Père, je me réfugie près de vous, dans le creux de votre Tendresse. J'ai besoin de vous aimer sans rien dire. Et d'abord de « réaliser » que vous m'aimez, malgré ce que je suis. Ce qui m'aide à comprendre que vous ayez pour moi, tel que je suis, un Amour merveilleusement paternel, c'est de penser que tous les obstacles qui peuvent, de mon fait, arrêter votre amour ne sont rien en comparaison des obstacles créés par ma nature d'homme... Si vous avez traversé l'infini pour venir à moi, vous traverserez bien la laideur dont je me suis entouré comme d'un fossé plein d'eau. Au fond, dans certain non sum dignus, entre un extraordinaire orgueil. Comme si mon indignité me venait surtout de mes péchés !... Je cherche une comparaison. Peut-être celle-ci : le paysan invité par le roi et qui est confondu par la bonté du roi, laquelle il fait consister en ceci : que le roi l'invite, lui, bien qu'il soit plus pauvre que tel de ses cousins... Quelle méconnaissance ! C'est imaginer que le roi l'invite pour son mérite. Et il ne l'invite que parce qu'il est paysan. L'amour qu'a pour moi mon Père est cet amour qui s'adresse à moi parce que je suis homme, ou plutôt en tant que je suis homme ; seulement, en même temps, et parce qu'il est divin, il m'enveloppe en tant que je suis moi. Tout le reste, mes fautes et mes mérites, c'est une peine ou une joie donnée à son amour et qui en nuance le caractère.
Donc, une chose certaine, et que je dois me répéter : je suis aimé, moi, moi-même, et couvé par une tendresse cachée, mais vigilante. Si j'étais en état de péché, je n'aurais qu'à dire : « Pardon », pour réveiller sur le visage du Père le sourire prêt à parler. Si je suis seulement tiède, et sans vraie beauté, avec la poussière des péchés véniels collée à ma peau, alors encore il me faut croire que l'Amour me regarde, comme une maman son enfant espiègle qui vient encore de se barbouiller le visage avec la confiture qu'il a volée.
Mon Dieu, mon Dieu, gardez-moi cette assurance que j'ai (par l'effet d'une grâce) de votre amour ! Que je ne cesse pas de vous voir comme je vous vois ! Petite opinion de moi, mais immense opinion de vous.
S'il fallait que je fusse digne de votre amour pour oser l'accepter, vous ne seriez plus vous, vous ne seriez plus l'Amour. Je fais un acte de foi éperdu, mais qui ne me coûte pas, dans votre indulgence sans limite. Vous m'aimez, vous m'aimez : faites que je vous aime.
« NOTRE PÈRE QUI ÊTES AU CIEL »
Père qui êtes au ciel, je veux essayer de penser un peu, sous votre regard, la plume à la main, à cette Paternité qui est la vôtre. Je veux essayer de la goûter et de la comprendre.
Père, Père, je dois prendre le mot sans songer à ce qu'est si souvent un père ici-bas. En un sens, le nom de mère conviendrait mieux, lui. Ô mon Dieu, vous êtes un Père, mais avec la tendresse d'un Dieu ; vous êtes l'indulgence et la compréhension, celle dont on ne doit pas avoir peur.
Quand on y réfléchit un peu sérieusement, c'est une chose incroyable... L'amour de Jésus est plus facile à admettre. Un de nous. Mais Dieu ! L'Être infini, infiniment puissant, celui de qui dépend mon bonheur, éternel, a pour moi, pour moi, individuellement, pour moi qui écris ceci en ce moment, les sentiments d'amour d'un Père qui est une maman ; il m'aime comme m'aimait maman et plus encore ! C'est fou, c'est délicieusement fou, c'est follement délicieux ! J'ai besoin de me le redire, d'en persuader ma sensibilité. Si j'étais persuadé de cela, non pas seulement dans mon intelligence mais en tout moi-même, si cette conviction me pénétrait à fond, occupait toute ma pensée, ma vie serait transformée. D'abord, j'aurais une source de joie permanente, toujours à portée ; de quoi exulter tout le long du jour. Puis, quel sentiment de sécurité ! Mon Père veille sur moi, et il est tout-puissant ! Rien à craindre. Ce qu'il laissera se faire, c'est ce qui ne peut me nuire, m'arrêter sur la route qui va au bonheur éternel, c'est ce dont au contraire il tirera parti pour me permettre d'avancer. C'est dire que tous les événements, promus au rang d'événements providentiels, m'apparaîtraient ce qu'ils sont vraiment : des moyens mis à "mon" service, jamais des obstacles, — et l'expression du vouloir de mon Père... En les acceptant, en les accueillant, en leur faisant bon visage, c'est comme un dialogue avec mon Père que je ferais. — Et je n'aurais pas peur de lui. Je ne me regarderais pas moi-même pour me trouver indigne, car une telle considération ne peut être bonne que si elle se fait rapidement, en passant, et pour empêcher l'orgueil, l'illusion sur soi-même ; elle est mauvaise, et diabolique, quand elle déprime. Je regarderais mon Père et me regarderais avec les yeux de mon Père ; je me sentirais aimé, aimé par quelqu'un dont l'amour l'emporte infiniment sur tous les autres... Et digne de cet amour. Non pas « digne par moi-même », mais pas non plus « indigne », car ce serait penser que l'amour de Dieu s'égare, se trompe d'objet, comme celui du jeune homme qui se méprend sur la valeur morale d'un camarade et en fait son ami. Si Dieu m'aime, c'est que je suis aimable à ses yeux...
Il y a-là, dans cette dernière considération, quelque chose à creuser. La manière dont Dieu aime le pauvre homme qui est faible, mais qui n'accepte pas le péché mortel ; celle dont Dieu aime le pécheur. C'est au premier de ces amours que j'ai pensé jusqu'ici... Le second est réel aussi, mais le mot « amour » n'a pas dans le second cas le même sens.
J'ai un Père qui m'aime. — Quand il s'agit de l'homme de bonne volonté, il n'y a pas de problème : Dieu l'aime, en donnant au mot le sens qu'il a dans notre langue : il l'aime comme une mère aime son enfant, avec cette différence que l'amour de la mère est une participation, c'est-à-dire une ombre, de l'amour qui est en Dieu, qui est Dieu même. Et je pourrais m'en tenir là. C'est ce qui m'intéresse. Peut-être est-ce aborder ici une question trop théorique que de me demander comment Dieu est Père envers le pécheur. Mais il nous l'a dit lui-même par la bouche de Jésus-Christ (parabole de l'enfant prodigue). Tant qu'un homme n'est pas mort, n'a pas sa volonté fixée à jamais (par lui-même) dans la haine, Dieu le poursuit d'un amour qui se propose et qui supplie... C'est fou ! Mais alors aucun homme n'a le droit de se considérer comme en dehors de l'amour. L'âme la plus avilie peut se tourner vers le Père : son regard rencontrera celui de Dieu.
Quelle doctrine merveilleuse ! Il faut que je m'en pénètre à fond, à fond, pour que je la transpire... Il me semble que je suis déjà bien convaincu. Mais le suis-je vraiment assez ? Suis-je, envers mon Père, filial comme un petit enfant de cinq ans qui monte sur les genoux de grand-papa et joue au cheval avec la chaîne de sa montre pour rêne ? Pensé-je à lui comme à quelqu'un qui pense à moi ?
Peur de lui ? Non, je n'ai pas conscience, aussi loin que vont mes souvenirs, d'être tombé si bas et de lui avoir fait cette peine. Depuis que je sais qui il est. (Depuis quand le sais-je ? Je ne puis le dire.)
Peur de l'Enfer ? Oui. Et je vous remercie, mon Dieu, de m'avoir donné cette peur salutaire, cette frousse terrible, identique d'ailleurs avec la croyance à l'Enfer, et que, tout enfant, je vous demandais. Mais la peur de l'Enfer, ce n'est pas la peur de vous. Et je n'ai pas peur de l'Enfer comme quelqu'un qui croit que pour un rien, pour quelque chose de douteux, vous pouvez l'y précipiter, car cela, oui, ce serait douter de vous et vous redouter, vous.
Ce dont il faut que je me méfie, c'est de laisser s'installer en moi la tendance de faire comme deux classes parmi vos amis, parmi vos enfants : comme s'il y avait ceux qui peuvent se présenter bravement à vous, endimanchés de leurs mérites, ou au moins de leurs bonnes dispositions ; et les autres, les enfants honteux, laids et pauvres qui n'ont qu'à se tenir dans les coins.
Conception fausse, puisque nous ne valons tous que par la tendresse que vous jetez sur nous, dont vous nous enveloppez, qui est notre vêtement et notre parure... Voilà ce dont il faut que je me persuade pratiquement à fond... J'ai besoin de ruminer beaucoup cette vérité pour qu'elle me soit familière, qu'elle me dirige spontanément et que je la fasse passer dans les autres...
Ô mon Dieu, donnez-moi de comprendre pour moi, à fond, et de faire comprendre aux autres le mystère de votre Paternité !
Que cette foi me tienne lieu de tout ! Que je sois celui qui a cru à votre tendresse, et non à soi-même !
« QUE VOTRE NOM SOIT SANCTIFIÉ »
Je n'ai pas épuisé la douceur du mot Père, je n'ai pas fini de le savourer... J'y reviendrai.
Que votre nom soit sanctifié ! Ce n'est pas une demande en l'air que nous fait dire Jésus, comme si nous avions seulement à souhaiter que le nom du Père soit sanctifié, c'est-à-dire connu et loué et aimé. Nous sollicitons plutôt la grâce qu'il y ait des apôtres, que nous soyons de ceux par qui le nom de Dieu se fasse connaître et louer et aimer ! Je ne puis pas prononcer cette formule en récitant le Pater sans penser à ma vocation. Sans être mis en demeure d'y penser. Et non pas seulement à ma vocation religieuse, mais à cette vocation qui est de tous et que je confirme en demandant par cette prière qu'il nous soit donné de l'accomplir. Que votre nom soit sanctifié par moi et aujourd'hui.
Père, donnez-moi le tact, le discernement qu'il faut, afin que je ne me tienne ni en deçà ni au delà de ce qu'il faut. Pas une prédication qui serait très bien venue sur les lèvres d'un laïc, mais pourrait sembler chez moi un abus de la situation. Mais qu'on sente le prêtre et que cela fasse du bien. Mon Dieu, donnez-moi de vous faire connaître, de vous faire aimer ! J'ai si souvent, depuis si longtemps, demandé le don de parler de vous ! Actuellement, je suis sec et sans flamme. Ou plutôt je ne trouve de goût qu'à parler de vous sans goût... Cette affirmation de la foi en l'absence d'un sentiment, elle a sa douceur. Et cela même est une grâce, ô mon Père, dont je vous remercie...
Cette prière, « que votre nom soit sanctifié », je vais tâcher qu'elle me soit présente le long de la journée. Qu'elle soit mon oraison jaculatoire.
Père, donnez-moi d'être sensible à votre grâce, de répondre à vos inspirations, de me laisser conduire par vous, — puisqu'il est entendu que, selon nos manières humaines de concevoir et de parler, il y a votre grâce, puis la grâce pour obéir à votre grâce, et ainsi de suite, — y ayant toujours un recours pour vous contre ma liberté afin de la conquérir, mais jamais la possibilité de la faire plier sans qu'elle y consente.
QUE VOTRE RÈGNE ARRIVE... »
Votre règne, c'est-à-dire votre emprise sur les âmes, votre domination spirituelle... Je vois à la formule la même signification qu'à celle-ci : que votre Église prospère ! Qu'elle s'étende toujours plus, et plus profondément !
Le règne du Père, c'est Jésus-Christ qui est venu l'établir ; c'est l'œuvre de Jésus-Christ ; et l'œuvre de Jésus-Christ, c'est l'Église. Et si je dois demander que son règne arrive, si dans vingt siècles le chrétien aura encore à le demander, c'est que le règne de Dieu n'est pas et ne sera pas, même alors, arrivé.
Ici encore, ma demande, ma prière ne doit pas être une prière en l'air. Il me faut comprendre que je demande que l'Église s'étende par moi et par les autres. Par moi. Dans ma sphère. Même si je n'avais pas choisi, à vingt ans, de me consacrer au triomphe de Jésus-Christ, cette tâche m'incomberait. Combien plus maintenant ! Il ne faut pas que j'oublie cela. Le danger de l'apostolat « indirect » est que, faute de vie intérieure, on arrive à oublier que ce que l'on fait, les études qu'on poursuit, sont ordonnées à cette fin. Comment se donner à l'étude de la morphologie grecque par exemple, et y passer toute sa vie, et s'y intéresser, sans le péril d'en venir à penser qu'on est fait pour ça ! — Et d'autre part, quelle erreur aussi de croire qu'il n'y a d'apostolat que l'apostolat direct, celui qui parle de Jésus-Christ, celui qui prêche, oralement ou par écrit !
Il importe autant de se persuader que l'apostolat indirect est un apostolat réel et nécessaire (et qu'élucider une question de syntaxe peut être une prière très belle) — que de se garer contre ses dangers.
Si le prêtre, comme au temps de saint Paul, affectait « de ne connaître que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié », le clergé perdrait l'audience des esprits. L'influence de l'Église irait s'éteignant. Et comment aurais-je pu dire un mot sur la religion au Centre Universitaire Méditerranéen, si je ne m'étais donné la culture qui m'a permis d'y être admis ?
Je sens que le monde de réflexions où je rentre en écrivant ceci est infini. Il ne sera pas inutile, il ne me sera pas inutile de tirer au clair, bien au clair, toute la question ; mais ce n'est pas le moment.
Théorie de l'apostolat indirect, où l'on mettrait en évidence son efficacité, non seulement en vue de permettre en certaines circonstances déterminées, un apostolat direct qui autrement serait impossible, mais aussi en vue de coopérer, sans aucun apostolat direct, à l'installation du règne de Dieu. Premier point.
Second point. De la manière de conférer à des travaux, à des occupations, à une vie profane, le caractère d'apostolat indirect.
Et tout ceci demanderait à être traité : 1/ en général ; 2/ pour mon cas à moi.
De quoi méditer pendant des semaines !
Faites, ô Jésus, qu'avant même d'avoir tiré tout cela au clair je vive de telle sorte que ma pratique soit la pratique de ma théorie. Vous aimer vraiment, sans doute est-ce là ce qui dit tout.
« QUE VOTRE VOLONTÉ SOIT FAITE SUR LA TERRE COMME AU CIEL »
La perfection est là, dans l'adhésion aimante à la volonté de Dieu. Ne faire qu'un avec lui. Vouloir ce qu'il veut. S'il s'agit de la volonté de Dieu qui s'exécute indépendamment de moi, l'accepter (Annonciation) ; s'il s'agit de celle qui se signifie et qu'il dépend de moi d'accomplir, l'exécuter. Et enfin, s'il s'agit de celle qui est encore dans les décrets de Dieu, collaborer avec lui à sa manifestation, en faisant tout ce que la raison, la conscience, la foi me disent de faire.
Facile à dire. Facile même (relativement) à faire, lorsqu'on est en présence d'une volonté expresse à laquelle désobéir serait un péché, un péché bien net et qu'on a loisir de regarder en face. Difficile dans les autres cas — quand il semble que ce soit seulement la raison, le bon sens, qui parle, qui conseille, ou que l'événement soit le résultat d'un concours fortuit de circonstances... Pour être fort le moment venu, il faut me familiariser avec l'idée que rien n'échappe au regard, à la sollicitude du Père, de mon Père ; que, comme le disait Pascal, ce qui arrive est infailliblement l'expression de la volonté de Dieu ; que c'est donc ce qu'il y a de mieux pour moi et qu'il me reste seulement à en profiter. Si j'étais vraiment persuadé de cela, quel optimisme serait le mien ! Et un optimisme fondé. Mais cela suppose qu'on vit dans le monde de la foi, qu'on vit de foi. J'aspire à y vivre... Dans ce monde, la sérénité doit régner : par quoi serait-elle troublée ? Là où une seule chose importe, laquelle ne court aucun risque, à savoir que la volonté de Dieu soit faite, il n'y a pas place pour l'inquiétude et les émois... J'imagine la paix des saints, elle est fondée sur cette vie de foi. Un quart d'heure, disait saint Ignace, lui aurait suffi pour se remettre de la destruction de la Compagnie. Un quart d'heure, le temps de laisser l'âme se ressaisir, de laisser les convictions descendre et se déposer dans la sensibilité...
Mais voici que je pense à Notre-Seigneur, à son trouble sur le mont des Oliviers... Et le quart d'heure de saint Ignace ? Qu'en a fait mon Jésus ? Cela montre qu'il faut bien distinguer la paix de l'âme et celle de la sensibilité. La première seule dépend de nous, en ce qu'elle dépend des convictions que nous nous sommes faites, de la consistance, de la force, du poids que nous aurons donnés, que nous serons arrivés à donner, à ces convictions ; sur la deuxième, nous n'avons qu'un pouvoir indirect et précaire... Mais je vois clairement que le devoir, en tout cas, est de chercher à étendre ce pouvoir. Ce n'est pas « mal » d'être bouleversé par une mauvaise nouvelle, ni d'avoir peur (cepit pavere et toedere) ; ce qui doit être mal, c'est d'en prendre son parti, d'accepter que la sensibilité soit ce qu'elle est, suive ses propres lois. Il nous faut nous conquérir de plus en plus à la raison, nous conquérir sur nous-même ; ou du moins y tendre, car, ici encore, le devoir n'est pas du succès, grâce à Dieu, mais de l'effort.
J'ai beaucoup à faire en tout cela. Je suis encore trop émotif, bien que j'aie fait des progrès immenses... Il est dur de se détacher de sa propre sensibilité, de se mutiler (semble-t-il), pour être tout raison... Et je n'aurais pas le courage, en effet, d'y atteindre, s'il ne s'agissait que de devenir tout « Raison ». Mais c'est « Amour » qu'il s'agit de devenir, amour de Dieu. Substituer à une sensibilité qui tient au tempérament en même temps qu'à l'âme, une sensibilité qui ne tienne qu'à l'âme ; ou plutôt, une sensibilité qui ne retentisse dans le tempérament, et n'exprime le tempérament, et n'utilise les forces ou dispositions du tempérament, qu'avec l'assentiment et sous le contrôle de l'âme. Voilà la formule de l'Idéal, de ce à quoi il faut tendre, de ce à quoi je dois tendre, tout en sachant d'ailleurs que je n'y réussirai pas complètement...
« DONNEZ-NOUS AUJOURD'HUI NOTRE PAIN DE CHAQUE JOUR »
Le pain dont nous avons besoin chaque jour, pour nourrir notre âme, ad vitam aeternam, c'est la grâce... Le Père ne demande pas mieux que de nous donner la grâce dont nous avons besoin, mais il a voulu qu'on la lui demande, que nous la lui demandions, afin de nous faire concourir nous-même à nous sauver. Qu'il serait affreux d'omettre un jour la récitation du Pater, de ne point faire cette demande qui a besoin d'être faite ! — Il me semble que je réalise cela plus intensément que je n'ai fait jusqu'ici. Les gens qui ne demandent pas chaque jour le pain que Dieu veut qu'on lui demande et qu'il ne donne même, semble-t-il (autrement la prière serait superflue), qu'à qui la demande, leur situation est bien lamentable. Il y a des grâces que notre Père « offre » non seulement à qui néglige de les demander, mais même à qui refuse méchamment de le faire, mais ce doit être des grâces plus éloignées, comme serait la grâce de demander la grâce... Oui, la grâce de la prière, ou quelque chose d'équivalent, doit être offerte à tout le monde et donnée à qui ne la refuse pas ; mais la grâce tout court, celle qui fait vivre divinement, doit n'être offerte et donnée qu'à celui qui la demande. C'est une chose importante d'avoir compris cela. Le Pater (et cette demande du Pater) doit prendre une place primordiale dans ma journée... Aussi bien cette prière est au centre de la messe. Avec quelle attention et dévotion je dois la dire ! — Eu égard non seulement à la dignité qui lui vient du fait d'avoir été, enseignée par Jésus-Christ, mais aussi au rôle qu'elle doit jouer !
Je remarque aussi que Jésus nous fait demander la grâce pour le jour présent, « aujourd'hui ». Par là il me montre que ma prière doit être renouvelée chaque jour ; et aussi bien n'est-ce pas le propre d'une prière ? Qu'est-ce qu'une prière qu'on aurait faite une fois pour toutes, comme si, après, on n'avait qu'à compter sur le jeu d'un mécanisme ? Je dois la faire chaque jour, cette prière, voilà un premier point. Mais il y a un second point : Jésus me montre que, comme on dit qu'à chaque jour suffit sa peine, aussi à chaque jour suffit sa grâce. Je n'ai pas à regarder trop loin devant moi. Comme on déconseille d'imaginer un avenir et des difficultés avec lesquelles on aura à lutter, il n'y a pas non plus à se pourvoir pour des tentations éventuelles encore éloignées. Il n'y a pas à faire provision de pain, comme si un jour il pouvait nous manquer : Dieu pourra toujours en fournir. Je dois donc chaque matin penser au jour présent. Le jour, voilà l'unité qu'on peut tenir tout entière sous le regard. Prier pour l'heure, pour la minute qu'on va vivre, c'est trop, et incompatible en somme avec les nécessités de l'action ; prier pour le mois ou pour la semaine, ce n'est pas assez... La réfection spirituelle doit se modeler sur la réfection matérielle : un repas par jour, un bon repas, voilà la norme. C'est pour cela que la norme est de communier chaque jour, mais seulement une fois par jour.
Résolution : donner plus d'importance à mon Pater, au Pater de la journée, au Pater officiel qui doit approvisionner la journée. Je choisis celui de la messe.
Ô vous, mon Père, donnez-moi aujourd'hui, pour aujourd'hui, votre grâce, afin que je vive avec vous, que mes actes soient les vôtres.
« PARDONNEZ-NOUS NOS OFFENSES, COMME... »
« Comme », c'est-à-dire de la même manière dont... C'est terrible quand j'y songe. Nous demandons que la même mesure nous soit faite que nous faisons aux autres. Cela nous impose de pardonner toujours et vite et magnifiquement. Quand on n'a rien à pardonner, comme c'est mon cas maintenant, cela paraît facile. Je me souviens d'avoir désiré autrefois, et particulièrement pendant mon noviciat, avoir des ennemis, pour avoir l'occasion de leur pardonner, tellement je savourais d'avance le plaisir de le faire... Quand l'occasion est venue, ç'a été dur. Quelle lutte pour ne pas garder rancune à X ! Il m'a fallu un long moment à mon prie-Dieu, le crucifix en mains... Finalement, Jésus a vaincu. Il n'aurait pas vaincu si je ne m'étais pas mis à genoux.
Non, ce n'est pas facile de pardonner. — De pardonner réellement, effectivement, c'est-à-dire de faire que le passé, même non oublié, soit strictement, rigoureusement, comme s'il n'avait pas été ; et cela non seulement dans le comportement extérieur, mais dans l'attitude intérieure elle-même.
Je me rends compte que d'avoir à pardonner est une des choses les meilleures qui puissent arriver à un chrétien ; car pardonner, c'est prier merveilleusement, merveilleusement avoir la foi, et merveilleusement avoir l'amour. De quel cœur on peut réciter le Pater, à la suite de Jésus, quand on vient de pardonner !
Si Jésus nous fait réciter cette prière, c'est le signe qu'elle doit être exaucée. Vraiment, c'est à désirer d'être offensé ! Et voilà que je me retrouve dans les dispositions du noviciat. Il est probable néanmoins que, si l'occasion se présentait, j'éprouverais les mêmes difficultés qu'au temps de... Pour me trouver fort, l'heure venue, il faut que je me prépare dès maintenant en me pénétrant à fond de l'importance et de la beauté du pardon. Mon Dieu, donnez-moi de bien comprendre l'obligation de pardonner. J'oserais même dire, mais en tremblant, donnez-moi l'occasion bientôt de pardonner, afin que je puisse réciter le Pater et avoir moi-même un gage infaillible de votre pardon !
Jésus a eu énormément à pardonner... Peut-être tout le long de sa vie. En tout cas, dès le premier jour de sa Passion. Il a pardonné à Judas : c'est Judas qui n'a pas voulu du pardon, qui s'en est jugé indigne, l'insensé !
Oui, insensé. Mais que sa folie est naturelle et qu'elle est compréhensible ! Hélas ! je ne la comprends que trop. Il me semble qu'elle pourrait devenir la mienne. Je dois avoir peur qu'elle le devienne...
O mon Dieu, ô mon Père, faites que jamais, jamais, quoi qu'il arrive et eussé-je commis les crimes les plus abominables (il n'est pas besoin pour autant d'avoir tué un homme), je ne sois tenté de me croire indigne de votre pardon, indigne de votre amour. Faites que je comprenne toujours, comme je le comprends maintenant par un effet de votre grâce, que la vraie façon de vous honorer, ce n'est pas de me regarder, mais de vous regarder, vous, et de croire à votre amour pour moi, quand même je ne le mérite pas.
Me couvrir de Jésus-Christ. Jeter sur moi son nom comme un manteau. Étendre les bras et me donner la forme d'une croix. Puis, me présenter à son Père et mon Père : voilà la vérité. Puissé-je ne jamais l'oublier. O Père, je vous demande cette grâce, au nom de Jésus-Christ.
« …COMME NOUS PARDONNONS A CEUX QUI NOUS ONT OFFENSÉS »
« Comme nous pardonnons » : deux sens ; parce que et de la manière que...
Jésus nous fait mettre en avant, comme raison d'être pardonnés, le fait que nous-mêmes nous pardonnons. Il y a là comme un argument à fortiori nous-mêmes, qui ne sommes pas bons, pardonnons ; combien plus devez-vous donc, vous, nous pardonner !
Le raisonnement est très bon. Mais on peut l'employer aussi en d'autres cas : nous qui ne sommes pas bons, nous ne condamnerions pas tel et tel qui, etc. Il ne se peut donc pas que vous les condamniez, vous.
La bonté de Dieu n'est pas d'une nature absolument différente de la nôtre ; autrement, le mot serait équivoque. Nous avons à juger de la bonté de Dieu d'après la nôtre. C'est ce qu'on oublie trop souvent. De là que l'on fait un Dieu presque haïssable à force d'être « inhumain », tel qu'il faut ensuite se crever les yeux pour ne pas le voir indigne du nom de bon. On ne risque pas de se tromper en se figurant Dieu comme il faut se le figurer pour se le figurer bon, même si l'on se trompe en fait sur le sens de la bonté. L'essentiel est de ne rien lui ôter de ce qui peut le faire paraître aimable.
Me persuader de cela. — Et, corrélativement, quand je suis chargé de représenter Dieu, veiller extrêmement à être, mais aussi à paraître, bon. Ne pas se montrer indulgent au confessionnal, c'est donner à penser que Dieu n'est pas indulgent ; c'est fausser l'idée de Dieu. C'est donc même, en un sens et très réellement, trahir Dieu... Pour la première fois, cette idée me frappe avec une force extrême. Il m'est arrivé de craindre d'être trop bon, de tomber dans la faiblesse, de ne pas tenir compte de la justice... J'avais scrupule, inquiétude... Je me disais : « C'est facile d'être bon ; on se fait aimer ; mais si c'est au nom de Dieu qu'il me faut donner le pardon et non au mien, ne dois-je pas en être économe ? Ne dois-je pas l'administrer avec prudence ? Je vois clairement que j'ai eu raison de passer outre. Il vaut certainement mieux excéder du côté de la bonté, au risque d'être faible : au moins, on ne fait pas détester Dieu, on ne le fait pas craindre... Je dois me persuader de cela pour n'avoir plus d'hésitation.
(On dit quelquefois qu'il faut craindre Dieu. Quelle horreur ! C'est comme si on disait qu'il faut craindre sa mère. Ce qu'il faut, c'est craindre de lui faire de la peine).
Combien de fois Jésus-Christ nous a montré par son exemple ce qu'est la Bonté divine ! La manière dont il a été bon, je n'aurais pas osé l'employer, moi : elle est scandaleuse. On en vient à se demander ce que Jésus fait donc de la Justice... Le larron qui vient encore de blasphémer : trois mots et il est récompensé comme un grand saint. Marie-Magdeleine, etc.
La manière dont je me comporterais devrait-elle être différente ? Impossible. Laissons crier les pharisiens. Scandalisons-les. Une seule chose importe : lorsque j'agis en son nom, agir de manière à donner de lui une idée qui le fasse aimer. Aucun risque d'erreur dans cette conduite. Si de damner X ou Y me paraît d'un juge « sévère », croire que Dieu ne peut les damner. Aucun doute à avoir là-dessus.
O mon Dieu, faites-moi la grâce de ne jamais douter, ni théoriquement, ni pratiquement, de cette vérité si belle, si douce, que je vois clairement en ce moment et qui me fait vous aimer. Aussi bien, si ma certitude s'ébranlait, secouée par les jugements des théologiens, comment la vue d'un crucifix ne l'affirmerait-elle pas ? N'y a-t-il pas contradiction entre cette folie d'amour qui fait le Père accepter la mort de son Fils et cette justice, cette pseudo-justice calculatrice qu'on lui attribue ?
« ET NE NOUS LAISSEZ PAS SUCCOMBER A LA TENTATION »
Dieu ne tente pas lui-même : il éprouve, ce qui est bien différent. Il ne met pas des embûches, il ne cherche pas à nous faire tomber : il nous fournit seulement, en disposant comme il faut les circonstances, l'occasion d'actes méritoires. La plupart du temps même, il se contente de permettre ce qui est l'occasion de ces actes... Pour nous, cela revient au même ; et il convient d'éviter les recherches curieuses sur l'origine des événements. Une chose est certaine : rien n'échappe au regard de Dieu et rien n'arrive qu'il n'ait accepté que cela arrive. Les tentations sont mauvaises en soi, et elles le sont moralement chez celui qui les recherche, mais elles sont bonnes pour nous. Semblables aux épreuves, elles nous sont occasion d'actes méritoires. Aussi, les appelle-t-on souvent « épreuves » elles aussi. Question de terminologie. Elles sont des épreuves, mais de celles que Dieu permet, non de celles que Dieu envoie.
La prière du Pater : « Ne nous laissez pas succomber, etc. », est nécessairement infaillible, du moins pendant l'espace d'une journée. Car cette prière est celle-là même qui doit être quotidienne. Qu'elle soit infaillible, qu'elle ne puisse pas ne pas être exaucée, je suis tenu de le croire. Quelle sécurité ! Les apparences qui iraient à faire croire le contraire sont à expliquer. Elles peuvent toutes l'être. L'ivrogne qui a prié pour ne pas succomber à son vice, et qui le jour même y succombe, sa volonté n'y était pas, il n'a pas péché.
Des gens ne savent pas assez ça. Du même coup, ils prient moins bien, avec moins de foi. Comme il leur semble, à cause de la faute matérielle qu'ils n'ont pu s'empêcher de commettre, qu'ils n'ont pas été exaucés, ils ne prient plus avec l'assurance qu'il faut pour l'être. Dieu se soucie peu des apparences. Ce n'est pas un homme ; il n'a pas de compte à rendre. Il peut négliger les apparences. Et il aime tant la vie de foi chez nous qu'il les néglige en effet, et nous déconcerte. Celui qui dirait tous les jours son Pater, mais le dirait sérieusement, en pensant à ce qu'il dit, et avec confiance, pourrait être sûr de sa journée. Il serait en route vers les profondeurs de l'amitié divine. « Le chemin de la perfection », c'est le Pater. Dire que les gens vont se chercher ce chemin je ne sais où !
Résolution : mon Pater, tous mes Pater, mais celui de la messe en particulier, les dire comme obéissant au précepte de Jésus-Christ. Et me reposer sur eux de mon amitié avec Dieu. Spiritualité simple, simplifiée, mais solide celle-là.
« DÉLIVREZ-NOUS DU MAL »...
Que de fois, ô mon Dieu, je vous ai adressé cette demande, sans savoir au juste ce que je demandais. Aussi bien, est-il tellement nécessaire que je le sache ? Votre Fils ne nous fait rien demander que de bon. En répétant ses paroles, je vous demande ce que lui-même a eu en vue. Toutefois, s'il m'est permis d'avoir une interprétation, je n'entendrai pas sous le nom de mal la maladie, car elle n'est un mal que pour le corps, et, contre elle, j'ai toutes les ressources de l'hygiène et de la médecine. Je sais que vous pouvez, bien sûr, me préserver de la maladie ou m'en guérir. Mais il me semble voir que vous ne vous plaisez pas à le faire. Et puis, je préfère me prémunir contre ce qui seul est véritablement le Mal. Or, je ne vois que le péché qui soit un mal.
Mais peut-être faut-il entendre le texte comme signifiant le « Mauvais » et votre Fils nous fait vous demander de nous délivrer du diable. Les deux interprétations sont soutenues et sans doute n'y a-t-il pas lieu de choisir : on peut les accepter toutes les deux. Oui, mon Dieu, mon Père, je vous demande de ne pas permettre que je tombe sous la servitude du Mauvais. J'entends par là vous demander, non pas de ne point vous offenser, de ne point pécher (car c'est ce que je vous ai déjà demandé par les formules précédentes), mais de ne pas me laisser approcher et peu à peu séduire par le Malin. J'entends, je veux entendre cette dernière demande du Pater comme une prière contre les entraînements inaperçus, contre les glissements insensibles... C'est là peut-être le danger le plus réel pour moi et pour un religieux en général. Me laisser envahir par l'esprit du monde, négliger la prière, penser terrestrement, et, tout cela, peu à peu... Voilà de quoi, ô mon Dieu, je vous demande de me préserver. Que cela soit entendu une fois pour toutes entre nous ! Si votre Fils a eu en vue un autre sens, je le fais mien, mais j'ajoute ce sens que je viens de dire. Délivrez-moi de toutes les formes insidieuses du mal, faites que je puisse avancer par les routes, sans avoir à me méfier des vipères cachées, parce que vous aurez pris soin, sur ma prière, d'en purger tous les buissons et toutes les cachettes de mon âme.
Mon Dieu, ce que je vous demande de me faire comprendre, non pour enrichir ma doctrine, ni même pour l'expliquer aux autres, mais pour savoir où je dois tendre, ce où je trouve encore quelque difficulté, c'est comment concilier le détachement qui fait qu'on s'abandonne, l'attachement à vous seul qui fait que rien en dehors n'a d'importance, n'a d'intérêt, avec la tristesse qui nous vient des créatures, celle qui fit couler sur le corps de Jésus les larmes de son sang et le fit pousser le terrible, l'effrayant, Eli, lama sabactani qui retentit à jamais dans les siècles. Par ce cri, Jésus s'est montré humain. Et on ne peut pas ajouter qu'il l'a été « trop ». Donc la souffrance est permise. Là n'est pas d'ailleurs la question. Je voudrais savoir comment elle est possible. Ce n'est pas là théorie que je veux savoir, car je ne fais pas en ce moment de la philo, mais c'est discerner ce qui dans une souffrance témoigne qu'on n'est pas suffisamment à vous, et ce qui est le tribut payé à la nature humaine. Une chose est certaine, ô mon Père, je veux vous aimer comme vous devez l'être, à fond, et brûler tout le reste dans cet amour. Mais je ne puis rien : c'est à vous d'accorder cet amour à ma prière.
NE PAS AVOIR PEUR DU PÈRE
Ô mon Dieu, ô mon Père, accordez-moi la grâce, confirmez-moi la grâce de n'avoir pas peur de vous ! Il ne faut pas que je me repose dans une fausse sécurité et m'imagine que, sans prier, je conserverai les dispositions où je me trouve, comme si elles étaient naturelles. Je vois qu'elles sont rares, autour de moi. Il faut que j'aie peur d'avoir peur, et que je prenne des assurances contre. Qu'est-ce que j'ai, moi, pour me présenter devant mon Père ? — La carmélite peut se faire illusion sur moi ; M. aussi ; tout le monde en somme peut se faire des illusions sur moi ; mais moi, je sais ce qu'il en est, et d'ailleurs je n'insiste pas, je ne détaille pas ma misère, je n'ai aucun goût ni naturel ni surnaturel à la regarder ; je la sens plus encore que je ne la vois ; cela suffit pour que je n'aie pas idée d'être content de moi... Mais j'ai une chose, une seule peut-être, et que je ne tiens pas de moi ; je vous demande, ô mon Père, de me la conserver : c'est un grand sentiment de votre Paternité, de votre amour pour moi ; c'est une grande « filialité » vis-à-vis de vous. Quel trésor ! — Il me faut l'envelopper de prières pour le mettre à l'abri, et veiller sur lui, jalousement.
Je n'exagérerai jamais en parlant du « faible » que vous avez, j'allais dire, pour vos enfants, mais c'est de moi qu'il s'agit en ce moment comme si j'étais seul au monde ; et je dois dire : pour moi. Je prends la résolution de me boucher les oreilles, de faire le sourd, si on me parle en sens contraire. Sans doute, il y a votre justice et que vous ne pouvez pas me sauver si je refuse obstinément de l'être ; vous ne pouvez pas m'imposer votre amitié si je ne l'accepte pas ; mais il n'y a pas là, il n'y a pas dans votre justice de quoi trembler. En particulier, il faut que je me prémunisse contre l'idée du péché inconnu dont on serait coupable... Simplicité et confiance. C'est vous honorer qu'aller à vous sans appréhension ; pourvu, bien entendu, qu'on ne s'appuie pas sur ses propres mérites.
Je ne m'acclimaterai jamais assez dans cette pensée que j'ai en Dieu « mon Père ». C'est fou. Quelle action de grâces à Jésus-Christ, pour m'avoir appris cela ! Et comme il y a peu de chrétiens pour qui cette nouvelle, cette « bonne nouvelle », soit le centre de leur religion ! Il faudra qu'à Perugia je prêche surtout cette nouvelle, que je trouve le moyen d'en discourir, car, pour le moment, c'est à la savourer que je suis attiré. Il me semble même que je n'ai rien à en dire. Je ne me lasse pas de retourner cette vérité, mais comme un diamant dont on n'a que faire de parler quand on le mire à la lumière.
Ce qui est sûr, c'est que, qui laisse la Paternité de Dieu, au sens privilégié qu'a ce mot dans le christianisme, tomber au second plan, saccage la Révélation, le message de Jésus ; et il se prive de ce bonheur, de cette joie ineffable et inépuisable qui est la mienne quand j'y pense. La tendresse de Dieu pour moi, son amour est vraiment maternel. Alors, je dois penser à maman, à ma maman, et d'elle aller à Dieu. Lui attribuer les sentiments, les dispositions de maman à mon égard ; et porter cela, je ne dis pas à l'infini, ce qui n'aurait pas de sens ; du moins : au transcendant, par analogie !
Père, Père, Père éperdument ! oh !
JOUER AVEC DIEU
Tête vide. Je vais me reposer près de mon Père, en lui disant ou en écrivant n'importe quoi. Je me souviens d'un mot d'un saint hindou que j'ai relaté autrefois dans mon journal : il propose à un enfant de « jouer avec Dieu ». C'est formidable. Tous les philosophes ont là de quoi hurler.
Quand on songe à ce qu'est Dieu pour la raison livrée à elle-même, cette idée paraît scandaleuse. Mais si Dieu est un Père, pourquoi ne serait-il pas avec les enfants comme un père avec ses petits. Un roi joue avec ses enfants — quelle différence entre le Dieu de la philosophie et celui de la foi ! — Et comme « le mien » est merveilleux ! Il me faut veiller à garder mon trésor, à le faire fructifier, c'est-à-dire à en tirer parti pour moi d'abord et pour les autres.
Mon Père me regarde écrivant ceci, — c'est-à-dire pensant à lui comme je peux, à travers ou plutôt entre ces lignes qui servent de garde-fou à mon imagination trop disposée à s'égarer — il me regarde, il approuve... je crois cela, sans quoi ma vie n'aurait pas de sens. Comme c'est bon !
L'illusion n'est pas possible. J'ai lié cette certitude à celle de toute ma foi, à celle aussi du Bien et du Mal. Quel bloc peut être plus solide !
Ainsi, vous me suivez, ô mon Dieu, ô mon Père, indulgent et tendre, comme ayant seulement peur que j'aie peur... C'est tellement beau que je n'arrive pas, je le sens, à en éprouver en moi toute la beauté. Je devrais vivre dans un élan de joie continu...
Ce qui est certitude en moi, il faut que je m'efforce de le faire devenir, à la longue, et de plus en plus, sentiment. En me le répétant. En revenant souvent sur l'idée comme je fais en ce moment. Je n'ai pas à approfondir, comme s'il s'agissait d'une théorie à tirer au clair ; mais à me pénétrer. À me familiariser avec.
Vivre dans cette atmosphère d'une manière continue ! Père mien, Père infiniment tendre, Père qui m'aimez, moi, moi, tout indigne que je suis (mais je ne veux pas y penser !), aidez moi à vous être filial ! Que je comprenne qui vous êtes, de plus en plus, et que je sois ardent, habile à « faire connaître ton vrai Nom » !
Auguste Valensin, La Joie dans la foi