Fragilité... Cela me rappelle la première fois que je suis
venue à Trosly, dans la communauté de L'Arche, visiter un foyer de personnes
avec un handicap, comme on dit ici. Je me demandais comment la rencontre allait
avoir lieu. J'imaginais que L'Arche et la psychanalyse ne parlaient vraiment
pas la même langue. D'un côté la vie en communauté, de l'autre des rendez-vous
individuels en cabinet, c'étaient des modes de relation, des expériences
apparemment si différentes. Comment allions-nous nous entendre ?
Je m'inquiétais inutilement. La vie, en jouant avec ma
fragilité, allait tout arranger : je suis arrivée avec une extinction de
voix presque totale et ça a été tout à fait simple.
Aujourd'hui encore, la vie s'est chargée de mes
inquiétudes. Avant Noël, en pensant au colloque de Toulouse, je me demandais
comment j'allais préparer une intervention sur la fragilité en pleines
vacances, dans l'atmosphère des fêtes de fin d'année. Et puis il y a eu auprès
de moi la mort et pour moi un peu de maladie. Fragilité. Je n'ai pas quitté le
sujet.
Fragile ne veut dire qu'une seule chose : que ça
casse
On voit cela écrit sur les caisses dans lesquelles on
transporte les objets en verre : « haut », « bas » et
puis, en travers, une longue étiquette en rouge sur blanc : « fragile ».
L'intégrité du verre est en question : attention, ça casse.
La fragilité nous concerne nous aussi, dès la première
minute de vie. C'est une évidence que je ne fais que rappeler en deux mots.
Nous sommes les plus vulnérables des animaux. Un nouveau-né humain présente
bien d'autres fragilités qu'un verre de cristal : le chaud, le froid, la
nourriture... vous connaissez. On doit nous entourer très longtemps
d'énormément de soins pour que nous puissions seulement vivre et nous
développer.
Nous travaillons donc énormément à vaincre la fragilité. À
grandir en force, à éviter la maladie, à guérir, à consolider la
guérison. Nous avons inventé toutes sortes de prothèses pour les parties
fragilisées de nos corps, renforcer ou remplacer nos dents, nos yeux, nos oreilles,
nos os. Peu à peu, avec les progrès des sciences et techniques, de plus en plus
d'organes peuvent être réparés, voire palliés. Ce mouvement si important dans
nos sociétés riches se comprend aisément : comment ne pas chercher
l'assurance de la force, celle qui surmonte, qui triomphe de ces conditions
misérables où nous met notre « néoténie » : un mot savant pour
dire que nous, les humains, nous naissons prématurés, même quand la grossesse
est à terme. Inachevés pour des années, incapables de nous mettre sur nos
pattes. Et de toute façon, à la fin de la vie, même si nous n'avons eu aucun
problème de santé durant de longues années, nous redevenons fragiles. Quoi que
nous fassions, nous n'échappons pas à notre condition : nous sommes des
mortels, des êtres qui cassent, qui passent, qui disparaissent.
Vue de ce point de vue, la fragilité est négative, elle
est à vaincre autant et aussi longtemps que possible.
Y a-t-il un autre point de vue qui permettrait de voir la
fragilité comme quelque chose d'utile ?
Je vais d'abord partir d'une image simple prise dans la
nature, qui peut nous servir de parabole pour un autre abord de la
fragilité. Car il arrive qu'une fragilité soit essentielle à la
vie. Chez les oiseaux, prenons par exemple les canards
sauvages — et voyons si nous pouvons les rapprocher ensuite des enfants du Bon
Dieu.
Voilà un nid de canard avec des œufs dedans. La cane
protège et couve les œufs. La coquille de ces œufs est extrêmement fine et
fragile : la nature a-t-elle fait une erreur ? Non pas, mais au
contraire une géniale organisation car, un jour, il va falloir que ces œufs
puissent casser sous les coups légers des petits canards qui auront grandi.
Heureusement qu'elle est fragile, cette coquille. Imaginez
un instant un œuf qu'on aurait renforcé pour que la coquille ne casse pas. Ce
serait l'horreur, n'est-ce pas ? Le petit canard emmuré, étouffé par la
protection qui ne devait servir qu'à une chose : lui permettre d'être un
jour assez fort pour la
briser. La coquille de l'œuf n'est en effet vraiment utile que si, après avoir
servi de protection, elle peut disparaître.
Cela peut évoquer bien des choses du monde humain. Depuis
la protection des parents jusqu'au transfert en psychanalyse. Toutes
enveloppes, tous liens qui sont indispensables un temps, puis destinés à
disparaître en tant qu'enveloppes, en tant que liens.
En gardant l'image de l'œuf dont la fragilité est
nécessaire à la vie, on voit qu'une secte ou un système totalitaire est une
coquille qu'on renforce sans cesse pour qu'elle ne casse pas. L'oiseau doit
rester à l'intérieur. La fragilité a disparu. C'est la coquille qui compte. Le
poussin doit servir la coquille au lieu que la coquille le serve.
Tant d'institutions peuvent ainsi pervertir leur rôle en
inversant l'ordre des services : institutions humaines non fragiles,
communautés non ouvertes, matrices closes. C'est cela, je crois, que dénonce
une phrase comme « Le sabbat est fait pour l'homme et non l'homme pour le
sabbat ». Le sabbat peut casser quand c'est la vie qui a besoin de le
transgresser. La tradition juive l'a toujours enseigné.
Mais les humains ne sont pas des œufs de cane. Y a-t-il
autre chose à faire avec la fragilité que de la combattre ? Si nous
supposons un instant — ou si nous croyons par la foi — que notre condition a un
sens, alors se pose une question : à quoi cela peut-il bien servir d'être
fragile ?
Une fois encore je vais vous emmener dans le livre de la
Genèse tout en réfléchissant sur la fragilité interdite. La Genèse, c'est mon
camp de base. Où que j'aille dans la Bible et dans la vie, il y a toujours un
moment où je reviens aux premiers chapitres de la
Genèse. Comme un lieu où mesurer toute chose de la vie humaine. Un campement
symbolique où je retrouve des instruments pour la pensée, pour la conscience,
quand je me suis perdue, quand je n'ai plus de nourriture, quand il fait trop
froid dans la culture où je dois marcher.
La différence est une fragilité
La première fragilité que je vois dans la vie comme dans
la Bible, c'est la différence homme-femme.
On m'a appris que, dans la nature, tout ce qui est sexué
est mortel, mais comment l'interpréter ?
Repartons de quelque chose de plus simple : toute
différence est une fragilité. Un signe de non-totalité, un signe qu'on peut
lire comme de la pauvreté pour chacun. La sexualité est bien, elle, une force
essentielle de la vie, mais la séparation en deux des sexes est pour l'individu
signe d'une pauvreté : pauvreté de ne pouvoir jouir complètement de soi
sans un autre, ni de faire advenir la vie à soi seul.
Insuffisance. Et puis encore pauvreté en connaissance :
moi qui ne suis qu'une femme, je suis handicapée du masculin ; je me
trouve sur cette terre devant plus de trois milliards de gens dont j'ignore ce
qu'ils vivent : les hommes.
À quoi peut bien servir cette première fragilité ?
Ceux qui ont écrit la Genèse semblent avoir une idée
là-dessus et même une forte estime pour cette différence fragilisante
puisqu'elle est gardée par la première loi. En effet, un interdit de manger de « l'arbre
à connaître bon et mauvais » apparaît dans le récit. Et même si la
formulation de cet interdit est mystérieuse, ce qui n'est pas mystérieux, c'est
la place de cet interdit : entre l'apparition de l'homme et celle de la
femme. Pourquoi entre l'homme et la femme ?
Pourquoi est-ce qu'un interdit garderait une différence,
donc une fragilité ? Car, de quoi qu'il s'agisse dans cette « connaissance
du bien et du mal » comme on dit d'habitude, on pense aisément que manger
et connaître apportent la force, tandis que ne pas manger et ne pas connaître
signifient la
fragilité. Or , la parole divine dit l'inverse. Si cette
connaissance interdite est acquise, cette nourriture interdite est prise, elle
apportera la mort. « Du jour de ton manger de lui [l'arbre interdit] de
mort tu mourras », dit Élohim à Adam.
Comme si le Créateur disait : Garde cette fragilité
entre toi et la
femme. Garde ce non-manger, cette inconnaissance. Sinon tu mourras.
Curieuse situation. C'est cette fragilité gardée qui
protégerait la vie selon le dieu de la Genèse ; tandis que manger,
connaître, qui apporteraient la perte de cette fragilité, apporteraient la
mort. Cela semble très illogique tout d'abord. Aussi, nous ne nous étonnons pas
d'entendre dans le texte surgir une voix qui vient remettre tout à l'endroit :
« Vous ne mourrez pas — si vous mangez — mais Élohim connaît que si vous
en mangez, vous serez comme des Élohim connaissant le bien et le mal ».
Ne restez pas fragiles comme ça, suggère le serpent.
Désobéissez à un dieu qui, lui, n'est pas mortel et veut que, vous, vous le
restiez.
Si j'essaie de résumer le récit de la Genèse, le dieu
marque la vie individuelle d'une coupure (« sexe » vient de secare,
« couper », en latin), signe de fragilité au lieu même de la
force que sont les organes de la puissance de vie. Puis le dieu redouble cette
marque de fragilité en interdisant sa disparition. Et c'est le serpent qui
interdit la fragilité.
Quand il s'agit d'accéder à la parole, la règle est la
même que dans la
Genèse. Bien sûr, on peut parler comme un perroquet parle. Car l'humain peut
être rempli de la parole des autres et pour cela, pas de règle, il suffit d'une
mémoire qui enregistre et d'un appareil phonatoire qui permet de restituer la
parole enregistrée.
Je veux parler de la parole personnelle à partir de soi, « je »
et pas plus que « je ». Ce n'est pas grand-chose, « je ».
Apparemment, c'est bien fragile. Et « tu » aussi. Chacun peut faire
taire l'autre en occupant sa place.
Ce qui règle la parole et la rend possible ressemble fort
à l'interdit de la Genèse. Écouter, c'est accepter de ne pas faire disparaître
l'autre en soi en le mangeant ; c'est accepter de ne pas le connaître sans
qu'il se révèle lui-même. Position de faiblesse ? Oui, si la vie n'est
qu'individuelle. Non, si elle est relation.
Lorsque, au contraire, deux mortels s'écoutent, se
parlent, il naît quelque chose d'autre, dans un autre monde. Le monde où se
font les alliances entre les gens, les reconnaissances, la croissance des êtres
intérieurs. Je vais y revenir.
« Vous ne mourrez pas mais vous serez comme
des dieux... »
La Genèse semble considérer comme une erreur majeure pour
les deux humains de vouloir être semblables (« être comme ») et invulnérables
(« des dieux »). L'expérience de la psychanalyse lui donne raison :
toute écoute repose sur le non-savoir. Et toute véritable présence sur un
renoncement à la
toute-puissance. Acceptation d'une castration symbolique, disent dans leur
jargon les psychanalystes. Sans cela, il peut y avoir domination, soumission.
Mais pas rencontre de sujet à sujet. Pas d'accès au monde invisible.
La fragilité disparue, le lieu de rencontre disparaît avec
elle. Chacun se trouve seul avec sa fausse force. Comme Adam, en train de se
cacher dans l'arbre qui, après l'avoir faussement nourri, le cache maintenant
sans le protéger. Alors, ayant perdu la bonne fragilité qui permet la rencontre
de l'autre, il devient fragile autrement, de la mauvaise fragilité : la
peur de l'autre. (« J'ai entendu ta voix dans le jardin et j'ai eu peur
car moi je suis nu et je me suis caché »)
On aurait donc à choisir entre deux fragilités : la
bonne et la mauvaise...
Je ne vais pas reparcourir ainsi toute la Genèse,
évidemment. J'ai choisi de m'arrêter sur une erreur encore quant à la fragilité
interdite : le Déluge. L'erreur de l'humanité n'est pas cette fois de
s'emparer d'une nourriture que le dieu avait interdite pour devenir son égal,
comme en Éden. C'est une autre erreur, une autre tentative d'échapper à la
fragilité. Cette fois, l'homme se déclare fils de Dieu en détruisant la voie
qui lui aurait permis de le devenir : celle de la relation.
J'ai lu une phrase étonnante chez Claudel — il y a de tout
dans Claudel. Dans Le Soulier de satin, un homme (Don
Rodrigue) parle de son amour pour une femme (Doria Prouhèze) et dit : « Jamais
autrement que l'un par l'autre nous ne parviendrons à nous débarrasser de la
mort1 »
Voilà ce que les hommes avant le Déluge ne comprennent
pas. Ils veulent en finir avec la mortelle fragilité, en croyant laisser dans
la mort la moitié la plus fragile de l'humanité et s'en évader eux-mêmes. Ils
détruisent ainsi justement la route qui passe à travers la mort — c'est du
moins ce que je crois comprendre avec la Bible.
Je voudrais maintenant quitter le texte de la Bible sans
quitter le mouvement de ces récits. Et vous raconter deux histoires. Deux
histoires de fragilité souveraine.
Un jour, j'ai rencontré une collègue qui travaillait dans
un hôpital psychiatrique. Il y a eu tout de suite entre nous un rien d'humour
qui ne s'est lu que dans nos yeux, à cause de nos tailles respectives. Je suis
plutôt grande et sans doute avais-je mis ce jour-là des talons hauts. Il y
avait bien vingt-cinq centimètres de différence entre nous deux. Or, cette
femme très petite en taille travaillait dans un service particulièrement rude,
avec des patients hommes dont certains dans des états de grande agitation et de
violence.
Elle a lu dans mon esprit la question que je n'osais pas
lui poser : comment faisait-elle, si petite et si fragile, pour travailler
dans un tel service ? Alors, elle m'a raconté ceci :
- Quant un homme particulièrement costaud et violent
arrive dans le service, un patient que le personnel ne parvient pas à
maîtriser, c'est moi qu'on envoie.
- Toute seule ? demandai-je étonnée.
- Oui, me dit-elle. Lorsqu'il me voit, il n'a tellement
rien à craindre de moi — il pourrait facilement me réduire en miettes — qu'il
arrête de s'agiter. On peut parler.
Ce que la force ne peut pas, la fragilité le peut :
elle est présence sans menace pour l'autre. Là, on entre dans l'autre monde :
celui de l'être avec l'autre.
La deuxième histoire est un échange que je n'ai jamais
oublié. Cela se passait dans une circonstance un peu semblable à celle de ce
colloque. Différents orateurs étaient réunis sur un sujet à la fois théologique
et psychologique. À la fin des deux jours, une femme aux cheveux blancs est
venue vers moi et m'a demandé si son fils pouvait venir me parler. J'étais
étonnée, ne comprenant pas pourquoi elle demandait cela. Son fils devait être
adulte. J'acceptai sans comprendre. Alors elle s'effaça et je vis venir un
homme que dans le premier monde on appelle un mongolien. J'étais étonnée
également qu'il se trouve à ce colloque, tout à coup je n'étais plus la
conférencière qui sait, mais quelqu'un qui ne comprend pas. L'homme attendit
que j'en aie fini avec mes pensées, que je fasse de la place en moi pour lui,
et il me dit avec une force et une paix incroyables : « T'étais là et
j'étais là... C'était bien ».
Vous devinez ce que ce bref échange de parole a pu
provoquer en moi, en nous, je pense — parce que les mots ne suffisent pas pour
raconter un tel moment, un moment de pure présence. Où l'autre vous regarde
d'une façon si profonde que vous sentez... j'allais dire : la présence
réelle. Moment de grâce où se confirment mutuellement les êtres invisibles.
On est passé par la fragilité reconnue, accueillie
mutuellement, et l'on se trouve maintenant par-delà toute fragilité, par-delà
toute force aussi, je crois. Ce n'est plus cela qui est en question dans ces
moments-là.
Un de ces moments au-delà du temps dont j'ai retrouvé
quelque chose dans Le Temps retrouvé de Proust, justement : « Une
minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l'homme
affranchi de l'ordre du temps2 ».
Force de la fragilité, fragilité de la force
Je reviens à nos premiers mouvements en face de la
fragilité. Ce qui nous intéresse en premier lieu, c'est la force, bien sûr.
Allons-nous nous donner tort ? La force, il en faut tellement pour vivre,
parler, travailler, aimer, guérir, et mourir sans trop de peur un jour. La
fragilité en soi, comme la souffrance d'ailleurs, ne nous paraît pas désirable.
Et lorsqu'elle a été présentée comme désirable, c'était
bien souvent de la mauvaise façon, dans une certaine transmission religieuse
qui a fait de la fragilité et de la souffrance des valeurs en soi. Nous
entendons les dégâts de cette religion-là dans nos cabinets. Les autorités
religieuses ont parfois senti le danger de valoriser pour elles‑mêmes les
situations de malheur, de douleur, de handicap... Elles ont aussi mis
en garde quelquefois — peut-être pas aussi souvent que nécessaire —contre
une telle dérive. La transmission d'une telle spiritualité de la faiblesse, de
la souffrance, de la soumission, du renoncement, de la culpabilité a pesé
lourdement sur nos civilisations.
La société civile laïque a fortement réagi. Elle réagit
encore, d'ailleurs, alors même que cette spiritualité-là n'a que peu voire plus
d'adeptes. Je pense au combat que livre un Michel Onfray, par exemple, contre
ce qu'il croit être le christianisme et qui n'est pas tout à fait sans rapport,
parfois, avec ce que fut la religion à une certaine époque dans nos contrées.
Son accusation rejoint, très curieusement, du moins sur la question du
christianisme, un discours tel que pouvait en tenir Himmler, le chef des SS, en
1944 : « Nous devrons en finir de manière encore plus déterminée avec
le christianisme. Nous devrons en finir avec ce christianisme, avec cette
peste, la pire maladie qui nous ait atteints dans toute notre histoire, qui a
fait de nous les plus faibles dans tous les conflits3 ».
Nous sommes tous horrifiés par ce qui a eu lieu là.
Horrifiés par les paroles et les actes du nazisme. En tant que chercheuse, je
suis horrifiée, mais je veux au moins essayer de comprendre un peu de quoi est
faite cette peur-là.
Tout à l'heure, j'évoquais deux fragilités, une bonne et
une mauvaise. La bonne est toujours du côté de l'acceptation des différences et
des limites, et finalement de la mort. Et tout handicap — maladies, anormalités
physiques ou sociales —, tout ce qui évoque l'imperfection nous renvoie de près
ou de loin à notre statut de mortels, je ne vous apprends rien.
Je crois que lorsque nous n'acceptons pas la fragilité de
l'autre, c'est que nous sommes nous-mêmes dans la mauvaise fragilité qui peut
se résumer en un mot : la peur. Et toutes les peurs se rassemblent en une :
la peur d'être anéanti.
Tout cela est lisible depuis le début des cultures et pour
les nôtres depuis les premiers chapitres de la Genèse. Les humains, aujourd'hui
comme hier, font toutes sortes de manœuvres pour échapper à cette menace. Quand
ils se sentent trop menacés, trop humiliés, on comprend qu'ils puissent être
tentés de suivre ceux qui leur disent : Vous ne mourrez pas.
À moins qu'ils ne découvrent le second monde. Comment y
accède-t-on ? Voilà une question très ancienne et toujours nouvelle à
chaque génération.
Un humoriste, auteur de dialogues de films qui nous font
rire toujours, a inventé une béatitude qui me paraît bien dans la ligne des
autres : « Bienheureux les fêlés car ils laisseront passer la lumière »,
a dit Michel Audiard. Cela peut évoquer beaucoup de choses, une coquille qui
casse, une lumière qui passe, et puis la coquille d'à côté qui va se fêler elle
aussi...
Dans la nature, nous faisons partie de la classe des
mammifères. Mais peut-être dans le monde spirituel sommes-nous des oiseaux.
D'ailleurs, l'Esprit n'est-il pas représenté par un oiseau ? Si nous
sommes spirituellement des oiseaux, alors nous avons deux naissances à faire et
non pas une. La seconde naissance se fait non plus en sortant du corps d'une
autre mais en brisant peu à peu une enveloppe qui nous entoure longtemps. Alors
on atteint l'autre monde. Peu à peu — jour après jour.
Quand je dis l'autre monde, je ne parle pas de l'au-delà —
encore que ce ne soit peut-être pas sans rapport —, je parle du monde des
relations, du monde symbolique, du monde des alliances, du royaume des cieux,
de la haute culture, quel que soit le nom qu'on lui donne.
Or la fragilité n'est pas l'ennemie de cette autre
naissance, dans cet autre monde, bien au contraire. Est-elle encore fragilité ?
Je dirais non. Dans le monde symbolique, la fragilité s'inverse en force
puisque par elle passe la plus grande force : la lumière.
Dans le texte évangélique des Béatitudes, chaque faiblesse
est en réalité une force. De quel genre de faiblesse s'agit-il ? De ce qui
appelle et permet la présence de l'autre. Et cette force de la relation, du
véritable « nous », est finalement celle qui triomphe de tout, même
des persécutions. Cela mériterait évidemment d'être repris plus attentivement.
Le malheur de la richesse, c'est qu'habituellement elle ne
permet guère des relations vraies. Cela dit, l'Évangile nous apprend qu'il
n'est pas impossible à Dieu de faire passer un chameau par le trou d'une
aiguille...
La fragilité est la condition même du symbole
En Grèce antique, un symbole était au sens propre et
originel un tesson de poterie cassé en deux morceaux et partagé entre deux
contractants. Plus tard, chacun faisait la preuve de sa qualité de contractant
en rapprochant les deux morceaux qui devaient s'emboîter parfaitement. C'était
le signe qui permettait la reconnaissance de l'autre avec lequel on avait fait
alliance à travers le temps.
Pas de symbole sans fracture, donc. On voit alors que si
la fragilité est interdite, l'accès au monde symbolique l'est aussi.
À propos de cet accès au monde proprement symbolique, la
découverte de la psychanalyse m'étonne toujours. Elle arrive en un siècle où,
si je puis dire les choses aussi sommairement, la religion s'est écartée de la
vie spirituelle, en bien des lieux. On fait beaucoup de morale, le corps et la
sexualité sont niés, la perfection est préférée à la sainteté, la
respectabilité à la vérité, et la culpabilité, la peur de la damnation viennent
sceller tout cela. De grands savants s'attaquent à cette religion de toutes
leurs forces. Darwin, par exemple, sans s'apercevoir qu'il s'attaque en fait à
une idolâtrie. Ce que sa femme lui écrira un jour.
À Vienne, Freud, « juif mécréant » comme il le
dit lui-même, se met à écouter chez ses patients les craquements de la
coquille, les fêlures de la belle apparence. Et, comme malgré lui, dans ces
fragilités, ces souffrances et ces hontes, il voit de la lumière, il entend la
petite voix de l'âme humaine. « Âme », Seele, un mot qu'il n'a pas
peur de prononcer. Même si ses traducteurs anglais et français y substituent
l'expression « appareil psychique ». C'est cela qui m'intéresse
tellement dans cette discipline : l'écoute de la coquille qui casse.
Souvent, le petit canard à l'intérieur est dans l'angoisse. Il voudrait bien
qu'on lui raccommode la coquille. Parfois, en effet, il vaut mieux la replâtrer
momentanément car il n'est pas tout à fait prêt à sortir. Nous avons inventé
beaucoup de médicaments pour cela. Reste que la croissance de l'être finira par
excéder la taille de la coquille. Qu'elle se brisera, fût-ce à la dernière
heure.
Briser. Voilà le verbe qui me ramène au Nouveau Testament,
à un endroit où l'on n'attend pas un tel verbe : au cours du dernier
repas, la Cène. Dans les quatre récits du repas pascal que Jésus prend avec ses
disciples (les trois évangiles synoptiques et Paul dans la première épître aux
Corinthiens) apparaît ce même verbe grec, klao, qui veut dire « briser,
casser, rompre ».
Klao, ce n'est pas partager. C'est briser, casser. Comment
le pain serait-il symbole s'il n'était pas brisé, cassé ?
Bienheureux ceux qui présentent et qui donnent à l'autre
leur moi fracturé, si je puis dire, et bienheureux ceux qui le reçoivent :
ils atteignent ensemble cet autre monde, celui de « l'homme affranchi de
l'ordre du temps » dont Proust dit encore qu'« on comprend qu'il soit
confiant dans sa joie [...], on comprend que le mot "mort" n'ait pas
de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de
l'avenir ? »
Marie Balmary, in
La Fragilité, faiblesse ou richesse ?
1. Paul Claudel, Le Soulier de satin, première journée, scène VII. Cette phrase semble avoir disparu de la version pour la scène.
2. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard, La Pléiade, tome IV, p. 451. Je remercie Hélène de Laguérie de m'avoir fait découvrir, grâce à son immense connaissance de Proust, cette dimension de son œuvre que certains passages comme celui-ci nous révèlent.
3. Heinrich Himmler, Discours secrets, Gallimard,
1978, p. 156.