façonner notre espèce conformément à notre bon vouloir. La bataille aura, certes, été gagnée, mais qui, exactement, l'aura remportée ?
Car, comme nous l'avons vu, le pouvoir qu'a l'homme de faire de l'espèce humaine ce qui lui plaît est en fait le pouvoir qu'ont certains hommes de faire des autres ce qui leur plaît. Il est certain qu'à toutes les époques on a essayé, dans une certaine mesure, d'exercer ce pouvoir par l'éducation et l'instruction. Mais la situation à laquelle nous devons nous attendre sera nouvelle à deux égards. D'abord, le pouvoir aura pris des dimensions considérables. Jusqu'à présent, les projets des théoriciens de l'éducation ont atteint bien peu des objectifs qu'ils s'étaient proposés, et il est vrai que lorsque nous lisons leurs écrits – que Platon voulait faire de chaque petit enfant « un bâtard élevé dans un bureau », qu'Elyot proposait que les garçons ne voient pas d'homme avant l'âge de sept ans et pas de femmes après 1, et que Locke voulait que les enfants aient des chaussures qui prennent l'eau et qu'ils n'aient aucun goût pour la poésie 2 –, nous sommes reconnaissants pour l'entêtement salutaire des vraies mères, des vraies nourrices et par-dessus tout des vrais enfants, qui ont permis à l'espèce humaine de préserver son bon sens, si tant est qu'il lui en reste. Mais les façonneurs des humains de l'ère nouvelle seront dotés des pouvoirs d'un État omnicompétent et armés de techniques scientifiques irrésistibles ; nous serons enfin face à une race de conditionneurs qui pourront réellement façonner toute postérité dans le moule qui leur convient.
La seconde différence est même plus importante encore. Dans les anciens systèmes, le genre d'homme que les enseignants souhaitaient produire, et les motivations qui les poussaient dans ce sens, étaient prescrits par le Tao, une norme à laquelle les enseignants eux-mêmes étaient soumis et dont ils ne souhaitaient pas se départir. Ils ne façonnaient pas l'homme selon un modèle choisi. Ils transmettaient ce qu'ils avaient reçu ; l'enseignant initiait le jeune néophyte au mystère de l'humain qui les recouvrait l'un et l'autre de sa majesté. C'étaient comme des oiseaux adultes apprenant aux plus jeunes à voler. Cela change désormais. Les valeurs ne sont plus que de simples phénomènes naturels. Dans le cadre du conditionnement, on s'efforce de produire chez l'élève des jugements de valeur. Le Tao, ou ce qui va en tenir lieu, ne sera plus la motivation, mais le produit de l'éducation. Les conditionneurs se sont émancipés de tout cela. C'est une partie supplémentaire de la nature qu'ils ont conquise. Les ressorts fondamentaux de l'action humaine ne sont plus pour eux une donnée pure et simple ; ils ont livré tous leurs secrets — comme l'électricité ; la fonction des conditionneurs consiste à les contrôler, non à leur obéir. Ils savent comment produire une conscience et décident quel genre de conscience ils veulent produire. Eux-mêmes se situent en dehors, au-dessus. Car c'est bien du dernier stade de la lutte de l'homme avec la nature qu'il s'agit. La victoire finale a été remportée. La nature humaine a été conquise — et, bien sûr, elle s'est conquise elle-même —, quel que soit le sens que ces mots peuvent désormais revêtir.
Les conditionneurs vont par conséquent devoir choisir quel genre de Tao artificiel ils veulent, pour des raisons qui leur sont propres, produire dans l'espèce humaine. Ils pousseront les autres à agir, ils seront créateurs de motivations. Mais d'où tireront-ils eux-mêmes leurs motifs d'agir ?
Pendant un temps, ils seront peut-être motivés par ce qui subsistera du vieux Tao naturel dans leurs pensées. Ainsi se considéreront-ils probablement eux-mêmes comme les serviteurs et les gardiens de l'humanité et penseront-ils qu'ils ont le « devoir » de faire « le bien ». Mais s'ils peuvent rester dans cet état, c'est uniquement parce que leurs idées sont confuses. Pour eux, le concept du devoir est le résultat de certains processus qu'ils peuvent désormais contrôler. Leur victoire consiste précisément à passer de l'état où ils étaient dominés par ces processus à un état où ils s'en servent comme instruments. Et il leur faut maintenant décider si oui ou non ils vont conditionner le reste d'entre nous de manière que nous conservions notre vieille idée du devoir et nos vieilles réactions à son égard. Comment le devoir peut-il les aider à prendre cette décision ? Il est directement au banc des accusés ; comment peut-il être juge et partie ? Quant au « bien » il n'est guère mieux loti. Les conditionneurs savent parfaitement comment produire en nous une douzaine de conceptions différentes du bien. La question, si tant est qu'elle se pose, est de savoir laquelle ils veulent produire. Aucune conception du bien ne peut les aider dans cette décision. Il est en effet absurde de prendre l'une de plusieurs choses que l'on compare pour en faire le critère même de notre choix.
Certains auront sans doute l'impression que je suis en train d'inventer une difficulté artificielle pour mes conditionneurs. D'autres, à l'esprit critique plus ingénu, me demanderont peut-être : « Pourquoi prenez-vous ces conditionneurs pour des hommes aussi mauvais ? » Mais je ne crois pas que ces hommes sont mauvais : en fait, je crois plutôt que ce ne sont pas du tout des hommes (dans l'ancienne acception du mot). En d'autres termes, ce sont des gens qui ont sacrifié leur part d'humanité au sens traditionnel pour se consacrer à la tâche de décider ce que l'humanité doit signifier à l'avenir. Appliqués à eux, les mots « bons » et « mauvais » sont vides de sens, car c'est d'eux que doit désormais dépendre le sens de ces mots. Leur difficulté n'est pas non plus artificielle. On pourrait supposer que les gens rétorqueraient : « Après tout, en ce qui nous concerne, pour la plupart d'entre nous, nous voulons tous plus ou moins la même chose — manger, boire, faire l'amour, nous divertir ; nous voulons des arts, de la science et la vie la plus longue possible à la fois pour chaque individu et pour l'espèce. Alors laissons-les dire que c'est là ce qui nous plaît en fait et conditionner les gens de la manière qui a le plus de chance de réaliser tout cela. Où est le problème ? » Mais cela ne résoudra rien. D'abord il est faux que nous aimons tous les mêmes choses. Et quand bien même, qu'est-ce qui motiverait les conditionneurs à renoncer à leurs propres plaisirs et à mener une vie austère afin que nous et notre postérité puissions avoir ce que nous aimons ? Leur devoir ? Mais il se situe dans le Tao qu'ils pourraient bien décider de nous imposer sans qu'ils le considèrent valable pour eux. Et s'ils l'acceptent, ils ne sont alors plus des fabricants de la conscience, mais en sont encore les sujets, et leur conquête finale de la nature n'a donc pas encore eu lieu. Serait-ce alors la préservation de l'espèce ? Mais pourquoi l'espèce devrait-elle être préservée ? L'une des questions qui se posent à eux est de savoir s'il faut maintenir ce sentiment à l'égard de la postérité (ils savent très bien à quoi il est dû). Où qu'ils aillent, ils ne peuvent trouver aucun fondement solide sur lequel se tenir. Chaque motif d'agir devient instantanément une petitio. Ce n'est pas que ce soient des hommes mauvais ; ce ne sont plus des hommes du tout. En sortant du Tao, ils ont sauté dans le vide. Ceux qui leur sont soumis ne sont pas non plus nécessairement des gens malheureux. Ils ont perdu toute humanité : ce sont des produits fabriqués. La conquête finale de l'homme s'avère être l'abolition de l'homme.
Pourtant, les conditionneurs vont agir. Lorsque j'ai dit, il y a un instant, que toutes les raisons d'agir leur avaient fait défaut, j'aurais dû ajouter : toutes sauf une. Toutes celles qui revendiquent une validité autre que celle conférée par le poids émotionnel du moment leur font réellement défaut. Tout ce qui n'est pas le sic volo, sic jubeo est déclaré nul et non avenu. Mais ce qui n'a jamais prétendu à l'objectivité ne peut pas être détruit par le subjectivisme. Le désir de me gratter quand ça me démange, ou de démonter un objet quand je suis curieux, est insensible à l'action du solvant qui peut dissoudre ma justice, mon honneur ou encore mon souci de la postérité. Quand tout ce qui dit « c'est bien » a été discrédité, il ne reste plus que ce qui dit « j'ai envie ». Et ce n'est pas là une attitude qui peut être dynamitée ou contestée, puisqu'elle n'a jamais eu aucune prétention. Par conséquent, les conditionneurs en viendront forcément à n'être motivés que par leur propre plaisir. Je ne parle pas ici de l'influence corruptrice du pouvoir et je n'exprime pas non plus la crainte de voir les conditionneurs dégénérer sous son influence. Les termes mêmes de corrompre et dégénérer impliquent l'existence d'une échelle de valeurs et perdent par conséquent tout sens dans ce contexte. Ce que je veux montrer, c'est que ceux qui se situent en dehors de tout jugement de valeur ne peuvent avoir aucune raison de préférer un désir à un autre, à moins que cette raison ne se situe dans l'intensité émotionnelle du désir.
Nous pouvons légitimement espérer que, parmi les intentions qui naîtront dans la tête de gens ainsi privés de toute motivation « rationnelle » ou « spirituelle », il y en aura de bienveillantes. Je doute toutefois que les intentions bienveillantes auront beaucoup de poids, dès lors qu'elles seront dépouillées des notions de préférence et d'encouragement que le Tao nous apprend à leur conférer et qu'elles ne pourront compter que sur leur force naturelle et sur la fréquence de leur apparition en tant que phénomènes psychologiques. Je doute que nous puissions trouver dans l'Histoire l'exemple d'un seul homme qui, après s'être départi de toute moralité traditionnelle et avoir accédé au pouvoir, ait utilisé ce pouvoir avec bienveillance. Je suis enclin à penser que les conditionneurs haïront les conditionnés. Ils auront beau considérer comme une illusion la conscience artificielle qu'ils auront produite en nous, leurs sujets, ils constateront rapidement que celle-ci crée en nous l'illusion d'un sens à la vie qui soutient favorablement la comparaison avec l'absurdité de leur propre vie, et ils nous envieront comme des eunuques peuvent envier des hommes. Mais je ne veux pas insister sur ce point, car c'est une pure conjecture. Ce qui ne l'est pas, en revanche, c'est que notre espoir d'un bonheur, même « conditionné », reposera sur ce qu'on appelle communément le hasard — nous devrons compter sur la chance que les intentions bienveillantes prédominent chez nos conditionneurs. Car sans le jugement qui affirme « la bienveillance est une bonne chose » — c'est-à-dire sans retour au Tao —, les conditionneurs n'ont aucune raison de promouvoir ou d'encourager telles intentions plutôt que d'autres. Selon la logique de leur position, ils prendront leurs intentions comme elles viennent, du hasard. Et le hasard est synonyme ici de nature. C'est de l'hérédité, de la digestion, de la météo et de l'association d'idées que naîtront les motifs des conditionneurs. Leur rationalisme extrême, qui « perce à jour » tout motif irrationnel, fait d'eux des créatures au comportement totalement irrationnel. Si on ne veut ni obéir au Tao ni se suicider, il ne nous reste pas d'autre possibilité que d'obéir à nos pulsions (et par conséquent, à long terme, à la nature).
Au moment de la victoire de l'homme sur la nature, on constatera que l'humanité tout entière est assujettie à certains individus et que ces derniers sont eux-mêmes soumis à ce qui est purement naturel » en eux, c'est-à-dire à leurs pulsions irrationnelles. La nature, qui ne sera plus entravée par les valeurs, régnera sur les maîtres du conditionnement et, à travers eux, sur toute l'humanité. La conquête humaine de la nature s'avérera être, au moment de son succès apparent, la victoire de la nature sur l'homme. Chaque victoire que nous aurons semblé remporter nous aura conduits peu à peu à cette conclusion. Tous les revers apparents de la nature n'auront été rien d'autre que des retraits tactiques. Nous avions pensé la repousser alors qu'elle nous attirait dans ses filets. Nous avions cru voir des mains tendues et ouvertes dans un geste de capitulation alors que c'étaient des bras prêts à se refermer sur nous à tout jamais. Si ce monde totalement planifié et conditionné (avec un Tao qui ne sera qu'un simple produit de la planification) devait se réaliser, la nature ne sera plus gênée par cette espèce rétive en révolte contre elle depuis la nuit des temps ; elle ne s'irritera plus de ses bavardages sur la vérité et la compassion, sur la beauté et le bonheur. Ferum victorem cepit (elle a conquis son farouche vainqueur) : et si les techniques eugéniques sont suffisamment efficaces, il n'y aura pas de seconde révolte ; tout le monde rampera douillettement devant les conditionneurs et ces derniers devant la nature jusqu'à ce que la lune tombe du ciel et que le soleil se refroidisse.
Ce que je veux dire paraîtra plus clair à certains si je présente les choses sous une autre forme. Le mot nature revêt différentes significations que l'on comprendra mieux si l'on considère ses divers contraires. Le naturel est le contraire de l'artificiel, du civilisé, de l'humain, du spirituel et du surnaturel. Laissons pour le moment l'artificiel de côté. Si nous prenons, toutefois, le reste de la liste des contraires, je pense que nous pouvons avoir une idée approximative de ce que les hommes entendent par nature et de ce qu'on lui oppose. La nature semble désigner le spatial et le temporel, par opposition à ce qui n'est pas complètement, ou même pas du tout, spatial ou temporel. Elle semble être le monde de la quantité par opposition au monde de la qualité ; le monde des objets par opposition à celui de la conscience ; du déterminé par opposition à celui du totalement ou partiellement autonome ; le domaine de ce qui ne connaît aucune valeur par opposition à celui qui possède et perçoit des valeurs ; des causes (ou, dans certains systèmes modernes, du hasard) par opposition à celui des effets. Chaque fois que nous saisissons une chose de manière analytique, que nous la dominons et l'utilisons ensuite à notre convenance, il me semble que nous la réduisons au niveau de la nature, dans la mesure où nous suspendons tout jugement de valeur à son égard, ignorons sa cause finale (s'il y en a une) et la traitons en termes purement quantitatifs. Ce refoulement de certains aspects de ce qui serait autrement notre réaction globale à la chose en question est à la fois évident et douloureux : nous devons surmonter quelque chose en nous avant de pouvoir découper un cadavre humain ou un animal vivant dans la salle de dissection. Ces objets résistent à tout mouvement de pensée qui nous pousse à les reléguer dans la sphère de la simple nature. Mais il y a d'autres cas où notre savoir analytique et notre pouvoir manipulateur sont acquis au même prix, même quand nous avons cessé de nous en apercevoir. On ne regarde plus les arbres comme des dryades et on n'en voit plus la beauté dès l'instant où on les débite en planches : le premier à le faire a sans doute cruellement ressenti ce qu'il en coûtait ; et les arbres dont on voit le sang couler chez Virgile ou chez Spenser sont peut-être de lointains échos de ce sentiment originel de l'impiété. Avec le développement de l'astronomie, les étoiles ont perdu leur caractère divin et le « Dieu mourant » n'a plus de place dans une agriculture vouée à la chimie. Pour beaucoup, ce processus est tout simplement la découverte progressive que le monde réel est différent de ce à quoi nous nous attendions et que la traditionnelle opposition à Galilée et aux « déterreurs de cadavres »3 n'était que de l'obscurantisme. Mais nos constatations ne s'arrêtent pas là. Ce ne sont pas les plus grands savants qui sont les plus convaincus que l'objet est vraiment réel quand il est dépouillé de ses propriétés qualitatives et réduit à une simple quantité. Seuls les scientifiques de second ordre, les adeptes amateurs de la science, peuvent nourrir ce genre de conviction. Les savants dignes de ce nom savent très bien que l'objet ainsi traité est une abstraction artificielle, qu'il a été privé d'une partie de sa réalité.
Considérée dans cette perspective, la conquête humaine de la nature apparaît sous un jour nouveau. Nous réduisons les choses à n'être que nature dans le but de les « conquérir ». Si nous sommes sans cesse en train de conquérir la nature, c'est parce que nous appelons nature ce que nous avons déjà conquis, dans une certaine mesure. Le prix à payer pour cette domination consiste à traiter quelque chose comme n'étant « que nature ». Toute victoire sur la nature augmente la sphère de cette dernière. Les étoiles ne deviennent nature que quand nous pouvons en déterminer la masse ou les dimensions ; l'âme ne devient nature que quand nous pouvons la psychanalyser. Arracher à la nature ses pouvoirs, c'est aussi lui livrer de plus en plus de choses. Tant que ce processus n'aura pas atteint son stade final, nous pourrons soutenir que les gains sont supérieurs aux pertes. Mais dès que nous aurons franchi l'étape finale, qui consiste à réduire notre propre espèce au niveau de la simple nature, tout le processus tombera dans l'absurde ; car cette fois, l'être qui devait y gagner et celui qui aura été sacrifié seront un seul et même être. C'est l'un des nombreux cas où mener un principe jusqu'à ce qui semble être sa conclusion logique produit une absurdité. C'est comme ce célèbre Irlandais qui découvrit qu'il pouvait réduire sa facture de chauffage de moitié en utilisant un certain type de poêle et qui en conclut par conséquent que deux poêles du même type lui permettraient de chauffer sa maison pour rien. C'est le marché du magicien 'Donne-moi ton âme, je te donnerai le pouvoir !' Mais dès que nous avons abandonné notre âme, c'est-à-dire notre moi, le pouvoir ainsi acquis ne peut nous appartenir. En fait ; nous devenons les marionnettes et les esclaves de ce à quoi nous avons donné notre âme. Il est dans le pouvoir de l'homme de se traiter lui-même comme un simple « objet naturel » et de traiter ses propres jugements de valeur comme un matériau brut que l'on peut modifier à son gré pour des manipulations scientifiques. L'objection que l'on peut avoir face à ce comportement ne tient pas au fait que cette perspective demeure choquante et douloureuse (comme le premier jour passé dans la salle de dissection) jusqu'à ce que nous nous y soyons habitués. La douleur et le choc sont, au pire, un avertissement et un symptôme. La véritable objection tient plutôt au fait que si un homme choisit de se traiter lui-même comme un matériau brut, il sera effectivement matériau brut : non pas une matière première qu'il pourra façonner lui-même à son gré, comme il se plaît naïvement à l'imaginer, mais qui sera manipulée par de simples appétits, c'est-à-dire, par la nature, en la personne de ses conditionneurs déshumanisés.
Comme le roi Lear, nous avons voulu gagner sur deux tableaux : abandonner nos prérogatives humaines et les conserver en même temps. C'est impossible. Soit nous sommes des esprits rationnels obligés pour toujours d'obéir aux valeurs absolues du Tao, soit nous sommes purement nature, une sorte d'argile bonne à être pétrie et moulée en de nouvelles formes pour le plaisir de maîtres qui ne peuvent, par hypothèse, n'avoir d'autres motifs que leurs propres pulsions « naturelles ». Seul le Tao fournit à l'action humaine une loi commune qui peut englober à la fois les gouvernants et les gouvernés. La croyance dogmatique en une valeur objective est nécessaire à la notion même d'une autorité qui ne soit pas tyrannie ou d'une obéissance qui ne soit pas esclavage.
Je ne fais pas allusion ici seulement, ni même principalement, à ceux qui sont pour le moment nos ennemis publics. Le processus qui, si on ne l'arrête pas, abolira l'homme va aussi vite dans les pays communistes que chez les démocrates et les fascistes 4. Les méthodes peuvent (au premier abord) différer dans leur brutalité. Mais il y a parmi nous plus d'un savant au regard inoffensif derrière son pince-nez, plus d'un dramaturge populaire, plus d'un philosophe amateur qui poursuivent en fin de compte les mêmes buts que les dirigeants de l'Allemagne nazie. Il s'agit toujours de discréditer totalement les valeurs traditionnelles et de donner à l'humanité une forme nouvelle conformément à la volonté (qui ne peut être qu'arbitraire) de quelques membres « chanceux » d'une génération « chanceuse » qui a appris comment s'y prendre. La conviction que l'on peut inventer des idéologies à volonté et donc traiter les gens comme des υλη, des préparations chimiques, des spécimens, commence à affecter notre langage. Autrefois on tuait les malfaiteurs ; aujourd'hui on liquide les « éléments antisociaux ». La vertu est devenue intégration et le zèle dynamisme, et des garçons qui semblent avoir le potentiel d'exercer des responsabilités sont du « matériau à faire des cadres ». Plus surprenant encore, les vertus d'économie et de tempérance, et même celle d'intelligence ordinaire, sont des « freins au chiffre d'affaires ».
La véritable portée de ce qui est en jeu ici est obscurcie par l'usage abstrait qu'on fait du mot « homme ». Ce terme ne désigne pas nécessairement une pure abstraction. Tant qu'on demeure dans le Tao lui-même, nous trouvons la réalité concrète à laquelle participer veut dire être véritablement humain ; j'entends par là la réelle volonté commune et la raison universelle de l'humanité, vivante, qui grandit comme un arbre et se ramifie, selon que les situations varient, pour produire sans cesse de nouvelles beautés et d'excellentes applications. Tant qu'on parle du point de vue du Tao, on peut logiquement parler du pouvoir que l'homme exerce sur lui-même dans le même sens où l'on parlerait de la maîtrise de soi d'un individu particulier. Mais dès l'instant où nous sortons du Tao et le considérons comme un produit purement subjectif, cette possibilité disparaît. Ce qui est désormais commun à tous les hommes, c'est un universel abstrait, un plus petit dénominateur commun, et la maîtrise de l'homme sur lui-même signifie alors simplement la domination des conditionneurs sur le matériau humain conditionné, le monde de l'après humanité que presque tous les hommes d'aujourd'hui, certains consciemment, d'autres inconsciemment, s'évertuent à produire.
Rien de ce que je dis ici n'empêchera certains de décrire cet exposé comme une attaque contre la science. Je réfute cette accusation, bien sûr les vrais philosophes de la nature (il y en a encore) comprendront qu'en défendant le concept de valeur je défends notamment la valeur de la connaissance, qui ne peut que périr comme les autres lorsqu'elle a été coupée de ses racines dans le Tao. Mais je peux aller encore plus loin. J'irai même jusqu'à dire que le remède pourrait bien venir de la science elle-même.
J'ai qualifié de « pacte avec le magicien » le processus par lequel l'homme cède un domaine après l'autre à la nature en échange du pouvoir et finit par se vendre lui-même. Et je parlais sérieusement. Le fait que le savant a réussi là où le magicien a échoué a mis tant de distance entre eux dans la pensée populaire qu'elle a créé un malentendu sur la véritable histoire de la naissance de la science. On trouve même des gens qui écrivent à propos du seizième siècle comme si la magie était un vestige médiéval et la science la nouveauté venue la balayer. Ceux qui ont sérieusement étudié cette période savent que ce n'est pas vrai. Il y avait très peu de magie au Moyen Âge ; c'est au seizième et au dix-septième siècle que la magie a atteint son apogée. L'investigation magique et l'investigation scientifique, menées avec sérieux, sont deux entreprises jumelles : l'une était malade et mourut ; l'autre était vigoureuse et a prospéré. Mais c'étaient bien des sœurs jumelles. Elles sont nées du même désir. Je veux bien admettre que certains des premiers savants étaient motivés par un pur amour du savoir. Mais si nous considérons l'atmosphère globale de cette époque, nous pouvons déjà discerner le genre de désir auquel je fais allusion.
Il y a quelque chose qui unit la magie et la science appliquée tout en les séparant toutes les deux de ce que les siècles précédents appelaient la « sagesse ». Pour les sages d'autrefois, le problème essentiel était de mettre l'âme en conformité avec la réalité, et les moyens d'y parvenir étaient principalement la connaissance, l'autodiscipline et la vertu. Pour la magie, aussi bien que pour la science appliquée, le problème principal est de soumettre la réalité aux désirs humains ; et la solution est une technique ; dans la mise en pratique de cette dernière, toutes les deux sont disposées à faire des choses considérées jusqu'alors comme repoussantes et impies — comme déterrer et mutiler les morts.
Si l'on compare le héraut principal de la nouvelle ère (Francis Bacon) au Faust de Marlowe, la similitude est frappante. Vous lirez dans certains commentaires littéraires que Faust avait soif de connaissance. En réalité, il la mentionne à peine. Ce n'est pas la vérité qu'il demande aux démons, mais de l'or, des fusils et des femmes. « Tout ce qui se meut entre ses pôles immobiles sera à ses ordres » et « un bon magicien a la puissance d'un dieu » 5. Dans le même esprit, Bacon condamne ceux qui font de la connaissance une fin en soi ; cela équivaut, pour lui, à la traiter en maîtresse, par goût du plaisir, là où elle devrait être traitée en épouse, par souci de la descendance 6. L'objectif véritable consiste à étendre le pouvoir de l'homme au point que tout lui sera possible. Il rejette la magie parce qu'elle n'y a pas réussi 7 ; mais son but demeure toutefois celui du magicien. Chez Paraclese, les personnages du magicien et du savant ne font qu'un. Sans doute ceux qui ont réellement fondé la science moderne étaient-ils généralement ceux chez qui l'amour de la vérité l'emportait sur l'amour du pouvoir ; dans tout mouvement où coexistent le bon et le mauvais, l'efficacité vient des bons éléments et non des mauvais. Mais la présence des mauvais éléments n'est pas sans importance dans la direction que prennent les faits. Il serait peut-être exagéré de dire que le mouvement scientifique moderne a été vicié dès l'origine ; mais je crois qu'il serait vrai de dire qu'il est né dans un environnement malsain et à un moment peu propice. Ses triomphes ont peut-être été trop rapides et acquis à un prix trop élevé ; il faudrait probablement une remise en cause et quelque chose comme de la repentance.
Serait-il alors possible d'imaginer une nouvelle philosophie de la nature, dont les tenants seraient continuellement conscients que « l'objet naturel » produit par l'analyse et l'abstraction n'est pas la réalité tout entière, mais n'en est qu'un aspect, et qui corrigerait ainsi en permanence l'abstraction ? Je ne sais pas vraiment ce que je demande là. J'entends des rumeurs affirmant que l'approche goethéenne de la nature mériterait une considération plus complète — que même Rudolf Steiner 8 a pu discerner quelque chose qui a échappé aux chercheurs orthodoxes. Une science régénérée, telle que je me la représente, ne ferait même pas aux minéraux et aux végétaux ce que la science moderne menace de faire aux hommes. En expliquant, elle n'épuiserait pas le sujet au point de lui ôter tout sens. En parlant de parties, elle se souviendrait du tout. En étudiant le Ça, elle ne perdrait pas de vue ce que Martin Buber appelle le rapport au Toi. Toute analogie entre le Tao de l'humanité et les instincts d'une espèce animale serait pour elle une nouvelle lumière jetée sur la chose inconnue, l'instinct ; et cela grâce à la seule réalité connue de la conscience et non par une réduction de la conscience à la catégorie de l'instinct. Ses partisans n'abuseraient pas des termes seulement et simplement. En un mot, elle vaincrait la nature sans être en même temps vaincue par elle et acquerrait la connaissance à un prix moindre que celui de la vie.
Je demande peut-être l'impossible. Peut-être, dans la nature des choses, une compréhension analytique doit-elle toujours être comme le basilique de la légende, qui tue tout ce qu'il voit et ne voit qu'en tuant. Mais si les scientifiques eux-mêmes ne sont pas capables d'arrêter ce processus avant qu'il n'atteigne le bon sens et le tue également, il faut que quelque chose d'autre l'arrête. Ce que je redoute le plus, c'est qu'on me réponde que je suis un obscurantiste « de plus » et que cet obstacle pourra être surmonté sans encombre comme tous ceux qui ont été érigés pour entraver l'avancement de la science. Cette objection correspond à la propension fatale de l'imagination moderne à penser en séries — à l'image, qui hante tant nos esprits, d'une progression linéaire infinie. Le fait que nous ayons aussi souvent recours à l'utilisation de chiffres nous pousse à concevoir chaque processus comme s'il s'agissait de séries numérales, où chaque pas, de toute éternité, est du même genre que celui qui l'a précédé. Je vous supplie de vous souvenir de l'Irlandais et de ses poêles. Il y a des progressions dans lesquelles le dernier pas est sui generis, sans commune mesure avec les autres — et où aller jusqu'au bout revient à annuler tous les efforts effectués jusque-là. Réduire le Tao à un simple produit de la nature est un pas de ce genre. Jusque-là les explications du type de celles qui se poursuivent à l'infini peuvent nous apporter quelque chose, bien que ce soit à un grand prix. Mais on ne peut pas continuellement expliquer et justifier ce qu'on explique : on s'apercevra tôt ou tard qu'on a ôté tout sens à l'explication elle-même en voulant tout expliquer. On ne peut pas éternellement « percer les choses à jour ». Tout l'intérêt qu'il y a à percer quelque chose à jour consiste à voir quelque chose à travers. Il est bon que les vitres soient transparentes, parce que la rue ou le jardin que l'on voit à travers elles sont opaques. Que diriez-vous si vous pouviez voir aussi à travers le jardin ou la rue ? Il n'y a aucun intérêt à « percer à jour » les premiers Principes. Si l'on parvient à voir à travers tout, alors tout est transparent. Mais un monde totalement transparent est un monde invisible. « Percer tout à jour », c'est ne plus rien voir du tout.
Clive Staple Lewis, in L’Abolition de l’Homme (Raphaël)

1. The Boke Named the Governour (1531), 1.4 et 1.6.
2 Some Thoughts concerning Education (1693) § 7 et § 174 : « Je recommanderai aussi qu'on lui lave les pieds chaque jour à l'eau froide et qu'on lui fasse porter des souliers si minces qu'ils prennent l'eau quand il pleut ». « S'il a des dispositions pour la poésie, ce serait pour moi la chose la plus étrange au monde que son père désire ou même tolère qu'elles soient entretenues ou améliorées. À mon avis, les parents devraient mettre tout en œuvre pour les étouffer ou les faire disparaître ». Et pourtant, Locke fait partie des auteurs les plus raisonnables parmi tous ceux qui ont écrit sur l'éducation.
3. N.d.t. : Terme qui désignait, au XVI siècle, ceux qui déterraient secrètement les cadavres pour les disséquer.
4. N.d.t. : Cet ouvrage a été écrit pendant la Seconde Guerre mondiale.
5. C. Marlowe, La tragique histoire du docteur Faust.
6. Advancement of Learning (1605), livre I, p. 35.
7. Filum Labyrinthi, I.
8. N.d.t. : Rudolf Steiner (1861-1925), fondateur de l'anthroposophie, philosophie spirituelle à laquelle certains amis de Lewis adhéraient et que ce dernier a toujours combattue (cf. C.S. Lewis, Surpris par la Joie).

mercredi 25 juillet 2012

En moinillant... André Frossard, Le sel de la terre


EN CE SIÈCLE DIT INCROYANT
Dans le dédale fortifié du Mont Saint-Michel, une dame-touriste apercevant un jour un religieux de saint Dominique en costume du temps eut cette exclamation scandalisée
— Quoi ! A notre époque, il existe encore des gens pareils ?
On eût sans doute achevé de confondre la dame-touriste en lui révélant que le porteur de ce costume insolite, non content de se vêtir de bure et de se raser le sommet du crâne, se rattachait en outre aux âges révolus par un triple vœu de pauvreté, d'obéissance et de chasteté, en contradiction absolue avec ce que l'on croit connaître de l'idéal moderne.
— À notre époque, des vœux pareils !
J'entends d'ici le soupir de la dame s'effondrant sous l'œil ironique des chimères, tandis que dans l'azur saint Michel poursuit son combat immobile, perché, au plus haut du clocher, comme un oiseau d'argent sur la carcasse de quelque animal fabuleux échoué sur une plage à l'aurore des temps historiques.
Je ne sais s'il existe aujourd'hui beaucoup de dames incapables de supporter la vue d'un moine dans son décor naturel, mais, si nous sommes loin de l'art gothique, nous sommes à une distance incalculable de l'esprit médiéval et l'écart grandit tous les jours. Nous entretenons tout ensemble le plus grand respect pour les cathédrales et la plus grande ignorance de la foi qui les a bâties, si bien que celle-ci ne nous paraît souvent rien de plus, ni de mieux, qu'une sorte de secret professionnel des architectes du XIIIe siècle
Qu'est-ce que la foi ?
La foi, vous dira le premier venu, est ce qui faisait sortir les cathédrales de terre et leur permettait de s'élever, avec le minimum de contreforts, à des hauteurs inconnues des maçons gallo-romains.
La foi est l'antique recette de la voûte sur croisée d'ogives, abandonnée depuis la découverte du béton. Nous n'avons plus besoin de foi pour bâtir.
Qu'est-ce que le Dogme ?
Le Dogme catholique est un local disciplinaire pour intelligences vagabondes, une sombre maison d'arrêt où, au prix des menues humiliations de la fouille et de l'écrou, les esprits retrouvent (la tête basse) le calme et la sécurité de la détention.
Les articles de foi ?
Les articles de foi sont autant de bornes imposées à l'humaine raison, à laquelle, d'une voix chargée d'anathème, le Dogme a dit une fois pour toutes : « Tu n'iras pas plus loin ».
Les comparaisons de ce petit catéchisme athée ne sont pas entièrement inexactes, à cela près qu'elles sont naturellement contraires à la vérité. Notre condition en ce monde ressemble bien à celle du prisonnier dans son cachot, mais le dogme, c'est la fenêtre, et si l'Église a jamais mis la main aux murs de notre prison, c'est pour y faire des trous. L'athée n'est pas celui qui perce le mur pour regarder au dehors, mais celui qui le rebouche dans l'espoir naïf d'oublier sa prison en même temps que le monde extérieur. La hardiesse de l'esprit ne consiste pas à « dépasser les limites du dogme », mais à les atteindre, et ce n'est pas à cause de ses audaces que l'hérésie encourt la condamnation de l'autorité religieuse, c'est à cause de ses timidités : on n'a jamais vu un hérétique dépasser le dogme de l'Incarnation, mais on en a vu beaucoup qui manquaient de la vigueur intellectuelle nécessaire pour le concevoir et ne révéraient qu'un homme ou adoraient un Dieu où l'Église reconnaît et proclame un Dieu fait homme.
Méconnaissant ainsi la foi, nous comprenons fort mal ceux qui en vivent, et de même que nous la lions à une certaine forme d'art révolue, de même, sous les voûtes sonores de nos abbayes, ce sont des religieux de Pierre que l'on s'attend à trouver, non des moines vivants.
Pourtant, il y en a ! Et pas seulement dans l'ombre des couvents où l'invisible Lumière de la contemplation tient leur âme attentive et silencieuse, mais sur toutes les routes, dans tous les chemins, qu'ils sont parfois les premiers à tracer, souvent les derniers à parcourir, vêtus de blanc, de noir ou de marron, barbus ou rasés, chaussés des sandales franciscaines ou du brodequin jésuite, armés du rosaire ou du crucifix, ils n'ont pas l'air dépaysés le moins du monde an siècle d'Einstein, ils marchent à la vapeur ou au pétrole comme vous et nous, passent les mers en avion et tissent autour de la terre, capuchon et scapulaire au vent, un réseau de monastères, d'écoles, d'hôpitaux et d'institutions religieuses ou sociales, solide, serré, dont les mailles rompues sont inlassablement renouées d'un jour — ou d'un siècle — à l'autre, et qui fait de l'Église catholique et apostolique, capitale Rome, la plus grande puissance spirituelle de tous les temps.
Des Augustins Récollets aux Missionnaires de la Sainte-Famille, la simple nomenclature des Ordres occupe plusieurs pages de l'Annuaire pontifical et l'on dit que Mgr le secrétaire de la Sacrée-Congrégation des religieux, qui administre les trois cent mille religieux et les huit cent mille religieuses de l'univers chrétien, est seul à en connaître la liste complète, comme à pouvoir mettre un habit sur le nom, de « Caracciolin » ou d' « Antonin de saint Hormisdas ».
Chose étrange, en vérité, déconcertante pour les dames-touristes : à se pencher sur les rôles de Monseigneur, on s'aperçoit que le recrutement de ses armées, loin de diminuer inexorablement à mesure que l'on s'éloigne du moyen âge, se maintient à travers l'histoire comme si la quantité nécessaire et suffisante de « sel de la terre » avait été fixée une fois pour toutes par un mystérieux décret. La courbe statistique est mouvementée, mais elle ne marque nulle tendance générale à s'infléchir. Le rythme des fondations reste égal, imperturbable, au milieu des guerres et des révolutions ; de même qu'une épidémie fait éclore les dévouements, ainsi une juste loi semble compenser le désordre des mœurs ou des idées par une recrudescence de pieuses vocations, et tandis que le conquérant, le politique, le prophète social croient déranger la balance des forces et incliner l'histoire, une main invisible est là, qui rétablit doucement l'équilibre à leur insu.
Certes, nous n'en sommes plus aux grandes moissons religieuses du moyen âge, mais si le déclin des Ordres avait obéi aux lois qui règlent d'ordinaire la chute des institutions périmées, il n'y aurait plus un seul moine sur la terre depuis longtemps. La coalition de la Réforme et de la Renaissance eût vaincu, les foyers de vie monastique se fussent éteints l'un après l'autre, la Révolution n'eût point trouvé à combattre d'autres « superstitions » que les siennes et Napoléon n'aurait pas eu à nous faire savoir qu'il était hostile au retour des religieux, « l'humiliation monacale étant destructrice de toute vertu, de toute énergie et de tout gouvernement ». La situation, nette de tout candidat au cloître, nous eût épargné ce martial aphorisme qui succédait de peu à la bousculade de Brumaire, où l'on avait vu les représentants des vertus civiques sauter par les fenêtres et plonger dans les massifs de Saint-Cloud à l'apparition des moustaches de la Garde (le souvenir des religieux martyrs de la Terreur n'était pas très loin non plus).
Le XXe siècle, enfin, à l'enseigne du Matérialisme scientifique et du Progrès réunis, eût régné sans partage sur les esprits et sur les cœurs. Il ne s'est rien produit de tel. De 1850 à 1900, on ne compte pas moins de dix-sept grandes fondations nouvelles. Je cite : Missions africaines, Prêtres du Saint-Sacrement, Salésiens de saint Jean Bosco, Pères Blancs, Prêtres du Sacré-Cœur... L'âge d'or du scientisme athée aura été celui d'une nette renaissance religieuse, demeurée obscure, bien entendu, à ses propres contemporains.
Exactement comme notre arrogant XXe siècle, notre siècle de la vitesse, de la télévision, du radar et de la machine à penser, qui semble exclure toute possibilité de recueillement, toute forme de vie intérieure, notre âge atomique enfin voit, — ou plutôt ne voit pas, car les événements lui passent trop vite devant les yeux pour qu'il puisse voir quelque chose, — un renouveau de monachisme médiéval s'implanter, croître et embellir dans les pays les plus entichés de progrès mécanique, à dix pas des grandes concentrations industrielles d'Amérique du Nord, par exemple, où les Trappistes contemplatifs du plus pur style roman prennent un essor étonnant en dépit, que dis-je ! sous la poussée du matérialisme environnant.
Après cela, d'ambitieux mortels peuvent toujours s'imaginer qu'ils écrivent l'Histoire. Dans la meilleure hypothèse, ils n'en écrivent que la moitié.
— Assez, assez ! Dirait-on pas, à vous entendre, que le monde est en train de s'emmoiniller sans s'en apercevoir ?
Oh ! Je ne verse pas dans l'optimisme apostolique de ces chrétiens conquérants de 1935 que l'on a vus conquis les uns après les autres par la politique, je ne prétends pas que ce siècle soit un siècle de foi comparable à celui de saint Bernard, encore que le nombre des appelés ne donne aucune indication valable sur le nombre des élus, les temps de pléthore religieuse, au bout du compte, n'étant peut-être pas plus riches de saintetés authentiques que les temps de disette spirituelle. Il me suffit que ce soit un siècle comme les autres, apportant, lui aussi, la preuve qu'à travers les vicissitudes de l'esprit religieux chaque génération fournit son contingent régulier de porteurs d'Évangile, apôtres, ermites ou missionnaires. Il est permis de les récuser, de tout ignorer d'eux, de leur vocation, de leur genre de vie, de leur témoignage. Mais ils existent, ils n'appartiennent pas au XIIe siècle, mais au nôtre, et tandis que nous croyons révolu le temps des moines, tandis qu'un grand nombre d'entre nous rangent tout naturellement les vérités de foi au rayon des mystères et fabliaux du moyen âge, tous les jours des hommes jeunes, sains de corps et d'esprit, frappent à la porte des maisons de prière et demandent l'habit qui surprend si fort les dames-touristes du Mont Saint-Michel.
Car l'homme d'aujourd'hui n'est pas toujours et exclusivement passionné de mécanique, de mécanique industrielle, de mécanique sociale et de mécanique sexuelle.
Il arrive qu'il sente le poids de son éternelle destinée, qui est aussi le poids de sa couronne.
Un voyage à travers les grands Ordres monastiques donne plus d'une fois les émotions fraîches d'une exploration. Il n'est pas nécessaire de franchir les mers, ni même de parcourir un nombre élevé de kilomètres : il suffit le plus souvent de passer d'un cloître à l'autre pour avoir l'impression de changer de planète. La distance du Jésuite au Franciscain est aussi grande que celle du Martien des romans d'anticipation au rêveur incorrigible dont la lune est le logis traditionnel Ils diffèrent en tout, par le caractère, la pensée, le visage, le costume et le style. Sous tous les climats, l'humble maison franciscaine semble retenir un peu du gai soleil de Toscane entre ses murs de brique rouge, tandis que la bâtisse carrée du Jésuite n'offre pas plus de prise à l'imagination qu'un classeur administratif. Préparé à l'action par quatorze années de formation intellectuelle et morale, le Jésuite sort de son école avec la force et la vitesse d'un obus de marine : il ira éclater où l'on voudra, un obus ne choisit pas son objectif.
Laissant le Jésuite et le petit Frère de saint François d'Assise, vous quittez l'école à feu pour le séjour doré de l'enluminure. Et quelle surprise émerveillée pour le voyageur qui goûte, — oh ! du bout des lèvres, et comme on prend avec précaution d'un plat exotique, — la douceur de la paix bénédictine, et la sérénité neigeuse de la contemplation cartusienne ! Auprès de ce monde temporel qui tend de toutes ses forces à la standardisation complète des citoyens, que les instituts de « sondages » commencent d'ailleurs à compter par paquets de cent mille, l'univers religieux est si divers qu'il conviendrait mieux de parler à son propos des mondes spirituels. Un lieu commun affirme que « les caractères se révèlent dans lés grandes occasions ». Eh bien, les moines sont des hommes qui se placent volontairement devant les grandes occasions du silence et du jeûne perpétuels, de la solitude ou du martyre : la richesse et la diversité des caractères nés de ces confrontations héroïques défie l'inventaire.
LES ORDRES DANS L'ÉGLISE
Si l'on pouvait, sans excès d'humour, comparer l'Église à une « république autoritaire » présidée par le Pape et administrée par le clergé séculier, alors on pourrait dire que les Ordres religieux tiennent à peu près dans l'Église catholique la place des corps constitués dans l'État, les uns représentant le corps enseignant, les autres la magistrature, les Jésuites l'armée, les Dominicains la Sorbonne, les Ordres purement contemplatifs jouant un rôle comparable à celui des grands établissements de crédit ou de ces banques privilégiées qu'on appelle « instituts d'émission ».
Certes, l'analogie est lointaine. Il faut, pour le moins, spiritualiser la comparaison. La Trappe, la Chartreuse, le Carmel ressemblent à des banques dans la mesure où celles-ci, sans exercer directement aucune activité commerciale ou industrielle (on ne fabrique rien dans une banque) détiennent un pouvoir considérable sur l'organisme social : la Trappe, la Chartreuse, le Carmel détiennent un pouvoir analogue sur l'économie spirituelle de l'Église sans participer davantage à son action visible. La prière, le flux de la vie intérieure tiennent ici le rôle dévolu ailleurs à l'argent.
Si la Compagnie de Jésus est comparable à une armée, c'est par la discipline exemplaire qu'elle sait obtenir de ses membres et surtout par son vœu spécial d'obéissance au Saint-Siège, qui permet au Pape de disposer d'elle à son gré pour la fondation d'une université, le lancement d'une mission, telle œuvre apostolique ou charitable, comme un général désigne un objectif à ses troupes et les manœuvre selon les besoins de sa stratégie : prête à occuper n'importe quelle position sur un ordre de Rome, la Compagnie n'est pas moins prête à l'évacuer au premier contre-ordre, abandonnant l'œuvre entreprise et le terrain conquis avec la simplicité du soldat changeant de secteur ou de garnison. Sur la terre comme au ciel donne un bon exemple de cette obéissance de type militaire, dans une situation, toutefois, où le rose et le noir sont un peu trop sommairement répartis. On connaît le thème de la pièce de Fritz Hochwalder : un envoyé du Vatican, pour des raisons politiques mal fardées de théologie, somme les Jésuites de céder à la gloutonnerie de colons cruels et grossiers les territoires d'Amérique du Sud qu'ils gouvernent avec sagesse pour de bonheur des indigènes. Faut-il s'incliner, ou désobéir au Pape, et poursuivre contre sa volonté une expérience heureuse que la population verrait interrompre avec désespoir ? Un personnage de théâtre hésite pendant trois heures devant cette redoutable option. Un vrai Jésuite se pose la question après avoir bouclé ses valises, en attendant le bateau.
L'armée jésuite étant mise à part en raison de sa disponibilité totale à l'égard du Saint-Siège ; tous les Ordres dépendent de Rome comme la chrétienté entière en dépend, mais d'une manière directe, le privilège de l' « exemption » dispensant la plupart d'entre eux du contrôle de l' « ordinaire », c'est-à-dire des évêques. Cependant, à l'ombre du Vatican, les pouvoirs de Mgr le Secrétaire de la Sacrée-Congrégation des religieux ne sont pas beaucoup plus étendus que ceux d'un chef de cabinet de l'Élysée. Les religieux se gouvernent eux-mêmes selon la charte qu'ils tiennent de Rome depuis dix ans, ou dix siècles, et qui fait de chaque Ordre une sorte de principauté ou de république confédérée au sein de l'Église.
Tout Ordre a ses représentants au Vatican, où ils agissent un peu en ambassadeurs. Mais, à côté de cette représentation diplomatique, ils fournissent au Saint-Siège les deux tiers des « consulteurs » des grandes Congrégations pontificales et la majeure partie du personnel enseignant des collèges romains. Dans le domaine politique, le régime des États-Unis offrirait une analogie acceptable : les États confédérés, avec leurs traditions, leurs coutumes et leurs lois propres, relèvent néanmoins du pouvoir central de Washington et participent eux-mêmes au gouvernement de l'Union sans rien perdre, dans les limites de leur territoire, de leurs prérogatives particulières en matière de droit. Mais pour que la comparaison soit satisfaisante, il faudrait encore que le mode de gouvernement local diffère dans chaque État comme il varie avec chaque Ordre religieux.
Le régime bénédictin, par exemple, est d'essence monarchique. L'Abbé bénédictin concentre tous les pouvoirs et règne à vie sur son monastère ; toutes les abbayes de saint Benoît constituent de petites principautés indépendantes très conventionnellement unifiées sous le sceptre honorifique d'un « Abbé-président ». Au contraire, les Dominicains sont nettement démocrates. Ils pratiquent l'élection temporaire à tous les échelons et poussent même la ressemblance avec le système qui est le nôtre jusqu'à changer fort souvent de gouvernement, c'est-à-dire de Prieurs et de Provinciaux. La démocratie dominicaine dure pourtant depuis près de huit siècles : le vœu de perfection des électeurs explique sans doute ce phénomène de longévité.
Le régime des Chartreux est de style aristocratique. Le Prieur de Chartreuse est élu à vie, comme l'Abbé bénédictin, mais, à la différence de celui-ci, qui règne sans partage sur sa maison et ne rend compte à personne de son administration, le Prieur cartusien relève du « chapitre général », assemblée annuelle et souveraine des prieurs de tous les couvents de l'Ordre.
Quant aux Jésuites, leur sens de l'autorité se traduit par l'élection de trois « candidats » entre lesquels le Pape choisit le « Général » de l'Ordre, qu'il nomme à toutes les charges.
Ainsi le monde religieux pratique indifféremment les grandes formes classiques de gouvernement que le monde politique estime en général incompatibles. Elles se trouvent même combinées dans la plupart des Ordres. L'Abbé-monarque bénédictin est élu au suffrage universel, — à deux degrés, — il est prisonnier de sa Règle autant qu'un roi d'Angleterre peut l'être de la tradition britannique, et, si les Dominicains peuvent passer pour « démocrates », c'est parce que les fonctions gouvernementales, chez eux, sont limitées dans le temps. Dans la société religieuse, les principes démocratiques, aristocratiques et monarchiques se mêlent, s'entrecroisent et se contre-butent si bien qu'il est difficile de discerner la part de chacun dans le remarquable équilibre de l'édifice. En tout cas, le principe de l'élection libre — et secrète — est partout à la base du pouvoir. Un Chartreux vote comme vous et moi, encore qu'une campagne électorale fasse moins de bruit dans son couvent que dans nos rues. On ne voit pas de candidat au priorat trinquer à son futur mandat, pour ce bon motif que nul ne fait acte de candidature. Au lieu d'être précédées de six semaines d'éloquence, de banquets et de tournées générales, les élections cartusiennes s'annoncent par trois jours de jeûne et de silence renforcé. C'est la mort des réunions publiques. Afin que l'on ne vienne point troubler le jugement des électeurs sous prétexte de l'éclairer, tout conciliabule préalable est interdit. Enfin, le votant est invité par les statuts de la communauté à se rappeler ceci : que, « de deux prieurs possibles, dont l'un est plus expert dans les choses temporelles, l'autre plus spirituel, il faut élire ce dernier ».
Les mœurs monacales sont contraires aux nôtres en tout, ou peu s'en faut. Alors qu'un Topaze, quel que soit le tonnage de ses pots-de-vin, peut mourir avec l'assurance qu'il se trouvera au moins un collègue pour célébrer la pureté de son désintéressement, on cite dans les chartreuses ce modèle d'oraison funèbre prononcée devant la dépouille d'un officier de l'Ordre : « C'eût été un assez bon moine, s'il avait su vaincre certain instinct de la propriété tout à fait déplorable en soi et particulièrement vain dans le genre de vie qu'il avait choisi ». Nous n'avons pas, nous autres, l'ambition d'être parfaits. Aussi avons-nous, sur les Chartreux, l'avantage de n'enterrer que des hommes de Plutarque.
LE TEST DE SAINT BENOÎT
Le plus grand des législateurs monastiques a été, au VIe siècle, saint Benoît de Nursie, ex-ermite des grottes de Subiaco, assiégé de disciples (il avait dû les répartir en douze communautés), en qui l'Église salue le « Patriarche des moines d'Occident » et dont la Règle reste le chef-d'œuvre du genre. C'est, en soixante-douze articles d'une remarquable concision, un recueil d'instructions morales ou pratiques portant avec précision sur tous les points de l'état religieux, fixant en quelques lignes apparemment éternelles la part de l'oraison, du travail et du repos dans une existence consacrée au service divin. Ces courtes pages contiennent un précis de spiritualité, un code de gouvernement monastique et une série de définitions chrétiennes si claires, si parfaites qu'elles ont fourni à la plupart des grands Ordres les principes de leur vie contemplative.
Du VIe au XIIIe siècle, tous les moines d'Orient ou d'Occident ont été des « contemplatifs ». On ne concevait pas que la vie proprement religieuse pût prendre une autre forme que la contemplation, laquelle est tout autre chose qu'un dolce farniente bercé de rêveries métaphysiques et de patenôtres ensommeillées. L'incompatibilité du « monde » et du christianisme paraissait alors si bien établie que l'idée de quitter le monde pour mener une vie chrétienne semblait toute naturelle aux esprits vraiment religieux. Faire son salut dans le « siècle » passait pour une entreprise non pas impossible, certes, mais des plus aléatoires, contrairement à l'opinion presque unanime des chrétiens modernes, qui s'intéressent d'ailleurs beaucoup moins à leur salut personnel et beaucoup plus à celui du voisin, qu'ils s'emploient à « rechristianiser » par toutes sortes d'audacieux procédés, au besoin en se déchristianisant eux-mêmes. En tout cas, au long des soixante-douze articles de sa Règle, saint Benoît ne prend pas une seule fois la peine de justifier une forme de vie dont personne, parmi les fidèles sérieux, ne mettait en doute la valeur, la perfection et même la nécessité.
Aujourd'hui, hélas ! nous sommes tout à fait sûrs que les gens du VIe siècle étaient dans l'erreur, et rien n'est aussi ardu, ici-bas, que de légitimer la vocation contemplative. Rien ne sert de dire que ces moines immobiles et reclus ont, en fait, l'histoire le prouve, converti l'Europe au christianisme, tandis que toute notre agitation ne l'empêche pas de perdre la foi à vive allure, on reste incrédule devant ce miracle d'apostolat statique, et l'on persiste à tenir le couvent de contemplatifs pour le dernier refuge de l'oisiveté, de la faiblesse et de l'égoïsme. Qu'y faire ?
Le monde moderne ne comprend pas qu'il soit plus difficile de faire un chrétien qu'un radical-socialiste, il n'a pas la moindre notion de la bataille sanglante qu'un chrétien est obligé de soutenir contre lui-même jour après jour s'il entend rester fidèle à l'esprit de son christianisme : le monde moderne, pour tout dire, n'a pas lu les soixante-douze préceptes du chapitre IV de la Règle de saint Benoît, qui donnent aux âmes éprises d'idéal le moyen de faire une honorable carrière. Les voici, dans leur éblouissante simplicité :
1. Premièrement, aimer le Seigneur Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces.
2. Ensuite, le prochain comme soi-même.
3. Puis, ne point tuer.
4. Ne point commettre l'adultère.
5. Ne point voler.
6. Ne point convoiter.
7. Ne point porter faux témoignage.
8. Honorer tous les hommes.
9. Et ce que nous ne voudrions pas que l'on nous fît, ne point le faire à autrui.
10. Se renoncer soi-même.
11. Châtier son corps.
12. Ne point s'attacher à ce qui flatte les sens.
13. Aimer le jeûne.
14. Soulager les pauvres.
15. Vêtir ceux qui sont nus.
16. Visiter les malades.
17. Ensevelir les morts.
18. Secourir ceux qui sont dans l'épreuve.
19. Consoler les affligés.
20. Se faire étranger aux mœurs du siècle.
21. Ne rien préférer à l'amour du Christ.
22. Ne point satisfaire sa colère.
23. Ne point se réserver une heure pour la vengeance.
24. Ne point garder de fausseté dans son cœur.
25. Ne point donner une paix menteuse.
26. Ne point se départir de la charité.
27. Ne point jurer de peur du parjure.
28. Dire la vérité de cœur comme de bouche.
29. Ne point rendre le mal pour le mal.
30. Ne point faire d'injustice, mais supporter patiemment celle qui nous serait faite.
31. Aimer ses ennemis.
32. Ne point répondre à la malédiction par la malédiction, mais plutôt par la bénédiction.
33. Soutenir persécution pour la justice.
34. N'être ni superbe.
35. Ni adonné au vin.
36. Ni grand mangeur.
37. Ni avide de sommeil.
38. Ni paresseux.
39. Ni murmurateur.
40. Ni détracteur.
41. Mettre en Dieu son espérance.
42. Le bien que l'on découvre en soi, l'attribuer à Dieu, non à soi-même.
43. Quant au mal, s'en reconnaître toujours coupable, et se l'imputer.
44. Craindre le jour du jugement.
45. Avoir frayeur de l'enfer.
46. Désirer la vie éternelle de toute l'ardeur de son âme.
47. Avoir chaque jour la mort présente devant les yeux.
48. Veiller à toute heure sur ses actes.
49. Tenir pour certain qu'en tout lieu Dieu nous regarde.
50. Briser aussitôt contre le Christ les pensées mauvaises qui surviennent dans le cœur.
51. Et les découvrir à un ancien versé dans les choses spirituelles.
52. Garder ses lèvres de toute parole méchante ou perverse.
53. Ne pas aimer à parler beaucoup.
54. Ne point dire de paroles vaines.
55. N'aimer point le rire trop fréquent et aux éclats.
56. Entendre volontiers les lectures saintes.
57. Vaquer fréquemment à la prière.
58. Confesser chaque jour à Dieu, dans la prière, avec larmes, ses fautes passées, et à l'avenir s'en corriger.
59. Ne pas accomplir les désirs de la chair.
6o. Haïr la volonté propre. Obéir en toutes choses aux enseignements de l'Abbé, alors même que, ce qu'à Dieu ne plaise, il se démentirait dans ses œuvres, nous rappelant ce précepte du Seigneur : ce qu'ils disent, faites-le, ce qu'ils font, gardez-vous de l'imiter.
61. Ne pas chercher à passer pour saint avant de l'être.
62. Accomplir chaque jour, dans sa vie, les préceptes de Dieu.
63. Aimer la chasteté.
64. Ne haïr personne.
65. Être sans jalousie et ne point céder à l'envie.
66. N'aimer point la contestation.
67. Fuir les honneurs.
68. Révérer les anciens.
69. Aimer ceux qui sont plus jeunes.
70. Prier pour ses ennemis, dans la charité du Christ.
71. Rentrer en paix, avant le coucher du soleil, avec ceux dont nous a séparés une discorde.
72. Et ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu.
Tels sont les soixante-douze mots d'ordre préliminaire du code de la sainteté bénédictine. C'est à peine si l'on retrouve une dizaine d'entre eux dans la moyenne morale établie par l'usage.
Aimez-vous les tests ?
Marquez d'un point rouge chacun des préceptes que vous pratiquez d'une façon habituelle.
Si, en bonne conscience, vous comptez un minimum de cinq points rouges, vous pouvez faire un excellent député M. R. P.
À vingt, vous êtes un chrétien de bon conseil ; à trente-six, la morale ordinaire n'est déjà plus pour vous qu'un mauvais souvenir : vous commencez à vous mouvoir sans trop grimacer sur le plan supérieur de la charité. Mais, si vous atteignez à soixante-douze points rouges, alors saint Benoît, pour toute louange, dira simplement que l'on peut espérer faire de vous, un jour, un homme quelque peu spirituel. Ajoutez à cette liste de prescriptions élémentaires huit heures quotidiennes de prière commune ou privée, huit heures de travail aux champs, — comme les Trappistes, — dans une bibliothèque ou un atelier, — comme les Bénédictins, — et vous aurez une idée de ce que l'on entend par « vie contemplative ». L'oisiveté n'y a pas une heure à elle, la faiblesse a tôt fait de chercher un autre refuge, et l'égoïsme n'y est pas à l'aise, mon Dieu, c'est le moins qu'on puisse dire.
Mais le « test » contraire est également révélateur. On peut marquer de points bleus les commandements de saint Benoît que l'éducation moderne, la morale courante, l'habitude enfin, tiennent pour démodés, arbitraires, absurdes ou impossibles.
La contre-épreuve donne des résultats surprenants. Le chrétien modéré constate que la moitié de son christianisme est passée par profits et pertes, et qu'il s'est établi peu à peu, à la place, une demi-religion, ou plutôt une sorte de contre-religion spontanée dont personne n'a jamais défini les principes. Tout à l'heure, devant son maigre total de points rouges, il s'étonnait de cheminer si loin de la perfection. Devant ses points bleus, il s'aperçoit, non seulement que la sainteté est hors d'atteinte, mais qu'à vrai dire il n'en veut pas.

[…] Au terme de ce voyage le lecteur aura vu, je l'espère, que je n'avais pas même abordé le sujet... Car, de la mystérieuse puissance qui meut cet univers, enrôle et discipline des âmes — et des muscles — de vingt ans ; de l'étrange pouvoir qui s'exerce sur certains hommes et leur fait trouver bon de mener dans le jeûne et le silence, entre quatre murs, une existence recluse d'otage à perpétuité ; de la secrète présence qui emplit la cellule du Chartreux, si bien que l'on peut dire sans nul paradoxe que le Chartreux est un homme qui fuit les autres pour être moins seul ; de la joie inconnue pour laquelle tant de cœurs renoncent à toutes les joies ; de l'invisible beauté qui séduit à jamais l'âme contemplative ; de ce mystère, de cette puissance, de cette beauté, je n'ai rien dit — et pourtant c'est bien cela, le sujet !

FIN

André Frossard, in Le Sel de la Terre (1961)