Dans la
métropole de l'Enfer aussi, il existe des jours de fête pendant lesquels
l'homme se réjouit. Mais comment ? Une de ces fêtes les plus importantes
tombe vers la mi-mai et s'appelle Entrümpelung, coutume qui est peut-être
d'origine germanique et dont le nom signifie déblayage, nettoyage en grand.
Chaque maison, le 15 mai, se débarrasse de ses vieilleries en les déposant ou
en les lançant par les fenêtres sur les trottoirs. La population de la fosse de
l'Enfer se défait des choses cassées, usées, inutilisables, antipathiques,
ennuyeuses. C'est la fête de la jeunesse, du renouveau, de l'espérance, ah !
Un
matin, je dormais dans le petit appartement que m'avait assigné Mme Belzébuth,
la terrible femme rencontrée le premier jour. Je dormais et des bruits de meubles
poussés et tirés, de pas, tout un tintamarre, me réveillèrent. Je patientai une
demi-heure. Je regardai ensuite la pendule, il était sept heures moins le
quart. En robe de chambre je sortis pour voir ce qui se passait.
Des
bruits de voix des gens qui s'appelaient, la sensation que la grande maison
était déjà complètement réveillée.
Je
montai un étage. C'est de là que provenait le tapage. Sur la galerie, une
petite vieille, en peignoir elle aussi, mais coquette, bien peignée, sur la
soixantaine.
– Qu'est-ce
qui se passe ?
– Vous
ne savez pas ? Dans trois jours c'est l'Entrümpelung, la grande fête de
printemps.
– Et
qui signifie ?
– C'est
la fête de la
propreté. À la poubelle tout ce qui ne nous sert plus. Nous le jetons dans la
rue. Meubles , livres, papiers,
vieilleries, vaisselle ébréchée, un tas haut comme ça. Et puis les éboueurs
municipaux viennent et enlèvent tout.
Toujours
avec son doux sourire. Elle était gentille, gracieuse même, malgré ses rides.
Son sourire s'accentua
–
Avez-vous observé les vieillards ? demanda-t-elle.
– Quels
vieillards ?
– Tous.
Ces jours-ci, les vieillards sont extraordinairement gentils, patients et
serviables. Et vous savez pourquoi ?
Je
restai muet.
– Le
jour de l'Entrümpelung, expliqua-t-elle, les familles ont le droit, je dirai
même le devoir, d'éliminer les charges inutiles. Et pour cette raison les
vieillards sont jetés dehors avec les immondices et les vieilles ferrailles ».
Je la
regardai, abasourdi.
–
Excusez-moi, madame... mais vous.., vous n'avez pas peur ?
– Garnement !
s'écria-t-elle en riant, pourquoi devrais-je avoir peur ? Peur de quoi ?
Peur d'être jetée aux ordures ? Elle est bien bonne, vous savez...
Elle
riait avec un abandon juvénile. Elle ouvrit une porte où se trouvait fixée une
carte de visite au nom de Kalinen.
–
Fedra, appela-t-elle, Gianni ! Venez voir un peu ici, s'il vous plaît ! »
Du
vestibule obscur ils surgirent tous deux, Gianni et Fedra.
– M.
Buzzati, présenta-t-elle, mon neveu Gianni Kalinen et sa femme Fedra ».
Elle
reprit son souffle.
– Écoute,
Gianni, écoute un peu, c'est la meilleure que j'aie jamais entendue. Sais-tu ce
que vient de me demander ce monsieur ? »
Gianni
la regarda d'un air las.
– Il
m'a demandé si je n'avais pas peur de l'Entrümpelung... Si je n'avais pas peur
d'être... d'être... Tu ne la trouves pas merveilleuse ? »
Gianni
et Fedra souriaient. Ils regardaient la petite vieille avec amour. Maintenant
ils rient, à gorge déployée, ils rient de l'absurdité démentielle d'une telle
idée. Eux, Gianni et Fedra, se débarrasser de leur chère vieille adorable tante
Tussi !
Il y
eut une bruyante agitation dans la nuit du 14 au 15 mai. Rugissements de
camions, chocs sourds, dégringolades, grincements. Le matin, quand je sortis,
on aurait dit qu'il y avait eu des barricades. Devant chaque maison, sur le
trottoir, amoncelées en vrac, des vieilleries de toute espèce : meubles
démantibulés, chauffe-eau rouillés, poêles, portemanteaux, vieilles estampes,
fourrures mitées, toutes nos misères abandonnées sur la plage par le ressac des
jours, la lampe démodée, les vieux skis, le vase ébréché, la petite cage vide,
les livres que personne n'a lus, le drapeau national délavé, les pots de
chambre, le sac de patates pourries, le sac de sciure, le sac de poésie
oubliée.
Je me
trouvai devant un amoncellement d'armoires, de chaises, de commodes défoncées,
paperasses de bureau dans leurs épais dossiers, bicyclettes antiques et
solennelles, chiffons innommables, putréfactions, chats crevés, cuvettes de
w.-c. brisées, indescriptibles résidus ménagers de longues cohabitations
douloureuses, ustensiles de ménage, vêtements, hontes intimes arrivées au
dernier stade de l'usure. Je regardai en haut, c'était un phalanstère immense
et sombre qui prenait le jour, avec ses cent mille fenêtres opaques. Et puis je
remarquai un sac qui remuait tout seul, agité de faibles contorsions internes.
Et il en sortait une voix : « Oh oh ! » faisait-elle,
faible, rauque, résignée.
Je
regardai autour de moi, épouvanté.
Une
femme à mon côté, qui portait un grand sac à provisions débordant de toutes
sortes de bonnes choses, remarqua ma stupeur.
– Eh !
qu'est-ce que vous voulez donc que ce soit ? L'un d'eux tout bonnement. Un
vieux. Il était temps, non ? »
Un
jeune garçon au toupet provocant s'est approché du sac et lui décoche un coup
de pied. Un mugissement caverneux lui répond.
D'une
droguerie sort la patronne, souriante, avec un seau rempli d'eau, et elle
s'approche du sac qui grommelle lentement.
– Depuis
le petit matin qu'il me casse les pieds, celui-là. T'en as profité de la vie,
non ? Alors qu'est-ce que tu réclames encore ? Tiens, attrape, ça te
calmera ».
Ce
disant, elle lance le contenu du seau d'eau sur l'homme enfermé dans le sac.
C'est un vieillard fatigué qui ne peut plus fournir un quotient normal de
productivité, il n'est plus capable de courir, de rompre, de haïr, de faire
l'amour. Et alors, en conséquence, il est éliminé. Bientôt les employés
municipaux arriveront et le jetteront à l'égout.
Je sens
qu'on me touche l'épaule. C'est elle, Mme Belzébuth, la reine des amazones, la
belle maudite.
–
Bonjour, mon tout beau. Tu ne veux pas venir voir là-haut ?
Elle
m'a saisi par le poignet et m'entraîne. La porte vitrée de mon premier
jour en Enfer, l'ascenseur du premier jour, le bureau-laboratoire du premier
jour. À nouveau les petites donzelles perfides, à nouveau les écrans allumés
sur lesquels on découvre l'intimité de millions d'êtres agglutinés tout autour
sur des kilomètres et des kilomètres.
Ici,
par exemple, on voit une chambre à coucher. Sur le lit une femme corpulente
d'au moins soixante-dix ans, plâtrée jusqu'à la
taille. Elle est en train de parler
avec une dame d'âge moyen, très élégante.
– Envoyez-moi
à l'hôpital, madame, envoyez-moi à l'hôpital, ici je suis un embarras, je ne
peux plus rien faire, je ne peux servir à rien...
– Tu
plaisantes, chère Tata, répond la
dame. Le docteur va venir
aujourd'hui et nous déciderons où...
Pendant
qu'elle parle la diablesse m'explique :
– Elle
a allaité la mère, elle a servi de bonne d'enfants aux filles, elle élève
maintenant les petits-enfants, ça fait cinquante ans qu'elle sert dans la même
maison. Elle s'est brisé le fémur. Maintenant, regarde bien ».
La
scène sur l'écran : un bruit confus de voix s'approche, cinq bambins font
irruption ainsi que leurs deux jeunes mères, avec effusion.
– Le
docteur est arrivé ! crient-ils. Et le docteur va guérir Tata ! Le
docteur est arrivé ! Et le docteur va guérir Tata !
Toujours
en criant, ils ouvrent en grand la fenêtre, poussent le lit tout contre.
– Un
peu d'air pur pour Tata, crient-ils. Et maintenant quelle belle culbute va
faire Tata !
Les
deux femmes et les cinq bambins donnent une terrible poussée à la vieille, la
tirent de son lit, la poussent sur le balcon, encore plus près du bord.
– Vive
Tata ! crient-ils.
En
dessous l'horrible bruit sourd de l'écrasement.
Mme
Belzébuth m'entraîne aussitôt devant un autre écran :
– C'est
le célèbre Walter Schrumpf, des aciéries, de la grande dynastie Schrumpf. Il
vient d'être décoré de l'ordre du Mérite, ses employés et les cadres lui
présentent leurs félicitations.
Dans la
grande cour de l'établissement, debout sur une estrade rouge, le vieux Schrumpf
remercie les assistants, des larmes d'émotion lui sillonnent les joues. Tandis
qu'il parle, deux hauts fonctionnaires en complet croisé bleu s'approchent de
lui par-derrière, se penchent, lui passent un fil métallique autour des
chevilles, se relèvent, et brutalement de toutes leurs forces, donnent une
forte secousse.
– Il
faut que vous sachiez que je vous considère tous comme mes enfants, disait-il.
Je voudrais que vous me considériez comme un p...
Il
trébuche, tombe, s'étale de tout son long sur l'estrade, le crochet d'une immense
grue descend du ciel, ils le suspendent comme un porc par les pieds, hébété de
surprise et de terreur il balbutie des paroles indistinctes.
– Fini
de commander, vieux dégoûtant !
Maintenant
ils défilent devant lui, en lui administrant des horions sauvages. Au bout
d'une vingtaine de coups il a déjà perdu ses lunettes, ses dents, sa raison. La
grue le soulève et l'emporte.
Un
troisième écran : je vois une maison petite bourgeoise, je distingue des
visages connus. Mais oui, c'est la gentille tante Tussi, et voici son neveu
Gianni Kalinen avec sa sympathique épouse Fedra, et il y a aussi les deux
enfants. De belle humeur, assis devant la table familiale, ils parlent de
l'Entrümpelung, en plaignant ces pauvres vieux. C'est surtout Gianni et Fedra
qui se montrent indignés. À ce moment on sonne à la porte.
Ce sont
deux employés municipaux herculéens en blouse blanche et calot.
– C'est
bien vous Mme Teresa Kalinen, dite Tussi ? demandent-ils en présentant un
papier officiel.
– C'est
moi répond la petite vieille. Pourquoi ?
– Désolés
madame mais vous devez nous suivre.
– Vous
suivre où ? À cette heure-ci ? Et pourquoi ?
– Allons,
pas d'histoires, fait l'un des employés. Ce papier est parfaitement en règle,
avec la signature de votre neveu Kalinen et tout.
– C'est
impossible ! s'écrie tante Tussi. Mon neveu ne peut pas avoir signé, il ne
peut pas avoir fait ça... N'est-ce pas, Gianni ? Mais parle donc, Gianni,
explique-lui, toi, que c'est une erreur, un malentendu.
Mais
Gianni ne parle pas, n'explique pas, Gianni ne pipe pas et sa femme pas
davantage, les enfants au contraire assistent à la scène avec un air réjoui.
– Parle,
Gianni, je t'en supplie... Dis quelque chose ! invoque tante Tussi qui
perd pied.
Un des
gars s'avance et la saisit par un poignet. Elle est légère et fragile comme une
enfant.
– Allez,
grouille-toi, vieille sorcière, c'est fini la belle vie !
Avec une rude célérité
professionnelle, comme elle se jette par terre, ils l'entraînent hurlante hors
de la pièce, hors de l'appartement, dans les escaliers, la laissant se cogner
douloureusement de marche en marche, dans un vilain bruit d'os. Gianni, Fedra
et les deux enfants n'ont pas bougé d'un centimètre. Il pousse un profond
soupir : « Pas trop tôt, encore une bonne chose de faite, dit-il, en
se remettant à manger. Fameux, ce ragoût ».
Dino Buzzati, in Le K