mercredi 28 février 2018

En cultivant... AD Sertillanges, L'humilité, fondement spirituel


À peine nomme-t-on l'humilité, fût-ce bien humblement et avec une réserve prudente, aussitôt l'on voit les fronts se redresser, les reins se cambrer et un geste du doigt signifier : Moi, non ! Moi... Ce pauvre moi humain qui se cabre ainsi ignore-t-il ce qu'il est, sait-il ce que lui prépare l'orgueil, et que des sept démons qui nous hantent, il a installé en lui-même le pire ?
Saint Bernard estimait que parmi les enseignements du Christ, l'humilité est le plus grand. Cela n'apparaît point tout d'abord, parce que beaucoup de liaisons délicates s'interposent entre ce principe de la vie spirituelle et ses ultimes conséquences ; mais cette obscurité n'infirme pas l'assertion du grand moine : se dérober aux regards est le cas de tous les fondements et de toutes les racines.
Quand nous avons voulu fournir un abrégé de nos devoirs, nous avons cru le trouver dans l'intégrité ou la rectitude : il nous faut dire maintenant que l'humilité s'offre à la rectitude, à l'intégrité comme condition fondamentale, en attendant que l'amour apparaisse comme l'âme de toute la vie spirituelle et comme son couronnement.
L'humilité mène à la rectitude, parce qu'elle veut obéir à l'ordre souverain dont elle a reconnu l'empire, parce que le moi égoïste et orgueilleux ayant cédé la place, c'est Dieu qui lui est tout, et le prochain en Dieu, et elle-même en l'unité du prochain et de Dieu.
L' abstine et sustine des stoïciens, qui semble aux yeux de Pascal résumer leur morale, doit être inscrit, en ce sens, à l'actif de l'humilité, alors que l'orgueil de ses inventeurs risquait de troubler l'économie morale au point de la détruire.
L'humilité s'abstient de ce qui contredit Dieu, de ce qui fait concurrence à Dieu, en soi et dans tout ce qu'elle aborde. Elle soutient l'action de Dieu en soi et hors de soi avec une patience et un zèle exempts de négligence, parce qu'ainsi le veulent la place et le rôle qu'elle s'attribue dans l'ordre divin, éblouie de l'être de Dieu, éblouie d'une autre manière des pouvoirs et des fastueuses promesses qui s'attachent à son néant.
L'humilité n'est pas une simple persuasion de l'esprit ; c'est une attitude de l'âme ; elle implique donc un culte à l'égard du souverain bien, d'où naissent la soumission et le service. Tout se met en place pour nous du seul fait que nous sommes en place. Adaptés à ce qui est, nous agissons en harmonie avec tout, éloignés d'abuser d'autrui plus que de nous, prêts à de mutuels services dans un ordre où le service mutuel est la loi, ignorants de l'envie et de la cupidité, parce que ce monde a été fait pour tous et doit être à la disposition de tous, satisfaits des avantages d'autrui comme des nôtres, puisque le moi séparé et adversaire a fondu et en quelque sorte s'évapore sous le rayonnement divin.
L'orgueil, lui, ne sait pas obéir et ne sait pas aimer ; il ne sait pas se modérer et ne sait pas servir ; il n'est jamais content de rien ni de personne, car il mesure toutes choses à ses prétentions et il n'estime les gens qu'en proportion de l'honneur qu'il en reçoit ; or il est insatiable.
La sauvegarde et le progrès de toutes les vertus se trouvent ainsi dans la dépendance étroite de l'humilité, ce qui faisait dire à saint François Xavier : « Sur les pas de Jésus-Christ, on ne monte qu'en descendant ». Alors que l'orgueil s'introduit dans toutes les passions pour les porter aux extrêmes, l'humilité les calme et les subordonne. Elle est l'ennemie des forces d'anarchie que l'orgueil alimente et le soutien des forces utiles que l'orgueil brise.
Le moindre petit lot de vertu ainsi gardée vaut mieux que beaucoup de vertu enflée d'elle-même. La vertu orgueilleuse est un effort pour gravir un rocher qui dévale sur une pente : que sert l'ascension, si la chute du grimpeur et de son roc est devenue fatale dès l'abord ?
L'humilité, qui commence tout, donne par surcroît la stabilité et la persévérance par quoi tout s'achève. En quel point celui qui ne compte pas pour soi serait-il vulnérable ? Il a substitué à lui-même ce qui échappe à toute mutabilité et à tout caprice : il en doit partager la sécurité. Ainsi que l'écrivait Léonard de Vinci dans ses notes : « Celui qui fixe sa route sur une étoile ne change point ».
Sens de l'humilité
Il importe de ne pas se tromper sur le sens de l'humilité. Il y en a une fausse ; il y en a même plusieurs, car le faux diverge toujours du vrai de maintes manières.
Il y a ce qu'on appelle vulgairement une humilité à crochets : grosse malice pour provoquer des holà ! et des remarques flatteuses. Cette misère n'a pas besoin d'être pourchassée ; elle est punie suffisamment par le sourire.
Une autre est plus subtile et peut accaparer toute la vie, c'est celle que dénonçait Sainte-Beuve en sa propre personne quand il écrivait dans ses Cahiers : « Je suis un hypocrite ; j'ai l'air de n'y pas toucher et je ne pense qu'à la gloire ». Ce pâle soleil des morts dont parlait Balzac éblouit beaucoup de vivants, et l'on pourrait les en estimer, si l'éblouissement n'allait à leur dérober ou à leur voiler le Soleil de justice. Mais aspirer à la gloire comme à une sorte de souverain bien, s'en cacher et prendre à cet effet des dehors d'indifférence modeste, c'est un double mal dont le second est sans doute le pire. Diderot le qualifie un peu paradoxalement, mais avec finesse quand il dit : « La modestie est le maintien de l'orgueil ».
Autre est l'humilité de certains mystiques, affectés, croirait-on, de narcissisme. Elle les incline à admirer, pour ainsi dire, leur propre néant, à le faire grandir sous leur attention comme la plante croît quand le soleil la regarde. Cela s'appelle de son vrai nom l'amour-propre.
Le fait seul de vous composer cette attitude d'humilité prouve que vous n'êtes pas humble. Prenant le moi pour objet et vous y attardant, vous montrez votre attache. Oubliez-vous ! Serviteur de Dieu, pensez à Dieu et à ce qui est de Dieu : votre néant alors vous apparaîtra sans vous retenir ; il évitera cette boursouflure qui est celle de l'orgueil même. Le sincère néant de l'homme humble n'est que le logement secret et inconsciemment magnifique réservé à Celui qui est.
C'est pour cela que l'Ecclésiastique signale comme origine de l'orgueil l' « apostasie de Dieu ». L'orgueil chasse Dieu. La fausse humilité, même si elle fait profession de son culte, laisse Dieu dehors et installe le moi en sa place. On peut avoir pour cela de « bonnes raisons » : ses qualités, ses vertus ; mais on les tourne en vices. Au surplus l'orgueil et la fausse humilité occupent tous les niveaux ; ils n'exigent que cette facile condition : être plein de soi-même.
Quelle pitié que de se nourrir de bruits complaisants et parfois de louanges qu'on méprise ! pire, de trouver aliment d'orgueil dans le faux dénigrement de sa propre personne ! L'humilité vraie a une fierté qui lui correspond et qui est également vraie, bien que par profession elle l'ignore. En se jetant à genoux devant Dieu en soi, n'honore-t-elle pas le temple vivant, réservât-elle à son habitant tout l'hommage ? Dieu en moi ou moi-même en Dieu, n'est-ce pas la même chose ?
Ainsi l'humilité trouve-t-elle son sens profond. Elle consiste à voir Dieu premier et à prendre rang dans l'équilibre harmonieux de Dieu et de ce qu'il a fait, du visible et de l'invisible. Elle s'ouvre, en s'oubliant, à l'envahissement de ce qui la dépasse, sentant que ce serait si peu de chose de n'être que soi.
Le noble citoyen est celui qui se tient à sa place dans l'ordre civil et n'en revendique pas d'autre. La noble créature, dans un univers divin, est celle qui se tient à sa place dans cet ordre, s'inclinant, elle qui de soi n'est rien, devant Celui qui est tout et s'abîmant d'un mouvement spontané dans une adoration pleine de reconnaissance.
La seule fierté qui convienne à un homme de hauts sentiments est celle qui appartient à tous les hommes, et celle-là, sans la revendiquer, puisqu'elle ne revendique rien, l'humilité la contient toute.
Celui qui revendique ne mérite point. Celui qui s'oublie et se donne aux grandes choses s'approprie la gloire de ces choses ; il justifie ces belles expressions de Chesterton : « L'humilité est ce qui renouvelle pour nous la merveille des étoiles ».
L'humilité est la vérité
Le sens de l'humilité se marque mieux quand on la situe en face du vrai, le vrai de notre esprit et le vrai qui lui répond dans les choses.
L'humilité, c'est le vrai, parce que seule elle place l'homme en son lieu, en cette place étrangère à toute localisation qui est mesure et degré en la pensée créatrice. La vérité n'a-t-elle pas son gîte en Celui qui est la Vérité même ? Ce que nous sommes là, nous et toutes choses, c'est ce que nous sommes vraiment. Or l'homme qui juge ainsi et qui se juge ainsi du point de vue de Dieu, du haut de Dieu, si je puis m'exprimer de la sorte, que voit-il ? Il voit un immense rayonnement d'être appartenant tout entier à sa Source, ne se distinguant de cette plénitude originelle que par ce qui lui manque, vivant d'elle et n'ayant aucune consistance sans elle, de telle sorte qu'aucune nature créée n'a le droit de s'attribuer quoi que ce soit en propre, sauf ses défaillances, c'est-à-dire, en ce qui concerne la créature raisonnable, le péché.
C'est là ce que voit l'humilité. L'être humble est celui qui sait ce que c'est qu'une créature et une créature pécheresse, parce qu'il sait ce que c'est qu'un Dieu créateur et un Dieu saint. Alors, rejetant les illusions passionnées et les flatteuses apparences qui nous trompent, il s'abîme et il adore ; il se regarde et ne trouve en lui, sous la lumière rayonnante et pure, que matière à abaissement.
Quand je m'attribue quelque chose de bon, cela signifie que ce quelque chose est à moi, et que je suis bon, moi, alors que notre Maître a dit : « Un seul est bon : Dieu », alors que tout vient de Dieu et appartient à Dieu.
Tout succès intérieur suppose une inspiration et toute œuvre extérieure une collaboration venant de cette source. Tout bien que nous concevons et que nous exécutons, c'est Dieu allant à la rencontre de Dieu. Nous sommes dans le jeu, certes ; mais ce n'est jamais seuls, même pour nous y prêter en donnant le consentement de notre âme ; ce n'est jamais au titre de propriétaires. Nous ne sommes propriétaires que d'une seule chose : le mal, Dieu ne pouvant pas plus se mêler à ce néant qu'il n'est absent de l'être. Il n'y a pas là de quoi nous hausser !
Nous grandir devant Dieu a le caractère d'une profanation et d'un blasphème. Nous grandir devant le prochain et quêter ses louanges, c'est tromper et désirer qu'on se trompe, et c'est encore, indirectement, voler Dieu. « Dieu n'aime tant l'humilité, dit saint Vincent de Paul, que parce qu'il aime le vrai, étant la Vérité même ».
Cela, au surplus, ne nous diminue que si nous ne savons pas le reconnaître. Il est bien vrai que l'orgueil est dieu à la place de Dieu et qu'ainsi il est un monstre ; mais en revanche l'humilité, du fait qu'elle s'anéantit en Dieu, devient en quelque sorte Dieu avec Dieu, ne se réduisant à rien en elle-même que pour y faire grandir Dieu, par une sorte de substitution de personne.
« Toute créature de Dieu, dit M. Jouhandeau, a le droit d'être royale ». C'est vrai ; encore faut-il que cette royauté soit vue là où elle est. Elle consiste dans le règne de Dieu en nous. Hors Dieu, il n'y a plus ni roi ni couronne.
On peut dire que l'orgueil est un désordre en quelque sorte infini, car il est l'affirmation de soi-même aux dépens de l'infini, hors la source de toute réalité et de la réalité seule indépendante. Où trouver là le moindre atome de vrai ? Au rebours, en mourant à soi et à sa superbe, on s'éveille à Dieu et à l'univers de Dieu ; on juge toutes choses dans leurs vrais rapports ; on sait à quoi s'en tenir sur soi et sur tout. Aussi peut-on dire que l'humilité contient toute une philosophie, qu'elle contient toute philosophie, car en éprouvant réellement ce qu'on est, soi, dans l'infini de l'être, on sent et l'on éprouve en même temps ce qu'est l'humanité, ce qu'est toute créature. « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition », dit Montaigne, et de même chaque être la forme de l'être. Humble, je vis de la création telle qu'elle est, sans déplacement, dans le souffle même de l'Esprit créateur, dans la sagesse du Verbe et dans le cœur du Père.
On ne peut être humble que si l'on se compare à quelque chose de grand : on ne peut être humble autant qu'il le faut, humble au plein sens du mot, que si l'on se compare à la grandeur absolue, à l'Infini même. Et c'est alors qu'on est dans la vérité.
L'humilité grandiose
Il ne faut pas se lasser de proclamer la grandeur de l'humilité. Elle doit être vengée de tant d'odieux ou sots mépris qu'on ne peut redouter de passer la mesure. Mais est-il donc si difficile de concevoir que nous sommes d'autant plus grands en Dieu que nous nous sentons plus petits en nous-mêmes ; qu'en Dieu nous sommes Dieu et en nous-mêmes néant ? Le sentiment de ce néant hors l'amoureuse dépendance de Dieu, et de ce tout en l'amour de Dieu, c'est ce que j'appelle l'humilité grandiose.
Sören Kierkegaard a écrit : « Il est magnifique d'être vêtu comme le lis des champs ; il est encore plus glorieux d'être le souverain debout (l'homme) ; mais la gloire suprême est de n'être rien en adorant ». Oui ; car en adorant nous régnons sur l'être avec Dieu et ressemblons à Dieu ; en régnant sur le monde sans Dieu, nous gardons la ressemblance du monde, comme la maîtresse branche d'un arbre est arbre et le Premier de France un Français. Que sert alors de jouer au souverain ? On ne règne que sur le néant, néant soi-même.
En dépit de l'apparence et sans nul paradoxe, c'est l'humilité qui est le fondement de la gloire ; c'est elle qui fait vraiment grands les grands et qui exalte les petits. « Deus humilium celsitudo, chante la liturgie, ô Dieu hauteur des humbles »... Au surplus, les génies aussi bien que les saints ne le reconnaissent-ils pas ? Quand Newton se compare à un enfant jouant avec des galets et des coquillages devant l'océan du vrai, ne donne-t-il pas une dimension nouvelle à l'esprit qui avait su mesurer la pesanteur des astres ? Au moment où il s'anéantit devant Dieu, l'être humble passe du côté de Dieu et voit reculer derrière lui l'univers immense, alors que dressé tout seul sous les étoiles, il devrait soupçonner leur pitié et en tomber d'accord.
Il fut un temps où sur le globe sans continents et sans îles la mer régnait seule : où étaient alors les hommes ? Où seront-ils après une période égale de temps futurs ? Entre ces deux immensités muettes ils bruissent et s'exaltent ? ô vanité !
À proprement parler, l'être humble n'est pas celui qui s'abaisse, c'est celui qui grandit l'univers et qui grandit Dieu. S'abaisser, sans cela, ne serait encore que tourner sur soi-même et verser à l'obsession de soi-même. Nous répudions cette humilité-là ; c'est à elle que s'apparente l'étrange orgueil du matérialiste, qui se glorifie du mépris même qu'il fait de soi et oscille entre ces deux appréciations de l'homme : une bête, un dieu.
L'humilité véritable ne fait évanouir le sentiment de la valeur individuelle que dans le sentiment de l'illimité. Elle communique à l'homme cette grandeur de se sentir à sa juste place dans l'immense. Elle le situe au centre du monde, centre lui-même et lui-même monde, puisque tout se range autour de l'esprit et s'inclut dans l'esprit, au cœur de l'Esprit suprême.
« C'est un néant (l'homme) et c'est un miracle... C'est un Dieu, c'est un néant environné de Dieu, indigent de Dieu, capable de Dieu et rempli de Dieu s'il veut ». Ces paroles de Bérulle rejoignent celles de Tauler disant avec une profondeur tranquille : « Si Dieu trouvait un homme vraiment humble, sans doute il lui révélerait sa grandeur ».
Oh ! qu'il est grand en effet d'accéder au vrai de ses rapports avec Dieu et avec toutes choses, de s'égaler en quelque sorte à ce grand ordre en le reflétant dans sa pensée avec l'aveu de son cœur ! On pourrait dire sans rien forcer, bien au contraire en toute rigueur de termes : la grandeur de l'âme n'a de bornes que celles de son humilité. Otez l'humilité, toute grandeur s'annule ; supposez-la, toute limite disparaît, parce que Dieu s'y joint de tout lui-même.
La gloire de Dieu, à qui l'humanité se consacre, est si loin d'offusquer la gloire de la personne qu'elle la crée en se l'unissant. Plus je ne suis rien sans Dieu, et plus Dieu resplendit en moi où il est moi, plus je resplendis en lui où je suis lui. L'âme vit alors en elle-même en Dieu, toute néant et toute Dieu.
À coup sûr, au sens humain de ces expressions, une grande pensée et une grande action ne sont pas nécessairement humbles, et une pensée ou une action humble n'est pas nécessairement grande ; mais la forme la plus authentique de ces deux qualités les assemble. On n'est véritablement grand que si l'on reconnaît les étroites limites de la personnalité et sa subordination à l'ordre du monde. On n'est véritablement humble que si l'on se prête à l'envahissement des valeurs universelles qui de toutes parts nous assiègent et nous rendent vraiment grands.
Les audaces de l'humilité
On croirait volontiers que l'humilité et la timidité vont de pair, et qu'on viendra facilement à bout de l'homme qui fait profession de ne pas compter avec lui-même. Or c'est exactement le contraire qui est le vrai. « La timidité est une maladie de l'orgueil », dit M. Francis Chevassu. Un homme humble n'a peur de rien. La peur n'est-elle pas un souci de soi-même ? Ayant rejeté le moi comme négligeable ou digne de mépris, devant qui tremblerait-on ? Ambroise en présence de Théodose, Chrysostome devant Eudoxie, ou Thomas More en face d'Henri VIII représentent assez bien l'humilité magnanime.
Jamais on ne lève la tête aussi fièrement au-dessus du monde, au-dessus des événements, au-dessus des périls ou au-dessus des obstacles qu'après l'avoir inclinée devant Dieu. Lorsque le réel m'intimide, il me suffit de faire ce geste intérieur pour que je l'intimide à mon tour.
Avec Nietzsche, nous avons défini l'héroïsme un état d'âme en raison duquel le sujet ne compte plus. Si cette définition est exacte, on peut dire que l'homme humble est un héros en toute circonstance, car tout, pour lui, est supérieur à l'intérêt de son moi. Il s'attend à être contrecarré, méconnu, calomnié : ne l'est-on pas toujours lorsqu'on se place délibérément hors du train de ce monde ? il n'en a cure. On ne le fera pas reculer. Ses résolutions une fois prises seront exécutées à tout prix, car cette notion de prix lui échappe. Rien ne coûte, à qui ne calcule pas. Et quant aux adversaires, où sont leurs armes ? Que voulez-vous faire contre un homme qui a pris une fois pour toutes le parti solennel de n'exister point ?
Platon écrit dans le Phèdre : « Toute âme qui a pu se faire la suivante d'un dieu doit être, jusqu'à un autre retour, à l'abri de tout mal. Mais si cette âme est capable de toujours accompagner son dieu, elle sera pour toujours hors de toute atteinte ». N'est-ce pas le cas de l'humilité ? Quelle sottise de penser qu'auprès de Dieu on puisse perdre cœur, et que de lui avoir tout donné vous rende moins courageux ou moins libre ! Plus Dieu agit en nous, plus nous sommes ; plus nous sommes, plus nous pouvons, et plus nous avons le sentiment de pouvoir, plus nous avons de force morale.
C'est M. André Suarès qui a dit : « L'orgueil ressemble au courage comme le damné à l'élu bienheureux ». L'élu, tout perdu en Dieu, s'y enflamme et s'y rassure ; le damné, réduit à se dévorer lui-même, n'a pas trouvé les conditions du courage, mais du désespoir.
Cette humilité qui ne craint rien ose tout, pour l'intérêt qu'elle a substitué à celui de sa personne. Ayant aspiré Dieu, dit saint Thomas d'Aquin, elle l'exhale. Elle croirait n'avoir pas une perception nette du vrai et du bien, si elle n'était prête à tout pour leur triomphe. Elle agira dans le grand ou dans le petit d'un cœur presque égal, parce que dans les deux cas elle est décidée à tout faire. Et elle ne clamera rien, parce qu'elle ne fait état de rien et qu'elle estime comme sa meilleure récompense le bonheur de n'en avoir point.
On la trouvera pacifique et indifférente tant qu'il ne s'agira que de soi ou des objets dédaignés de ce monde ; mais vienne l'honneur de Dieu à être atteint, elle se dresse avec une énergie qui étonne. N'attendez pas qu'elle se taise devant le blasphémateur ou abandonne le champ libre au sectaire. Elle fait front ; elle attaque au besoin, parce que l'absence d'intérêt personnel lui crée d'office une sorte d'intérêt universel et de personnelle responsabilité à l'égard de ce qui compte. « Tout ce qui est noble est de nature calme et semble dormir, écrit Goethe ; mais son contraire l'excite et l'oblige à se montrer ».
Au surplus, l'humilité n'ayant pas de cran d'arrêt personnel, pas de bornes déterminées par une ambition propre, mais ayant pour unique objectif l'ampleur illimitée du bien, elle poussera ses audaces toujours plus avant ; elle oubliera ce qu'elle a fait en faveur de ce qui est à faire, car ce que fait sa main droite, comme celle de la bienfaisance, sa main gauche ne le sait pas.
Elle ne va pas surtout s'ankyloser, vieillir prématurément, se soustraire avant la fin aux célestes invitations pour s'épargner une peine, moins encore tomber, en raison des compromis de l'action, dans cet état de servitude auquel songeait Sainte-Beuve quand il disait : « La plupart des hommes célèbres meurent dans un véritable état de prostitution ». Prostituer le bien est le fait de celui qui attend de l'existence un salaire : gloriole, pouvoir, fortune ou tranquillité paresseuse. Celui qui a renoncé à soi et à tout en faveur de l'Unique nécessaire tient jusqu'au bout son rôle. Il le tient sans tapage autant que sans peur et sans découragement. L'opportunité lui suffit, sans que la renommée l'annonce ou l'acclame. Le bruit n'est pas le fait d'une action ou d'une patience dérivée de si haut.
Les espérances de l'humilité
L'humilité a pour caractère de n'exiger rien, puisqu'elle ne compte point. Or, par un étonnant paradoxe, c'est elle qui nourrit les espérances les plus vastes et les plus confiantes.
Il faut seulement entendre où elle les place. Elle n'aspire pas aux succès du temps. La gloire du créateur, du vainqueur, la renommée de l'apôtre ou du prophète n'ont pour elle, de son consentement tout au moins, aucune attirance. Même après elle, à supposer qu'elle puisse rêver de postérité, elle n'a que faire du nom, « ce dernier soupir qui reste des choses », ainsi que dit Barbey d'Aurevilly. Elle va jusqu'à se garder, elle qui aspire à tout le bien, d'ambitions excessives en faveur du bien, contente de ce que la Providence lui assigne et s'en remettant à elle pour la distribution des tâches.
« Les êtres démesurés et vains tombent dans de lourdes infortunes », dit Sophocle. Cela est vrai même du zèle pieux. Tout doit se mesurer, pourvu que ce soit à l'aune éternelle. Autre chose toutefois est la présomption, autre chose la confiance. Le néant de l'humilité fait la force de ses espoirs. Nous ne sommes jamais plus riches pour donner que lorsque nous avons les mains vides. Qui était plus dépourvu que Jésus sur la croix ? Son imprudence avait tout gâté. Il n'en disait pas moins : Tout est consommé, l'œuvre est faite, parce qu'il jugeait du point de vue de l'éternel.
Spirituellement, l'humilité nous place dans le même cas. Elle installe l'homme dans son néant, et ce n'est que pour lui faire trouver l'être. Le néant de la créature sans Dieu n'est pour ainsi dire que l'envers de Dieu ; on ne touche pas l'un sans l'autre. Si on le tentait, ce nirvana ne serait plus de l'humilité, mais bien un lâche repliement ou un satanique orgueil.
Si aucun de nous n'est grand, nos rapports tout au moins peuvent l'être, et plus que tout nos rapports avec Dieu. C'est le sentiment de notre néant qui nous attache à l'Être premier par le lien le plus fort et qui suscite le plus d'espérances. L'être s'attacherait à l'être ; le néant clame vers Dieu comme par un infini désespoir, et c'est dans ce désespoir total que gît, à travers Dieu, l'invincible espérance.
Que serait, à côté, le sentiment de ressources toujours courtes, de pouvoirs toujours défaillants, de possibilités extérieures toujours aléatoires ? Avec Dieu on a tout ; on ne le sait pourtant qu'au sortir de soi, quand on a renoncé à supputer ses prétendus trésors et à peser dans une balance inquiète ses avoirs, ses chances, ses provisions de vigueur spirituelle ou physique, ses assurances d'avenir.
L'orgueil a beau affecter de se suffire, sa prétention à la suffisance ne le comble pas. L'humilité, en reconnaissant ses manques, pose la première condition qui permette à une liberté de fleurir. Pour elle, les générosités divines ne sont pas un objet d'ambition, mais de culte. S'étant abandonnée, elle croit, elle aime, et qui peut séparer l'espérance de la foi et de l'amour ?
Nous pensons quelquefois forcer Dieu en accaparant orgueilleusement les ressources réservées à sa providence. Pourtant, si nous voulons que Dieu nous aide, il ne faut pas commencer par le voler. L'humilité s'en garde tellement qu'elle consent à ce que Dieu lui prenne même ce qu'elle n'a pas, je veux dire qu'il aggrave son néant en lui infligeant l'humiliation et l'épreuve. Cela même hausse ses espérances ; car celui qui se plaint des épreuves et des exigences de Dieu ressemble à l'homme qui devant un magnifique bienfaiteur refuse d'élargir sa maison et ses coffres.
Au fond, n'est-ce point parce qu'il est sûr et grand de son union à Dieu, que l'être humble n'éprouve pas le besoin de cesser d'être petit ? Un voyageur sur un immense paquebot qui le conduit où il veut ne souffre pas de sa taille et de son insignifiance ; il en jouit. Quelle enivrante disproportion ! Le nain mène le géant, et la mer, devant eux, s'écarte. Ainsi la destinée devant le chrétien et ainsi Dieu même ; car « Dieu fait la volonté de ceux qui le craignent », nous est-il dit dans le psaume.
Moi, plein de l'orgueil de moi, où en serais-je, si la gloire de Dieu ne colorait ma fausse gloire de quelque reflet, et comment, sans ce mirage qui me trompe, pourrais-je moi-même me regarder ? Mais je n'ai plus besoin d'être grand ou fort, quand je sais que Dieu est pour moi et que c'est mon désistement qui me le donne. Oh ! que je renonce volontiers aux Thabors du temps, pour le pays de la Transfiguration dont les tentes sont éternelles !
Le paix de l'humilité
Nous souhaitons sur la terre beaucoup de choses, rien peut-être plus ardemment que la paix, la paix solide, la paix imperturbable et sûre, la paix au dedans et au dehors, la paix de toutes parts bien assurée, et nous ne sentons que péril et inquiétude. Nous oublions que la paix est une conquête et que la conquête exige le don héroïque de soi.
L'humilité y concourt pour sa part, et cette part est grande. On a défini la paix la tranquillité de l'ordre, et, nous l'avons dit déjà bien des fois, l'humilité, c'est l'ordre. L'être à sa place dans l'ordre divin est plus assuré que s'il était en état de choisir lui-même entre tous les biens de ce inonde et de l'autre. Il est au centre du réel et le possède pour ainsi dire tout entier.
Ce qui est élevé se rassure par sa grandeur ; mais ce qui est élevé ne peut demeurer stable que par l'humilité, vu que la stabilité n'est trouvée par chaque être qu'à son rang et dans ses justes rapports avec tous les êtres, surtout avec Dieu, et c'est cela même l'humilité.
À ce prix, l'immensité de la création et les risques constants de notre destinée ne peuvent troubler personne. En mer, le nageur qui sait avoir des kilomètres d'eau sous ses pieds n'est pas moins tranquille que le baigneur d'une minuscule piscine : ainsi l'homme que porte l'océan autrement redoutable des choses vit en paix quand il se sent sous le ciel et nage selon sa loi.
Il y a le péril du dedans ; mais une humilité sincère ne l'a-t-elle pas prévu ? L'homme qui la pratique ne peut être exalté ou dévoyé par aucune situation : il est au-dessus, ni accablé par aucune tristesse ou aucune humiliation : il est au-dessous. Son néant ressenti le défend de toute surprise en ce dernier péril et, dans l'autre, la grandeur de Celui à qui il est uni.
L'humiliation, surtout, ne saurait étonner l'humilité : elle en vit, ou plutôt elle l'ignore, ne connaissant devant Dieu que des justices. Que si, au plan humain, un injuste abaissement vient l'atteindre, un regard vers Dieu suffit à la replacer dans la vérité.
« Qu'un homme, dit le Bhagavad-Gîta, marche sans désirs, sans cupidité, sans orgueil, il marche à la paix. Telle est la halte divine. L'âme qui l'a atteinte n'a plus de trouble, et celui qui s'y tient jusqu'au dernier jour va s'éteindre en Dieu ».
Celui-là, d'ailleurs, travaille à la paix des hommes entre eux mieux que les experts internationaux ou les pacifistes ; car si tout renoncement profite à la paix, vu que les conflits ne naissent guère qu'à l'occasion des partages, l'humilité telle que nous la décrivons lui profite plus que tout, car l'orgueil lui aussi vient en partage et se mêle obscurément à tous les autres conflits.
L'humilité apaise et désarme ; elle permet l'oubli des rancœurs en ne les attisant pas ; elle joue le rôle d'un amortisseur à l'égard des bruits dont retentissent nos querelles ; elle est cette douce pluie dont le proverbe dit qu'elle abat grand vent.
Il n'y aurait pour troubler l'humilité sur son terrain même que cette faim et cette soif de la justice recommandée par le Sermon sur la Montagne et qui est toujours insatisfaite ici-bas. Mais non, ce n'est point là une matière de trouble. La faim et la soif corporelles sont une faiblesse et une inquiétude ; elles penchent vers la mort ; la faim et la soif de la justice sont la santé même, car par elles-mêmes elles sont rassasiées. N'est-ce pas ce que nous affirme le Maître en disant : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés » ? Et ce n'est pas dans un autre monde seulement que se réalise la promesse ; c'est en celui-ci, sous les auspices de l'espérance.
De quoi donc nous inquiéterions-nous ? Avec Dieu, grâce au rejet de nous-mêmes et de notre appui en Dieu, notre inquiétude est nécessairement ignorance, oubli ou blasphème. Au vrai, ne serait-elle pas une infidélité ?
L'humilité des saints
L'humilité des saints est celle même que nous avons louée, sans quoi notre louange eût été trompeuse, ou ces saints prétendus ne seraient pas des saints. Mais dans le concret, l'humilité de ces héros spirituels prend des caractères qui paraissent surprenants, et qu'il convient d'envisager pour saisir dans toute sa vérité l'attitude décrite.
Les saints se croient les derniers des hommes ; ils se déclarent d'affreux pécheurs, indignes des regards du ciel et de la terre, et n'ont de repos que si leur entourage en est convaincu. Il est certain qu'il y a dans leur cas quelque apparence de ce qu'on appelle en médecine auto-accusation, bien que la nature et les motifs en soient tellement autres !
Dans l'absolu, les saints ont raison de se trouver de grands pécheurs. La distance où ils sont du péché est mesurable ; ils s'en approchent toujours quelque peu ; souvent ils le frôlent, et elle est infinie la distance où ils sont du ciel.
Les saints sont hommes de l'idéal ; l'emprise sur eux de cet idéal croît avec leur vertu, de telle sorte que plus ils en approchent, plus ils s'en estiment loin, car ils ne mesurent pas la proximité, et ils relèvent anxieusement la distance. Plus on prise haut ce qu'il faudrait faire, plus on méprise ce que l'on fait. Aspirant au delà de soi-même, il est naturel qu'on se croie toujours en deçà. Désirant l'impossible, on s'accuse de ne pas réaliser le possible.
Au surplus, il convient de noter que par essence, quand ils sont vraiment établis dans l'âme, l'orgueil et l'humilité sont sans limites, car il s'agit de l'absolu des deux parts : Dieu ou satan, les deux pôles de l'éternelle cité. D'où l'importance de l'option, et l'espèce de frénésie avec laquelle les saints, pour fuir le satanique absolu, se précipitent dans l'absolu contraire.
« Il n'y a pas de danger, dit l'auteur de l'Imitation, à te mettre au-dessous de tous ; il y a un grand danger à te mettre au-dessus ne fût-ce que d'un seul ».
On sent la sainte terreur de telles âmes. Sont-elles élevées malgré elles à quelque emploi glorieux, elles se disent avec le même auteur : « Nul ne se hausse sans péril qui volontiers ne s'abaisse ; nul ne commande sans péril qui ne se plaise à obéir ».
Shakespeare lui-même ne relève-t-il pas ce danger, lorsqu'il fait dire à l'un des personnages de Troïlus et Cressida « Quand on se loue autrement que par ses actions, les louanges dévorent les actions » ? Les saints veulent bien poser des actions dignes de louanges ; mais ils ne se risquent pas à les louer et ils ne souhaitent pas qu'on les loue, crainte que la louange ne les dévore.
Le dernier de nos pièges dans la lutte contre les vices, c'est l'honneur de les avoir vaincus. Que dis-je ? le dernier piège dans la lutte contre l'orgueil même, c'est l'orgueil d'avoir vaincu l'orgueil. Ah ! que l'amour-propre est subtil, et comme on comprend les héros du bien, de chercher à en extirper les dernières racines !
Beethoven se disait à lui-même dans un de ses carnets : « Fais d'abord des miracles, si tu veux les dévoiler ». Ce sont de nobles paroles, maïs qui seraient loin de satisfaire un saint. Les saints font des miracles et ne les dévoilent pas ; ils dévoilent leurs défauts ou ce qu'ils croient tel ; ils se créent de factices abaissements qui les défendent des grandeurs factices. L'humiliation est leur amie, parce qu'ils y voient l'antidote de la présomption et de la superbe. Bien mieux, puisque le néant de la créature est comme l'envers de Dieu, en s'enfonçant ainsi dans leur néant propre, ils espèrent arriver « par les humiliations aux inspirations », ainsi que dit Pascal.
Et puis enfin, la vérité est là, que nous méconnaissons et que les saints ont toujours présente. Comparé à d'autres ou à moi-même, je suis ; mais comparé à Dieu, je ne suis pas. Comparé à d'autres au contact de Dieu, en Dieu, selon ce qu'ils sont en Dieu, je ne suis pas davantage, je suis le dernier de tous et ne puis me préférer à quiconque, puisque cela même dont je pourrais me prévaloir ne me venant que de Dieu, annule mes prétentions et les force à lâcher prise.
On pourra me dire qu'autrui est dans le même cas : c'est vrai, aussi doit-il avoir la même attitude ; mais cela le regarde et ne me dispense de rien ; cela fait seulement que nous tous, participants de la même infirmité, ce soit précisément dans notre quasi-néant devant Dieu que nous nous sentions frères. « Estimez-vous en toute humilité supérieurs les uns aux autres », nous dit saint Paul.
On ne verra pas les saints obéir à ce penchant que dénonce Pline le Jeune et qui consiste à étendre sa gloire au lieu de l'approfondir. Les saints approfondissent toujours non pas précisément leur gloire, mais ce qui en dépit d'eux la justifie, jusqu'à ce qu'un jour elle éclate.
Car elle éclate, et ils ont beau faire. En raison même de ce qu'ils méditent contre eux, Dieu resplendit en eux. Dieu occupe l'âme qui s'est vidée d'elle-même et rendue toute disponible à l'envahissement de l'immense. Le firmament a beau être illimité, il tient dans nos yeux, et ses vastes étendues passent toutes en un seul point avant de s'épanouir dans le mystérieux espace de notre âme. Ainsi Dieu loge dans le cœur de ses saints et peut loger dans le nôtre.
Il s'ensuit, quand cela se réalise, une expansion au dehors de ce Dieu intérieur, une floraison spirituelle dont l'âme qui ne s'en attribue rien n'est pas moins la cause conjointe. Qu'elle en ait la gloire un jour si Dieu le juge bon ; mais que le secret en demeure maintenant, en vue d'une floraison plus riche. « Être magnifique sans penser à soi, dit M. Abel Bonnard, n'est-ce pas justement cela qui s'appelle fleurir ? »

Antonin-Dalmace Sertillanges, op, in Devoirs

lundi 26 février 2018

En sermonnant... Clemens August von Galen, Le Fils de Dieu pleure !

Jérôme Fehrenbach, avec bonheur, nous permet de découvrir la vie de Clemens August, cardinal von Galen. Nous en avions ouï-dire, mais – sauf exception – nous ne savions pas grand’chose de ce grand homme ordinaire – ou presque – voué à un destin extraordinaire. Voici, en apéritif, le sermon du 3 août 1941. Il aborde les expulsions de religieux, les pleurs du Fils de Dieu, et les euthanasies des personnes malades mentales, terrains d’essais des futurs camps d’extermination.


À mon regret, je dois vous informer que pendant la semaine passée, la Gestapo a poursuivi sa campagne dévastatrice contre les congrégations catholiques. Mercredi 30 juillet, elle a occupé le centre administratif de la province des Sœurs de Notre-Dame à Mühlhausen dans le district de Kempen, qui a autrefois appartenu au diocèse de Münster, et elle a déclaré que le couvent devait être dissous. La plupart des sœurs, dont beaucoup viennent de notre diocèse, ont été expulsées et ont reçu l'ordre de quitter le district le jour même. Jeudi, selon des sources fiables, le monastère des frères missionnaires de Hiltrup à Hamm a été également occupé et confisqué par la Gestapo et les religieux ont été expulsés. Dès le 13 juillet, à propos de l'expulsion des Jésuites et des sœurs missionnaires de Sainte-Claire de Münster, je l'ai publiquement déclaré dans cette même église : aucun des occupants de ces couvents n'est accusé de quelque délit ou crime, aucun n'a été amené devant un tribunal, aucun n'a été reconnu coupable. J'entends que des rumeurs sont maintenant répandues dans Münster, qu'après tout ces religieux, en particulier les Jésuites, ont été accusés ou même convaincus d'actes criminels, et même de trahison. Et moi, voilà ce que je dis : ce sont de basses calomnies à l'encontre de citoyens allemands, nos frères et nos sœurs, que nous ne tolérerons pas. J'ai déjà déposé une plainte au pénal auprès du procureur général contre un jeune individu qui est allé jusqu'au point de faire ces allégations devant témoins. J'exprime l'espoir que cet homme sera rapidement amené à rendre compte de sa conduite et que nos tribunaux auront toujours le courage de sanctionner les calomniateurs qui cherchent à détruire l'honneur de citoyens allemands innocents privés de propriété. J'invite tous mes auditeurs, oui, tous mes respectables concitoyens, qui à l'avenir entendront des accusations faites contre des religieux expulsés de Münster, à donner le nom et les adresses de la personne portant ces accusations ainsi que ceux des témoins. J'espère qu'il y a toujours des hommes à Münster qui ont le courage de faire leur devoir en demandant la mise en examen judiciaire contre de telles accusations qui empoisonnent la communauté nationale, en engageant leur personne, leur nom, et au besoin leur témoignage. Je leur demande, si de telles accusations sont faites en leur présence, de les rapporter immédiatement à leur curé ou au vicaire général et de les faire enregistrer. Je demande pour l'honneur de nos ordres religieux, pour l'honneur de notre Église catholique, et également pour l'honneur de nos compatriotes allemands et de notre ville de Münster, d'informer le parquet de cas semblables de sorte que les faits puissent être établis par un tribunal et les calomnies contre nos religieux sanctionnés.
Lecture de l'Évangile du 9ème dimanche après la Pentecôte : Luc 19, 41-47
Lorsque Jésus fut près de Jérusalem, voyant la ville, il pleura sur elle, en disant :
« Ah ! si toi aussi, tu avais reconnu en ce jour ce qui donne la paix ! Mais maintenant cela est resté caché à tes yeux.
Oui, viendront pour toi des jours où tes ennemis construiront des ouvrages de siège contre toi, t’encercleront et te presseront de tous côtés ; ils t’anéantiront, toi et tes enfants qui sont chez toi, et ils ne laisseront pas chez toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le moment où Dieu te visitait ».
Entré dans le Temple, Jésus se mit à en expulser les vendeurs. Il leur déclarait :
« Il est écrit : Ma maison sera une maison de prière. Or vous, vous en avez fait une caverne de bandits ».
Et il était chaque jour dans le Temple pour enseigner.
Les grands prêtres et les scribes, ainsi que les notables, cherchaient à le faire mourir, mais ils ne trouvaient pas ce qu’ils pourraient faire ; en effet, le peuple tout entier, suspendu à ses lèvres, l’écoutait.

Mes chers fidèles du diocèse, c'est un événement bouleversant que nous lisons dans l'Évangile de ce jour. Jésus pleure ! Le Fils de Dieu pleure ! Un homme qui pleure souffre d'une peine — une peine du corps ou du cœur. Jésus n'a pas souffert dans son corps, mais il a pleuré. Combien grande a été la douleur de son âme, la souffrance du cœur du plus courageux des hommes pour qu'il pleure ! Pourquoi a-t-il pleuré ? Il a pleuré sur Jérusalem, sur la ville sainte de Dieu qui lui était si chère, la capitale de son peuple. Il a pleuré sur ses habitants, ses concitoyens, parce qu'ils ont refusé de reconnaître la seule chose qui pouvait éviter le jugement qu'il connaissait par son omniscience et qui était déterminé à l'avance par le divin juge : « si en ce jour tu avais reconnu le message de paix ! » Pourquoi les habitants de Jérusalem ne le reconnaissent-ils pas ? Peu de temps auparavant, Jésus avait apostrophé la ville : « Ô Jérusalem ; Jérusalem, combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble sa couvée sous ses ailes, et tu n'as pas voulu ! » (Luc 13, 34).
Tu n'as pas voulu ! Moi, ton roi, ton Dieu, je le voulais ! Mais tu n'as pas voulu ! Comme elle est en sécurité, comme elle est protégée, la couvée des poussins sous l'aile de la poule : elle la réchauffe, elle la nourrit, elle la défend ! De la même manière, j'ai désiré vous protéger, pour vous garder, pour vous défendre contre tout mal. Je le voulais, mais vous ne le vouliez pas ! C'est pourquoi Jésus pleure, c'est pourquoi pleure cet homme ferme, c'est pourquoi Dieu pleure. Sur la folie, sur l'injustice, sur le crime de ceux qui ne veulent pas. Et sur le mal qui en découle — que son omniscience voit venir, que sa justice doit imposer — lorsque l'homme oppose son non-vouloir à l'encontre des commandements de Dieu, malgré les exhortations de sa conscience, et malgré toutes les invitations affectueuses de l'ami divin, le meilleur des pères : « si tu avais donc reconnu, encore aujourd'hui, en ce jour, ce qui sert à la paix ! mais tu n'as pas voulu ! » C'est quelque chose de terrible, quelque chose d'incroyablement injuste et corrupteur, quand l'homme met sa volonté en opposition à la volonté de Dieu. Je voulais tant ! Mais tu n'as pas voulu ! C'est pourquoi Jésus pleure sur Jérusalem.
Chrétiens scrupuleux ! Dans la lettre pastorale commune des évêques allemands datée du 26 juin qui a été lue ce 6 juillet de cette année dans toutes les églises catholiques d'Allemagne, il est dit notamment : « Sans doute existe-t-il des commandements positifs dans la doctrine morale de l'Église qui ne s'imposent plus lorsque leur respect entraînerait de trop grandes difficultés. Mais il y a d'autres obligations de conscience à caractère sacré, dont nul ne peut nous exonérer, que nous devons remplir, coûte que coûte, que la vie même nous soit redemandée : jamais, sous aucun prétexte, en dehors de la guerre et de la légitime défense il n'est permis de tuer un innocent ». Déjà j'avais apporté l'explication suivante à ces paroles de la lettre pastorale commune à l'occasion du 6 juillet : « Depuis quelques mois nous recueillons des informations en provenance d'institutions de soin et de cure pour malades mentaux selon lesquelles, sur instruction de Berlin, des patients malades depuis longtemps et qui semblent peut-être sans perspective de guérison leur sont enlevés par la contrainte. Régulièrement, leurs proches reçoivent après quelque temps la nouvelle qu'ils sont décédés de maladie, que le corps a été incinéré, et que les cendres peuvent leur être remises. Partout s'impose le soupçon confinant à la certitude que ces nombreux cas de morts inattendues de malades mentaux ne se produisent pas d'eux-mêmes, mais qu'ils sont intentionnellement provoqués, et que, ce faisant, on suit cette doctrine qui prétend que l'on serait autorisé à réduire à anéantir une vie pour ainsi dire indigne d'être vécue, c'est-à-dire à tuer des gens, quand on est d'avis que leur vie n'aurait plus de valeur pour le peuple et pour l'État. Une doctrine effrayante qui prétend justifier le meurtre d'innocents, et qui, fondamentalement, ouvre la voie à une mort violente pour les invalides devenus incapables de travailler, pour les incurables, pour les vieillards décrépits ! »
Comme je l'ai appris de manière fiable, c'est maintenant aussi dans la province de Westphalie que sont établis dans les institutions de soin et de cure des listes de tels patients, qui, sous le label de concitoyens improductifs, sont transportés ailleurs et au bout de quelque temps se font tuer. Cette semaine, le premier convoi est parti de l'hospice de Marienthal près de Münster !
Allemands et Allemandes ! Il a encore force de loi, cet article 211 du Code pénal du Reich, qui établit que « qui tue une personne intentionnellement est puni de mort pour assassinat quand le meurtre est accompli avec préméditation ». C'est probablement pour préserver d'une telle sanction légale ceux qui tuent intentionnellement ces pauvres gens, ces membres de nos familles, que les malades destinés à la mort sont convoyés loin de leur région d'origine vers une institution éloignée. Comme le corps est aussitôt incinéré, ni les proches, ni la police criminelle ne peuvent ensuite constater si la maladie était effectivement installée et quelle était la cause de la mort.
Il m'a cependant été assuré qu'au ministère de l'Intérieur, dans le département du Dr Conti, chef des médecins du Reich, on ne fait pas mystère du fait que, effectivement, un grand nombre de malades mentaux ont déjà intentionnellement été tués en Allemagne et qu'il en sera tué encore à l'avenir.
Le Code pénal dispose dans son article 139 que « quiconque détient une connaissance digne de foi... d'un projet de crime contre la vie, et néglige d'en avertir en temps utile les autorités ou les personnes menacées, est... passible de peine ».
Lorsque j'ai appris le projet consistant à déplacer des malades de Marienthal pour les tuer, j'ai établi le 28 juillet un signalement à l'intention du procureur du tribunal du Land de Münster, et auprès du directeur de la police de Münster, par courrier recommandé, dont la teneur est la suivante :
D'après les informations qui me sont parvenues il est prévu, dans le courant de la semaine (on parle du 31 juillet) de transférer vers l'hospice d'Eichberg un grand nombre de patients de l'institut provincial de soins de Marienthal près de Münster, en tant que concitoyens improductifs, pour ensuite, comme il est d'après l'opinion générale advenu après le transport depuis d'autres institutions médicales, les tuer intentionnellement. Comme un tel procédé n'est pas seulement une infraction à la loi naturelle et au droit naturel, mais est aussi qualifiable de meurtre et passible de sanction au titre de l'article 211 du Code pénal, je me vois dans l'obligation d'établir, par la présente, le signalement prescrit par l'article 139 du Code pénal, et je vous prie d'agir positivement afin de protéger nos concitoyens sans délai contre leur transfert et leur mise à mort, et de bien vouloir m'instruire de la suite donnée à cette communication.
Je n'ai pas reçu de nouvelle sur l'intervention du ministère public ou bien de la police.
Déjà le 26 juillet j'avais adressé par écrit l'expression de mon objection la plus vive à l'administration provinciale de la province de Westphalie, qui exerce la tutelle de ces institutions, à qui est confiée le soin matériel et médical des malades. Cela n'a servi en rien ! Le premier convoi de ces condamnés à mort innocents a quitté Marienthal. Et, à ce que j'entends, déjà 800 malades ont été transférés depuis le centre de soins et de cure de Warstein.
Nous devons donc nous attendre à ce que ces pauvres malades sans défense, tôt ou tard soient mis à mort. Et pourquoi ? Non parce qu'ils auraient commis quelque crime passible de la peine de mort, même pas parce qu'ils auraient agressé le personnel surveillant ou soignant au point qu'il ne serait resté à ces derniers pour la conservation de leur propre existence que la force exercée en légitime défense. Ce sont-là des cas dans lesquels, outre le fait de tuer un ennemi dans une guerre juste, l'usage de la force jusqu'à la mise à mort est permis et même fréquemment commandé.
Mais non, ce n'est pas pour de semblables raisons que doivent mourir ces malheureux malades mais parce que, selon le jugement porté par un bureau quelconque, s'appuyant sur l'expertise d'une commission quelconque, ils sont devenus indignes de vivre, parce qu'ils ont été rangés selon cette expertise dans la catégorie des citoyens improductifs. On porte ce jugement : ils ne peuvent plus produire de biens, ils sont comme une vieille machine, ils sont comme un vieux cheval irrémédiablement perclus, ils sont tels une vache, qui ne fournit plus de lait. Et que fait-on d'une vieille machine ? Elle est mise au rebut. Et que fait-on avec un cheval fourbu, avec une tête de bétail non productive ?
Non, je refuse de mener la comparaison jusqu'à son terme — tellement effrayantes sont cette justification et sa force pour nous éclairer !
Il ne s'agit pas ici de machines, il ne s'agit pas de chevaux et de vaches, dont l'unique vocation est de servir l'homme, de produire des biens pour les hommes ! On peut bien les mettre en pièces, on peut bien les mener à l'abattoir, dès que cette vocation ne peut plus être remplie. Non, ici il s'agit d'hommes, nos prochains, nos frères et sœurs ! de pauvres gens, des gens malades, des gens improductifs pour moi. Mais pour autant ont-ils démérité de leurs droits à la vie ? Est-ce que toi, est-ce que moi, nous avons le droit de vivre seulement pour autant que nous sommes productifs, tant que nous sommes reconnus par les autres comme productifs ?
Si on pose et qu'on applique le principe selon lequel on peut tuer nos semblables improductifs, alors malheur à nous, quand nous deviendrons vieux et décrépits ! S'il est permis de tuer nos semblables improductifs, malheur aux invalides qui, dans le processus productif ont mis en jeu, sacrifié, perdu leur force et la santé de leurs os. S'il est permis d'éliminer par la violence les improductifs, alors malheur à nos courageux soldats qui retournent à la maison avec de graves blessures de guerre, comme des estropiés, des invalides !
Si l'on admet une première fois que des hommes ont le droit de tuer leurs semblables improductifs et si cela concerne maintenant tout d'abord seulement de pauvres malades mentaux sans défense, alors une entière autorisation est accordée pour le meurtre de tous les improductifs, donc des malades incurables, des estropiés inaptes au travail, des invalides de guerre et du travail, au meurtre exercé sur nous tous, lorsque nous deviendrons âgés et débiles. Alors il suffira d'une décision administrative secrète pour que ce procédé employé à l'encontre des malades mentaux soit étendu à d'autres improductifs, aux pulmonaires incurables, aux séniles, aux invalides du travail, aux soldats blessés de guerre graves. Alors plus personne parmi nous n'est assuré de sa vie. Une quelconque commission peut le mettre sur la liste des improductifs, qui, dans son jugement, sont devenus indignes de vivre. Nulle police ne le protégera et nul tribunal ne punira son assassinat et n'infligera à son meurtrier la peine méritée ! Qui peut dans ces conditions avoir encore confiance dans un médecin ? Qui sait s'il ne déclarera pas son patient comme improductif et s'il ne recevra pas la consigne de le tuer ? Inutile de s'étendre sur l'ensauvagement des mœurs, sur la méfiance mutuelle qui se généralisera jusqu'au cœur des familles, si l'on souffre cette doctrine effrayante, si on l'adopte et si on la suit. Malheur aux hommes, malheur à notre peuple allemand, si ce commandement sacré de Dieu « Tu ne tueras point », que le Seigneur au milieu des éclairs et du tonnerre nous a donné au Sinaï, que notre Dieu Créateur a inscrit dans la conscience de l'homme dès le commencement, non seulement est enfreint, mais si sa violation est tolérée et peut s'exercer en toute impunité !
Je vais vous donner un exemple de ce qui est à l’œuvre. II y avait à Marienthal un homme de cinquante-cinq ans, un paysan d'une commune rurale du Münsterland — je pourrais vous donner le nom de cet homme, qui depuis quelques années souffre de troubles mentaux et que, pour cette raison, on a confié au centre provincial médical de Marienthal. Il n'était pas véritablement malade mental, il pouvait recevoir des visites, et se réjouissait souvent quand ses proches venaient. Il y a peine 15 jours il recevait encore la visite de sa femme et de l'un de ses fils, qui est au front et qui était en permission. Le garçon est très attaché à son père malade. La séparation a été difficile. Qui sait si le soldat reviendra, s'il reverra son père, car il peut bien mourir au combat pour ses compatriotes. Le fils, le soldat, ne reverra pour sa part probablement pas son père sur cette terre, car celui-ci est inscrit sur la liste des improductifs. Un cousin, qui cette semaine a voulu rendre visite au malade à Marienthal, a été éconduit avec cette information que, à la demande de l'administrateur pour la défense, il a été transféré. Où ? Impossible à dire. On donnerait des nouvelles aux proches d'ici quelques jours.
Quel sera le contenu de ces nouvelles ? De nouveau, comme cela s'est produit dans les autres cas ? que cet homme est mort, que son corps a été incinéré, que ses cendres peuvent être fournies moyennant l'acquittement d'une redevance ? Alors le soldat qui est sur le terrain et qui engage sa vie pour défendre des compatriotes allemands ne reverra plus jamais son père sur cette Terre, parce que des compatriotes allemands l'ont mis à mort !
« Tu ne dois pas tuer ! » Ce commandement de Dieu, l'unique Seigneur, qui a le droit de disposer de la vie et de la mort, a été dès l'origine inscrit dans le cœur de l'homme, bien avant que sur le Mont Sinaï Dieu ne révèle aux enfants d'Israël sa loi morale avec ces courtes phrases lapidaires gravées dans de la pierre, qui nous sont retracées dans l'Écriture Sainte, que, au catéchisme, enfants, nous avons apprise par cœur.
« Je suis le Seigneur, ton Dieu ! » Ainsi commence cette loi immuable. « Tu n'auras pas d'autre Dieu étranger à côté de moi ». Le Dieu unique, surnaturel, tout puissant, omniscient, infiniment saint et juste, notre créateur et seul juge, nous a donné ces commandements. Par amour pour nous il a gravé ces commandements dans notre cœur et nous les a révélés, car ils correspondent au besoin de notre nature voulue par Dieu. Ce sont les normes indispensables de toute vie ordonnée selon la raison, agréable à Dieu, d'une vie d'homme salutaire et sainte et de la vie en société.
Dieu, notre père, veut rassembler ses enfants avec ces commandements, tout comme la poule rassemble ses petits sous son aile. Si nous les hommes nous suivons ces ordres, ces invitations, cet appel de Dieu, alors nous sommes en sécurité, protégés, préservés de toute calamité, défendus contre la destruction menaçante comme le poussin sous l'aile de la poule.
« Jérusalem, Jérusalem, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses poussins sous son aile. Mais tu n'as pas voulu ! » Cela doit-il se renouveler dans notre patrie l'Allemagne, dans notre mère patrie de Westphalie, dans notre ville de Munster ? Qu'en est-il en Allemagne, qu'en est-il chez nous de l'obéissance aux commandements divins ?
Le huitième commandement, « Tu ne donneras pas de faux témoignages, tu ne mentiras pas », combien de fois est-il insolemment et même publiquement violé !
Le septième commandement : « Tu ne n'approprieras pas le bien d'autrui ». De qui le bien est-il encore assuré, après l'expropriation arbitraire et brutale du bien de nos frères et sœurs, membres de communautés religieuses ? de qui la propriété est garantie, si ces biens confisqués illégalement ne sont pas restitués ?
Le sixième commandement : « Tu ne commettras pas d'adultère ». Songez aux consignes et aux assurances sur la liberté des rapports sexuels et sur la maternité hors mariage contenues dans la tristement célèbre lettre ouverte publiée dans la presse par ce Rudolph Hess, qui s'est volatilisé depuis. Et justement sur ce point-là, que ne peut-on déjà lire, observer et apprendre à Münster en fait d'indécence et de bassesse ? À quelle indécence dans le vêtement la jeunesse n'a-t-elle pas dû s'accoutumer ? Préparation à de futurs divorces ! Car ici on détruit la décence, qui est l'enceinte protectrice de la pudeur.
Maintenant c'est aussi le cinquième commandement « Tu ne tueras pas » qui est mis et de côté et qui est violé au vu et au su des services en charge de la protection de l'ordre public et de la vie, puisqu'on se permet de tuer avec préméditation ses semblables innocents et malades, uniquement parce qu'ils sont improductifs et ne peuvent plus produire de biens.
Qu'en est-il maintenant du quatrième commandement, qui exige le respect et l'obéissance envers les parents et les supérieurs ? La position d'autorité des parents est déjà largement minée, et avec toutes les obligations qui s'imposent aux jeunes contre la volonté des parents, est sans cesse davantage ébranlée. Croit-on que l'on puisse conserver un respect sincère et une obéissance scrupuleuse envers l'autorité étatique quand on continue d'enfreindre les commandements de la plus haute autorité, les commandements de Dieu, quand, en outre, on combat et même on essaie d'éradiquer la foi dans le véritable Dieu, transcendant, le Maître du Ciel et de la terre ?
L'observance des trois premiers commandements est quant à elle depuis longtemps largement interrompue dans la vie publique et à Münster. Par combien de gens le dimanche, de même que d'autres jours de fête, est profané et soustrait au service de Dieu ! Par combien le nom de Dieu est-il détourné, profané, blasphémé !
Et ce premier commandement : « Tu n'auras pas d'autre Dieu que moi ! » Au lieu de l'unique Dieu véritable et éternel on fabrique selon son bon plaisir ses propres idoles pour les adorer la nature, ou bien l'Etat, ou bien le peuple, ou encore la race. Et combien en est-il, pour qui en réalité leur Dieu est, selon le mot de saint Paul, leur propre ventre, leur propre bien-être à qui ils sacrifient tout y compris l'honneur et la conscience, les plaisirs des sens, l'avidité, la soif du pouvoir ! Et ensuite on peut bien encore s'arroger les attributs divins et se rendre le maître de la vie et de la mort de ses semblables.
Quand Jésus arriva à Jérusalem et aperçut la ville, il pleura sur elle en disant :
Ah ! si en ce jour tu avais compris, toi aussi, ce message de paix ! Mais non, il est demeuré caché à tes yeux. Oui des jours viendront sur toi où tes ennemis t'environneront de retranchements, t'investiront, te presseront de toutes parts. Ils t'écraseront sur le sol, toi et tes enfants au milieu de toi, et ils ne laisseront pas de toi pierre sur pierre, parce que tu n'as pas reconnu le temps où tu fus visitée !
Regardant avec ses yeux de chair, Jésus a vu seulement les murs et les tours de la ville de Jérusalem, mais l'omniscience divine a vu plus profondément et connaît ce qui se passe dans la ville et ce qu'il en est de ses habitants : « Ô Jérusalem, Jérusalem... combien de fois, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble sa couvée sous ses ailes, et tu n'as pas voulu ! » C'est la grande douleur qui oppresse le cœur de Jésus, qui fait monter des larmes à ses yeux. J'ai voulu ton bien mais tu ne veux pas !
Jésus a vu combien ce refus est coupable, terrible, criminel, désastreux. Le petit homme, cette créature frêle, oppose sa volonté créée à la volonté de Dieu ! Jérusalem et ses habitants, son peuple élu et favorisé opposent leur volonté à celle de Dieu ! De manière insensée et criminelle, ils défient la volonté de Dieu ! C'est pourquoi Jésus pleure sur le péché répugnant et sur la punition inévitable. On ne se moque pas de Dieu !
Chrétiens de Münster ! Est-ce que dans son omniscience le Fils de Dieu, en ce jour, a vu seulement Jérusalem et ses habitants ? A-t-il pleuré seulement sur Jérusalem ? Est-ce que le peuple d'Israël est le seul peuple que Dieu ait entouré, qu'il ait, avec le soin d'un père et l'amour d'une mère, entouré, protégé, attiré à lui ? Est-ce le seul peuple qui ne voulait pas ? Le seul qui ait abandonné la vérité de Dieu, qui ait rejeté la loi de Dieu et ainsi se soit précipité dans la ruine ? Jésus, Dieu omniscient, a-t-il également vu en ce jour notre peuple allemand, notre pays de Westphalie, notre région de Münster, ou la Rhénanie inférieure ? A-t-il également pleuré sur nous ? Pleuré sur Münster ? Pendant mille ans il nous a instruits, nous et nos ancêtres, dans sa vérité, il nous a guidés par sa loi, nourris, nous, de sa grâce, rassemblés comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes. Le fils omniscient de Dieu a-t-il vu en ce jour, qu'en notre temps, il doit également prononcer ce jugement sur nous : « Tu n'as pas voulu ! Voici que votre maison va être abandonnée ! » Comme ce serait effrayant !
Mes chers frères ! J'espère qu'il est encore temps, mais il est grand temps ! Grand temps que nous reconnaissions, maintenant, ce jour même, ce qui peut servir à la paix, ce qui seul peut nous sauver, ce qui peut nous préserver du tribunal divin ; que, sans réserve, nous fassions nôtre la vérité révélée par Dieu et la confessions par notre vie. Que nous fassions des commandements divins le fil conducteur de notre vie et que nous prenions au sérieux cette expression : « plutôt mourir que de pécher ! » Que dans la prière et au travers d'une pénitence sincère nous obtenions le pardon et la miséricorde de Dieu sur nous, sur notre ville, sur notre pays, sur notre cher peuple allemand ! Mais ceux qui veulent continuer à défier le tribunal divin, qui tournent en dérision notre foi, qui méprisent les commandements de Dieu, qui font cause commune avec ceux qui éloignent notre jeunesse du christianisme, qui volent nos religieux et les pourchassent, avec ceux qui livrent à la mort des innocents, nos frères et sœurs, avec ceux-là nous voulons éviter tout contact en confiance, nous voulons soustraire les nôtres à leur influence, de sorte que nous ne soyons pas contaminés par leur manière de pensée et de faire pétrie de scepticisme, pour échapper à la coresponsabilité et de la sorte à la punition que le Dieu de justice doit prononcer et prononcera contre ceux qui, à l'instar de la ville de Jérusalem pleine d'ingratitude, ne voulaient pas ce que Dieu veut. Ô mon Dieu, permets-nous à tous aujourd'hui, en ce jour, avant qu'il ne soit trop tard, de reconnaître ce qui sert la cause de la paix ! Ô très saint cœur de Jésus, toi qui es peiné jusqu'à en pleurer de l'aveuglement et des méfaits des hommes, aide-nous de ta grâce, de sorte que déjà nous aspirions à ce qui t'est agréable et renoncions à ce qui te déplaît, pour que nous restions dans ton amour et trouvions le repos des âmes. Amen.

Clemens August, cardinal von Galen,
sermon prononcé le 3 août 1941 
en l’église Saint-Lambert à Münster