Donner à un livre le titre "Le
Temps de l'altruisme" (Odile Jacob) apparaît dans la société actuelle
comme un paradoxe, ou un vœu pieux, voire une utopie. Or vous récusez ces
termes et affirmez que c'est " un attribut logique de notre être, une
nécessité imposée par la raison ".
Je
postule en effet que, face à tout droit, il existe des devoirs, ce que l'on
oublie trop souvent. Je cherche à montrer que l'altruisme est une conséquence
logique de nos droits. L'altruisme, curieusement, est une notion aujourd'hui
négligée. Si on cherche des noms de penseurs et de philosophes qui y
travaillent, on en trouve assez peu.
Pourquoi avoir
choisi ce mot ambigu et quelle est précisément votre définition de l'altruisme ?
Je reconnais que le terme d'altruisme
peut être source de confusion. Il y a une douzaine de définitions. J'en donne
une et je m'y tiens, mais parfois d'autres entendent autre chose, comme les
biologistes qui cherchent à comprendre comment les comportements altruistes se
sont développés dans l'évolution. J'ai hésité à inventer un mot. Je m'y
résoudrai peut-être un jour, mais j'ai pensé que cela passerait pour cuistre.
Ma
définition est fondée sur la définition des libertés selon le Prix Nobel
d'économie, Amartya Sen. Les libertés ne sont pas la liberté, qui est le grand
principe. Les libertés individuelles sont les choix dont l'individu dispose
dans la
réalité. L'exemple que je prends dans le livre est le suivant : on
est libre d'acheter du pain, mais, si l'on n'a pas l'argent, on n'est pas
libre. Quand on a 10 % de chômeurs, on a 10 % de la population qui, d'une
certaine manière, est privée de libertés. Maximiser nos libertés individuelles
est l'un de nos droits fondamentaux, mais il y a un devoir en face, et ce
devoir est le devoir d'altruisme.
On pense
généralement que les libertés individuelles sont limitées par celles des
autres. Vous, vous dites " construites avec celles des autres ".
Cette notion d'interdépendance est
l'une des articulations logiques de mon développement. Cette notion est de plus
en plus évidente à l'ère de la
mondialisation. Cela nous force, me semble-t-il, intellectuellement au
moins, à prendre en considération l'altruisme comme étant le devoir de regarder
vers les autres puisqu'ils nous aident à construire nos libertés.
Vous êtes
biologiste et immunologiste, ce n'est pas votre champ de recherches habituel,
pourquoi avoir travaillé sur ce sujet ?
J'ai toujours conçu mon activité de
recherche comme à la fois théorique et appliquée. Pour moi, et cette conception
est proche de celle de Louis Pasteur, la connaissance est plus belle encore
lorsqu'elle est utile. J'ai pris des brevets et travaillé dans l'industrie.
Mais je me suis aussi, et de plus en plus, intéressé à ce qui se passe dans les
pays en développement.
Comme
immunologiste, impliqué dans la recherche de nouveaux vaccins, j'ai été
stupéfait d'apprendre que 800 000 enfants par an mouraient de la rougeole et de
ses complications, alors qu'un vaccin efficace et très bon marché existait. À
quoi sert notre science si nous ne savons pas l'utiliser ? Cela a provoqué
un tournant personnel, une implication dans les questions liées à la pauvreté.
Avant
même que n'arrive la crise financière, qui a tout exacerbé, j'étais convaincu
que la montée du problème climatique, combinée aux problèmes d'hygiène, de
maladies infectieuses, de pauvreté, donne une addition qui n'est pas gérable.
J'ai commencé à travailler sur mon livre en 2005.
Votre réflexion
théorique est très cohérente et structurée, mais dans votre livre vous
reconnaissez que la mise en pratique ne va pas sans questions. Vous notez que
l'économie ne fait pas bon ménage avec l'altruisme et l'éthique.
Que la mise en pratique n'aille pas
de soi est une évidence. D'autre part, je ne suis pas économiste, mais la
définition d'Homo economicus est
scandaleuse : "
Parfaitement rationnel, parfaitement informé et ne suit que son propre intérêt.
" Je sais qu'un grand
courant de la science économique actuelle est distancié de cette notion, mais
on continue à enseigner cette caricature à des millions d'étudiants. Elle ne
colle pas à la
réalité. Elle est incompatible avec l'altruisme. Il faut en sortir.
Pour montrer
comment l'altruisme peut s'appliquer, vous prenez l'exemple du sida.
L'ampleur de la mobilisation en
faveur des malades des pays pauvres a été une surprise, mais cela a
remarquablement fonctionné. Il y a dix ans on n'en espérait pas tant. Il s'est
produit un phénomène qui a mondialement déclenché un surcroît de moyens. Donc,
c'est positif. Il faudrait que cela dure, ce qui n'est pas certain. De toute
façon, ce n'est pas suffisant.
Sur la question
climatique en revanche, cela ne fonctionne pas.
Il va falloir trouver les bons
mécanismes pour gérer la question climatique. Ils doivent être économiquement
solides et socialement acceptables. Pour moi, le socialement acceptable est
indissociable de l'équité. Nous sommes régis par deux types de mécanismes :
au niveau national, par des règles de démocratie, donc des votes ; au
niveau international, par des règles de consensus. Pour les problèmes de
mondialisation, il faut tenter d'arriver à un consensus alors qu'il n'y a pas
d'autorité supranationale. Pour y parvenir sans tomber dans les purs rapports
de forces, il faut discuter avec un esprit d'équité. C'est là que la notion
réélaborée d'altruisme prend tout son sens. Si nous disposons de libertés
importantes, ce qui est le cas des pays riches, pour faire simple, il est
normal que notre devoir d'altruisme soit plus important. À cette aune-là, les
États-Unis sous Bush avaient tout faux.
Ne faut-il pas,
selon vous, faire clairement la différence entre altruisme et générosité ?
Je reviens à la
rougeole. Il y a dix ans, 800 000 morts par an dans les pays émergents.
Aujourd'hui, environ 200 000. Pour quelle raison ? La
fondation Bill Gates, avec Gavi, un partenariat public/privé
mondial, a promu la vaccination dans les pays pauvres. Selon l'OMS, en moins de
dix ans, plusieurs millions de vies ont été sauvées. C'est de la générosité,
puisque Bill Gates était totalement libre de son choix. Et que se serait-il
passé si ce grand mécène s'était intéressé à l'art ? La rougeole
ferait-elle toujours autant de morts par an dans ces pays ? On ne peut pas
bâtir un système stable sur la seule générosité. La générosité fait partie de
l'espace des libertés, et c'est très bien. Mais l'altruisme fait partie de
l'espace des devoirs, on est dans une autre catégorie. Ils se complètent, mais
la générosité ne peut pas se substituer à l'altruisme. De plus, elle ne suffit
pas.
Plus
d'un milliard de personnes souffrent encore de la faim et de maladies
infectieuses mortelles ou débilitantes. Il faut trouver d'autres moyens. Par
exemple, la
taxe Chirac sur les billets d'avion, pour lutter contre les pandémies, est
un exemple d'altruisme à l'échelle collective. Au niveau individuel, on se
vaccine contre la grippe pour se protéger, mais aussi pour bloquer la
propagation du virus. Qu'on aime ou qu'on n'aime pas, il y a là un devoir
d'altruisme.
La
société actuelle incite beaucoup à la générosité, au don. L'obligation de donner
figure dans beaucoup de religions, la générosité se trouvant alors identifiée à
l'altruisme. Ce n'est plus le cas. Peut-être, au moins en France, la
responsabilité individuelle s'est-elle amoindrie à mesure que la responsabilité
collective se développait dans l'État laïque ? L'altruisme est tombé en
déshérence. Il convient de le réhabiliter. C'est cela, le temps de l'altruisme.