François Mauriac – Pascal et le christianisme politique
J’avais rencontré Balzac sur la route d'Angoulême. C'est Pascal que je retrouve à Paris un anniversaire m'y oblige. Mais comment le retrouverais-je, si je ne le quitte jamais ? Surtout celui des Provinciales, mon maître, depuis que je ferraille à L'Express.
Le 23 janvier 1656, les Jésuites recevaient en plein cœur la Lettre écrite à un provincial par un de ses amis sur le sujet des disputes présentes de la Sorbonne. Titre trop long pour que la postérité le retînt. C'était en fait la première des dix-huit Provinciales, de ces « petites lettres » dont le monde retentit encore.
Que c'est étrange ! Rien ne paraît si mort que ce qui en est le sujet. Rien de plus indifférent aux hommes d'aujourd'hui que les disputes sur la Grâce, si ce n'est la casuistique. Rien pourtant qui vive d'une vie plus brûlante que ces petites lettres, au point qu'il n'est guère possible aujourd'hui à un écrivain, lorsque des Religieux lui cherchent querelle, de leur répondre vertement, sans qu'il se sente pousser des ailes. Il suffit de ce seul vocable « mon Père » ou « mes Pères » pour que la verve des Provinciales le porte tout à coup, et qu'il danse à la crête de ses phrases, comme soulevé par cette moquerie éternelle.
Mais je n'ai jamais cru, comme cela se répète depuis trois cents ans, que Pascal ait d'avance fourni de flèches les ennemis de la religion ni que l'impiété du XVIIIe siècle et l'incroyance du nôtre aient hérité de lui. Cette raillerie n'est si terrible que parce que l'amour l'inspire, et il n'en reste rien dans « le hideux sourire » de Voltaire.
Il ne faut pas s'étonner que ce janséniste, tremblant devant Dieu, n'ait pas tremblé d'être l'auteur des Provinciales. Peu de temps avant sa mort, bien loin de s'en repentir, il s'en est glorifié. « Si j'avais à les faire présentement, je les ferais encore plus fortes ». Il savait pourtant, puisque c'est une de ses Pensées, que dans la Grâce « la moindre action importe par ses suites à tout ». Il voyait bien que la Mère Angélique et que M. Singlin ne laissaient pas d'être troublés.
Mais lui, il avait ses raisons pour ne l'être pas, et celle-ci d'abord : qu'il défendait tout seul, si débile et si fort tout ensemble, la vérité. Quelle vérité ? Ici, il faut à la fois lui donner raison et lui donner tort. Il avait en fait tort et raison, cela me paraît aveuglant d'évidence : tort dans l'immédiat et dans le contingent, et raison dans l'absolu — et je l'entends, non du point de vue de la sagesse mondaine, mais dans l'ordre de l'apologétique et de la religion qui lui importait uniquement.
Il avait tort dans le débat sur la Grâce qui est le sujet des trois premières Provinciales, et il n'avait qu'à demi raison contre les casuistes qu'il commença de rendre ridicules à partir de la quatrième, celle qui s'ouvre par le mot fameux : « Il n'est rien tel que les Jésuites ».
Si saint Augustin, durci par Jansénius et par Saint-Cyran, avait triomphé dans l'Église, elle eût succombé à cette terreur spirituelle : la théologie eût enfanté le désespoir. Ce qui subsista de jansénisme dans l'Église gallicane (nos provinces en étaient imprégnées et mon enfance aussi l'a été) entre pour beaucoup dans l'indifférence en matière de religion qui s'y est affirmée très tôt et qui a commencé de triompher du vivant de Louis XIV. Tartuffe et Don Juan, contemporains de M. Arnaud, sont la protestation de l'esprit gaulois qui se débat sur ses sommets de glace, entourés d'abîmes où le chrétien peut rouler à chaque instant sans qu'il dépende de lui d'y échapper. Les Jésuites avaient raison contre Pascal. C'est une bénédiction qu'ils l'aient emporté sur lui.
Que les ridicules excès de leurs casuistes aient dépassé l'imaginable et qu'ils aient été un gibier vraiment indigne d'un aussi illustre railleur, cela ne doit pas nous dissimuler que même sur ce point il a la partie moins belle qu'il ne paraît d'abord. La casuistique est née de l'examen de conscience. Le ridicule ici tient à la prétention de prévoir tous les cas et même les plus saugrenus, et de vouloir s'égaler à l'omniscience divine. Si les casuistes sont odieux lorsqu'ils rusent avec l'Être infini, les Jansénistes le sont plus encore lorsque de leur propre autorité ils assignent des limites à l'amour de Dieu pour ses créatures et qu'ils l'obligent à damner, au nom de saint Augustin, les quatre cinquièmes de l'espèce humaine.
Pascal avait tort dans le débat qui lui avait inspiré les Provinciales. Pourquoi ai-je donc écrit qu'il avait en même temps raison, et j'ajouterai ici : beaucoup plus raison qu'il n'avait tort ?
C'est que, par-delà les Jésuites, ce qu'il attaque, c'est le christianisme politique, c'est le détournement de la vérité religieuse et son utilisation pour dominer sur les âmes. Les casuistes se rendaient maîtres des consciences : les consciences des grands et celles des rois. Ils savaient pourquoi ils mettaient de si moelleux coussins sous les coudes et sous les genoux de leurs pénitents, qui presque tous, à des degrés divers, étaient maîtres du monde.
Pascal attaque le christianisme politique au nom d'une rigueur spirituelle où il faut voir la marque du vrai chrétien. Je vénère dans Pascal le type même du croyant qui croit à la lettre, qui sait que ce qu'on lui a enseigné est vrai. Il ne faut pas s'imaginer que cela soit si courant dans l'Église. Ceux de la même race ont senti plus d'une fois qu'on les trouvait un peu nigauds. Ce combat dure encore aujourd'hui.
Mais une grande différence apparaît entre le temps de Pascal et le nôtre. Le janséniste appliquait sa rigueur à la pureté morale et à la perfection intérieure. Il mettait l'absolu dans cette recherche inhumaine qui le coupait d'un monde condamné à ses yeux et il se résignait à sa condamnation. Aujourd'hui, Pascal ne s'y résignerait plus. Son exigence irait dans le sens de la justice. Il serait frappé par le petit nombre des élus dès ce monde-ci, et découvrirait qu'il en est responsable, lui et toute sa caste, et qu'il lui en sera demandé compte. Il ne serait pas aussi assuré de ce qui perd un homme et de ce qui le sauve. Il ne consentirait plus à être sauvé tout seul. Il voudrait partager avec tous les hommes cette goutte de sang versé, croyait-il, pour lui seul.
Il n'empêche que c'est bien le même combat spirituel, inauguré par Port-Royal, que certains chrétiens mènent encore : le combat de ceux qui dans l'Église croient que « c'est vrai », contre ceux qui jugent que « c'est utile ».
J'ai toujours admiré le cardinal de Richelieu d'avoir compris que M. de Saint-Cyran, ce petit prêtre dénué de tout bien, était plus redoutable qu'une armée et de l'avoir mis à la Bastille, sans autre raison que la peur que lui inspirait un homme résolu à servir la vérité sans rien concéder aux puissances. Et Louis XIV, lui non plus, ne s'y est pas trompé, qui a redouté jusqu'aux reliques des saints de Port-Royal et qui ne se crut en repos que lorsqu'il eut violé leurs sépultures et livré leurs restes aux chiens.
« Eternel ennemi des suprêmes puissances », ce cri d'Athalie à Joad, c'est le cri de César à tout homme, si désarmé qu'il soit, mais qui croit que la vérité est vivante et qu'il n'est rien qui ne doive lui être sacrifié, fût-ce le roi, fût-ce la nation, fût-ce le parti.
César n'a pas eu de cesse qu'il n'ait découvert le secret de la puissance qui, durant tant de siècles, l'a bravé. C'est fait maintenant : il a trouvé le moyen d'atteindre l'âme, de pénétrer jusqu'à ce dernier réduit d'où Saint-Cyran tenait tête à Richelieu. En 1956, M. de Saint-Cyran lui-même ferait, non plus son examen de conscience, mais son autocritique, selon les méthodes que le Parti impose à ses victimes.
Pour moi, je ne cesse d'apprendre des Provinciales écrites sous une monarchie absolue, et par ce chrétien exemplaire à qui le Christ avait parlé durant la nuit des « pleurs de joie », ce qu'est la liberté des enfants de Dieu et que contre elle rien ne prévaut. C'est elle qui donne son prix à la destinée d'un homme. C'est elle que nous devons préserver dans notre propre vie, dans la nation, dans l'Église, si nous lui appartenons, elle enfin qu'il faut restituer aux peuples qui l'ont perdue et qui en ont oublié le goût. Essayons d'imaginer un homme qui, à Moscou ou à Pékin, commencerait un jour à écrire sur une page blanche : « Il n'est rien tel que les communistes... » et qui ne verrait pas surgir un policier à sa droite et à sa gauche : le monde serait de nouveau sauvé.
François Mauriac - Mémoires intérieurs