samedi 12 février 2011

En lisant... Walter Ciszek - Interrogatoires, orgueil et humilité


 « Quand on vous emmènera pour vous livrer,
ne vous inquiétez pas d'avance de ce que vous aurez à dire,
mais dites ce qui vous sera donné à l'heure même ;
car ce n'est pas vous qui parlerez, mais l'Esprit Saint
 » (Mc 13, 11)


Combien de fois ces paroles ne me sont-elles revenues à l'esprit, pendant tous ces interrogatoires que j'ai eu à subir à la Loubianka de la part du NKVD... Il y avait aussi ces paroles de l'évangile de Luc : « Mettez-vous donc dans l'esprit de ne pas préméditer votre défense ; car je vous donnerai une bouche et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront résister ou contredire » (Lc 21, 14) qui me revenaient fréquemment à la mémoire. Combien de fois j'aurais aimé clouer le bec à l'un de mes interrogateurs par une remarque brillante ou un argument n'appelant pas de réponse ! Mais, étrangement, les choses ne se sont jamais déroulées de cette manière.
La première fois que l'on m'a appelé pour un interrogatoire, je me sentais vraiment à l'aise et j'avais totalement confiance en moi. Je savais que la charge d'espion à la solde du Vatican — chef d'accusation sous lequel j'étais détenu et pour lequel j'avais été conduit jusqu'à Moscou à la Loubianka — était entièrement fausse ; de toute évidence (du moins le pensais-je alors), cet argument était parfaitement absurde. Je ne parvenais pas à prendre au sérieux une telle accusation et j'étais vraiment persuadé que les « hauts gradés » du NKVD ne pourraient pas, eux non plus, prendre au sérieux cette accusation une fois qu'ils auraient consulté mon dossier et pris connaissance de ce qui s'était réellement passé. C'est pour cette raison que, dans mon innocence, j'ai vécu la suite des événements comme un réveil très brutal... Je n'arrive toujours pas à savoir aujourd'hui s'ils prenaient ce chef d'accusation au sérieux, ou non ; il se peut que l'un des « hauts gradés » ait trouvé impossible ou dangereux d'admettre que tous ces problèmes avaient été suscités pour rien, toujours est-il que mes interrogatoires ont toujours été menés de manière à prouver qu'il n'y avait pas d'erreur de la part de l'accusation. Quelle qu'en soit la véritable raison, mes accusateurs ne lâchaient pas le morceau : ils voulaient absolument que j'admette que j'étais bel et bien un espion et ils n'en démordaient pas, alors que cette accusation me semblait relever de l'imagination la plus farfelue. Mes accusateurs restaient sur leurs positions, droits dans leurs bottes, sans en démordre un seul instant, et ils savaient très bien comment s'y prendre.
Une fois les interrogatoires commencés à la Loubianka, après la période initiale de confinement solitaire, ils continuèrent pratiquement sans interruption. Parfois, les séances duraient des jours entiers. Ils pouvaient également durer toute la nuit, c'était la routine et, pour certaines raisons, les interrogatoires de nuit étaient apparemment préférés aux interrogatoires de jour. J'ai connu un bon nombre d'interlocuteurs différents, qui utilisaient des méthodes très variées. Ils se montraient tour à tour hostiles et amicaux, ils pouvaient me charmer avant de commencer à vociférer, se mettre en colère ou demeurer impassibles, ils pouvaient menacer, puis prendre une voix doucereuse et se faire les avocats de la raison même. Mais leur objectif, lui, demeurait toujours le même.
Au fur et à mesure que les interrogatoires progressaient, on utilisait à chaque fois une liste préétablie de questions provenant d'un formulaire imprimé qui demeurait dans le bureau et on me posait sans fin les mêmes questions. L'investigateur notait sur de grandes feuilles de papier toutes les réponses que je donnais. Et bien souvent, il semblait n'accorder que peu d'attention aux réponses que je donnais à ses questions. Il écrivait sans s'arrêter, sans doute parce que c'était ce que l'on attendait de lui, et il semblait faire très peu d'efforts pour comprendre vraiment ce que j'essayais de dire ou d'expliquer. De temps à autre, l'investigateur se redressait contre le dossier de sa chaise et me lisait à haute voix ce qu'il avait noté. Il me demandait si ce qu'il avait écrit était correct en substance. J'essayais bien souvent de lui montrer qu'il avait tout simplement tordu la signification de ce que j'avais dit pour que cela rentre dans leur schéma préconçu et pétri de préjugés. La plupart du temps, d'ailleurs, ses notes étaient des phrases toutes prêtes. Ainsi, ma présence au milieu des ouvriers de Teplaya Gora était décrite comme la présence d'un agitateur étranger venu pour pousser les masses à se révolter contre le régime et le système.
Au début, j'essayais bien d'argumenter sur ce qu'il me répondait, ou je tentais de faire rectifier ce que mon interlocuteur avait couché sur le papier. Si cet homme prenait la peine de noter mes plaintes, il me répondait en général qu'il notait les faits tels qu'ils apparaissaient au vu de la loi soviétique. La Constitution Soviétique autorisait la pratique de la religion sur un plan personnel, mais interdisait fermement la prédication religieuse. Cette clause était apparemment très sage car, sous le prétexte d'enseigner la religion, l'Église enseignait en réalité la haine du communisme ; les déclarations des Papes sur le communisme en étaient des preuves manifestes. Cependant, celui qui m'interrogeait n'était pas là pour argumenter sur ces points. Son travail n'était pas de découvrir si j'avais été impliqué dans quelque complot contre le gouvernement — ma présence dans ce pays, en tant que prêtre étranger, étant une preuve suffisante pour que cette question soit tenue pour un fait établi — mais plutôt de découvrir les détails de ce complot, y compris mes éventuels complices, la façon dont il avait été financé, les moyens mis en œuvre et les organisations qui conspiraient éventuellement avec moi. L'investigateur m'accusait enfin de ne pas lui livrer ces informations et me suggérait de me « mettre à table ».
Après avoir dû subir les mêmes questions et avoir donné les mêmes réponses un bon nombre de fois, avec de nombreux agents différents, j'ai cessé d'argumenter, tout simplement. J'essayais de me concentrer pour donner toujours les mêmes réponses au lieu de me défendre, car la moindre variation, si minime soit-elle, dans ma version des faits, était traitée comme un faux pas, un point faible dans mon histoire qui serait attaqué et exploré en profondeur pour me prendre en flagrant délit de mensonge ou de contradiction. Et pourtant, je répétais exactement la même histoire à chaque fois, je donnais les mêmes détails biographiques, les mêmes informations chronologiques, mais l'investigateur se mettait parfois en colère malgré ma précision. Il prenait alors la répétition de mes réponses comme une preuve que ce que je racontais était un tissu de mensonges que j'avais appris par cœur.
Les mois d'interrogatoires s'allongeant, l'optimisme naïf que j'avais au départ ainsi que la confiance en moi cédèrent la place au ressentiment et à la révolte. Il me devenait quasiment insupportable d'avoir à endurer de nouvelles séances. Quand les gardiens m'appelaient pour faire encore une fois ce trajet dans les couloirs mal éclairés, jusqu'au bureau des interrogatoires, j'étais saisi d'un sentiment de révulsion si puissant que des tremblements physiques s'emparaient de moi et me secouaient tout le corps. C'était un phénomène sur lequel je n'avais aucun contrôle et aucun effort de ma part ne parvenait à le maîtriser. Pire que tout, peut-être : j'ai baissé les bras. J'étais épuisé d'avoir à corriger sans fin les mauvaises interprétations plaquées sur mes moindres faits et gestes. Il me devint tout simplement indifférent de savoir ce que notait ou disait mon interlocuteur. Tout cela semblait tellement inutile que je ne faisais plus aucun effort dans ce sens. J'ai tout simplement abandonné mes tentatives et me suis contenté dans la mesure du possible de répondre par « oui » ou par « non », ou parfois de prononcer un « je ne sais pas » qui ne m'engageait en rien.
La loi prévoyait un laps de temps d'un mois pour les interrogatoires sur un cas personnel. Dans le mien, cela faisait douze mois que les interrogatoires duraient et on n'en voyait jamais le bout. Ma patience, ma confiance en moi et même mon opiniâtreté commençaient à lâcher. J'étais fatigué de me battre, j'avais envie d'abandonner le combat, mais, par-dessus tout, je n'en pouvais plus de tenter de tout anticiper et de repasser dans ma tête chaque séance d'interrogatoire, une fois que j'étais revenu dans le silence total et l'isolement de ma cellule. J'en avais assez des doutes, des peurs, de l'angoisse et de la pression constante. Le dernier investigateur semblait être un homme raisonnable, il parlait avec douceur et avait l'air humain. Il semblait comprendre que j'avais hâte de voir la fin de ces interminables séances de questions. Il me proposa de mettre un terme à tout ce processus, à condition que j'accepte de coopérer et de lui dire toute la vérité. Il me parlait de la fin des interrogatoires, de quitter la Loubianka, de mettre un terme à ce long isolement. Cette seule pensée, le fait de me retrouver de nouveau avec d'autres, suffit pour faire pencher la balance. À dire vrai, je ne me souciais plus de ce qui risquait de m'arriver tant j'étais las. Je voulais tout simplement en finir avec ces interrogatoires absurdes, et cela le plus vite possible. « Bien sûr, je vous dirai toute la vérité, lui dis-je donc, et je vais coopérer avec vous. » Je ne voulais pas dire par là que j'allais mentir ou accepter des interprétations que j'avais refusées jusqu'à présent, mais je ne voulais plus me battre contre des moulins à vent, je ne voulais plus lutter contre les interprétations qui seraient apportées aux faits que j'avais indiqués.
C'est trop tard que je compris l'erreur que je venais de commettre. Je compris également plus tard les motivations qui m'avaient poussé à agir ainsi : la fatigue mentale, les frustrations de toutes sortes, le désir de me débarrasser enfin de cette tension physique et mentale provoquée par les interrogatoires tout comme par le long isolement que je devais endurer. C'est ainsi que lorsque mon investigateur m'a posé la série habituelle de questions, une dernière fois, j'ai essayé de changer le cours de son interprétation. J'ai tenté une dernière fois de me réfugier dans les positions retranchées où je m'étais placé pendant tant de mois, au prix de tant de souffrances et d'opiniâtreté. Mais mon interlocuteur, si courtois, si poli, fit pression sur moi pour m'entraîner là où il voulait aller. Il semblait vraiment blessé, peut-être quelque peu ennuyé par les « précisions » que je voulais apporter, par les « clarifications » que je tentais de faire. Il les ignora donc consciencieusement, en me rappelant poliment qu'à ce rythme, le procès n'aboutirait jamais. Je baissai donc les bras. Je me finis par me convaincre que mes efforts étaient inutiles et je laissai le processus suivre son cours car je n'en pouvais plus. Après tout, me disais-je en moi-même, quelle importance ? Quelle différence cela ferait-il, à part pour moi ? Je ne voulais plus qu'une seule chose : qu'on en finisse. J'étais convaincu que, pour ma part, j'avais dit la vérité et que j'allais continuer à dire la vérité. Le reste m'importait si peu. Tout ce qui comptait, c'est que ce simulacre de procès se termine au plus vite.
Une fois cette décision prise, quelle ne fut pas ma surprise de voir la facilité avec laquelle tout se déroula ! Le doute qui continuait à me tarauder portait sur ce qui m'attendait après la Loubianka. Advienne que pourra cependant, me disais-je, ce procès touche enfin à sa fin. J'en voyais le bout, finalement... Le sentiment de soulagement devant le relâchement de la tension et la fin de cette lutte épuisante submergeait tout le reste. Je voulais ne pas me préoccuper du lendemain.
Mais ce lendemain finit par arriver. Celui qui m'avait interrogé me dit de me préparer pour la séance finale. Il m'expliqua qu'il me faudrait signer tous les documents qu'il avait rédigés. Il me donna un avertissement : cette étape était la plus importante de toutes celles du processus. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne m'y attendais pas vraiment. Voilà que je me retrouvais tout à coup piégé et j'ai passé la nuit à me torturer mentalement, ce fut une nuit d'angoisses atroces. Je commençais à me méfier de la gentillesse et de la bonté dont faisait preuve cet agent qui m'avait conduit tout en douceur jusqu'à cette étape. J'aurais voulu ne jamais avoir prononcé cette promesse de coopération, j'aurai voulu effacer les séances qui avaient suivi. Mais que pouvais-je bien faire maintenant ? Pouvais-je refuser de signer ces documents ? Le cas échéant, que se passerait-il ? L'heure critique était arrivée, en tout cas, pour l'Esprit Saint d'intervenir pour me protéger et protéger l'Église. C'était maintenant ou jamais. Le martyre ou peut-être la capitulation.
J'étais encore tourmenté par ce flux de pensées incessant quand je fus appelé le lendemain dans le bureau de l'investigateur. Il me tendit la liasse de documents et me demanda de lire et de signer chacune des pages. C'était le moment de prendre une décision, mais j'avais besoin d'encore un peu de temps. Je me mis donc à lire les documents ; mon ressentiment grandissait au fur et à mesure que je les parcourais, je n'arrivais pas à en croire mes yeux. Il me semblait vraiment incroyable de comprendre que j'avais accepté de collaborer pour ce résultat ! Je continuais donc à lire les documents, mais je ne voulais rien signer dans ces conditions. J'essayais de rassembler mes idées, mais je découvris que, d'une certaine façon, mon intelligence refusait de fonctionner. Tout ce que je parvenais à voir devant moi, ce n'était qu'un grand blanc. J'essayais bien de demander au Saint-Esprit de m'inspirer pour répondre quelque chose à mon interlocuteur, pour me donner des paroles de sagesse qui le bousculeraient et le persuaderaient de ma probité, maintenant, à la onzième heure, afin qu'il me relève des charges pesant contre moi. Je priais donc ardemment l'Esprit Saint pour qu'il m'inspire... mais rien, je ne sentais rien.
Me sentant abandonné par Dieu, je savais qu'il me fallait absolument réagir. Je n'avais qu'une envie : jeter cette liasse de documents sur la table et dire tout de go à mon interrogateur que je n'en signerais pas une seule page. Mais la peur m'arrêta dans ce mouvement. J'étais aux prises avec moi-même. J'avais vraiment envie de lui montrer à qui il se frottait : non pas un faible petit prêtre intimidé et trop effrayé pour défendre ses droits, non pas un ignorant qui ne savait pas ce qui se tramait. Je voulais lui dire ses quatre vérités et mettre un terme immédiat à cette mascarade de collaboration. En effet, les paroles qui me brûlaient les lèvres étaient là, à deux doigts de sortir de ma bouche. J'ai levé la tête lentement et j'ai regardé mon interrogateur, qui était occupé à trier quelques documents. Mais les paroles « Je ne signerai pas » ne sont jamais sorties de ma bouche. J'avais peur et j'étais en colère contre moi-même d'avoir si peur. Je faisais des efforts incroyables pour maîtriser cette peur, mais le seul résultat de tous ces efforts fut de la renforcer en moi. Et ma tête s'inclina de nouveau. Lentement, empli de confusion, je fis semblant de lire.
Mais l'homme finit par remarquer mon manège : « Que se passe-t-il, Wladimir Martinovitch ? Pourquoi ne signez-vous pas les pages au fur et à mesure que vous les lisez ? » Et finalement, comme il me fallait répondre, je lui dis : « Je ne peux pas signer cela tel quel. Ce n'est pas ce que j'ai fait, ce n'est pas ce que j'ai dit. Vous savez bien que je ne suis pas l'espion que vous décrivez dans ce rapport avec tant de brio et si complètement ».
À ces mots, mon interlocuteur jusque-là si poli, si amical, changea du tout au tout. Il avait pâli de rage, furieux, et trouvait difficilement ses mots tant la colère l'avait saisi ; il tremblait littéralement de fureur. Ce n'est qu'après avoir pris quelques respirations profondes qu'il me dit tranquillement, d'un ton glacial : « Est-ce que vous comprenez bien, crétin d'Américain, le sérieux de cette procédure finale ? C'est une question de vie ou de mort pour vous et vous voulez jouer au plus fin ? Est-ce que vous comprenez vraiment ce qui se passe ? Soit vous signez ce document tel qu'il est, sans une seule modification, soit nous nous débarrasserons de vous exactement comme nous nous débarrassons de tous les espions, sans laisser aucune trace. Vous vous rendez compte que c'est la guerre ? Si vous ne signez pas ces pages, je n'ai qu'à signer là, vous voyez, à cet endroit... et vous serez mort avant le lever du soleil demain matin ! C'est la fin, assez joué. Alors choisissez ce que vous voulez. Faites ce que vous avez à faire, sinon c'est la mort ! » J'étais abasourdi et je me soumis sans mot dire. Ce changement soudain et véhément de l'investigateur, les tremblements dans sa voix, cette note latente de terreur et l'urgence de ses menaces, mes propres tourments intérieurs, ma confusion, le choc de tous ces événements... c'en était trop. Spontanément, sans y réfléchir plus longtemps, je saisis le stylo et me mis à signer.
Alors que je signais ces pages, la plupart du temps sans même les lire, la honte et la culpabilité s'emparèrent progressivement de moi. J'étais complètement brisé, parfaitement humilié. Ce fut un moment d'agonie indescriptible. Tant que je serai en vie, je ne pourrai oublier ces instants. J'étais empli de frayeur et, pourtant, ma conscience me tourmentait. Après avoir signé les cent premières pages, j'avais cessé de faire semblant de les lire. Je n'avais qu'une envie : finir de les signer au plus vite et sortir du bureau de l'interrogatoire. Mon aversion pour tout ce processus avait fini par l'emporter ; je m'étais condamné avant que quiconque puisse le faire à ma place. J'étais méprisable à mes propres yeux, pas moins que je ne devais l'être aux yeux des autres. Ma volonté avait abdiqué ; j'avais donné la preuve que je n'étais pas l'ombre de l'homme que je pensais être. J'avais cédé en une seule seconde de terreur aux menaces, devant la peur de la mort. Après avoir signé la dernière page, j'avais littéralement envie de détaler comme un lapin hors du bureau.
De retour dans ma cellule, je restai longtemps debout, tremblant, écrasé sous le poids de ma défaite. En premier lieu, je n'arrivais pas à saisir la profondeur de ce qui m'était arrivé dans le bureau de l'agent. Je n'en comprenais pas les raisons. J'étais tourmenté par des sentiments de défaite, d'échec et de culpabilité. Mais, par-dessus tout, je brûlais de honte intérieurement. J'étais secoué physiquement par des spasmes de tension nerveuse. Quand, finalement, je parvins à retrouver un peu le contrôle de mes nerfs, mes pensées et mes émotions, je me mis à prier si tant est que j'en fusse encore capable.
Ma prière fut d'abord teintée de reproches. Je me reprochais d'avoir échoué, de ne pas être parvenu à résister face à mon interlocuteur, de ne pas être parvenu à dire ce que je pensais, de n'avoir pu refuser de signer ce dossier. Je me reprochais d'avoir cédé à la terreur, à la panique, et d'avoir agi tout simplement en me laissant guider par mes mécanismes de défense. Je n'épargnai à Dieu aucun de ces reproches. Pourquoi m'avait-il fait défaut à un moment si critique ? Pourquoi n'avait-il pas soutenu mes nerfs, ma force ? Pourquoi ne m'avait-il pas inspiré pour que je dise à haute voix ce qui m'habitait ? Pourquoi ne m'avait-il pas abrité par sa grâce, pour que je n'aie pas peur de la mort ? Et pourquoi, enfin, n'avait-il pas en dernier recours fait en sorte que j'aie une crise cardiaque avec toutes ces tensions, ou au moins une attaque, pour ne pas être en mesure de signer ces maudits papiers ? Je lui avais fait confiance — j'avais confiance en l'Esprit Saint — pour qu'il me donne une parole, pour qu'il me donne la sagesse face à mes adversaires. Je n'avais confondu personne, mais c'est moi qui me retrouvais confondu et brisé. De plus, si moi, pauvre misérable, n'avais pas mérité son intervention à titre personnel, comment avait-il bien pu permettre que je signe ces horreurs qui donnaient une si mauvaise image de l'Église ? Son honneur, sa gloire et l'avenir de son Royaume sur terre n'étaient-ils pas en jeu dans tout cela ?
Petit à petit, certainement inspiré par le Seigneur et fort de sa grâce, je commençai à me poser des questions sur moi-même et sur ma prière. Pourquoi étais-je dans cet état ? Ce sentiment de défaite et d'échec était certes facile à expliquer après l'épisode qui s'était déroulé dans le bureau de l'homme qui m'interrogeait, mais pourquoi étais-je accablé par un tel sentiment de culpabilité et de honte ? J'avais agi, mais, pris de panique, j'avais cédé sous la menace de la mort. Alors, pourquoi me tenais-je moi-même pour entièrement responsable, pourquoi tant de culpabilité pour des actions que je n'avais pas commises après une entière délibération ou avec le plein consentement de ma volonté ? Je n'étais pas pleinement responsable de mes actes à ce moment-là car j'étais presque privé de l'usage de mon intelligence. Quand j'avais signé ces documents, j'étais mû par un instinct presque animal de survie. J'étais à peine conscient, et sûrement pas dans un état me permettant de mériter le nom d'être humain. J'avais échoué, c'est vrai : mais quelle réelle culpabilité y avait-il dans cet épisode ? Et pourquoi avoir tant honte de moi-même ?
Petit à petit, et un peu à contrecœur je l'avoue, grâce aux douces impulsions de la grâce, je me mis en face de la vérité qui se trouvait à la racine de ce problème 'et à la racine de ma honte même. La réponse tenait en un seul mot : moi. J'avais honte de moi parce que je savais dans mon cœur que j'avais tenté de faire beaucoup de choses en m'appuyant sur mes propres forces. Et j'avais échoué. Je me sentais coupable parce que je commençais à comprendre que finalement, alors que j'avais demandé à Dieu de m'aider, je ne m'étais confié qu'en mes propres capacités pour éviter le mal et pour relever tous les défis qui m'avaient été lancés. Pendant ces longues années de prison, certes, j'avais passé beaucoup de temps à prier, j'avais appris à connaître la Providence de Dieu et à le remercier pour cette Providence, à le remercier pour son amour pour moi et pour tous les hommes, mais en réalité... je ne m'étais abandonné ni à son amour ni à sa Providence. D'une certaine façon, j'avais remercié Dieu de ne pas être comme le reste des hommes. Il m'avait donné un bon physique, des nerfs solides, une volonté de fer et, en plus de ces grâces physiques accordées par Dieu, je continuais à accomplir sa volonté à tout instant, et du mieux que je le pouvais. Bref, en quelques mots, je me sentais coupable et j'avais honte de moi parce qu'en dernier recours, j'avais surtout compté sur mes propres forces au moment de la pire épreuve et... j'avais échoué.
N'avais-je pas d'ailleurs fixé moi-même ce que l'Esprit Saint devait faire pour intervenir en ma faveur ? N'avais-je pas attendu qu'il me donne une réponse imparable, une réponse dont j'avais moi-même prédéterminé les termes ? Et parce que je n'avais pas ressenti son action dans le cadre que je lui avais moi-même imposé (pour ne pas dire le cadre que j'avais exigé de lui), j'avais senti la frustration et la déception m'envahir. C'est à ce moment-là que j'avais estimé qu'il m'avait abandonné et j'avais continué à tout mettre en œuvre selon ma propre volonté pour parvenir à ce qui, d'après moi, était la seule solution. Je n'avais pas vraiment été accueillant à l'Esprit : en réalité, il y avait bien longtemps que j'avais décidé ce que je désirais entendre de la part de l'Esprit Saint et quand je n'entendais pas précisément ce que je voulais, je me sentais trahi. Et tout ce que l'Esprit avait à me dire à cette heure précise, je ne pouvais pas l'entendre. J'étais tellement tendu pour entendre le seul message que je souhaitais recevoir que je n'étais pas du tout à l'écoute de ce que l'Esprit voulait me dire, lui.
Cette tendance que nous avons de fixer à Dieu nos conditions, de rechercher inconsciemment à faire que sa volonté pour nous coïncide avec nos désirs, est en réalité une caractéristique bien humaine. Le plus important dans cette situation, c'est bien de comprendre que plus nous nous y engageons, plus notre avenir en dépend, plus il nous est facile de nous aveugler nous-mêmes en pensant que ce que nous voulons est bien évidemment ce que Dieu veut. Nous ne voyons qu'une seule solution et, tout naturellement, nous sommes persuadés que Dieu va nous aider à trouver cette solution. Je suis en tout cas certain que cette tendance était profondément ancrée en moi. J'avais la tête dure du petit garçon entêté. Quand j'étais entré dans les ordres j’avais considéré que ce trait de caractère était une qualité que Dieu m'avait donnée, et non un défaut. J'avais même mis un point d'orgueil à développer ce trait de caractère par des pratiques ascétiques comme le jeûne, les pénitences sévères, les exercices de volonté et la discipline personnelle. Ne m'étais-je pas trompé ? N'étais-je pas aveuglé sur le fait que toutes ces disciplines n'étaient pas pratiquées en réponse à la grâce de Dieu, ou pour quelque motivation apostolique, mais pour satisfaire mon amour-propre... Oui, j'en avais tiré orgueil. Je vivais ces pratiques mieux ou plus souvent que les autres, en rivalisant avec des actes exemplaires dignes de la « Légende dorée » de la vie des saints, pour bien prouver que moi je (quelle grandiloquence, encore une fois...) pouvais rivaliser avec eux en me faisant leur égal et que, d'une certaine manière, moi je pouvais me mettre au-dessus de mes frères d'aujourd'hui.
C'est une chose terrible que cette poussée de l'ego qui gâche le meilleur de ce que nous pouvons accomplir, soi-disant pour les meilleurs motifs du monde. « Comme l'or au creuset, il les a éprouvés », nous dit le livre de la Sagesse (3, 6) en parlant des âmes des justes. D'une certaine façon, par les épreuves et par les tribulations de cette vie, l'âme doit être purifiée de son ego si nous souhaitons être accueillis par Dieu. Les épreuves revêtent différentes formes et surviennent à différents moments pour chacun. Pour certains, l'ego est plus facile à démasquer que pour d'autres, mais nous avons été créés pour faire la volonté de Dieu et non la nôtre, pour rendre notre volonté conforme à la sienne et non l'inverse. Peut-être prions-nous chaque jour pour avoir la grâce, sans toutefois la désirer du fond du cœur. Ce que nous ne parvenons pas à saisir, c'est que notre ego réside toujours dans cette promesse ; nous comptons tellement sur nos propres forces quand nous affirmons que nous allons le faire ! Dans de grandes épreuves, ou dans de plus petites, Dieu nous permettra parfois d'agir selon nos propres forces pour que nous apprenions l'humilité, pour que nous apprenions cette vérité par l'expérience : nous dépendons totalement de lui, toutes nos actions sont entièrement soutenues par sa grâce et sans lui, nous ne pouvons rien faire, même nos erreurs.
L'apprentissage de ce que signifie vraiment cette dépendance envers Dieu et notre relation à sa volonté, c'est là la vertu de l'humilité. En effet, l'humilité est la vérité, l'entière vérité, cette vérité qui caractérise nos relations à Dieu le Créateur et, par son intermédiaire, au monde qu'il a créé, ainsi qu'à nos compagnons de route. Et ce que nous appelons humiliations sont en réalité les épreuves où est éprouvée, comme l'or au creuset, notre compréhension plus profonde de cette vérité. C'est bien l'ego qui est humilié et nous ne serions absolument pas « humiliés » si nous avions appris à tenir notre ego à sa juste place, à nous regarder dans la juste perspective de Dieu et des autres. Plus cet élément qu'est l'ego se développe dans notre vie, plus nos humiliations seront sévères, afin que nous soyons purifiés. Voici en quoi consiste la terrible révélation qui a été la mienne, dans ma cellule de la prison de la Loubianka, alors que je priais, ébranlé, brisé, après la terrible expérience que je venais de faire avec mon investigateur.
L'Esprit ne m'avait pas abandonné, toute cette expérience était son œuvre. Le sentiment de culpabilité et j'éprouvais s'enracinait dans mon échec : je n'avais pas pu placer la grâce avant la nature, je n'avais pas d'abord mis ma confiance en Dieu, mais en mes propres forces. J'avais échoué et j'étais ébranlé jusqu'à la racine de mon être, mais cet événement était véritablement salutaire pour moi, je m'en rendais bien compte. Si la menace de cet homme avait été réellement sincère, alors, effectivement, je me trouvais entre la vie et la mort. À ce moment précis, je n'avais pas envisagé la mort comme Dieu la voit ou comme j'avais jusque-là prétendu la voir. Tout comme j'avais toujours considéré que les séances avec mon interlocuteur, du début à la fin, parfois consciemment, parfois inconsciemment, étaient une joute entre sa volonté et la mienne, de même, dans ce moment de crise absolue, j'avais envisagé la mort du point de vue de mon ego et non pas comme le moment de mon retour à Dieu, ce qui était en réalité le cas. J'avais donc d'excellentes raisons, comme vous le voyez, d'éprouver honte et culpabilité. Ce moment avait été un échec total de mon côté : je n'avais absolument pas été en mesure de m'abandonner à Dieu dans un engagement chrétien total ; j'avais lamentablement échoué et je n'étais pas ce que je disais être, je n'avais pas agi conformément aux principes que je professais croire. Et pourtant, ce moment d'échec lui-même était en soi une grande grâce, car j'en avais retiré une grande leçon. Si sévère que l'épreuve eût été, Dieu m'avait soutenu et il m'instruisait maintenant à la lumière de sa grâce.
« Celui qui endurera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé. » (Mc 13, 13) Voilà la conclusion de tous les textes des Évangiles, qui nous disent de faire confiance à l'Esprit et de ne pas nous préoccuper à l'avance de ce que nous aurons à dire au moment de la persécution. J'avais pris ces textes au pied de la lettre et j'avais attendu de l'Esprit qu'il m'enseigne ce que je devais dire pour vaincre celui qui m'interrogeait, mon persécuteur, à plates coutures. Quelle folie et surtout quel égoïsme ! Ce n'était pas l'Église qui subissait un procès à la Loubianka. Ce n'était pas le procès du gouvernement soviétique ou du NKVD contre Walter Ciszek. C'était le procès de Dieu contre Walter Ciszek. Dieu m'éprouvait par cette expérience, comme l'or au creuset, pour voir ce qu'il resterait de mon ego après toutes mes prières et mes professions de foi d'adhérer à sa volonté. Au cours de cette année d'interrogatoires, ces dernières heures avaient été particulièrement terribles, la primauté de mon ego s'était dévoilée et renforcée, et cela même dans mes méthodes de prière et dans mes exercices spirituels ; j'avais traversé un purgatoire terrifiant qui m'avait laissé nu jusqu'au plus intime de mon être. Ce creuset avait été particulièrement éprouvant, pour ne pas dire presque aussi brûlant que l'enfer lui-même. Mais grâce à Dieu, j'avais traversé cette épreuve et j'avais appris jusqu'aux profondeurs de mon âme brisée à quel point je dépendais totalement de lui pour toutes choses, même pour ma survie, et combien j'avais été stupide de me faire confiance.
D'une certaine manière, ce jour-là, je crus deviner ce que saint Pierre avait pu ressentir après son triple reniement, quand le Christ l'avait restauré dans leur amitié. Même si notre Seigneur lui avait promis qu'une fois revenu, il affermirait ses frères, je crois vraiment que saint Pierre n'a pas dû faire le vantard par la suite en affirmant solennellement que jamais il ne renierait le Christ, même si tous les autres l'abandonnaient. Je trouve qu'il est parfaitement compréhensible que Pierre, dans ses lettres adressées aux églises primitives, rappelle sans cesse aux chrétiens de travailler à leur salut « avec crainte et tremblements ». Car lorsqu'un homme commence à croire à ses propres forces, il est déjà sur la pente qui le conduira à l'échec final. Et la plus grande grâce que Dieu peut accorder à cet homme-là, c'est bien de lui envoyer une épreuve qu'il ne pourra pas surmonter selon ses propres forces, puis de le soutenir de sa grâce pour qu'il puisse persévérer jusqu'à la fin et être sauvé.

Walter Ciszek - Avec Dieu au Goulag, éditions des Béatitudes