lundi 30 mars 2015

En narrant... Raymund Schwager, Le signe d'adieu de l'Amour

Le soir venu, un groupe de pèlerins de Galilée arriva à Béthanie. Marie se trouvait parmi eux. Jésus n'avait pas vu sa mère depuis longtemps et la trouva changée à un point qui le surprit. Elle rayonnait d'une beauté étrange et d'un calme souverain qui ne pouvaient venir que de grandes souffrances intérieures. Le côté proprement maternel avait disparu et elle s'avança vers Jésus comme une femme qui avait accompagné de loin son chemin, d'un amour immense et profond. Il l'embrassa tendrement, et elle lui remit un nouveau vêtement, une tunique sans couture, tissée d'un seul tenant 1, qu'il accepta avec gratitude, comme un symbole des choses à venir 2. Il n'eut pas besoin de s'étendre beaucoup sur ce qu'il avait fait en public. Elle s'était fait déjà tout raconter, l'avait gardé en son cœur et l'avait accompagné par sa prière. De son côté, elle se contenta de faire allusion aux réactions de leurs parents et connaissances qui l'avaient tant fait souffrir 3. Il comprit, car, depuis longtemps, il avait ressenti lui-même tout cela intérieurement. Quant à ce qu'il projetait ou attendait, il lui fit comprendre seulement que, d'heure en heure, il attendait tout du Père. Elle aussi comprit, sans saisir tous les détails. Ils restèrent ainsi assis côte à côte, en silence et profondément unis. Quand Marie rejoignit le groupe de pèlerins avec lequel elle était venue, elle le quitta dans le calme, avec une mystérieuse maturité, comme une femme accablée par le poids d'un fardeau.
Jésus resta un long moment dans cet espace qui s'était créé autour de lui grâce à la rencontre avec Marie. Il se remémora les années passées à Nazareth, et toute sa vie défila en images devant ses yeux. La venue de sa mère avait fait résonner et revivre en lui les couches enfouies du passé. Il y percevait en même temps l'annonce d'un adieu définitif et laissa les deux s'interpénétrer et vibrer simultanément en lui. Face à l'adieu imminent, les images du passé l'amenèrent à la résolution de poser un dernier grand signe.
Tandis qu'il méditait sur les images et les forces qui l'animaient, des voix commencèrent à chanter doucement à ses côtés. Il n'y prêta tout d'abord pas garde, mais son attention soudain se concentra sur les mots qui lui parvenaient :
Que tu es belle, ma compagne, que tu es belle !
Tes yeux sont des colombes
derrière ton voile.
Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres,
qui dévalent de la montagne de Galaad.
Comme un fil d'écarlate sont tes lèvres,
et ta bouche est charmante.
Tes deux seins sont comme deux faons,
jumeaux d'une gazelle,
qui paissent parmi les lis.
Avant que souffle le jour
et que s'enfuient les ombres,
j'irai à la montagne de la myrrhe
à la colline de l'encens.
Tu es toute belle, ma compagne,
et de défaut, il n'en est pas en toi !
4
Il entendait ce chant à travers les arbres du jardin, sans il pouvoir déterminer exactement d'où il venait. Pendant un moment, ces paroles tissèrent en lui une image qui éveilla une fois encore le souvenir de sa mère. Puis une autre image se superposa : Yahvé élisant son peuple et se fiançant à lui :
Je te dis : « Vis et crois comme une pousse des champs ». Tu te mis à croître, tu grandis, tu devins jeune fille, tes seins s'affermirent et ta chevelure poussa. Mais tu étais nue. Je passai près de toi et je te vis : c'était ton temps, le temps de l'amour. Je tendis sur toi le pan de mon manteau et couvris ta nudité ; je te prêtai serment, je fis alliance avec toi et tu fus à moi. 5
La femme ainsi épanouie se transforma vite en prostituée. Dieu lui promit une fidélité éternelle, mais l'élue s'acoquina vite avec des rivaux. Jésus ressentit soudain, avec une intensité nouvelle, la tendresse de son Abba, tandis que de l'image prophétique, son esprit glissa vers celle des hommes qu'il avait rencontrés durant les derniers mois. Ne ressemblaient-ils pas à une prostituée flétrie ? Ils traversaient leurs journées, fatigués et sombres comme des prisonniers. Leurs désirs tournaient autour d'eux-mêmes, dans une brève et sourde cupidité, et ce dont ils rêvaient, ressemblait à un filet dans lequel ils s'empêtraient. Jésus voyait des traces de lèpre sur leur corps et de mortelles blessures en leur cœur, si profondes qu'ils ne les remarquaient même plus. Une résignation s'était emparée d'eux qu'ils considéraient comme de la sagesse et de la prudence. La belle amie du Cantique, la fille de roi, qui devait venir à sa rencontre 6, la fiancée, en compagnie de laquelle il voulait aller au-devant de son Père, n'existait pas encore. Il devait d'abord, grâce au don de soi, la purifier et la guérir. Il voulait, par son amour à lui, faire revivre son amour à elle, qui s'était éteint si vite durant sa jeunesse 7.
Il pensa à ses disciples. Il y avait en eux une bonne volonté, comparable au souffle d'une fleur printanière, mais ils avançaient en même temps sous un poids qui alourdissait leurs pas. Ils entendaient ses paroles, mais elles ne résonnaient ni ne vibraient en leur cœur. Quand le Royaume de son Père allait-il pleinement advenir ? Il pensa aux mets choisis que Dieu allait préparer sur le mont Sion pour tous les peuples 8. Soudain, s'imposa à lui le signe par lequel il voulait faire ses adieux à ses disciples. Il devait s'unir à eux, plus profondément encore qu'il n'est donné à l'homme et à la femme de s'unir lorsqu'ils deviennent une seule chair. Il voulait se donner en nourriture à eux.
Les disciples lui demandèrent où il fallait préparer le repas de la Pâque. Judas aussi s'en enquit. Jésus confia à Simon et à Jean la mission d'aller en ville et leur indiqua le lieu où devait les attendre un homme portant une grande cruche, leur dit qu'ils devaient le suivre et préparer le repas dans la maison où il les conduirait. Tous deux firent comme Jésus leur avait indiqué. Ils achetèrent un agneau sans tare, des pains azymes et du vin, des herbes amères et de la compote de fruits 9. L'après-midi, ils montèrent au Temple pour y tuer l'agneau, dans la cohue de tous ceux qui faisaient de même. Des prêtres recueillirent le sang dont ils aspergèrent le pied de l'autel.
Au coucher du soleil, Jésus, en compagnie des autres disciples du cercle des Douze, arriva à la maison où Simon et Jean avaient préparé le repas. Conformément aux prescriptions rituelles, ils s'attablèrent solennellement — en signe de la liberté acquise après la sortie d'Égypte, de la maison d'esclavage. Mais peu après avoir prononcé la parole de bénédiction initiale, Jésus s'arrêta soudain. Avec une tristesse, qui contrastait avec la joie de la fête, il dit : « L'un de mes amis va bientôt me trahir »10. Ces paroles eurent chez les convives l'effet d'un éclair. Quelques-uns crièrent presque simultanément : « Ce n'est sûrement pas moi, Seigneur ». D'autres eurent du mal à croire que quelqu'un pourrait être aussi infidèle et présomptueux. Jésus insista : « Il s'agit de quelqu'un que j'ai choisi moi-même, qui mange en ce moment avec moi 11 et qui plonge sa main dans le même plat. Le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit à propos de lui. Mais malheur à l'homme par qui le Fils est livré aux mains des pécheurs. Il va au-devant d'un jugement des plus sévères ». Aussitôt après, Jésus commença à manger des herbes amères, qui, après ces paroles, ne rappelaient plus seulement le temps amer du désert, mais évoquaient aussi l'amertume de l'heure présente. Lorsque les disciples se joignirent peu à peu à lui et que Judas plongea sa main dans le plat, Jésus fit de même. Le disciple le dévisagea, plein d'inquiétude, et lui demanda d'une voix basse et torturée : « Tu veux dire que c'est moi ? ». Jésus lui répondit simplement : « Tu sais ce que tu fais ».
Après avoir chanté la louange de Dieu et lui avoir rendu grâces pour la libération de la servitude d'Égypte, Jésus rappela aux Douze la manne que le peuple avait reçue au désert. Puis il commença à parler d'une autre nourriture du ciel que le Père donnerait bientôt. Il prit le pain qui se trouvait sur la table et le tendit à la ronde en disant : « Prenez et mangez, ceci est mon corps ». Les disciples furent troublés, car, sans comprendre la portée de ses paroles, ils se rendirent compte qu'il avait rompu le rite du repas. Ils prirent le pain qu'il leur tendait, le mangèrent et commencèrent à se servir d'agneau immédiatement après. Lors de la coupe de bénédiction finale, Jésus dit une longue prière, louant le Père pour les œuvres de la Création et le remerciant pour la grâce de l'Alliance 12. Il évoqua la maison d'esclavage du péché, dans laquelle le peuple et les nations étaient toujours retenus prisonniers, et parla d'une Alliance nouvelle 13 qui ne serait plus conclue avec le sang d'animaux, comme l'Alliance du Sinaï. Ensuite il tendit la coupe toute prête à ses disciples en disant : « Voici mon sang, le sang de l'Alliance, qui sera versé pour la multitude ». Effrayés, les disciples écoutaient : Moïse n'avait-il pas strictement interdit de boire du sang 14 ? Que signifiait ce signe étrange du sang de leur Maître ? Jésus insista : « Ce que la Loi a rejeté, le Père en fait la source de la vraie vie, et le sang versé par des blasphémateurs, le Fils de l'homme le donne comme sang de l'Alliance qui les relie tous à lui ». Ils cédèrent en hésitant et burent à la coupe. Jésus continua : « J'ai ardemment désiré partager avec vous ce repas de la Pâque. Quand je m'en serai allé, faites ce que j'ai fait pour vous, en mémoire de moi. Je ne goûterai plus désormais au produit de la vigne, jusqu'à ce que je le boive à nouveau avec vous dans le Royaume de mon Père ». Ses paroles demeuraient incompréhensibles à ses disciples. Mais comme ils sentaient peser sur eux un grand poids et qu'ils s'étaient habitués à ne pas toujours tout comprendre, ils ne lui posèrent pas d'autres questions. Malgré une grande tristesse, leur repas prit fin par le joyeux Hallel, le chant de louange général 15, et ils remercièrent Dieu pour son amour bienveillant et éternel. Puis ils se mirent en route. En passant par les ruelles obscures, où déambulaient encore de nombreux pèlerins, ils quittèrent la ville et s'en allèrent vers la vallée du Cédron. En chemin, Jésus leur dit : « J'ai prié Dieu pour qu'il vous arrache aux ennemis qui viendront bientôt. Quand le berger est frappé, le troupeau se défait et les brebis se dispersent 16. Mais je vous rassemblerai bientôt à nouveau ». Pierre l'interrompit : « Nous resterons auprès de toi, quoi qu'il arrive ». Les autres acquiescèrent, mais Jésus se contenta de répondre : « Dès demain, quand le coq chantera, il en sera autrement ».
D'après la Loi, les pèlerins devaient passer la nuit à Jérusalem. Ils ne retournèrent donc pas à Béthanie. Sur le versant oriental de la vallée du Cédron, faisant officiellement partie du district de la ville, Jésus entra dans un domaine rural avec des oliviers, où se trouvait un ancien pressoir à huile. Il y avait déjà souvent passé la nuit de la Pâque lorsqu'il était monté à Jérusalem les années précédentes, avec d'autres pèlerins de Galilée. C'est donc dans ce jardin d'oliviers qu'il fit se reposer les siens, tout en remarquant que Judas était absent. Le disciple, auquel il avait fait comprendre durant le repas, par son geste, qu'il l'avait percé à jour, était resté un peu en arrière dans l'obscurité, s'était assuré que les autres entraient dans le domaine rural et était retourné en hâte à la ville.
Jésus emmena avec lui les trois disciples qui l'avaient accompagné sur la montagne de l'autre côté du Jourdain. Il s'éloigna d'eux à distance d'un jet de pierre environ et leur demanda de veiller avec lui dans la prière. Aussitôt après, il se mit à trembler de tout son corps. La grande confiance, avec laquelle il avait jusqu'alors suivi son chemin, malgré le danger imminent, et la joie enivrante que son Abba lui avait constamment donnée, disparurent d'un coup. En son âme, quelque chose se brisa, et un abîme d'affliction et de désarroi s'ouvrit en lui 17. Il tomba dans un puits profond et des vagues de peur le submergèrent 18, tandis que le Père cachait sa face aimante 19. Ses membres se disloquèrent, et son cœur fondit comme la cire 20. Titubant 21, il s'éloigna un peu de ses disciples, se jeta à terre et commença à appeler en gémissant : « Abba, Père, tout t'est possible. Éloigne de moi cette coupe ! » Puis, à force de volonté, il ajouta : « Mais que ta volonté se fasse et non la mienne ! » Il demeura ainsi longtemps à lutter intérieurement, puis céda au désir irrésistible de rejoindre ses disciples pour trouver un peu de réconfort auprès d'eux. Mais, dans l'intervalle, bien qu'ayant remarqué son tremblement et entendu ses appels, les trois s’étaient endormis, rompus de tristesse et de fatigue. Il les réveilla et, dans sa détresse, se plaignit : « Ne pouviez-vous pas veiller une heure avec moi ? La tentation de fuir dans la nuit est grande, et l'aspiration de l'abîme est forte. Veillez et priez pour ne pas vous jeter dans le puits de la désespérance ! » Dès qu'il se fut à nouveau éloigné un peu d'eux, il tomba à nouveau à terre, inondé de sueur, et lutta avec la nuit qui l'envahissait. De toutes les forces de sa volonté, il resta fidèle au Père. En son corps et en son âme se déchaînaient des forces contraires 22, et il ne réussissait pas à dompter la tempête de la révolte. Revenu au bout d'un long moment auprès de ses disciples, il ne trouva pas d'aide, une fois de plus, car leurs yeux étaient consumés de larmes 23. Il se retrouva donc de nouveau en proie à une lutte solitaire. Quand le bouleversement commença à s'apaiser un peu en lui, il vit de nombreux flambeaux s'approcher rapidement dans la nuit. Alors il réveilla ses disciples en leur disant : « Levez-vous, car l'Heure est venue où commence le Jugement du péché ».
Raymund Schwager, in Le drame intérieur de Jésus (Salvator)

1. Premier livre de Samuel (2,19).
2. Psaume 22 (19).
3. Livre de Job (19,13s.).
4. Cantique des cantiques (4,1-7).
5. Livre d’Ézéchiel (16,7s.).
6. Psaume 45 (10).
7. Livre d’Isaïe (54,6).
8. Livre d’Isaïe (25,6).
9. Livre de l’Exode (12,1-11).
10. Psaume 31 (12).
11. Psaume 41 (10).
12. Livre de l’Exode (24,5-8).
13. Livre de Jérémie (31,31-34).
14. Livre du Lévitique (17,10-14).
15. Psaumes 115 à 118.
16. Livre de Zacharie (13,7).
17. Psaume 22 (14).
18. Psaume 69 (16).
19. Psaume 30 (8).
20. Psaume 22 (15).
21. Livre d’Isaïe (24,20).
22. Livre de Jérémie (4,19).
23. Livre des Lamentations (2,11).

lundi 23 mars 2015

En priant... Cardinal Newman, Je ne marchande pas

Entre Tes mains, Seigneur, je me mets tout entier.
Tu m'as créé pour Toi.
Je ne veux plus penser à moi-même.
Je veux Te suivre.
Que veux-Tu, Seigneur, que je fasse ? Permets-moi de faire route avec Toi.
Que ce soit dans la joie ou dans la peine, je veux T'accompagner.
Je Te fais le sacrifice des souhaits, des plaisirs, des faiblesses, des projets, des pensées qui me retiennent loin de Toi et me replient sans cesse sur moi-même.
Fais de moi ce que Tu veux !
Je ne marchande pas.
Je ne cherche pas à savoir à l'avance quels sont Tes desseins sur moi.
Je veux être ce que Tu veux que je sois.
Je ne dis pas : « Je veux Te suivre où que Tu ailles », car je suis faible.
Mais je me donne à Toi pour que Tu m'y conduises.
Je veux Te suivre dans l'obscurité et je ne Te demande que la force nécessaire.
Ô Seigneur, fais que je porte toutes choses sous Ton regard, pour demander Ton consentement à chacun de mes vouloirs et Ta bénédiction sur chacun de mes actes.
Comme un cadran solaire n'indique l'heure que par le soleil, ainsi je ne veux être déterminé que par Toi, si Tu veux bien Te servir de moi et me conduire.
Qu'il en soit ainsi, Seigneur Jésus !

John Henry, cardinal Newman

lundi 16 mars 2015

En préfaçant... Grégory Solari, Un livre sur l'autel

Un poème comme un missel 
Trouvé dans la boue, un missel
 
Pour ce jeune homme, ce savant
 
En grand-faim de ce livre-là,
 
Le livre même, voire moins :
 
D'une page, ou, à tout le moins,
 
D'une phrase, de cette phrase,
 
Latinisée, qui est un épervier de vie.
1
La raison pour laquelle la liturgie intéresse un éditeur ne va pas forcément de soi, même s'il s'agit d'un éditeur catholique. C'est pourtant une raison très simple, mais qui ne nous apparaît pas toujours, tellement nous sommes habitués à la chose. Effectivement, sur l'autel se trouve un objet avec lequel l'éditeur a une relation très particulière : le missel, c'est-à-dire un livre. Aujourd'hui où l'on parle de la fin du livre face au multimédia, ce n'est pas une faible consolation pour un éditeur que de réaliser que la plus grande communion, la plus grande proximité avec le Christ n'est possible qu'à travers un livre donné par l'Église : le missel romain — missel de saint Pie V pendant des siècles, de Paul VI depuis trente ans.
Un livre est au cœur de notre liturgie. Un livre particulier cependant, ou qui devrait l'être, car le missel n'a jamais été un livre ordinaire, comme nous le rappelle le P. Cassingena. Dès les premiers sacramentaires, ses ancêtres, le missel a toujours été un livre que la typographie, le papier, les ornements (à l'instar des évangéliaires, souvent incrustés de pierres précieuses, comme le calice) distinguaient, séparaient, de l'ensemble des livres communs. Comme tout ce qui constitue le monde des signes utilisés dans la liturgie (habits, gestes, cierges, etc.), le livre était retiré du domaine de l'utile pour entrer dans celui de la gratuité — qui n'est pas le monde de l'inutile, car même si ces objets ne remplissent plus leur fonction première, ils n'en sont pas moins dotés d'une véritable efficacité, mais d'un autre ordre.2
Un livre sur l'autel : non pas un rouleau, comme dans la liturgie de la synagogue, mais un codex, dont l'existence dessine la ligne de démarcation entre l'ancienne et la nouvelle alliance. Car le livre, on ne le sait pas assez, est une invention chrétienne. Plusieurs facteurs ont contribué à sa naissance, certains très concrets, comme le fait de pouvoir emporter avec soi les évangiles ou les épîtres. Mais une logique plus profonde explique le passage du volumen au codex, dont les premiers chrétiens, certes, n'avaient peut-être pas clairement conscience en élaborant le livre comme support de la Parole de Dieu. Le rouleau, en effet, par le mouvement même de va-et-vient de son déroulement et de son enroulement évoque un devenir, un aller-vers continuellement recommencé. Il accompagna rituellement le judaïsme en chemin vers son accomplissement, mais aussi le paganisme, fixé dans une temporalité conçue comme un éternel retour, une éternelle répétition des choses, jusqu'au jour où
Il [le Christ] entra dans la synagogue et se leva pour faire la lecture. On lui présenta le livre du prophète Isaïe et, déroulant le rouleau, il trouva le passage où il est écrit : « L'Esprit du Seigneur est sur moi, il m'a consacré par l'onction, il m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, rendre la liberté aux opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur ». Il replia le rouleau, le rendit au servant et s'assit. (Lc 4,14-2o.)
Le temps du rouleau s'acheva là, au lieu du mystère lumineux de la prédication du Royaume. À l'accomplissement des prophéties consignées dans le volumen répond l'inscription des paroles et des gestes du Christ et de ses apôtres dans le codex, dont la forme participe de l'économie de la nouvelle alliance : non plus un devenir ou un éternel retour, mais une page, une ligne qui s'arrête, qui prend fin, comme le temps du devenir entré dans celui de l'ère messianique. Dès l'origine, la forme symbolique du livre participait donc d'une logique liturgique 3 — significativement, le passage du volumen au codex s'est fait dans le cadre d'un culte. Aujourd'hui, dans une société largement déchristianisée, le livre perd sa place centrale. Sur l'écran de nos ordinateurs, les textes se déroulent : après deux mille ans de christianisme, nous sommes revenus à la civilisation du rouleau.
La liturgie garde encore le livre, le vénère, l'encense. Mais le missel est-il encore traité comme un livre à part ? N'avons-nous pas souvent assisté à une messe où le célébrant tournait les pages du missel comme il l'aurait fait avec n'importe quel autre bouquin ; et dans les messes solennelles, lorsque le prêtre s'apprête à lire l'évangile, qu'encense-t-il sinon l'édition de masse du lectionnaire ? Le décalage entre cette fonction sacrée et la facture des livres liturgiques est révélateur de la crise de la forme que nous traversons aujourd'hui. À cet égard, l'attachement au missel tridentin relève aussi d'un phénomène de compensation face à la prosaïcisation qu'a subie l'univers liturgique occidental. Mais comme nous y invite le livre du P. Cassingena, cet attachement demande aujourd'hui un discernement si l'on ne veut pas tomber dans l'excès inverse, surtout au moment où le rite tridentin est en passe de devenir la forme extraordinaire de la liturgie de l'Église latine.
Un livre sur l'autel. On comprend en quoi la liturgie intéresse un éditeur ; mais pourquoi le missel tridentin ? Je n'ai pas de compétence particulière pour parler au nom des fidèles qui sont attachés à ce rite dans l'Église. Sinon mon parcours, qui m'a amené du protestantisme à l'Église par le biais de laïcs et de prêtres qui étaient attachés au rite tridentin dans une pleine communion avec Rome. Grâce à eux, j'ai découvert le Christ vivant dans l'Église, présent dans cet ordre des signes qui constitue l'univers sacramentel — un univers contemporain de l'homme d'aujourd'hui et en même temps chargé d'un poids de mémoire, d'un poids d'amour, qui n'oublie pas ce qui a été mais l'assume dans un degré d'être supérieur : la Tradition. Cette double dimension, verticale et horizontale, m'était donnée à voir sans nostalgie, sans retour sur un passé idéalisé. La présence du Christ était tangible dans une forme liturgique qui donnait un « habitus catholique » que je n'avais jamais rencontré auparavant. Un habitus que j'attribuais à la forme de la liturgie dont vivaient ceux qui m'ont conduit à l'Église. Une liturgie dont je vis toujours aujourd'hui.
Depuis lors, mon métier d'éditeur et nos choix de publication dans le domaine de la liturgie m'ont donné l'occasion de réfléchir sur la situation du rite tridentin dans l'Église et de rendre compte de mon attachement à ce rite face à la méfiance que son existence continue de susciter ici et là. Cet attachement induisait-il une critique du Concile ? Que j'aie découvert l'Église — telle que Lumen gentium en a dessiné les traits — à travers le rite tridentin paraissait étrange. La fidélité au Concile était à ce point associée à la réforme liturgique que la pratique de toute forme rituelle autre que la messe de Paul VI était assimilée à une méfiance implicite envers l'œuvre de Vatican II. Le signe de l'unité avec l'Église ne passait plus, d'abord par la fidélité à l'enseignement du magistère mais par l'uniformité de la célébration liturgique. Or, comme le rappelle l'abrégé du Catéchisme de l'Église catholique :
L'insondable richesse du Mystère du Christ ne peut être épuisée par une seule tradition liturgique. Depuis l'origine, cette richesse a donc trouvé, dans les différents peuples et les différentes cultures, des expressions qui se caractérisent par une variété et une complémentarité admirables (n. 247).
Il reste que l'Église latine n'a jamais connu deux rites romains. Or le rite tridentin et le nouvel ordo sont en fait deux formes rituelles distinctes du même rite latin. L'une promulguée par le pape Paul VI à la suite du concile Vatican II, l'autre codifiée par saint Pie V après le concile de Trente, préservée par Jean-Paul II et aujourd'hui libéralisée par Benoît XVI. Et tout le problème du statut du rite tridentin est là. Quelle ecclésiologie, quelle vision du monde, de la société, véhicule-t-il ? Une forme passée, artificiellement ravivée ? Ou au contraire abrite-t-il une dimension intemporelle, dont témoigne la persistance de son existence aujourd'hui ? Le livre du P. Cassingena, en particulier le chapitre « Les quatre causes », qui sont les quatre axes du déploiement de l'ordre liturgique tridentin (théologique, dévotionnel, politique et esthétique), apporte sur ce point un éclairage neuf, qu'il faut méditer en profondeur si l'on veut sortir le débat sur la liturgie des ornières dans lesquelles il s'est enfoncé ces dernières années. L'on ne déflorera pas son propos ici, mais disons en bref que sa thèse est que le missel de saint Pie V est dionysien, celui de Paul VI augustinien. Le premier marqué par la majesté divine et l'adoration qui lui est due — par le mystérique ; le second façonné par une ecclésiologie de communion soucieuse de mieux mettre en lumière ce que Henri de Lubac avait appelé « les aspects sociaux du dogme » dans son livre Catholicisme.
Les deux visions sont-elles incompatibles, ou exclusives l'une de l'autre ? Dans le fond, non, certes, mais dans la forme, dans une certaine manière de célébrer selon l'un ou l'autre missel, qui niera qu'un souci pastoral désordonné — ou inexistant —, rende encore malaisé le compagnonnage de ce que le P. Cassingena appelle les deux éthos célébratoires ? Avant de retrouver une forme unie de liturgie, la coexistence des deux missels permettra sans doute de retrouver un sain équilibre dans leur célébration. Peut-être alors un jour prochain pourrons-nous dire avec le poète :
À tel endroit du ciel
c'est toujours, aux mêmes saisons,
ces mêmes cierges qui brûlent, 

le rituel qui jamais ne change, 
même si ce sont d'autres visages 
qui s'inclinent.4

Pour l'heure, les méfiances, les préventions sont encore grandes envers le rite tridentin. La chose est-elle vraiment liée au missel de saint Pie V ? Ce n'est pas sûr. Comme l'a écrit Geneviève Trainar dans son livre Transfigurer le temps, « ce n'est pas le rite qui est malade, c'est l'homme moderne dans son rapport au rite »5. Ce que l'on appelle la modernité a progressivement rendu l'homme étranger à la ritualité. La liturgie est au cœur d'une crise qui affecte conjointement, et de manière réciproque, la culture et le symbolisme religieux. Parce que la culture, dans certaines de ses formes progressivement assimilées par l'Église, est intégrée dans l'ordre liturgique, le culte n'est jamais dissociable de la culture. Lorsque celle-ci est ouverte aux valeurs qui forment l'arrière-fond requis par la ritualité — en particulier le primat de la gratuité sur l'utile —, la conception de l'homme et du monde que véhicule une forme liturgique comme celle du rite tridentin trouve sa place dans la société.6 Une mutuelle fécondation est possible. Quand les valeurs qui soutiennent la ritualité tendent à disparaître, la liturgie, nécessairement, en subit le contrecoup.7 Et non seulement la liturgie, mais aussi la perception qu'on en a, d'où l'incompréhension que peut provoquer l'attachement au rite tridentin aujourd'hui.
Dans un tel contexte, deux réactions sont possibles. L'une tend à un durcissement des formes, corrélatif d'une opposition plus ou moins radicale à la culture environnante. Le livre du P. Cassingena montre bien que là est le risque auquel s'exposent les prêtres et les fidèles attachés au rite tridentin si cet attachement n'est pas pensé, s'il ne s'abreuve pas aux grandes sources patristiques et spirituelles qui ont constitué la matrice de la ritualité romaine. L'autre réaction veut tenter d'assimiler la culture ambiante, mais au risque d'étioler la sacralité inhérente à la liturgie. C'est ce que l'on connaît dans la manière commune de célébrer selon le missel de Paul VI, qui renvoie comme un miroir la culture arituelle dans laquelle nous sommes plongés.8 Avec justesse, le P. Cassingena insiste sur l'importance du milieu culturel qui sous-tend le milieu cultuel. Non pas que le missel tridentin soit l'apanage d'une élite : la première culture, indispensable pour entrer en liturgie, est intérieure. C'est celle de l'âme, que seule la prière et l'adoration permettent d'acquérir. Or, si toute liturgie authentique en procède, toute forme de célébration n'y ramène pas forcément...9 Notre chemin vers le maître intérieur, comme l'appelle saint Augustin, passe par la ritualité, par la mise en œuvre de cet ars celebrandi sur lequel le pape Benoît XVI revient régulièrement et dont le rites servandus du missel tridentin a dessiné les lignes avec une précision inégalée, comme un artiste dessine les contours de l'ouvrage à réaliser. L'analogie n'est d'ailleurs pas forcée. Le P. Cassingena souligne très justement cette dimension poiétique du rite tridentin, dans lequel
l'abondance et le rythme soutenu de l'action rituelle (tout ce que l'ordo missæ donne à dire, et plus encore à « faire ») entretiennent subtilement le célébrant dans le sentiment qu'il fait quelque chose, cependant que, de son côté, le caractère performatif et efficace des paroles, d'abord focalisé dans les Paroles de l'Institution, s'étend à l'ensemble de l'ordo conçu comme système, comme « machine » (osons le mot) opérationnelle. [...] Le prêtre « confectionne », et il est seul à confectionner, et c'est son métier que de confectionner des choses sacrées.
Cette secrète solidarité entre le faire liturgique et le faire artistique avait été très bien perçue par le peintre et poète anglais David Jones, pour qui le prêtre et l'artiste se retrouvent dans notre monde arituel comme « deux étranges compagnons de chambrée »10. Car l'action de la forme liturgique n'est pas uniquement intérieure et spirituelle. Elle rayonne aussi sur le monde extérieur, fécondant la culture dans ses différents modes d'expression, créant ainsi ce milieu culturel dont les formes agiront à leur tour et dans leur ordre propre sur la société, conservant à celle-ci son humanité même quand l'attachement religieux originel a disparu.11 Cette continuité entre culture et culte explique qu'entre 1962 et 1974, année où le nouveau missel remplaça celui de saint Pie V comme rite ordinaire de l'Église, des artistes, des poètes, des musiciens, catholiques, anglicans, même non chrétiens, demandèrent à ce que le rite tridentin soit préservé, ne serait-ce que dans les églises principales des grandes villes européennes. Le Times du 6 juillet 1971 publia un appel en ce sens, signé par de hautes personnalités du monde de l'art et de la culture, parmi lesquelles figuraient les noms de lord Acton, Vladimir Ashkenazy, Agatha Christie, Kenneth Clark, Nevill Coghill, Robert Graves, Barbara Hepworth, David Jones, Yehudi Menuhin, Iris Murdoch, Kathleen Raine et bien d'autres. Dans la lettre qui accompagnait cet appel, les signataires invoquaient pour motif de leur démarche le fait que
ce rite, par la beauté de son texte latin, a inspiré une quantité innombrable de réalisations artistiques ; il n'a pas seulement inspiré l'œuvre de mystiques, mais aussi de poètes, de philosophes, de musiciens, d'architectes, de peintres et de sculpteurs, dans tous les pays, à toutes les époques. Il appartient de ce fait non pas seulement aux hommes d'Église et aux chrétiens, mais aussi à la culture universelle. Dans la civilisation matérialiste et technocratique qui toujours plus menace la vie de l'intelligence et la vie de l'esprit dans son expression créatrice la plus originelle — la parole et ses œuvres — il nous semblerait particulièrement inhumain de priver l'homme d'une forme d'expression qui est l'une des plus grandioses manifestations de sa nature poétique. Les signataires de cet appel, qui se veut entièrement œcuménique et apolitique, viennent de tous les horizons de la culture moderne, en Europe et ailleurs. Ils souhaitent attirer l'attention du Saint Siège sur la très lourde responsabilité qui serait la sienne dans l'histoire de l'esprit humain si d'aventure il ne permettait pas que survive la messe traditionnelle, ne serait-ce que côte à côte avec d'autres formes liturgiques.12
Aujourd'hui où cet appel a été entendu par Benoît XVI, le livre du P. Cassingena apporte les éléments nécessaires non seulement au discernement des raisons véritables qui justifient l'attachement au rite tridentin, mais aussi à une œuvre de pacification entre les catholiques. Puisque « les deux missels, écrit le P. François, relèvent de deux éthos, de deux tempéraments célébratoires, de deux "esprits" de la liturgie, différents mais non contradictoires », il serait dès lors hautement souhaitable que, dépassant enfin l'opposition superficielle et artificielle des missels comme autant de produits finis, nous prenions conscience de la légitimité de leurs tempéraments propres, également fondés en Tradition ; autrement dit, que les deux éthos célébratoires, le mystérique et le social (au sens le plus solidement théologique que l'on peut donner à ces termes) fassent enfin connaissance l'un de l'autre pour s'enrichir mutuellement de leur spécificité. En bref, il est hautement souhaitable qu'au lieu de nous isoler dans nos attachements respectifs, nous fassions leur analyse génétique à la lumière de la Tradition, que nos attachements se rendent mutuellement visite, que nous nous rendions mutuellement visite dans des attachements qui ne soient plus passionnels mais historiquement et théologiquement réfléchis.
En comparaison de la généalogie de la messe tridentine, qui remonte aux fameux Ordines romani et dont le tempérament s'exprime déjà à travers bien des passages des Dialogues de saint Grégoire le Grand, celle du missel de Paul VI ne donne pas à sentir la même patine du temps. Mais en montrant que sa généalogie et son projet s'inscrivent eux aussi en haute Tradition, le P. Cassingena apporte dans ce débat plus que sa science de la liturgie et son expérience intime des deux missels. Il nous aide à recouvrer cette paix — bénédictine —, cette « tranquillité de l'ordre » qui est précisément ce dont la liturgie a aujourd'hui le plus besoin.
Grégory Solari, préface de Te igitur 
(Père François Cassingena-Trévedy, Ad Solem)

1. Wallace STEVENS, « L'homme à la guitare bleue », strophe XXIV, in The Collected Poems of Wallace Stevens,Vintage Books, New York,199o.
2. Les habits liturgiques offrent un bon exemple de ce déplacement du prosaïque vers le symbolique à travers la liturgie : l'aube, la chasuble, le manipule (supprimé après le Concile) nous viennent de la Rome antique. Habits de cour, ils ont progressivement passé de la civitas à l'ecclesia.
3. Une ligne, une page, indissociables de l'ensemble et en même temps immédiatement accessibles : dans lecodex, l'écriture fait corps avec le livre. Sa forme symbolique (un carré ou un rectangle) participe de l'économie de la nouvelle et éternelle alliance. Elle évoque une révélation achevée, définitive. À la manière de l'eucharistie, dont chaque parcelle contient le Christ tout entier, la page est déjà le livre tout entier (sinon ce serait non une page mais une feuille) ; le rite tridentin suggère ce paradigme eucharistique dans la position du missel à la fin de la messe, qui doit être refermé face contre l'autel, comme s'il avait été lu intégralement : chaque célébration liturgique particulière est la célébration du Mystère du Christ tout entier.
4. Philippe JACCOTTET, « Notes nocturnes », dans Après beaucoup d'années, Gallimard, Paris, 1994.
5. Ad Solem, Genève, zoos, avec une postface d'Olivier-Thomas Venard, o.p.
6. Sur cette question on lira les essais de David JONES sur le lien entre la liturgie et la culture dans Art, signe et sacrement, Ad Solem, Genève, 2003, en particulier les chapitres « Art et sacrement », p.189-244 et « Usage et signe », p. 253-266.
7. Dans une telle situation le rite tridentin court le risque d'une ritualisation du rite dans sa célébration. L'équilibre entre gestes gratuits et gestes utiles est rompu ; tout devient alors signe, y compris le latin, que l'on ne prononcera plus comme une langue de communication, de manière audible et compréhensible, mais à la manière d'un ensemble de formules dont le sens est réservé aux initiés. La réforme liturgique voulait, me semble-t-il, ramener paroles et gestes à ce juste équilibre entre gratuité et utile. Dans les faits et dans la pratique des deux missels, l'on est souvent passé d'un excès à l'excès inverse.
8. Il y a des exceptions notables, et heureusement de plus en plus nombreuses, notamment dans les nouvelles communautés et chez les jeunes prêtres. Mais il peut arriver ce phénomène paradoxal que la liturgie soit célébrée avec une telle intériorité par le prêtre que les fidèles puissent presque en ressentir de la gêne, ou même se sentir « de trop ». C'est là l'inconvénient de la célébration versus populum. Un grand crucifix sur l'autel protégerait l'intimité du prêtre (et la liberté intérieure des fidèles) ; c'est ce que préconise Benoît XVI dans L'Esprit de la liturgie si l'on ne veut pas revenir à la célébration ad orientem.
9 ». Le bruit impitoyable de la voix humaine quand aucune piété intérieure ne l'adoucit, rend dans beaucoup d'églises le recueillement impossible », écrivait Jacques MARITAIN en 1966. Face à un pseudo-liturgisme envahissant, l'auteur de Liturgie et contemplation souhaitait que les monastères bénédictins demeurent des refuges pour « ceux qui attendent de la liturgie qu'elle les entraîne dans le mystère divin, les aide au recueillement et à l'amour et leur apporte, comme elle le fait ou le faisait si souvent, quelque chose de la saveur du Saint-Esprit, parfois quelque très humble inspiration qui touche personnellement l'un ou l'autre et répond aux soucis profonds de son âme ». Sur la vie monastique, Œuvres complètes, t. XII, Éditions Universitaires-Saint Paul, Fribourg-Paris, p. 1256.
10. Cf. David JONES, Art, signe et sacrement, op. cit., p. 261. Et Jones ajoute dans une lettre à René Hague datée de juin 1966 : « Les sacrements de l'Église sont choses totalement impossibles et inacceptables si l'homme n'est pas par essence créature de signe et faiseur de signa, "sacramentaliste" dans l'âme [...]. Les sacrements sont absolument centraux, inévitables et inéluctables pour nous autres, créatures dotées d'un corps, qui avons pour nature de faire ceci, ou cela, plutôt que de le penser. [...] Je crois que certains actes manuels cultuels et formules verbales appartiennent à l'essence du christianisme, non pas, principalement, parce que cesactes sont prescrits ou semblent prescrits dans les Évangiles et étaient la pratique de l'Église primitive, mais parce que c'est dans la nature de l'homme ». Ibid., p. 22-23.
11. Dans ce sens, l'art a par rapport aux sacrements un rôle analogue à celui des signes « secondaires » (gestes, paroles, ornements) dans le rituel : ceux-ci ne sont pas là pour l'esthétiser ou opacifier sa signification mais au contraire pour rendre ostensible le rituel en le distinguant de la gestualité ordinaire d'où il provient à l'origine. Sans cet appui, cet accompagnement de signes secondaires, le rite risque de ne plus « faire signe » faute de ne pouvoir se détacher de l'arrière-fond cultuel et culturel qu'il présuppose.
12. L'intérêt de cette lettre est surtout dans les motifs anthropologiques invoqués par les signataires, qui montrent bien que liturgique et culturel sont indissociables. Une pétition similaire, rédigée par la poétesse italienne Cristina Campo, avait été adressée au pape Paul VI en février 1966 munie de 37 signatures d'artistes et intellectuels, dont Wystan Hugh Auden, Jorge Luis Borges, Robert Bresson, Benjamin Britten, Pablo Casals, Elena Croce, Giorgio De Chirico, Augusto del Noce, Lanza del Vasto, Carl Theodor Dreyer, Julien Green, Gabriel Marcel, Jacques Maritain, François Mauriac, Victoria Ocampo, Evelyn Waugh et Elemire Zolla. Le pape y avait réagi en publiant la lettre apostolique Sacrificium Taudis, sur la nécessité de maintenir le latin dans les offices conventuels. Le document resta lettre morte.

samedi 7 mars 2015

En chantant... Paule Labat, Du lieu spirituel de la perception du beau


Après nous avoir révélé, au-delà des signes sonores, cet élément de divin et d'éternel qui est le plus profond secret de l'art, nos recherches sur le mystère de la musique nous mettent en face d'un autre mystère qui est celui de notre âme. Le beau, considéré sous son double aspect objectif et subjectif, jaillit d'une relation, d'une harmonie entre un monde inconnu et notre propre monde intérieur, et c'est ce dernier que nous devons essayer de sonder.
Certes, l'émotion à la fois bouleversante et apaisante que suscite en nous une musique merveilleuse affecte, en définitive, une région qui dépasse de beaucoup en profondeur notre froide raison et notre cœur de chair. Nous ne doutons pas que la beauté étant d'ordre intelligible et infiniment aimable, nos facultés de connaître et d'aimer se dilatent, sous sa touche, avec une sorte d'ivresse. Mais le fait qu'elle n'engendre généralement aucune idée claire, le caractère indéfinissable et soudain de son emprise, l'impression de béatifiante plénitude dont elle nous envahit, cette libération, enfin, qu'elle suscite en nous entraînant hors de nos propres limites et de nos égoïsmes quotidiens — tel un grand souffle du large qui balayerait un instant nos enlisements terrestres —, tout cela nous porte à croire qu'il existe en notre âme des abîmes inexplorés et mystérieusement accordés à une réalité invisible dont la musique, comme tout art, « est le désir perpétué » (Jules Laforgue).
Mais comment scruter ces abîmes et tenter de les définir ? Nous sommes des êtres tellement scellés ! Ce n'est qu'à l'heure de la grande révélation, quand, loin des sens dont l'expérience, sans cesse, nous informe, nous passerons dans la sphère de l'éternité, que nous nous verrons à nu, dans la lumière de celui qui est la Vérité même. Mais ici-bas, que percevons-nous de notre âme, sinon ses mouvements de surface et ses réactions parfois déconcertantes ? Pourtant, toute âme naturellement droite et profonde, moyennant sans doute le concours d'une grâce dont il n'est pas possible de mesurer la portée, pressent ses gouffres et voudrait y pénétrer. Une sorte d'instinct secret l'avertit de sa noblesse originelle et de ce quelque chose de sacré qu'elle porte au plus intime d'elle-même.
Un philosophe païen, Proclus 1, dont la doctrine spirituelle émerveillait Tauler, découvrait en lui une zone cachée qu'il appelle une « intelligence silencieuse, insensible, plongée dans une sorte de sommeil, divine ; une recherche mystérieuse de l'Unique, élevée bien au-dessus de la raison ».
De nos jours, un autre philosophe, mais lui tout imprégné du christianisme le plus authentique, Louis Lavelle, achevait un de ses livres, L'erreur de Narcisse, par la description de ce qu'il appelle le sommet de l'âme ou la conscience. Selon lui, ce sommet est une région de bonheur où la pensée et la volonté cherchent à s'établir et qu'on ne voudrait jamais quitter après l'avoir une fois touché. Il le voit comme une pointe brillante que seule est capable d'atteindre l'activité la plus pure, le lieu de l'équilibre à la fois le plus parfait et le plus instable de l'âme. Et encore, une intention si simple, si droite que le monde, vu pour ainsi dire du dedans, lui est docile et semble recevoir une signification qui la réalise ; la région enfin de la paix souveraine que ne peut troubler aucun des états de la partie inférieure de l'âme. Il est bien certain qu'il n'est nullement question ici de l'inconscient des psychologues, mais plutôt d'une supraconscience ou d'une conscience supra-temporelle inadaptée aux idées nettes dans les circonstances de la vie pratique, et par laquelle nous communions, dans une sorte de passivité silencieuse, à l'éternel et au divin.
Or il me semble qu'il est deux catégories d'hommes qui peuvent nous éclairer sur cette profondeur de notre être spirituel, parce que ce sont les seuls qui peuvent en avoir quelque expérience : ce sont les mystiques et les poètes.
Gardons-nous bien de les confondre ! Bien que le mystique puisse être un poète et le poète un mystique — et l'on ne saurait rêver alliance plus heureuse —, en tant que tels cependant, ils se tiennent sur deux plans différents : les premiers étant connaturalisés à Dieu par la charité, les seconds aux puissances secrètes qui se jouent dans l'univers ; les premiers se voyant et voyant toutes choses dans la lumière de celui qui les a rachetés, recréés par sa grâce, les seconds à la clarté de celui qui, dans son éternel présent, les crée avec tout l'ensemble des êtres fluant comme lui de l'Être, et continue, à travers eux, l'œuvre de sa création.
Tous deux sont des inspirés : les uns, par le souffle de l'Esprit aux sept dons qui les ramène à la source vive d'où il émane pour les entraîner dans le grand courant de la vie trinitaire, les autres, par le souffle du Dieu présent à tout ce qui tient de lui être et vie, du Dieu libre de dispenser à l'homme, dans l'ordre naturel, ce que nous appelons le génie, comme il est aussi, dans l'ordre surnaturel, l'origine de toute sainteté. C'est en confrontant l'expérience des mystiques touchant Dieu au plus intime de leur âme avec celle des poètes dans leur intuition de l'Être et de leur moi le plus profond, que nous comprendrons mieux vers quels abîmes d'intériorité la musique, véritablement messagère, comme tout art, de la beauté divine, nous amène, et la place qui lui revient dans la vie humaine. Dès lors, le plus sûr n'est-il pas de recourir à ce double témoignage ?
* * *
Les grands spirituels d'abord : ne sont-ils pas pour leurs frères humains comme des phares dans la nuit, ayant poursuivi cette science de la connaissance de Dieu et de soi-même qui est bien la plus digne de l'activité de l'homme ? Noverim te, noverim mes'écriait dès sa conversion saint Augustin 2 dans l'élan d'un désir qui ne s'apaiserait qu'au-delà de la mort. C'est à eux surtout que le mystère de l'homme s'est ouvert jusque dans ses plus émouvants arcanes, avec cette conjugaison de misère et de grandeur dont nous trouvons un si admirable écho en Pascal.
Il semble que la notion du mens tel que le concevait saint Augustin 3 soit à la base de tout ce qu'on a pu penser ou écrire sur le fond de l'âme, de cette âme que Dieu semble avoir créée avec une disposition d'amour si particulière qu'il l'a faite avec un soupir, comme s'il l'avait tirée de la région de son cœur. Mais pour saisir ce qu'est ce fond de l'âme, il faut remonter jusqu'à l'acte créateur qui consiste dans le don de l'être, selon des modes et des degrés indéfinis, par celui qui, seul, est l'Être. « Dieu voit dans ses idées toutes les manières dont son existence peut être manifestée ; et il produit ses créatures sur le modèle de ses idées, mettant ainsi, par toute l'étendue de ce qui est fait, le sceau de sa ressemblance, ne détachant les choses de la vie qu'elles avaient en lui et où elles étaient lui-même, que pour retracer un vestige de lui »4.
C'est déjà beau, pour toute créature, d'être un vestige de Dieu et de répondre à une idée éternelle, mais c'est encore bien plus beau, pour l'homme, d'être fait à l'image de son Créateur en raison de son âme libre et immortelle, de porter au plus intime de son âme l'empreinte indélébile de cette image.
Or, c'est précisément dans cette « intelligence silencieuse et passive » dont parlait Proclus, à ce « sommet de la conscience » que découvre Louis Lavelle, dans ce « germe d'éternité, dès maintenant respirant au-dessus du temps », évoqué par le Père de Lubac à la suite de Maritain, que repose vivante, lumineuse, l'idée qui préside à notre création.
C'est pourquoi, au-delà de nos facultés, là où celles-ci s'enracinent, il est un mystérieux sanctuaire où nous sommes inséparablement unis à Dieu, maintenus par lui sur les abîmes du néant et constitués le miroir vivant de son être et de sa vie : miroir où notre regard intérieur, au-delà de notre conscience habituelle, rencontre le regard de notre Créateur, par delà tous les espaces et toutes les durées.
Je ne puis citer ici tant de pages admirables où, de saint Augustin à nos jours, de grands contemplatifs ont parlé de ce fond, de ce centre ou sommet de l'âme 5. Ce centre, ce fond, ils l'appellent également une « vie vivante » puisqu'elle communie directement à celui qui est la Vie même, une « passivité » qui est aussi activité suprême puisqu'elle rejoint celui qui est l'acte pur ; car c'est lorsque l'âme est lucidement remontée vers ce centre qu'elle agit le plus puissamment sur Dieu et sur le monde ; une fine pointe qui est comme l'extrémité de notre être dans l'ordre de l'origine et dans l'ordre de notre retour à Dieu. C'est, on le voit, la région de la simplicité parfaite et de l'unité, le lieu de la nativité de la grâce et celui de son terme. Là est la vraie patrie que nous sommes appelés à retrouver moyennant une ascension en profondeur vers notre être de source et une effusion de la grâce qui, divinisant nos facultés de connaître et d'aimer, les ramène, par une sorte de reflux au plus intime de nous-même, vers le Père. Car le Père ne nous a créés par son Verbe et son Esprit d'amour que pour nous ramener par eux en son insondable unité 6.
Là est le repos, la vie béatifiante, prélude de la vie paradisiaque, que rien ne peut atteindre, la solitude comblée par une présence que l'on ne saurait trouver, dans son envahissement, qu'en cesinteriora desertidont parle l'Écriture, c'est-à-dire au cœur du plus profond désert (Exode 3, 1). Là est, en effet, le royaume de Dieu où tout est nudité, dépouillement et pourtant richesse infinie, car c'est en lui que se touchent et se compénètrent les extrêmes en une parfaite harmonie et que le fond du vide et du néant rencontre le jaillissement et la plénitude de l'être. On appelle encore ce lieu ciel de l'esprit ou étincelle enflammée, en raison de la propension irrésistible selon laquelle nous y sommes attirés à Dieu, tout en étant avec lui dans le repos.
Enfin, d'autres ont appliqué à ce fond le nom de mémoire parce que, en l'homme fait à l'image de la Trinité sainte qui le crée et dont la vie, comme celle de Dieu, est intelligence et volonté, la mémoire, où s'enracinent ses facultés de comprendre et d'aimer, est une similitude du Père qui, caché dans l'impénétrable silence de la Déité, ne s'exprime à l'intérieur de sa propre essence comme au-dehors que par son Verbe et son Esprit. Mais ici la notion de mémoire s'approfondit singulièrement.
Certes la mémoire, selon le sens que nous donnons ordinairement à ce mot, est une faculté assez mystérieuse, et nous comprenons que ses surprenantes activités puissent remplir d'admiration l'âme d'un saint Augustin. Qu'on se rappelle ces pages des Confessions où le saint Docteur, avec sa pénétration habituelle, tâche de sonder ces vastes palais (lata praetoria), ce sanctuaire impénétrable et sans limites (penetrale amplum et infinitum). Il n'arrive pas à en découvrir les replis et ne peut que constater, avec une sorte d'effroi, la multiplicité profonde et sans bornes (nescio quid horrendum profunda et infinita multiplicitasde cette capacité sans mesure (immensa capacitas) dont la puissance est extrême (magna vis ista, magna vis ista)... (Confessions 10, 8-17).
Toutefois, même si son contenu et les modes de son activité restent inscrutables, cette mémoire, à la fois sensitive et intellective, reste d'une certaine façon sous l'emprise de notre conscience. Mais saint Augustin, approfondissant cette notion, constate en nous l'existence d'une mémoire qui est « la faculté de retrouver en soi, à tout moment, la présence latente de Dieu, particulièrement de sa bonté et de sa puissance ». Car, comme il le dit si bien, Dieu est toujours avec nous, même si nous ne sommes pas toujours avec lui. Étienne Gilson étudiant l'influence de la pensée augustinienne sur le Moyen âge, déclare : « Il y a donc au sommet de la pensée un point secret où réside le souvenir latent de la bonté et de la puissance divines ; là aussi est le trait le plus profondément gravé de son image, celui qui va évoquer les autres et achever de nous rendre semblables à lui. En Dieu, le Père engendre le Fils, et le Saint-Esprit procède de l'un et de l'autre. De même, en nous, immédiatement et sans aucun intervalle de temps, la mémoire engendre la raison, et la volonté procède de l'une et de l'autre. La mémoire possède et contient en soi le terme où l'homme doit tendre ; la raison connaît aussi qu'il faut y tendre ; la volonté y tend, et ces trois facultés sont une sorte d'unité, mais trois efficaces, de même que, dans la Trinité divine, il n'y a qu'une substance, mais trois personnes ». Continuant à s'appuyer sur un admirable texte de Guillaume de Saint-Thierry : Memoria habet quo tendendum sit, ratio quod tendendum sit, voluntas tenditle même auteur ajoute : « Voilà donc ce que Dieu a créé, voilà donc aussi ce qui est l'état naturel de l'homme : celui d'une raison qui ne connaît que Dieu, d'une volonté qui ne tend que vers Dieu, parce que la mémoire dont elles procèdent n'est pleine que du souvenir de Dieu. Telle était aussi l'image divine dans l'homme lorsqu'elle y resplendissait dans toute sa splendeur, avant qu'elle y eût été ternie par le péché... »7.
C'est précisément en ce quo, ce sanctuaire de la mémoire où se cache, inviolée derrière la rouille du péché, la pure image dont nous sommes, au fond de nous-mêmes, le miroir vivant, que les saints sont revenus. Selon la belle expression de saint Grégoire de Nazianze, « ils ont rendu à l'Image (le Verbe) la beauté de l'image » (Imagini, imaginis decus reddamus), et cela par une fidélité à la grâce qui, s'épanouissant toujours, finit par les déposer au bord de ce terme où la foi va se changer en vision et où ils peuvent dire avec saint Jean de la Croix à celui qui est tout leur amour : « Rompez la toile de cette douce rencontre ». À travers le temps, à travers la souffrance, en passant par la porte étroite, ils sont parvenus à la joie de ce qui est éternel et leur âme débouche sur tout l'infini de Dieu. Tout au long d'une série de nuits, ils se sont enfoncés toujours plus profondément dans la lumière. En se laissant sans cesse façonner par la main de celui qui leur est plus intime que leur propre moi 8, ces grands obéissants ont accédé à la liberté souveraine de l'amour ; ils sont devenus véritablement une nouvelle créature n'ayant avec le Christ Jésus, dont ils sont comme une humanité de surcroît, qu'une seule et même vie.
Enfin, par la remontée de leur je vers leur moi, ils ont conquis leur vraie personnalité. Car il apparaît bien que c'est dans ce mystérieux sanctuaire, bien plus que dans les particularités de tempérament provenant des contingences de race, d'atavisme, de milieu social, d'éducation, que se trouve notre véritable moi, que nous sommes constitués une personne, c'est-à-dire une réalité inimitable, unique, parce qu'elle répond à une idée unique de Dieu, parce qu'elle est fondée sur une relation unique de nous à Dieu, parce qu'elle est enfin la réponse à un appel particulier de Dieu et qu'en elle s'achève l'être qui nous a été donné. C'est dans ce centre profond que nous pouvons voir inscrit ce nom nouveau que connaît seul celui qui le reçoit (Ap 2, 17). Or, ce nom caché, c'est celui de l'intimité divine portée à son plus haut degré, et pour la conquête duquel nous sommes recréés dans le sang de Jésus. Il est le nom de l'enfant qui, atteignant l'âge parfait du Christ, a acquis son plein héritage de grâce en prenant place dans la royale famille des Trois Consubstantiels.
C'est donc dans cette réalité intime de notre véritable moi, là où il n'est que lumière, calme, ordre, joie, tendresse, que le mystère de l'âme nous conduit. En déplorant, avec le vénérable Louis de Blois, que tant d'hommes, même spirituels, n'aient pas le courage de gravir les pentes solitaires et dépouillées qui aboutissent à ce centre et, bien plus, que tant d'hommes en ignorent même l'existence, nous comprenons que tout le sens de notre vie est dans le retour vers ce lieu de délices où, en attendant le face-à-face éternel, nous jouirons, avec la possession de notre vraie et perdurable personnalité, de la seule vérité, du seul amour, de la seule présence qui comptent.
Cette région est un centre, disions-nous. À ce titre, elle est aussi un point d'observation juste, vaste, qui embrasse tout l'univers des créatures. Comment cela ? C'est que cette profondeur, en nous insérant à Dieu, nous insère aussi à son acte créateur. Là, nous voyons toutes les choses créées en celui qui est leur cause efficiente, exemplaire et finale, et une immense solidarité se découvre au regard ravi de l'esprit. Le saint contemplatif se voit le frère de toutes les créatures qui, comme lui, jaillissent des gouffres du néant par l'effet d'une bonté puissante et infinie dont nous sommes, tous ensemble, soutenus et enveloppés. Or c'est précisément dans une similitude de cette vue qui appartient au don de Sagesse, ainsi que dans le sentiment d'un au-delà indéfini où l'âme s'enracine dans le mystère de l'être, que l'expérience du poète présente une analogie avec celle du mystique et nous ramène, elle aussi, dans la zone transcendante des réalités invisibles. Si bien que quand le poète nous confie ce que la touche inspiratrice lui montre dans son âme devenue un centre de vision, nous éprouvons un saisissement comme devant la révélation d'un monde inconnu qui s'accorde à nos plus secrètes aspirations.
* * *
Ô part, ô réservée, ô inspiratrice, ô partie réservée de moi-même ! ô partie intérieure de moi-même !
Ô idée de moi qui étais avant moi !
Ô partie de moi-même qui es étrangère à tout lieu et ma ressemblance éternelle qui
Touches à certaines nuits...
Ainsi s'exprime Claudel en des lignes frémissantes 9, expression d'une découverte sans prix. Il s'agit bien ici, mais sur le plan naturel, de cette profondeur sacrée dont nous venons de parler. Le poète, lui aussi, la touche et c'est à son contact qu'il saisit le pourquoi de sa vocation. C'est là qu'il se situe pour authentifier sa veine créatrice et justifier sa mission. Et voici encore un témoignage non moins émouvant, celui de Thomas Traherne :
J'étais ma vie toute simple, toute nue ;
Cet acte si profondément brillait
Sur la terre, la mer, le ciel
Qu'il était la substance de l'esprit.
J'étais le sens lui-même.
Je ne sentais ni impureté ni matière dans mon âme ;
Ni bords ni limites comme nous en voyons
Dans un vase ; mon essence était 
capacité...
C'est dans cet acte simple, à cette hauteur où il se domine lui-même dans la limpidité d'une immense vue, que resplendit, pour le poète, cette contemplation des choses par le dedans dont il tente de nous communiquer l'expérience :
Cela sentait toutes choses...
Ceci m'a rendu co-présent, toujours
Avec tout ce que j'ai pu voir.
Un objet, s'il était devant
Mes yeux, était par la loi de la nature
À l'intérieur de mon âme. Ses ressources
Étaient tout aussitôt à l'intérieur de moi : tous ses trésors
Étaient mes plaisirs immédiats et internes,
Joies substantielles qui informaient mon esprit.
De tout ce qu'elle fabriquait
Mon âme était chargée ;
Et tout objet dans mon cœur engendrait
Ou était une pensée. Je ne pouvais pas dire
Si les choses
Apparaissaient là elles-mêmes,
Elles qui dans 
mon esprit, vraiment, semblaient résider ;
Ou si mon esprit, avec son pouvoir de se conformer les choses,
N'était pas précisément tout ce qui brillait là...
Un étrange orbe très étendu de joie céleste
Procédant de l'intérieur
Qui de tous côtés déployait
Sa force ; et était proche parent
De Dieu, de tous côtés,
Se dilatait 
instantanément,
Et pourtant restait un centre indivisible,
Embrassant en soi l'éternité... 
10
L'éternité ! Oui, c'est bien elle qui est retrouvée, comme le constate aussi Rimbaud, et c'est elle que le poète doit projeter sur la terre : « Si tu sais discerner l'œuvre d'art d'un ouvrage artificiel, disait Carlyle, tu distingueras l'éternité regardant, à travers le temps, le divin rendu visible ». Et il est si vrai que c'est au plus intime de son être que le poète la touche qu'il conclut :
Ô orbe vivant de vue,
Toi qui es, au cœur de moi-même, mon moi !
Avec l'éternité, en effet, c'est aussi son propre moi que trouve le poète. La merveille est bien que, « dans ce sens intérieur de l'esprit » où il est posé d'une façon ineffable « sur le pouls même de l'être » (Claudel), le poète, loin de se dissoudre avec tout ce qui coexiste à lui et ne fait qu'un avec lui, découvre dans cette unité et cette harmonie sa propre personnalité. Son moi, son véritable moi, c'est dans « la lumineuse conscience de la totalité » (Hugo von Hoffsmantal) qu'il le rencontre. Mais s'il se retrouve lui-même en toutes choses, c'est parce qu'il a toujours été avec toutes choses, enveloppé comme elles dans la présence de celui en qui toutes choses vivent éternellement et que toutes choses ont mission de signifier et de dire, selon leur degré et leur mode de participation à l'Être. Et le sublime de sa vocation est précisément dans cette rencontre avec cette réalité invisible, transfiguratrice de tout le créé, et dans le don qu'il en fait à ses frères humains. Avec William Blake, il peut dire :
Je ne me repose pas de mon grand devoir
Qui est d'ouvrir les mondes éternels, d'ouvrir les yeux
Immortels de l'homme au monde de la pensée, à l'éternité.
Certes, il peut éclater de joie celui qui voit tout dans l'unité de ce qui est éternel, et le temps qui flue sans cesse co-exister à ce qui, simplement, demeure.
La feuille jaunit et le fruit tombe, mais la feuille dans nos vers ne périt pas,
Ni le fruit mûr, ni la rose entre les roses !
Elle périt, mais son nom dans l'esprit qui est mon esprit ne périt plus. La voici qui échappe au temps !
Ris, immortel, de te voir parmi les choses périssables !
Et raille, et regarde ce que tu prenais au sérieux, car elles font semblant d'être là, et elles passent.
Et elles font semblant de passer et elles ne cessent pas d'être là,
Et toi tu es avec Dieu pour toujours ! 
11
Ainsi le poète rachète le temps. Toutes ces choses fugitives qui fluent avec lui de l'éternité, par lui y sont ramenées. Telle est sa mission, telle est sa joie. Joie profonde, certes, mais douleur aussi, surtout quand il est un de ces « poètes de la nuit »12 qui, loin des certitudes de la foi, ignore le secret de cet invisible, de cet éternel qu'il touche pourtant avec une merveilleuse intuition. Il se voit devant un mystère béant, plus saisissant que celui des espaces stellaires dont l'infinité et le silence remplissaient d'effroi l'âme de Pascal ; mais ce mystère, il ne le pénètre pas. Il touche une réalité qui exerce sur lui un attrait puissant, sans pouvoir toutefois s'enfoncer dans ses arcanes et l'étreindre. Il se sent dans une étrange solidarité avec l'Être et les êtres au plus intime de lui-même, mais son expérience est obscure et fuyante. Il voit se dérober à ses prises un secret, le seul précisément dont la révélation rendrait la vie digne d'être vécue, et côtoie ainsi, dans une sorte de vertige, des abîmes de grandeur et de désespérance.
On comprend aisément combien son expérience d'une réalité éternelle et divine diffère de celle du mystique qui, ayant rejoint son moi profond dans la charité du Christ, et les « yeux grands ouverts à la lumière déifique », touche le mystère de son Dieu dans cette « nuit sans obscurité » que chantait le psalmiste (Ps. 138).
* * *
Peut-être le lecteur pense-t-il que ces considérations nous ont conduit bien loin de la musique. Mais non, précisément nous sommes au cœur. Car qu'est-elle donc cette musique souveraine, sinon la forme de la poésie la plus enivrante, la plus spirituelle, la plus adaptée, par le jeu de symboles sonores dont elle use, à l'expression du mystère d'un monde inconnu et de ce silence intérieur et divin qui est à la racine de tout art et en émane ? Parce qu'elle est le langage d'un ineffable que les mots ne peuvent circonvenir, c'est à elle qu'il appartient de réaliser de plein droit ce que la poésie pure s'efforce en vain d'atteindre.
Si pour découvrir ce fond secret de l'âme d'où sourd toute véritable inspiration nous avons fait appel à l'expérience et aux confidences du poète, c'est parce que celui-ci nous parle avec des mots, c'est-à-dire avec des signes conformes aux exigences de notre intellect. Ce qu'il nous dit ou nous suggère, c'est d'abord par la pensée que nous le saisissons, quel que soit le magique pouvoir d'évocation des termes auxquels son génie infuse une sève nouvelle. Mais le musicien, lui, nous livre le secret de son inspiration en un langage qui échappe à la précision des concepts et, d'emblée, nous jette en plein inconnu 13.
Maintenant, une constatation capitale s'impose. Quoique nous ne soyons pas de grands mystiques, quoique « piètres et sans génie », toutefois nous aussi, comme le saint, comme le musicien ou le poète, même si nous vivons trop en surface pour en avoir conscience, nous avons tous au plus profond de nous-mêmes ce sanctuaire caché de la mémoire où s'enracinent nos facultés, ce miroir vivant de Dieu, cette étincelle enflammée, cette intelligence silencieuse et divine, cette part réservée étrangère à tout lieu et au temps, cet orbe vivant qui est, au cœur de notre être, notre vrai moi et, dans l'embrassement d'une même soudure, nous rend solidaire de tout ce qui flue, avec nous, de l'Être de source. S'il n'en était ainsi, comment la musique souveraine trouverait-elle en nous tant de résonances à la fois discrètes et puissantes ? Voici en effet qu'au contact, hélas trop passager, de la beauté, il se produit en nous une sorte d'éveil qui est le fruit d'une vertu libératrice, et nous pressentons alors nos gouffres. Comme tout art, mais semble-t-il avec une pénétration inégalée, la musique est « dans une certaine mesure et à un certain moment, la force qui fait éclater la voûte du souterrain où nous étouffons »14.
Qu'il se développe dans une zone confidentielle, comme une mélodie de Fauré ou de Duparc, qu'il soit doué d'un caractère cosmique comme quelque gigantesque symphonie, tout chef-d'œuvre, si nous savons entendre son message, nous tire de cette inconscience où nous enchaîne, avec la fascinatio nugacitatis une double indigence : celle d'un intellect qui, fait pour embrasser l'universel et avide de connaître l'essence des choses, ne procède que par raisonnements successifs et reste combien borné dans l'exercice et le résultat de ses investigations ; celle d'un cœur rapetissé par nos égoïsmes, alors que notre volonté, à son insu, tend à s'épanouir en un amour sans bornes. Avec la beauté, c'est un flot de vie, de tendresse qui nous arrive des immenses et éternels espaces.
* * *
Si la musique nous révèle nos véritables dimensions, elle est donc grave et sérieuse. Dès lors, lorsqu'elle vient à nous avec son merveilleux pouvoir de captation et toute sa saine et pure beauté, nous devons l'accueillir avec une sorte de respect, comme on se préparerait à un message d'au-delà le créé, uni à une très haute délectation de l'esprit. Aussi est-il des œuvres que, en raison même de la densité de leur contenu spirituel, nous ne devons pas entendre trop souvent. Ne serait-ce pas une sorte de profanation que de manquer de tempérance à leur égard ? N'est-il pas vrai que, porteuse de grâce, la beauté exige de nous que nous soyons à son niveau ? C'est en souveraine qu'elle vient à nous 15.
Peut-être saisirons-nous avec plus de précision le caractère sacré des œuvres de génie si nous pensons, non plus seulement à nous, mais à ceux qui ont mission, par l'art, de nous porter les voix de mondes inconnus. Car la transmission de son message demande généralement de l'artiste qui vit en pleine pâte humaine un passage à travers le sacrifice et la douleur.
Comment pourrait-il en être autrement ? Si le don du génie implique une inspiration du Dieu Créateur, s'il adapte l'homme aux puissances secrètes de l'univers, s'il comporte une ouverture sur l'éternité, il en résulte pour celui qui en est le sujet une véritable distension qui n'est pas sans souffrance : « L'homme génial, écrivait Gustave Thibon, est à la fois profondément uni au monde et profondément séparé du monde : son génie naît de communion et d'isolement et du déchirement qui en résulte. L'œuvre de génie, c'est la communion réfléchie, éternisée par l'isolement ; c'est le monde retrouvé, recréé dans le miroir de Narcisse »16.
En outre, cette œuvre n'est pas toujours le résultat d'une spontanéité joyeuse, mais parfois celui d'un douloureux enfantement. Nous n'y pensons guère en entendant un chef-d'œuvre, pas plus que nous ne songeons, en voyant un enfant de belle venue, à nous enquérir si sa mère a beaucoup et longtemps souffert pour le mettre au monde. La beauté est là, et cela suffit. Mais est-ce vraiment chose aisée, à moins d'un secours exceptionnel, de continuer l'activité créatrice de Dieu, de lui offrir sans le trahir un canal forcément imparfait, d'accorder les profondeurs supra-conscientes de l'âme à toutes les vibrations de la sensibilité et au jeu des facultés conscientes qui entrent pour une grande part dans l'élaboration et la réalisation de l'œuvre ? Est-ce chose facile de concilier les exigences d'une sincérité qui se veut totale, par la fidélité à l'influx créateur, avec celles de la beauté exprimée sur le plan matériel ? Le fait de résoudre tous les problèmes d'équilibre et d'harmonie que demande la perfection structurale d'une composition, n'est-il pas souvent une source de labeurs et de perpétuelles insatisfactions ? 17 Ajoutons à cela le déchirement, entre ces deux sentiments également impérieux : le désir, qui est comme une nécessité, de traduire dans une œuvre ce que l'on porte en soi — « ce que j'ai dans le cœur, il faut que cela sorte », disait Beethoven — et cette sorte de pudeur meurtrie devant l'extériorisation et le don fait à tous de ce que l'on a en soi de plus intimement sacré.
Comprenons également que cette musique qui nous parle d'éternel, d'infini, et nous relie à un amour qui surpasse tous les autres, s'est maintes fois frayé un chemin à travers les plus bouleversantes épreuves d'une existence d'homme, et que c'est avec le sang du cœur qu'elle a été écrite. Voyez Bach, si serein, si objectif pourtant. Est-ce un tort de voir dans les deuils qui ont tant de fois déchiré son âme très aimante l'origine de la tristesse poignante qui inspira certaines cantates, quelques chorals et les pages sublimes des passions où la communion aux souffrances du Crucifié n'est peut-être pas exempte d'humaines résonances ? 18
Et Beethoven ? Aurait-il atteint les sommets que sont la cinquième, la septième, la neuvième symphonie, les dernières sonates pour piano, s'il n'avait pas connu toutes les détresses, toutes les dérélictions de la solitude, de l'incompréhension, de la maladie ? Pour lui comme pour bien d'autres, l'épreuve, parfois terrible, était le pressoir qui faisait jaillir en pure et déchirante beauté ce que son cœur avait de plus grand. C'est par elle que, au-delà des amours terrestres, l'unique amour trouvait une issue pour se frayer une voie et s'épancher.
Ainsi, du musicien nous pouvons dire ce que Léon Bloy disait du poète, qu'il est « un vase de souffrance ». C'est en passant par ce creuset que l'artiste accomplira cette œuvre qui est comme une « re-création », symbole magnifique de celle de la grâce, et exercera sa fonction qui est, nous dit Sa Sainteté Pie XII, de « briser le cercle étroit et angoissant du fini dans lequel, ici-bas, l'homme est enfermé, et d'ouvrir comme une fenêtre à son esprit aspirant à l'infini »19.
En ce merveilleux débouché sur les sources éternelles de l'Être où il n'est que clarté, amour, innocence, joie, même au sein de la douleur humaine, le monde visible et celui des humbles réalités quotidiennes sont transfigurés par un rayon d'invisible : le premier tout chargé de la solennité et de l'allégresse d'une naissance toujours actuelle et virginale ; les secondes tout imprégnées sous leur voile de simplicité d'une grandeur supraterrestre et mystérieuse.
L'art ne nous donne pas Dieu, mais il penche vers Lui, d'où il émane, et auquel il nous ferait adhérer sans cesse si nous n'étions pas enlisés dans le péché ou engourdis par notre légèreté. Quels que soient les signes par lesquels elle se fait jour, toute beauté créée est comme cette fenêtre du Cantique des cantiques qui sépare le Bien-Aimé de sa fiancée. À travers le treillis, celui-ci regarde sans être vu et il attend. Il ne veut pas révéler pleinement qu'il est là, il voudrait que le désir de l'âme, trop souvent rebelle à ses appels purement intérieurs de grâce, pressente sa venue, que le cœur, avant les yeux, le devine. Certes, il y a loin de cette intervention discrète de Dieu à travers la beauté créée, même la plus immatérielle, et celle du Christ qui, ayant vaincu le monde, frappe à la porte et demande à entrer, pour consommer son union avec l'âme dans l'intimité d'un festin magnifique (Ap 3, 20). Toutefois c'est le même Dieu qui vient, la tête encore pleine des gouttes de la nuit, quand la fiancée n'est pas encore éveillée, et celui qui apparaît tout resplendissant des gloires de sa conquête sur le péché et sur la mort, afin d'introduire l'épouse dans les celliers divins. Le Dieu Créateur et le Dieu Rédempteur ne sont qu'un. En définitive, c'est lui qui est le Poète et la Poésie même, le Musicien et la Musique même, à la fois la Beauté suprême et l'Art du Dieu tout-puissant, sans lequel il n'y aurait ici-bas ni art ni beauté.
C'est lui qui, parce qu'il est amour, veut nous introduire dans la joie qui est sa joie, joie dont la musique souveraine est peut-être, à qui sait l'entendre, le plus merveilleux pressentiment. « Oui, croyez cela fermement, avec une assurance inébranlable, écrivait Claudel à Gabriel Frizeau : il n'y a de vérité que dans la joie immense, éperdue, bienheureuse, telle que les plus sublimes œuvres d'art, Virgile, Dante, Beethoven, Shakespeare, nous en donnent une petite idée ; tout ce qui nous confirme dans cette idée est vrai, tout ce qui nous en éloigne est faux. Il n'est pas douteux que nous sommes nés pour le bonheur sans limite, pour d'inénarrables délices… »

Sœur Élisabeth-Paule Labat,
in Essai sur le mystère de la musique (Fleurus, 1963)
Disponible (février 2015) en l’abbaye Saint-Michel de Kergonan
dans une édition de 2006 (Saint-Armel Diffusion)






1. Proclus, philosophe néo-platonicien du VIe siècle, était également un hiérophante initié aux mystères d'Éleusis. Ses écrits dénotent une spiritualité dépouillée et profonde. Mais sur la part d'illuminisme qui peut entrer dans son expérience mystique, nous ne saurions nous prononcer.
2. Soliloques, 2, 1.
3. Au sujet de la notion du mens d'après saint Augustin et saint Thomas, voir le livre du Père GARDEIL, o.p., La structure de l'âme, Paris 1927, tome I, première partie.
4. J. MARITAIN, Art et scolastique, « Frontières de la poésie », p. 147.
5. Les termes de « centre » ou de « sommet » s'emploient selon que l'on considère tout ce qui est créé comme étant extérieur ou inférieur à cette pure région. Le terme de « fond » implique une réalité cachée, impénétrable.
Nous ne prétendons nullement exposer ici une doctrine exhaustive de la notion du fond de l'âme. Celle-ci a été traitée par les théologiens depuis saint Augustin et saint Thomas jusqu'au Père Gardeil et au Père Théry, o. p. (cf. l'introduction à la nouvelle traduction des Sermons de Tauler), avec toutes les nuances que comporte une question aussi délicate. Notons également qu'il s'agit d'une réalité qui, en raison de sa profondeur spirituelle et de son caractère insaisissable, ne trouve aucun point d'appui dans le monde des réalités créées. De même, son vocabulaire courant n'est pas fait pour elle et ne peut que suggérer, non définir. Nous ne pouvons donc que dire ici ce qui est nécessaire pour la compréhension du sujet que nous touchons et indiquer quelques références. Outre saint Augustin et ses commentateurs, Guillaume de Saint-Thierry (en particulier son remarquable traité De la nature et de la dignité de l'amour), saint Bonaventure, lui aussi disciple de saint Augustin, et surtout les grands mystiques allemands et flamands : Ruysbroeck l'Admirable, en ses divers traités, Henri Suzo, Tauler dans les sermons duquel le retour à la profondeur de l'âme constitue une sorte de leitmotiv, Louis de Blois, abbé de Liessies, qui est comme le confluent de ces derniers dont il résume la doctrine au terme de son Institution spirituelle, traité admirable qui fut très goûté de saint François de Sales. Enfin, plus près de nous, les traités des deux grands mystiques espagnols du Carmel. N'oublions pas non plus le Vénérable Jean de Saint-Samson, pionnier de la réforme du Carmel en France. Plus près de nous encore, également les belles pages du Père Rabussier sur l'Oraison du mariage spirituel recueillies par Mme C. Bruyère, abbesse de Sainte-Cécile de Solesmes, pages d'abord inédites puis publiées par le Père de Guibert dans sonDictionnaire d'ascétique et mystique.
6. » Laissez-vous écouler en ce grand tout qu'est Dieu, en sorte que vous-même vous ne soyez rien qu'en lui seul. Vous étiez en lui avant tous les temps dans son décret éternel ; vous en êtes sortie pour ainsi dire, par son amour qui vous a tirée du néant. Retournez à cette idée, à ce décret, à ce principe, à cet amour » (BOSSUET, Lettre 54 à la Sœur Cornuau, ouvres complètes, Bar-le-Duc 1863, tome VIII, p. 341).
7. La théologie mystique de saint Bernard, Paris 1934, p. 222-223.
8. Intimior intimo meo et superior summo meo (saint AUGUSTIN, Confessions 3, 6).
9. Ce texte, ainsi que ceux qui suivent, est cité par M. de CORTE dans ses remarquables articles « Ontologie de la poésie », Revue thomiste, nov.-déc. 1937, dont nous nous inspirons ici.
10. Thomas Traherne, Mon esprit, traduction de Jean Wahl. [ndvi].
11. Paul Claudel, Cinq grandes Odes. [ndvi].
12. L’expression est de Claudel ; c'est le cas d'un Poe, d'un Mallarmé, d'un Baudelaire, d'un Rainer Maria Rilke.
13. À noter ici que la peinture, la sculpture, comme la poésie, ne nous arrachent pas aussi radicalement que la musique au monde extérieur. Quel que soit le rayonnement d'invisible qu'elles possèdent, elles nous laissent dans le cadre familier des lignes, des formes, des couleurs, des mots.
14. E. HELLO, L'Homme, Paris 1918, p. 286. Le même auteur ajoute dans un langage sans doute un peu emphatique mais qui exprime une pensée juste et profonde : « pauvres notes fugitives, pauvres syllabes qu'emporte le vent, majestés invisibles, que vous êtes impuissantes ! Vous remuez la terre et 1e ciel vous écoute. Dans les instants solennels où nous vous appartenons, l'âme a de l'air : elle respire, elle prend conscience d'elle-même. Oui, mon Dieu, je suis grande et je l'avais oublié. Par vous, l'âme humaine goûte les prémices de sa délivrance ; elle s'étonne alors de ses oublis habituels ; elle s'étonne de ne pas se rappeler toujours ce qu'elle se rappelle instantanément. La lumière accidentelle lui découvre la profondeur des ténèbres ordinaires. En face du réveil, elle ne comprend plus que lui et ne se souvient du sommeil que pour s'en étonner. Une porte épaisse et lourde, la porte de notre prison, nous masque notre grand amour ».
15. Il convient de noter ici que la musique peut cependant, sans se rabaisser, être un délassement, une détente pour l'homme. Une musique légère, aimable, si sa source reste saine et pure, ne faillit pas à son rôle et reste noble. La Marche turque de Mozart, les Contes de ma mère l'Oie de Ravel, la Danse de Puck de Debussy, bien qu'elles n'appartiennent pas aux hautes sphères de la musique, sont des œuvres empreintes d'un charme bienfaisant.
16. Le pain de chaque jour, Monaco 1945, p. 125.
17. Nous savons par exemple — George Sand en fut le témoin — par quels tourments passait Chopin pour buriner ses Préludes. C'était souvent en vain d'ailleurs. Après bien des efforts, il s'apercevait que leur premier jaillissement avait pris, d'emblée, la forme la plus parfaite.
18. On sait que Bach, qui fut excellent père et époux, eut la douleur de perdre sa première femme en des circonstances particulièrement douloureuses (en son absence), et que sur les vingt et un enfants qu'il avait eus de ses deux mariages, huit seulement étaient vivants quand il mourut.
19. Discours de Sa Sainteté PIE XII sur l'Art sacré, adressé aux artistes de la « Quadriennale romaine », Documentation catholique, 8 avril 1952.