vendredi 30 mai 2014

En pleurant... Alphonse de Lamartine, Le premier regret

Un jour de l'année 1830, étant entré dans une église de Paris le soir, j'y vis apporter le cercueil, couvert d'un drap blanc, d'une jeune fille. Ce cercueil me rappela Graziella. Je me cachai sous l'ombre d'un pilier. Je songeai à Procida 1, et je pleurai longtemps.
Mes larmes se séchèrent ; mais les nuages qui avaient traversé ma pensée pendant cette tristesse d'une sépulture ne s'évanouirent pas. Je rentrai silencieux dans ma chambre. Je déroulai les souvenirs qui sont retracés dans cette longue note, et j'écrivis d'une seule haleine et en pleurant les vers intitulés le Premier Regret. C'est la note, affaiblie par vingt ans de distance, d'un sentiment qui fit jaillir la première source de mon cœur. Mais on y sent encore l'émotion d'une fibre intime qui a été blessée et qui ne guérira jamais bien.
Voici ces strophes, baume d'une blessure, rosée d'un cœur, parfum d'une fleur sépulcrale. Il n'y manquait que le nom de Graziella. Je l'y encadrerais dans une strophe, s'il y avait ici-bas un cristal assez pur pour renfermer cette larme, ce souvenir, ce nom !
LE PREMIER REGRET
Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus au pied, de l'oranger,
Il est, près du sentier, sous la haie odorante,
Une pierre petite, étroite, indifférente
Aux pieds distraits de l'étranger.
La giroflée y cache un seul nom sous ses gerbes,
Un nom que nul écho n'a jamais répété !
Quelquefois cependant le passant arrêté,
Lisant l'âge et la date en écartant les herbes,
Et sentant dans ses yeux quelques larmes courir,
Dit : « Elle avait seize ans ! c'est bien tôt pour mourir !
Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées ?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
Je veux rêver et non pleurer !
Dit : « Elle avait seize ans ! » — Oui, seize ans ! et cet âge
N'avait jamais brillé sur un front plus charmant !
Et jamais tout l'éclat de ce brûlant rivage
Ne s'était réfléchi dans un œil plus aimant !
Moi seul je la revois, telle que la pensée
Dans l'âme où rien ne meurt, vivante l'a laissée,
Vivante ! comme à l'heure où les yeux sur les mien,
Prolongeant sur la mer nos premiers entretiens,
Ses cheveux noirs livrés au vent qui les dénoue,
Et l'ombre de la voile errante sur sa joue,
Elle écoutait le chant du nocturne pêcheur,
De la brise embaumée aspirait la fraîcheur,
Me montrait dans le ciel la lune épanouie,
Comme une fleur des nuits dont l'aube est réjouie,
Et l'écume argentée, et me disait : « Pourquoi
Tout brille-t-il ainsi dans les airs et dans moi ?
Jamais ces champs d'azur semés de tant de flammes,
Jamais ces sables d'or où vont mourir les lames,
Ces monts dont les sommets tremblent au fond des cieux,
Ces golfes couronnés de bois silencieux,
Ces lueurs sur la côte, et ces chants sur les vagues,
N'avaient ému mes sens de voluptés si vagues !
Pourquoi, comme ce soir, n'ai-je jamais rêvé ?
Un astre dans mon cœur s'est-il aussi levé ?
Et toi, fils du matin, dis, à ces nuits si belles
Les nuits de ton pays sans moi ressemblaient-elles ? »
Puis, regardant sa mère, assise auprès de nous,
Posait pour s'endormir son front sur ses genoux.
Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées ?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
Je veux rêver et non pleurer !
Que son œil était pur et sa lèvre candide !
Que son œil inondait mon regard de clarté !
Le beau lac de Némi, qu'aucun souffle ne ride,
A moins de transparence et de limpidité !
Dans cette âme, avant elle, on voyait ses pensées,
Ses paupières jamais, sur ses beaux yeux baissées,
Ne voilaient son regard d'innocence rempli ;
Nul souci sur son front n'avait laissé son pli ;
Tout folâtrait en elle : et ce jeune sourire,
Qui plus tard sur la bouche avec tristesse expire,
Sur sa lèvre entr'ouverte était toujours flottant,
Comme un pur arc-en-ciel sur un jour éclatant !
Nulle ombre ne voilait ce ravissant visage,
Ce rayon n'avait pas traversé de nuage !
Son pas insouciant, indécis, balancé,
Flottait comme un flot libre où le jour est bercé,
Ou courait pour courir ; et sa voix argentine,
Écho limpide et pur de son âme enfantine,
Musique de cette âme où tout semblait chanter,
Égayait jusqu'à l'air qui l'entendait monter !
Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées ?
Laissez le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
Je veux rêver et non pleurer !
Mon image en son cœur se grava la première,
Comme dans l'œil qui s'ouvre, au matin, la lumière ;
Elle ne regarda plus rien après ce jour ;
De l'heure qu'elle aima, l'univers fut amour !
Elle me confondait avec sa propre vie,
Voyait tout dans mon âme, et je faisais partie
De ce monde enchanté qui flottait sous ses yeux,
Du bonheur de la terre et de l'espoir des cieux.
Elle ne pensait plus au temps, à la distance ;
L'heure seule absorbait toute son existence ;
Avant moi cette vie était sans souvenir,
Un soir de ces beaux jours était tout l'avenir !
Elle se confiait à la douce nature
Qui souriait sur nous, à la prière pure
Qu'elle allait, le cœur plein de joie et non de pleurs,
À l'autel qu'elle aimait répandre avec ses fleurs :
Et sa main m'entraînait aux marches de son temple,
Et, comme un humble enfant, je suivais son exemple,
Et sa voix me disait tout bas : « Prie avec moi !
Car je ne comprends pas le ciel même sans Toi ! »
Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées ?
Laissez le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
Je veux rêver et non pleurer !
Voyez dans son bassin l'eau d'une source vive
S'arrondir comme un lac sous son étroite rive,
Bleue et claire, à l'abri du vent qui va courir
Et du rayon brûlant qui pourrait la tarir !
Un cygne blanc nageant sur la nappe limpide,
En y plongeant son cou qu'enveloppe la ride,
Orne sans le ternir le liquide miroir,
Et s'y berce au milieu des étoiles du soir ;
Mais si, prenant son vol vers des sources nouvelles,
Il bat le flot tremblant de ses humides ailes,
Le ciel s'efface au sein de l'onde qui brunit,
La plume à grands flocons y tombe et la ternit,
Comme si le vautour, ennemi de sa race,
De sa mort sur les flots avait semé la trace ;
Et l'azur éclatant de ce lac enchanté
N'est plus qu'une onde obscure où le sable a monté !
Ainsi, quand je partis, tout trembla dans cette âme ;
Le rayon s'éteignit, et sa mourante flamme
Remonta dans le ciel pour n'en plus revenir.
Elle n'attendait pas un second avenir ;
Elle ne languit pas de doute en espérance,
Et ne disputa pas sa vie à la souffrance ;
Elle but d'un seul trait le vase de douleur ;
Dans sa première larme elle noya son cœur !
Et, semblable à l'oiseau, moins pur et moins beau qu'elle,
Qui le soir, pour dormir, met son cou sous son aile,
Elle s'enveloppa d'un muet désespoir,
Et s'endormit aussi, mais bien avant le soir !
Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées ?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
Je veux rêver et non pleurer !
Elle a dormi quinze ans dans sa couche d'argile,
Et rien ne pleure plus sur son dernier asile,
Et le rapide oubli, second linceul des morts,
A couvert le sentier qui menait vers ces bords ;
Nul ne visite plus cette pierre effacée,
Nul n'y songe et n'y prie !... excepté ma pensée,
Quand, remontant le flot de mes jours révolus,
Je demande à mon cœur tous ceux qui n'y sont plus,
Et que, les yeux flottants sur de chères empreintes,
Je pleure dans mon ciel tant d'étoiles éteintes !
Elle fut la première, et sa douce lueur
D'un jour preux et tendre éclaire encor mon cœur !
Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées ?
Laissez le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées ?
Je veux rêver et non pleurer !
Un arbuste épineux, à la pâle verdure,
Est le seul monument que lui fit la nature ;
Battu des vents de mer, du soleil calciné,
Comme un regret funèbre au cœur enraciné,
Il vit dans le rocher sans lui donner d'ombrage ;
La poudre du chemin y blanchit son feuillage ;
Il rampe près de terre, où ses rameaux penchés
Par la dent des chevreaux sont toujours retranchés
Une fleur au printemps, comme un flocon de neige,
Y flotte un jour ou deux ; mais le vent qui l'assiège
L'effeuille avant qu'elle ait répandu son odeur,
Comme la vie avant qu'elle ait charmé le cœur !
Un oiseau de tendresse et de mélancolie
S'y pose pour chanter sur le rameau qui plie !
Oh ! dis, fleur que la vie a fait sitôt flétrir,
N'est-il pas une terre où tout doit refleurir ?
Remontez, remontez à ces heures passées !
Vos tristes souvenirs m'aident à soupirer !
Allez où va mon âme ! allez
, ô mes pensées !
Mon cœur est plein, je veux pleurer !
C'est ainsi que j'expiai par ces larmes écrites la dureté et l'ingratitude de mon cœur de dix-huit ans. Je ne puis jamais relire ces vers sans adorer cette fraîche image que rouleront éternellement pour moi les vagues transparentes et plaintives du golfe de Naples... et sans me haïr moi-même ! Mais les âmes pardonnent là-haut. La sienne m'a pardonné. Pardonnez-moi aussi, vous ! ! J'ai pleuré.
Alphonse de Lamartine, in Graziella


1. Petite île, dans le prolongement du golfe de Naples.

dimanche 25 mai 2014

En Cène... Don Primo Mazzolari, Notre frère Judas

Mes chers frères, c'est une scène d'agonie et de cénacle. Dehors, il fait si sombre et il pleut. Dans cette église, qui est devenue le Cénacle, pas de pluie, il n'y a pas de ténèbres, mais il y a une solitude de cœurs dont peut-être le Seigneur porte le poids. Il y a un nom qui revient beaucoup dans la prière quand je célèbre la messe en commémoration de la Cène du Seigneur, un nom qui provoque la peur, le nom de Judas, le traître.
Un groupe de vos enfants sont les Apôtres ; ils sont douze. Ce sont tous des innocents, tous bons, ils n'ont pas encore appris à trahir, et Dieu veuille que non seulement eux, mais aussi tous nos enfants, peuvent ne pas apprendre à trahir le Seigneur. Qui trahit le Seigneur, trahit son âme, trahit ses frères, sa conscience, son devoir et devient malheureux.
Je mets un instant le Seigneur de côté, ou plutôt le Seigneur n’est plus présent que dans le reflet de la douleur de cette trahison : elle a donné au cœur du Seigneur une souffrance infinie.
Pauvre Judas. Que s’est-il passé dans son âme ? je ne sais pas. C’est l'un des personnages les plus mystérieux que l'on trouve dans la Passion du Seigneur. Il ne faut même pas essayer de l'expliquer. Je suis heureux de vous demander un peu de compassion pour notre pauvre frère Judas. N'ayez pas honte d’éprouver cette fraternité. Je n'en ai pas honte, car je sais combien de fois j'ai trahi le Seigneur ; et je crois qu'aucun d'entre vous ne devrait avoir honte de lui. En l'appelant frère, nous nous rapprochons du Seigneur. Quand Il a reçu le baiser de la trahison à Germaniste, le Seigneur a répondu par ces mots que nous ne devons pas oublier : "Ami, avec ce baiser tu livres le Fils de l'homme ! »
Ami ! Ce mot vous dit l'infinie tendresse de l'amour du Seigneur. Il vous fait comprendre aussi pourquoi je l’ai appelé frère. Le Seigneur avait dit au cours de la Cène « je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis ». Les apôtres sont devenus des amis du Seigneur : bons, ou pas ; ou généreux et fidèles, ou pas ; ils sont toujours amis. Nous pouvons trahir l'amitié du Christ, le Christ n’a jamais trahi ses amis ; même quand ils ne le méritent pas, même lorsque nous nous révoltons contre Lui, même si nous Le nions : devant Ses yeux et Son cœur, nous sommes toujours Ses amis. Judas est un ami du Seigneur, même si, en l'embrassant, il consomme la trahison du Maître.
Je me suis demandé : comment un apôtre du Seigneur peut-il finir comme un traître ? Comprenez-vous, mes chers frères, le mystère du mal ? Pouvez-vous me dire comment nous sommes devenus mauvais ? Rappelez-vous que, tous, nous avons découvert en nous-mêmes le mal. Nous avons vu de plus en plus le mal, nous ne savons même pas pourquoi nous nous sommes abandonnés au mal, pourquoi nous sommes devenus des blasphémateurs, des négateurs. Nous ne savons pas parce que nous nous sommes détournés du Christ et de l'Église. À un moment donné du mal est sorti ; d’où est-il sorti ? qui vous l’a enseigné ? qui a corrompu ? qui a enlevé l'innocence ? qui a enlevé la foi ? qui a enlevé la capacité de croire dans le bien, d’aimer le bien, d'accepter les devoirs, d’affronter la vie comme une mission ? Vous voyez, Judas est notre frère ! Frère dans cette misère commune et dans cette surprise !
Mais quelqu'un doit avoir aidé Judas à devenir le traître. Il y a un mot dans les évangiles, qui n'explique pas le mystère du mal et Judas, mais qui le met en évidence d'une façon impressionnante : « Satan l’a pris ». Il a pris possession de lui, quelqu'un s’est mis à sa place. Combien de personnes ont l'art de Satan pour détruire l'œuvre de Dieu ; pour désoler les consciences, jetant le doute, suggérant l'incrédulité, retirant la confiance en Dieu, effaçant Dieu des cœurs de tant de créatures. Ce travail du mal est l'œuvre de Satan. Il a agi en Judas, et peut également agir en nous, si nous ne faisons pas attention. Pour cette raison, le Seigneur a dit à ses apôtres dans le jardin de Gethsémani : « Restez éveillés, et priez pour que vous n’entriez pas en tentation ».
Et la tentation a démarré avec l'argent. Les mains ont compté l'argent. Qu'est-ce que vous me donnez ? Je l'ai mis dans les mains ? Et j’ai compté avec lui les trente pièces d'argent. Mais il les comptait pour lui, alors que le Christ avait déjà été arrêté et traduit devant le tribunal. Vous voyez la transaction ! L'ami, le maître, celui qui l'avait choisi, qui l’avait fait apôtre, qui l’avait fait enfant de Dieu ; celui qui nous a donné la dignité, la liberté, la grandeur des enfants de Dieu ! Une transaction ! Trente pièces d'argent ! Le petit gain. C'est un peu de conscience, mes chers frères, trente pièces d'argent. Et parfois, nous vendons même pour moins de trente pièces d'argent. Voici nos résultats, de sorte que nous nous sentons, dans le catalogue Judas, comme un mauvais homme d'affaires.
Il y a quelqu'un qui pense qu'il a fait une affaire en vendant le Christ, en reniant le Christ, en prenant la part de l'ennemi. Il croit qu'il a gagné sa place, un peu de travail, un certain respect, une certaine considération, y compris certains amis qui apprécient de pouvoir confisquer le meilleur de l'âme et de la conscience de certains de leurs compagnons. Ici, vous voyez le gain ? Trente pièces d'argent ! Que deviendront ces trente pièces d'argent ?
À un moment, vous voyez un homme, Judas. Nous sommes le lendemain, le Christ va être condamné à mort. Peut-être qu'il n'avait pas imaginé que sa trahison allait aboutir là. Quand il entend la sentence de crucifixion, quand il Le voit battu à mort dans la salle de Pilate ; le traître a un geste, un grand geste. Il va là où s’étaient réunis les chefs du peuple, ceux qui avaient acheté ; là même où il s’était laissé acheter. Il tient le sac, il prend les trente pièces d'argent, il les jette, c'est le prix du sang des Justes. Une révélation de la foi lui avait fait mesurer la gravité de son crime. Cet argent ne compte plus. Il avait fait de nombreux calculs sur cet argent. L'argent. Trente pièces d'argent. Qu’importe la conscience, qu’importe d’être chrétien, qu’importe Dieu ? Dieu, nous ne le voyons pas, Dieu ne nous nourrit pas, Dieu ne nous divertit pas, Dieu n’est pas la raison de notre vie !... Les trente pièces d'argent… Et nous n'avons pas la force de les tenir dans nos mains. Et nous les jetons. Parce que là où la conscience n'est pas tranquille, même l'argent devient un supplice.
Il a un geste, un geste qui dénote une grandeur humaine. Il jette. Croyez-vous que les gens comprennent quelque chose ? ils ramassent et disent : « Parce que ces pièces sont le prix du sang, nous les mettrons de côté. Achetons un petit champ, et nous allons faire un cimetière pour les étrangers qui meurent pendant la Pâque et les autres fêtes majeures de notre peuple ».
Ainsi, la scène a changé ; demain soir ici, quand vous découvrirez la croix, vous verrez qu'il y a deux potence, il y a la croix du Christ ; il y a un arbre, où le traître s’est pendu. Pauvre Judas. Notre pauvre frère. Son plus grand péché n’est pas d’avoir vendu le Christ ; c’est sa désespérance. Pierre avait renié le Maître ; et puis il Le regarda et se mit à pleurer, et le Seigneur l’a remis à sa place : Son vicaire. Tous ont abandonné le Seigneur et quand les apôtres sont de retour, le Christ leur pardonne et les reprend avec la même confiance. Pensez-vous qu'il n'y aurait pas eu de place pour Judas s'il l’avait voulu, s'il était venu au pied du Calvaire, s'il avait regardé la Croix au moins d’un coin, ou d’un virage de la route ? Si, le Salut l’aurait rejoint, lui aussi.
Pauvre Judas. Une croix… et l’arbre d'un pendu. Des clous… et une corde. Essayez de comparer ces deux fins. Vous allez me dire : « L’un est mort, et l’autre est mort ». Mais je voudrais vous demander quelle est la mort que vous choisissez : sur la Croix comme le Christ, avec l'espérance du Christ ; ou pendu, désespéré, avec rien en face ?
Pardonnez-moi si, au cours de cette soirée qui aurait dû être chaleureuse, je vous ai fait part de ces considérations si douloureuses ; mais j'aime aussi Judas ; Judas est mon frère. Je vais prier pour lui ce soir, parce que je ne le juge pas, je ne le condamne pas ; de même que je ne dois pas me juger, que je ne dois pas me condamner. Je ne peux pas m'empêcher de penser que même Judas bénéficie de la miséricorde de Dieu, cette étreinte de la charité. Ce mot ami, que lui a dit le Seigneur pendant qu'il l'embrassait en le trahissant : je ne peux pas croire que ce mot n'ait pas fait son chemin dans son pauvre cœur. Et peut-être la dernière fois, se souvenant de ce mot et du fait que Jésus avait accepté son baiser, Judas a dû entendre que le Seigneur l'aimait toujours et qu'Il le recevait dans Son Au-delà. Peut-être le premier apôtre qui se soit réuni avec le Bon Larron. Un cortège qui semble bien faire honneur au fils de Dieu, en tant que personnes reçues, et qui est une grandeur de Sa miséricorde.
Et maintenant, avant de reprendre la messe, je vais répéter ce que Christ a fait dans la dernière Cène, en lavant les pieds de ces enfants qui représentent les apôtres du Seigneur au milieu de nous, en embrassant ces pieds innocents. Laissez-moi réfléchir un instant au Judas que j'ai au fond de moi, au Judas que peut-être vous avez au fond de vous. Et permettez- moi de demander à Jésus, à Jésus qui est à l'agonie, à Jésus qui nous accepte tels que nous sommes, permettez-moi de lui demander, comme une grâce pascale, de m’appeler ami.
Pâques est cette parole dite à un pauvre Judas comme moi, dite à un pauvre Judas comme vous. C'est la joie d’être aimé par le Christ, d’être pardonné par le Christ, d’être sauvé du désespoir par le Christ. Même lorsque nous  nous révoltons tout le temps contre Lui, même si nous blasphémons, même si le prêtre nous rejette au dernier moment de notre vie, rappelez-vous que pour Lui, nous serons toujours des amis.

Don Primo Mazzolari
Jeudi Saint 1958


[ndvi : n’entendant pas l’italien, ma traduction motorisée de http://www.parrocchiadirovellasca.it/leggendo/inprimopiano/mondo_mazzolari.asp est très certainement améliorable: n’hésitez pas à me faire part de mes contre-sens et approximations...]

samedi 24 mai 2014

En musant... Albert Samin, Vieilles Cloches

À Louis Le Cardonnel.
Les cloches d'autrefois, dites, où sonnent-elles ?
L'antan naïf est mort. Les anges, blancs défunts,
Reposent, les doigts joints, au tombeau de leurs ailes.
La Vierge a clos ses yeux. Dans les jardins fidèles
L'âme des lis penchés est veuve de parfums.
L'enfant nu, grelottant sur la paille des crèches,
Ne voit plus de roi mage en extase à ses pieds.
La ville impie est sourde à la ferveur des flèches.
Les nefs n'entendent plus clans l'orage des prêches
Tonner la voix de fer des grands moines altiers.
Nul enfantin pinceau n'enlumine, candide,
Son rêve primitif aux marges des missels.
Le vent qui passe fait pleurer l'église vide ;
Et le prêtre doré clans l'étole rigide,
Le dimanche, officie au désert des autels.
L'antique renouveau des fêtes surannées
Ne fleurit plus aux vieux pavés du siècle dur.
Ô fêtes d'autrefois dans l'aurore sonnées,
Ô fêtes, qui veniez par le ciel, couronnées
De beaux noms, où tremblait un mystère d'azur !
Les chapelets bénits, consolateurs des veuves,
Ne s'égrèneront plus sous les doigts orphelins.
Il n'est plus le calvaire, où toutes les épreuves,
Comme à la grande mer où se perdent les fleuves,
Noyait leurs pleurs d'un jour aux vieux sanglots divins.
La foi des nations s'en va, pauvre exilée.
Le mauvais serviteur commande à la maison.
L'étoile du berger aussi s'en est allée ; Et
Notre-Dame en deuil regarde, inconsolée,
Descendre le soleil gothique à l'horizon.
Une lueur encor flotte, à s'éteindre prompte,
Rouge adieu sanglotant des pourpres de jadis.
Nos cœurs ont froid. La nuit d'une angoisse nous dompte...
Écoute !... On chante les derniers De Profundis.
Et voici que le spleen, le spleen lunaire monte !


Albert Samin, in Au Jardin de l’Infante

mercredi 21 mai 2014

En statuant... La Manécanterie des Petits Chanteurs à la Croix de Bois

[ndvi : j'ai lu récemment que les Petits Chanteurs à la Croix de Bois avaient, à l'origine, "une dimension laïque". Ayant un proche parmi les membres du Comité fondateur, j'ai fouillé mes archives, et déniché les Statuts... à vous de juger !]


MANÉCANTERIE
DES
Petits Chanteurs à la Croix de Bois
91, Rue Lecourbe, 91 — PARIS
* * *
STATUTS
* * *
Article premier
La Manécanterie des Petits Chanteurs à la Croix de Bois est une œuvre qui se propose :
1° De répandre le chant grégorien et la musique palestrinienne selon les principes du « Motu Proprio » de S. S. Pie X, au moyen d'une maîtrise d'hommes et d'enfants de bonne volonté destinée à exécuter les chefs-d'œuvre de l'art sacré dans les églises et les chapelles qui feront appel à son concours, spécialement dans les paroisses pauvres ;
De faire l'éducation morale et religieuse des enfants en prenant pour base de cette éducation l'art auquel on les initie à la Manécanterie.
Article 2
La Manécanterie est dirigée par un Comité de 7 membres, dont 3 inamovibles : MM. P. Martin, fondateur de l'œuvre ; J. Rebufat et P. Berthier.
Les quatre autres membres sont élus : l'un par les trois membres inamovibles, et les trois autres par l'Assemblée générale de novembre ; ils sont nommés pour un an et rééligibles.
Le Comité élit dans son sein un secrétaire et un trésorier (1), élus pour un an et rééligibles.
Le Comité se réserve, lorsque les circonstances l'exigeront, de faire appel à un membre en service extraordinaire qui portera le titre de membre adjoint, et dont il pourra se séparer quand il le jugera nécessaire.
Le Comité a pour mission essentielle de maintenir rigoureusement l'œuvre dans l'esprit où elle a été conçue et tel qu'il ressort de l'article 1er des présents Statuts. Il a pleins pouvoirs à cet effet.
Il fait part de sa gestion aux membres actifs réunis en Assemblée générale deux fois par an.
Article 3
La direction spirituelle de la Manécanterie est confiée à un aumônier, appartenant au clergé de la paroisse dont l'œuvre fait partie.
Article 4
La Manécanterie, conçue dans une pensée de charité chrétienne et d'apostolat, est ouverte à tous les dévouements et à toutes les bonnes volontés.
Elle comprend :
                a) des membres actifs ;
                b) des membres honoraires ;
                c) des dames patronnesses.
Article 5
Les membres actifs doivent payer une cotisation minimum de 5 francs par an, et prendre une part effective à l'œuvre de la Manécanterie.
Pour prendre une part effective à l'œuvre de la Manécanterie, il faut :
                Ou bien prendre part aux répétitions d'hommes et aux répétitions générales ;
                Ou bien prendre soin, au moins une fois par semaine, des enfants de la Manécanterie.
Article 6
Les membres actifs doivent avoir au moins 16 ans, être présentés par deux membres déjà agréés, et être acceptés par le Comité.
Tout membre actif empêché de satisfaire à ses obligations doit s'excuser personnellement auprès du Comité.
Tout membre actif qui ne s'excuserait pas d'absences trop fréquentes recevra un premier avertissement. S'il n'en tient pas compte, le Comité pourra prononcer son exclusion.
Article 7
À l'âge de 18 ans, les enfants qui auront fréquenté régulièrement la Manécanterie au titre de Petits Chanteurs pourront être agréés par le Comité comme membres actifs sans avoir de cotisation à payer. Il en est de même des enfants qui ont fait partie d'une autre maîtrise et qui demanderaient à collaborer à l'œuvre.
Article 8
Chaque année, aux mois d'avril et de novembre, les membres actifs se réunissent, sur convocation du Comité, en Assemblée générale. Ils reçoivent communication de la gestion du Comité et lui soumettent, s'il y a lieu, leurs observations : celles-ci devront être discutées par le Comité. Ils procèdent enfin, à l'Assemblée de novembre, à l'élection de trois des membres amovibles du Comité.
Ne peuvent prendre part aux votes de l'Assemblée générale et ne sont éligibles au Comité que les membres actifs inscrits depuis au moins six mois et remplissant régulièrement leurs fonctions.
Article 9
Les membres honoraires paient une cotisation minimum de 10 fr. par an.
Le Comité se réserve de nommer membres honoraires les personnes qui, en dehors de toute cotisation, auront rendu un service signalé à la Manécanterie.
Les membres honoraires peuvent racheter leurs cotisations par le versement d'une somme de 500 fr.
Article 10
Parmi les Dames membres honoraires, celles qui prennent une part plus effective à l'œuvre de la Manécanterie (2) reçoivent le titre de Dames Patronnesses.
Article 11
Tout membre qui serait en opposition avec le but de l'œuvre tel qu'il est défini par l'article 1er des présents Statuts, pourra être exclu par le Comité.
Article 12
Le répertoire est essentiellement composé de musique palestrinienne (maîtres primitifs) et de chant grégorien.
En outre, le Comité pourra faire exécuter des œuvres modernes dans le style palestrinien et des œuvres de J.-S. Bach.
Article 13
L'instruction musicale et la direction du chœur sont exclusivement réservées aux membres du Comité. Le Comité se réserve, sur ce point, de déléguer ses pouvoirs.
Article 14
L'œuvre s'occupe, dans la mesure de ses moyens, de placer, à leur sortie de l'école, les enfants qui ont régulièrement fréquenté la Manécanterie.
Article 15
Le Comité se réserve de modifier les présents Statuts, à l'exclusion des articles 1er et 12 qui constituent le principe même de l'œuvre.


Pour le Comité :

Le Secrétaire,
J. REBUFAT.
Fait à Paris, le 8 octobre 1907.
(Revu le 30 mars 1911.)

(1) Le trésorier est autorisé à toucher les mandats, bons de poste, chèques, et en général tous les envois d'argent adressés à la Manécanterie.
(2) Par exemple en s'occupant de l'habillement des enfants, de leur colonie de vacances, de la vente de charité annuelle, des offices, des promenades ou des jeux, etc.              



4-11  Imp. PELLUARD, 212, rue Saint-Jacques. — Paris.

lundi 19 mai 2014

En hommant... John Eldredge, Le cœur à l'état brut

Le désert m'environne. Le vent qui s'engouffre dans les cimes des pins derrière moi gronde comme l'océan. Dans l'étendue bleue au-dessus de moi, des vagues de nuages moutonnants viennent caresser le sommet de la montagne que je viens de gravir. À mes pieds s'étend à perte de vue une mer d'armoise. Elle revêt une teinte pourpre, mais la plus grande partie de l'année, elle est gris argent. C'est le genre de paysage qu'on pourrait traverser à cheval pendant des jours sans jamais rencontrer âme qui vive. Aujourd'hui, je suis à pied. Bien que le soleil brille avec éclat cet après-midi, la température n'excédera probablement pas 0 degré, près de la grande faille continentale. D'ailleurs, trempé de sueur à la suite des efforts déployés pour escalader cette face, maintenant je tremble de froid. Nous sommes fin octobre et l'hiver approche. Au loin, à environ cent cinquante kilomètres en direction du sud-ouest, d'autres montagnes sont déjà couvertes de neige.
Mes jeans sont imprégnés de la forte odeur de sauge qui dégage mes voies respiratoires. Je suffoque, car à plus de 3 000 mètres d'altitude, l'air s'est raréfié. Je suis contraint de me reposer, même si je sais que chaque halte m'éloigne un peu plus de mon gibier. Celui-ci a toujours eu l'avantage. Bien que les traces repérées ce matin soient fraîches — d'il y a juste quelques heures — j'ai peu d'espoir. Dans ce laps de temps, le bouquetin mâle peut facilement parcourir de grandes distances dans ce paysage accidenté, surtout s'il est blessé ou traqué.
Le bouquetin est l'une des créatures les plus insaisissables. Il est le roi qui hante les hauteurs, plus prudent et défiant que le cerf, et donc plus difficile à capturer. Il vit à des altitudes plus élevées et parcourt en une journée des distances supérieures à celles parcourues par n'importe quel autre gibier. Le mâle semble posséder un sixième sens qui détecte la présence humaine. J'ai parfois réussi à m'en approcher, mais l'instant d'après, il avait détalé. Il s'évanouissait en silence dans des fourrés si denses qu'on aurait pu les penser impénétrables même pour un lièvre.
Il n'en fut pas toujours ainsi. Pendant des siècles, les bouquetins ont gambadé dans les prairies ; des troupeaux entiers venaient se repaître de l'herbe grasse des verts pâturages. Maintenant, si on désire les apercevoir, c'est selon leur bon vouloir, dans des repaires inaccessibles, bien loin de la civilisation. C'est pour cela que je suis venu.
Et aussi pour cela que je traîne, laissant le vieux bouquetin poursuivre sa course. Voyez-vous, ma chasse n'a rien à voir avec cet animal. Et je le savais avant même d'arriver en cet endroit. Je poursuis autre chose, ici, dans la nature sauvage. Je suis à la recherche d'une proie encore plus fuyante... une proie que je ne pourrai saisir qu'avec l'aide des solitudes désertiques. Je recherche mon cœur.
Le cœur à l'état brut
Ève fut créée dans la beauté luxuriante du jardin d'Eden. Mais souvenez-vous qu'Adam, lui, fut créé à l'extérieur du jardin, dans le désert. Dans le récit de nos origines, le deuxième chapitre de la Genèse le dit clairement : Dieu créa l'homme au sein d'une nature sauvage, non domestiquée. C'est seulement après l'avoir créé que Dieu l'introduisit dans le jardin d'Eden. Depuis ce temps, les garçons ne se sont jamais vraiment sentis chez eux à l'intérieur, et les hommes ont une soif insatiable d'exploration. Nous aspirons à retrouver le lieu où Dieu nous a façonnés. Comme l'a dit le naturaliste John Muir, c'est dans les montagnes que l'homme se sent chez lui. La partie la plus profonde du cœur de l'homme n'est pas domptée, et c'est bien qu'il en soit ainsi. « La vie dans un bureau ne me convient pas, pouvait-on lire sur une publicité de la marque d'articles de sport North Face. La vie dans un taxi ne me convient pas non plus, pas davantage que le fait de marcher sur un trottoir ». Je ne peux que dire « Amen ! » à ces paroles. Et d'en conclure : « Ne jamais cesser d'explorer ».
Mon genre semble avoir besoin d'encouragement. Ce besoin est naturel, comme notre amour des cartes de géographie. En 1260, Marco Polo mit les voiles en direction de la Chine. Quant à moi, en 1967, à l'âge de sept ans, avec mon ami Daniel, je me mis à creuser un trou profond à l'arrière de notre cour. Nous avons renoncé à poursuivre lorsque nous avons atteint la profondeur impressionnante de deux mètres ! Hannibal traversa les Alpes avec ses éléphants ; dans la vie d'un garçon arrive le jour où il commence par traverser la rue et entre dans la compagnie des grands aventuriers. Scott et Amundsen firent voile vers le pôle Sud, Peary et Cook vers le pôle Nord. L'été dernier, lorsque je permis à mes garçons de prendre leurs vélos pour aller jusqu'à l'épicerie pour s'acheter une boisson, on aurait cru que je leur avais donné un charter pour aller en Équateur ! Malgré tous les avertissements qu'il reçut, à savoir que lui et son équipage tomberaient dans le néant une fois arrivé au bout de la terre, Magellan fit résolument cap vers l'ouest en contournant la pointe de l'Amérique du Sud.
Mes garçons et moi étions debout sur les rives d'une rivière au printemps 1998, animés du désir impérieux de la descendre en raft. Le cours d'eau, enflé par la fonte des neiges abondantes tombées durant l'hiver, était sorti de son lit et coulait entre les arbres des deux côtés. Au milieu de la rivière, l'eau, claire comme du cristal vers la fin de l'été, ressemblait plutôt à du chocolat au lait ; le cours d'eau charriait des troncs, des branches enchevêtrées qui constituaient des obstacles plus grands que des voitures. Et bien d'autres objets encore descendaient le torrent. Haute, boueuse et rapide, la rivière n'était pas engageante. On ne voyait aucune embarcation sur l'eau. Ai-je d'ailleurs mentionné qu'il pleuvait ? Mais nous avions un canoë flambant neuf, les rames en main ; certes, je n'avais jamais flotté sur cette rivière à bord d'une embarcation légère, ni d'ailleurs sur aucune autre rivière, mais qu'est-ce que cela pouvait bien faire ? Nous avons sauté dans notre canoë et avons filé vers l'inconnu, comme Livingstone s'enfonçant dans l'intérieur de l'Afrique noire.
L’aventure, avec tout ce qu'elle comporte de danger et d'inconnu, est une aspiration spirituelle profondément ancrée dans l'âme d'un homme. L'être masculin a besoin d'un lieu où il n'y a rien de préfabriqué, de modulaire, de « zéro pour cent de matières grasses », pas de restauration rapide, pas d'internet, pas de micro-ondes. Un endroit où il n'y a pas de lignes de démarcation, de téléphones cellulaires ni de réunions de comité. Où il y a de la place pour l'âme. Où, finalement, la géographie suit le contour du cœur. Regardez les héros des textes bibliques : Moïse n'a pas rencontré Dieu sur une zone commerciale ; il L'a trouvé (ou plutôt il a été trouvé par Lui) quelque part dans les déserts du Sinaï, loin, très loin du confort de l'Égypte. C'est vrai également de Jacob qui lutta avec Dieu non sur le divan de son salon, mais dans un oued, quelque part à l'ouest du Yabboq en Mésopotamie. Où le grand prophète Élie se rendit-il pour refaire ses forces ? Dans le désert. Tout comme Jean-Baptiste et son cousin Jésus, qui fut conduit par l'Esprit dans le désert.
Quoi que ces explorateurs aient pu chercher, ils étaient également en quête d'eux-mêmes. Au plus profond du cœur humain sont tapies quelques questions fondamentales auxquelles on ne peut répondre autour d'une table de cuisine. Qui suis-je ? De quoi suis-je fait ? À quoi suis-je destiné ? C'est la peur qui maintient l'homme chez lui où tout est net et bien ordonné et sous son contrôle. Or, il ne faut pas chercher la réponse à ces questions à la télévision ou dans le réfrigérateur. Moïse reçut son ordre de mission pour la vie et découvrit sa raison d'être sur les sables brûlants du désert, perdu dans l'étendue vierge de tout chemin battu. Il était appelé à une tâche bien plus grande qu'il n'aurait pu imaginer, à une fonction plus importante que PDG ou « Prince d'Égypte ». C'est sous des étoiles qui lui étaient étrangères, dans la terreur nocturne que Jacob reçut son nom nouveau, son vrai nom. À ce moment-là, il n'est plus le négociateur rusé ; il est celui qui lutte avec Dieu. La mise à l'épreuve du Christ dans le désert lui sert en fait à affirmer son identité. « Si Tu es vraiment ce que Tu prétends être... » Celui qui veut réellement découvrir qui il est et pourquoi il est sur terre, doit entreprendre ce pèlerinage personnel.
Il doit le faire pour retrouver son cœur.
La fuite du cœur
La manière dont la vie se déroule aujourd'hui a tendance à repousser le cœur de l'homme dans les régions les plus éloignées de l'âme. Heures interminables devant l'écran de l'ordinateur ; vente de chaussures dans la zone commerciale ; réunions, emplois du temps surchargés, appels téléphoniques. Le monde des affaires — celui où la plupart des Occidentaux vivent et meurent — exige que l'homme soit efficace et ponctuel. Les politiques mises en œuvre et les dispositions prises ne visent qu'un but : harnacher l'homme à la charrue et l'obliger à produire. Mais l'âme refuse obstinément de se laisser harnacher. Elle ne sait rien des chronométreurs, des dates limites et des bilans avec pertes et profits. L'âme soupire après la passion, la liberté, la vie. Comme l'a dit le poète D. H. Lawrence à juste titre : « Je ne suis pas un mécanisme ». L'homme a besoin de vibrer au rythme des battements de la terre ; il a besoin de tenir en main quelque chose de concret, la barre d'un bateau, les rênes d'un équipage, une corde rugueuse ou tout simplement une pelle. L'homme peut-il passer toute sa journée à conserver ses ongles propres ? Est-ce de cela que rêve le garçon ?
La société ne parvient pas à bien définir ce qu'est l'homme. Après avoir consacré les trente dernières années à redéfinir la masculinité et faire des hommes des êtres plus sensibles, plus sûrs, plus abordables, bref, plus féminins, elle reproche maintenant à l'homme de ne plus être viril ! Elle soupire : « Les garçons doivent rester des garçons ! » Comme si pour être vraiment homme, celui-ci devait renoncer au désert et à l'esprit d'aventure, s'installer confortablement et vivre en toute sécurité dans un salon feutré. « Où sont les vrais hommes ? » Cette question revient souvent et fait l'objet de nombreuses émissions et de livres. Je suis tenté de répondre : « On leur a demandé d'être des femmes ! » Il en résulte une confusion des genres telle qu'il n'en a jamais existé dans toute l'histoire du monde. Comment savoir si on est homme quand on s'est fixé comme objectif de veiller sur ses manières ?
Et puis, hélas, il y a l'église. Tel qu'il est généralement, le christianisme a considérablement porté atteinte aux hommes. Tout compte fait, je pense que la plupart des hommes qui fréquentent une église croient que Dieu les a placés sur terre pour qu'ils soient de braves garçons. On nous ressasse alors que l'ennui avec les hommes, c'est qu'ils ne savent pas tenir leurs promesses, se conduire en guides spirituels, parler comme il faut à leurs épouses, élever leurs enfants. Mais s'ils consentent à faire les efforts nécessaires, ils arriveront tout de même à être de braves gars. C'est ce qu'on nous présente comme modèle de maturité : être de braves gars. Ne pas fumer, ne pas boire, ne pas jurer : voilà ce qui fait de nous des hommes. Permettez-moi de poser une question à mes lecteurs masculins : dans vos rêves d'enfance, envisagiez-vous de devenir un brave gars ? (Mesdames, le prince de vos rêves était-il un homme fougueux et passionné ou un brave gars ?)
Est-ce que j'exagère ? Entrez dans n'importe quelle église, jetez un regard autour de vous et demandez-vous : qu'est-ce qu'un homme chrétien ? N'écoutez pas ce qu'on vous en dit. Observez. Vous n'aurez plus aucun doute. Vous devrez admettre qu'un homme chrétien s'ennuie. Lors d'une récente retraite d'église, je me suis entretenu avec un homme dans la cinquantaine. Je l'écoutai attentivement me parler de son cheminement d'homme. « Je me suis efforcé au cours des vingt dernières années d'être un brave homme comme l'église le définit ». Perplexe, je lui demandai de m'indiquer ce qu'il entendait par là. Il marqua une longue pause et répondit : « Plein d'égards pour autrui et coupé de son propre cœur ». « Vraiment une description parfaite, me dis-je. C'est tout à fait cela ».
Comme s'en plaint Robert Bly dans L'homme sauvage et l'enfant 1 : « Certaines femmes ne veulent pour mari qu'un homme passif ; l'Église souhaite un homme dompté, qu'elle appelle prêtre ; l'université recherche un homme civilisé, bien installé dans sa fonction ; l'entreprise veut un homme propre, bien rasé, béni oui-oui ». On assiste à une attaque en règle contre l'âme masculine. C'est pourquoi le cœur de l'homme se réfugie sur les hauteurs, dans les endroits reculés, comme un animal blessé qui cherche un abri. Les femmes le savent, et se lamentent de ne pas avoir accès au cœur de leurs maris. Les hommes aussi ont conscience de cet état de choses, mais ils sont souvent incapables d'expliquer pourquoi leur cœur est absent. Ils savent qu'il est parti à l'aventure, mais ils ignorent comment retrouver sa trace. L'Église secoue la tête et se demande pourquoi elle n'arrive pas à intéresser davantage les hommes à ses programmes. La réponse est simple : nous n'avons pas encouragé l'homme à se connaître au plus profond du cœur et à vivre avec son cœur.
Une invitation
Mais Dieu a créé le cœur masculin et l'a placé dans l'homme. Ce faisant, Il lui adresse une invitation : viens et sois ce que Je t'ai destiné à être. Permets-moi de court-circuiter le débat : « Le genre est-il inné ? » qui cherche à opposer la nature à la culture ambiante ; permets-moi de poser une seule question : l'homme et la femme sont-ils créés à l'image de Dieu en tant qu'homme ou en tant que femme ? « Dieu créa l'homme à son image : il le créa à l'image de Dieu, homme et femme il les créa » (Genèse 1.27). Nous savons bien que Dieu n'a pas de corps ; la ressemblance ne peut être physique. Le genre doit donc se nicher au niveau de l'âme, dans les endroits les plus profonds et les plus permanents de notre personnalité. Dieu n'a pas créé une espèce générique, mais des êtres très distincts : nous sommes homme ou femme. En d'autres mots, il y a un cœur masculin et un cœur féminin qui, chacun à leur manière, reflètent ou dépeignent le cœur de Dieu au regard du monde.
Dieu poursuivait un projet bien défini lorsqu'il créa l'homme ; si nous voulons réellement savoir qui nous sommes, nous devons découvrir l'intention divine. Qu'a-t-il inscrit dans le cœur masculin ? Au lieu de vous demander ce que vous estimez devoir accomplir pour devenir un homme meilleur (ou une femme meilleure, pour mes lectrices), méditez plutôt la question : Qu'est-ce qui vous fait vibrer ? Qu'est-ce qui éveille votre cœur ? Nous allons maintenant nous aventurer dans un territoire inconnu pour la plupart d'entre nous. Nous pénétrons dans un domaine où il n'y a pas de chemins clairement tracés. Ce voyage nous conduit à explorer les profondeurs de notre cœur, à sonder nos désirs les plus intimes. Comme le déclare le dramaturge Christopher Fry :
La vie est une hypocrisie si je ne peux la vivre
Comme elle m'incite à le faire !
Je décèle trois désirs très profondément inscrits dans mon cœur, et je sais maintenant que je ne peux plus les ignorer sans perdre mon âme. Ils sont au centre même de mon identité et de ce que j'aspire à être. Je songe à mon enfance, je parcours les pages de la littérature, j'écoute d'innombrables hommes, et je suis alors convaincu que ces aspirations sont universelles, qu'elles constituent un signe de la masculinité. On peut les déplacer, les oublier, les dévier, mais au plus profond de tout homme il y a le désir ardent de livrer un combat, de vivre une aventure et de conquérir une belle. Pensez aux films que les hommes préfèrent, à ce qu'ils font de leur temps libre, et surtout aux aspirations des petits garçons. Vous verrez alors si je n'ai pas raison.
Un combat à livrer
Sur un des murs de la maison est accrochée la photo d'un petit garçon de cinq ans environ, les cheveux en brosse, les joues bien remplies, l'air malicieux. La photo est vieille, ses couleurs sont passées, mais elle représente quelque chose d'intemporel.
C'était le matin de Noël 1964. je venais d'ouvrir mon cadeau, le cadeau de Noël préféré de tous les garçons : le costume de Zorro, une épée, un fouet, un masque, un chapeau, une cape et des bottes noires brillantes. J'avais endossé l'habit et ne l'avais pas quitté pendant des semaines, car, voyez-vous, il ne s'agissait pas d'un « costume », mais bien d'une identité. Certes, une jambe du pantalon est serrée dans la botte et l'autre pend pardessus, mais cela ne fait qu'ajouter à l'image d'un garçon « prêt à se mettre en selle ». Je suis armé et dangereux. Attention, les chenapans ! La ville n'est pas assez vaste pour vous et moi !
Capes et épées, tenues de camouflage, foulards et pistolets, voilà les uniformes préférés des garçons. Ceux-ci ont besoin de savoir qu'ils sont forts, qu'ils sont dangereux, qu'il faut compter avec eux. Combien de parents n'ont pas essayé d'empêcher en vain leur petit Pierre de jouer avec un fusil ! Renoncez-y. Si vous ne donnez pas des armes en jouet à votre garçonnet, il en fabriquera avec ce qui lui tombera sous la main. Mes garçons découpaient leur grande biscotte en forme de pistolet avec leurs dents au petit déjeuner. N'importe quel bout de bois devient une lance ou mieux encore, un bazooka. Malgré ce que de nombreux éducateurs prétendent, ce n'est pas la preuve de troubles psychologiques induits chez l'enfant par les scènes de violence présentées sur le petit écran, ou par un déséquilibre chimique dans son organisme. La tendance agressive fait partie du modèle masculin. Nous sommes câblés ainsi. Si nous croyons que l'homme est créé à l'image de Dieu, alors souvenons-nous que « l'Éternel est un guerrier. L'Éternel est son nom ». (Exode 15.3)
Les petites filles n'inventent pas des jeux où beaucoup de gens meurent, où le plaisir est conditionné par l'effusion d'une grande quantité de sang. Le rugby n'est pas un jeu d'invention féminine, pas plus que la boxe. Le garçon éprouve spontanément l'envie de frapper. L'homme aussi, même si ce n'est que sur une petite balle blanche sur un tee, ce petit socle utilisé dans le golf pour y placer la balle avant de la lancer. Le joueur veut envoyer la balle dans les nuages. En revanche, mes garçons ne s'asseyent pas autour d'une tasse de thé. Ils ne passent pas de longues minutes à téléphoner à leurs copains pour leur parler de leurs relations. Ils s'ennuient rapidement des jeux qui n'impliquent pas de danger, de compétition ou de sang versé. Les sorties organisées par les entreprises pour mettre leur personnel dans des situations difficiles où les uns ont besoin des autres sont un non-sens. « Personne n'est tué ? demandent-ils incrédules. Personne ne gagne ? Quel est l'intérêt du jeu ? » La nature universelle de cette caractéristique aura déjà suffi à nous convaincre : le garçon est un guerrier ; garçon est son nom. Et il ne se livre pas à des simulacres puérils. Quand les garçons font la guerre, ils se préparent à prendre part à un drame beaucoup plus grand. Un jour, vous aurez besoin de ce garçon pour vous défendre.
Comment les troupes alliées auraient-elles pu débarquer sur les plages de Normandie, si ces hommes n'avaient pas obéi à une motivation fortement ancrée au plus profond d'eux-mêmes ? La vie a besoin que l'homme soit féroce et fermement consacré à une cause. Les blessures qu'il recevra tout au long de sa vie lui feront perdre courage s'il n'a été entraîné qu'à des assauts à fleurets mouchetés. C'est surtout vrai dans les eaux boueuses des relations humaines, dans lesquelles l'homme est mal préparé à avancer. Comme le dit Robert Bly, « dans toute relation, il faut de temps à autre un peu d'impétuosité ». Il se peut maintenant que cette aspiration ait été étouffée par des années de négligence, et que l'homme n'éprouve plus le besoin d'affronter ce qui l'attend. Cette aspiration a aussi pu être détournée de son noble but et récupérée pour le mal, comme c'est le cas des bandes de voyous qui font la loi dans certaines banlieues. Mais le désir est toujours là. Tout homme veut avoir le rôle de héros. Tout homme a besoin de savoir qu'il est fort. Ce ne sont pas les femmes qui ont fait de Braveheart un des plus grands films à succès de cette décennie. Le Pont de la rivière Kwai, Les sept mercenaires, Le train sifflera trois fois, Il faut sauver le soldat Ryan, Top Gun, Gladiator, ces films aimés des hommes révèlent ce après quoi soupire le cœur masculin, ce qu'il recèle dès sa naissance. Qu'on le veuille ou non, il y a quelque chose d'impétueux dans le cœur de chaque homme.
Une aventure à vivre
« Ma mère aime passer ses vacances dans les musées », confiai-je à un ami. Lui et moi parlions de notre amour pour la nature ; il me donna les raisons qui l'avaient poussé à quitter la grande ville pour s'installer près des montagnes. J'ajoutai : « Je suppose que ces visites lui conviennent tout à fait. Elle est passionnée par la culture. Quant à moi, j'ai besoin d'espaces sauvages ». Notre conversation faisait suite à un film que nous avions vu : Légendes d'automne. Il retraçait l'histoire de trois jeunes devenus adultes au début des années 1900, dans le chalet de leur père. Alfred, l'aîné, est un homme pragmatique et prudent, au sens pratique. Il envisage d'aller dans la grande ville pour y développer ses affaires et finir dans la politique. Mais quelque chose en lui s'étiole et meurt. Il devient un homme creux. Samuel, le plus jeune, est resté petit garçon à bien des égards. C'est encore un enfant tendre, cultivé, sensible, timide. Il est tué en Europe à la Première Guerre mondiale dès le début du film, et le spectateur sait qu'il n'était pas prêt à se battre.
Et puis, il y a Tristan. C'est un enfant au cœur sauvage. Il attrape l'étalon fougueux et le dompte, combat un ours avec un couteau et fait la conquête de la jolie femme. J'aimerais rencontrer un homme désireux de ressembler à Alfred ou à Samuel. J'aimerais rencontrer une femme désireuse d'épouser l'un d'eux. Il y a une raison pour que le commandant Cousteau ait pris des proportions mythiques. Il incarne l'aspiration que tout homme connaît depuis sa jeunesse, à savoir aller vers l'inconnu, pour y trouver un lieu où il pourra s'épanouir et réaliser son vrai destin. Il veut être conforme à ce que Walter Brueggeman dit de Dieu, « sauvage, dangereux, indépendant et libre ».
Marquons une pause pour préciser un point. Je ne suis pas un grand chasseur, et je n'ai pas de trophées d'animaux qui ornent les murs de ma maison. Je n'ai pas joué au rugby dans ma jeunesse. À cette époque, je pesais soixante et un kilos et n'avais rien d'un athlète. En dépit de mes rêves d'enfant, je n'ai jamais été pilote de voiture de course ou d'avion de chasse. Je n'éprouve aucun plaisir à regarder les émissions télévisées sportives. Je n'aime pas boire de la bière, et même si je me plais à conduire un vieux 4x4, ses pneus ne sont pas très larges. Je le dis d'avance, parce que je soupçonne quelques lecteurs — hommes et femmes — d'être tentés de me prendre pour une sorte de macho fervent des rallyes. Pas du tout. Je suis simplement en quête, comme beaucoup d'hommes (et de femmes, je l'espère) d'une authentique masculinité.
Lorsque l'hiver ne parvient pas à nous gratifier d'une neige suffisamment abondante, mes garçons entrent leurs traîneaux dans la maison et dévalent les escaliers. L'autre jour, ma femme les surprit au moment où ils allaient descendre en rappel de leur chambre au deuxième étage à l'aide d'une corde. La recette pour procurer du bonheur aux garçons est simple : inclure dans n'importe quelle activité un élément de danger, un brin d'exploration, une note de destruction, et vous aurez réussi. Leur façon de skier en est une parfaite illustration. Allez sur le point le plus élevé de la piste, choisissez la descente la plus raide et laissez-vous aller. Plus vous irez vite, mieux c'est. Et cela ne change pas avec l'âge ; l'adulte fixe simplement la barre plus haut.
Un juge dans la soixantaine, avec un costume chic en tweed et s'exprimant avec aisance et élégance, vint me trouver lors d'une conférence. Calmement, presque en s'excusant, il me confia sa passion pour la voile, les balades en mer. Il me raconta que lui et un ami avaient construit un voilier entièrement de leurs mains. À ce moment, une lueur éclaira son regard. « Il y a quelques années, nous naviguions au large des Bermudes quand une tempête soudaine, venant d'on ne sait où, s'abattit sur nous. Des vagues de six mètres menaçaient notre barque artisanale de dix mètres. Je pensais sincèrement que notre dernière heure était venue ». Il s'arrêta quelques instants pour mieux faire ressortir le côté dramatique de cette situation, puis il m'avoua : « Ce fut le meilleur moment de ma vie ».
Comparez, par exemple, ce que vous ressentez en regardant un James Bond ou un Indiana Jones avec ce que vous éprouvez en allant à la réunion d'étude biblique. L'enthousiasme du spectateur chaque fois que le héros réussit à se sortir de sa fâcheuse posture souligne davantage que l'homme est fait pour l'aventure. Et il ne s'agit pas simplement de goûter à du plaisir. L'aventure exige quelque chose de nous, elle nous met à l'épreuve. Tout en redoutant le test, nous avons une folle envie de le passer pour découvrir ce dont nous sommes capables. C'est ce qui explique pourquoi nous avons descendu une rivière en faisant fi de tout jugement sain, pourquoi un copain et moi-même nous nous sommes aventurés dans une région où vivaient de nombreux ours afin de trouver un endroit idéal pour pêcher, pourquoi, jeune homme, je me suis rendu à la capitale afin de voir si je réussirai à survivre dans ce milieu infesté de requins. Si un homme a perdu ce désir, déclare qu'il ne veut pas courir cette aventure, c'est parce qu'il ignore qu'il est en mesure de passer ce test avec succès, et croit qu'il échouera. Il se dit alors qu'il vaut mieux ne même pas essayer. Pour des raisons que j'espère montrer clairement par la suite, la plupart des hommes ont peur de l'inconnu. Comme Caïn, ils préfèrent se fixer, bâtir leur ville et tenir les rênes de leur vie.
Mais vous ne pouvez pas le nier : il y a quelque chose de sauvage dans le cœur de tout homme.
Une belle à sauver
Roméo a Juliette, le roi Arthur combat pour Guenièvre, Robin des Bois sauve Marianne, et moi, je n'oublierai jamais la première fois où j'ai embrassé l'élue de mon cœur. C'était à l'automne et j'étais en cinquième. J'avais rencontré Déborah au cours de théâtre. Je tombai follement amoureux d'elle. C'était mon premier béguin, une amourette d'adolescent ; j'attendais la fin des répétitions, je portais son cartable. Nous nous passions des petits billets pendant les cours, nous nous téléphonions le soir. Je n'avais jamais prêté beaucoup d'attention aux filles jusqu'à ce moment-là. Ce désir s'éveille un peu plus tard dans le cheminement qui conduit l'adolescent vers l'homme adulte, mais quand il surgit, il bouleverse tout. Quoi qu'il en soit, j'avais une folle envie d'embrasser Déborah, mais je n'arrivai pas à rassembler le courage nécessaire pour le faire. Jusqu'à la dernière représentation scolaire. Les grandes vacances débutaient le lendemain ; elle allait partir ; je savais donc que c'était maintenant ou jamais. Dans l'ombre des coulisses, je lui donnai un baiser furtif et elle m'en rendit un long. Vous rappelez-vous la scène du film E.T. dans laquelle le petit garçon va sur la lune avec son vélo ? Je suis certain que tout en rentrant chez moi sur mon petit vélo, jamais je ne touchai terre ce soir-là !
Rien ne fascine autant un homme qu'une jolie femme. Elle peut vous inciter à monter à l'assaut d'un château, tuer le géant, sauter des remparts. Ou tout simplement marquer un but. Un jour, lors d'un match de base-ball chez les minimes, mon fils Samuel se trouvait dans cet état euphorique. Il aime beaucoup le base-ball, mais la plupart des garçons qui se lancent dans ce sport ne sont pas sûrs d'avoir l'étoffe pour devenir de grands champions. Samuel est notre premier-né, et comme beaucoup de ceux-là, il est prudent. Il laisse passer d'abord plusieurs occasions avant de frapper la balle, et lorsqu'il le fait, ce n'est pas de toutes ses forces. Tous ses lancers atterrissaient à l'intérieur du terrain. Mais ce jour-là, au moment où Samuel s'apprêtait à frapper la balle, sa copine qui habite en bas de la rue, une jolie demoiselle blonde, apparut le long de la ligne de touche. Elle se dressa sur la pointe des pieds, hurla le nom de Samuel et lui fit des signes de la main. Le garçon fit mine de ne pas la voir, donna plus d'ampleur au mouvement de la batte, fixa la balle d'un regard plus féroce. Pour la première fois, il envoya la balle au fond du terrain.
L'homme veut passer pour un héros aux yeux de sa belle. Les jeunes gens qui vont à la guerre emportent avec eux la photo de celle qu'ils aiment. Avant de partir en mission dangereuse, les pilotes de chasse peignent le portrait d'une jolie fille sur la carlingue de l'avion. Que seraient devenus Robin des Bois ou le Roi Arthur sans la femme qu'ils chérissaient ? Les hommes solitaires livrent des combats solitaires. Indiana Jones et James Bond ne seraient pas les mêmes s'ils n'avaient pas une superbe créature à leurs côtés ; c'est pour elle qu'ils se battent. En somme, l'homme n'éprouve pas simplement le désir de se battre, mais celui de se battre POUR quelqu'un. Souvenez-vous des paroles de Néhémie aux braves qui défendaient la ville de Jérusalem aux murailles écroulées : « Ne le craignez pas ! Combattez pour vos frères, vos fils et vos filles, vos femmes et vos maisons ! » La bataille en soi ne suffit pas ; l'homme a besoin de romantisme. Il ne lui suffit pas d'être un héros ; il veut être le héros de quelqu'un de particulier, de la femme qu'il aime. Adam reçut en héritage le vent et la mer, le cheval et le faucon ; pourtant Dieu lui-même reconnut que cela ne lui suffisait pas. Il lui manquait Ève.
Oui, la passion brûle dans le cœur de tout homme.
Le cœur féminin
J'ai trouvé que le cœur de la femme abrite également trois désirs, qui ne sont pas fondamentalement différents de ceux du cœur masculin, tout en conservant leur spécificité féminine. Toutes les femmes n'aspirent pas à livrer bataille, mais chacune souhaite être l'enjeu d'une bataille. Ecoutez attentivement le soupir du cœur de la femme : celle-ci ne veut pas simplement être remarquée, elle veut être désirée. Elle veut être recherchée et poursuivie. « Je veux être numéro un pour quelqu'un », me confia une femme dans la trentaine. Les petites filles qui rêvent qu'un chevalier dans son armure rutilante viendra les délivrer ne sombrent pas dans un délire purement imaginaire ; leur désir est profondément ancré dans leur cœur de femme et correspond au genre de vie à laquelle elles sont destinées. Ainsi, Zach vient chercher Paula dans Officier et Gentleman et Frederick vient chercher Jo dans Les quatre filles du docteur March.
Toute femme éprouve aussi le désir de partager une aventure. L'homme de la rivière d'argent est l'un des films préférés de ma femme. Elle aime tout particulièrement la scène ou Jim, le héros de Jessica, vient sauver la superbe jeune fille et où tous deux traversent les régions sauvages des étendues désertiques d'Australie. « J'aimerais être Isabeau dans La femme de la nuit, avoua une autre amie ; être aimée, recherchée, conquise. Mais j'aimerais aussi être forte et partie intégrante de l'aventure ». Beaucoup d'hommes pensent à tort que la femme est l'aventure. Si l'homme nourrit cette pensée, il n'est pas étonnant que sa relation avec la femme se brise rapidement. La femme ne veut pas être considérée comme une aventure ; elle souhaite être entraînée dans quelque chose qui la transcende. L'amie évoquée plus haut ajouta : « Je me connais, et je sais que je ne suis pas l'aventure. Si donc un homme me considère comme telle, je m'ennuie très rapidement avec lui. Je connais déjà cette histoire. Entraîne-moi dans une autre que je ne connais pas ».
Et finalement, toute femme veut avoir une beauté à dévoiler. Pas à conjurer, mais à dévoiler. La plupart des femmes subissent la pression d'être belles dès leur plus tendre enfance. Mais ce n'est pas de cela que je parle. Il y a en elles le désir simple et authentique d'être la beauté et de s'en délecter. La plupart des petites filles ont joué à s'habiller en mariée, à revêtir des robes ou des jupes dans lesquelles elles aimaient tournoyer. Elles étaient fières de se présenter ainsi dans le salon, de se montrer devant leur papa comme les mannequins qui défilent. Ce que la fillette souhaite avant tout, c'est captiver l'attention de son père. Ma femme se souvient qu'à l'âge de cinq ou six ans, elle se mettait debout sur la petite table du salon et chantait. « Me remarques-tu ? semble interroger le cœur de chaque fille. Es-tu fasciné par ce que tu vois ? »
Le monde tue le cœur de la femme lorsqu'il l'encourage à être dure, efficace et indépendante. Le christianisme n'a malheureusement pas su écouter les soupirs du cœur féminin. Entrez dans la plupart des églises, promenez votre regard autour de vous, et demandez-vous : qu'est-ce qu'une femme chrétienne ? Ne vous contentez pas d'écouter ce qu'on dit à ce sujet ; observez et concluez. Vous n'aurez aucun doute : vous devrez reconnaître que la femme chrétienne est... lasse. Tout ce que nous avons offert à l'âme féminine est l'obligation « d'être une bonne servante ». Personne ne se bat pour son cœur ; nous n'avons pas de grands projets pour l'entraîner dans l'aventure ; et presque toute femme se demande vraiment si elle a une quelconque beauté à dévoiler.
Selon la voie du cœur
Que préféreriez-vous qu'on dise de vous : « Jean ? Je le connais. C'est vraiment un chic type » ou : « Jean ? Oh, oui, je le connais bien ! C'est un homme dangereux... mais dans le bon sens du terme ». Mesdames, qu'en est-il de vous ? Quel type d'homme aimeriez-vous avoir pour compagnon ? (Certaines femmes, meurtries par une masculinité détournée, opteront pour l'homme « sûr »... et se demanderont pourquoi, quelques années plus tard, leur mariage est dénué de toute passion, pourquoi leur mari est distant et froid). Et en ce qui concerne votre propre féminité, qu'aimeriez-vous qu'on dise de vous : que vous êtes une « ouvrière infatigable » ou : « une femme captivante » ? J'ai tout dit.
Et si ? Si ces désirs profonds dans notre cœur disaient la vérité, nous révélant du même coup la vie à laquelle nous étions promis ? Dieu nous a pourvus d'yeux pour que nous puissions voir, d'oreilles pour que nous puissions entendre, d'une volonté pour que nous puissions choisir, et d'un cœur pour que nous puissions vivre. Tout est maintenant dans la façon dont nous gérons notre cœur. L'homme doit savoir qu'il est fort ; il doit savoir qu'il possède ce qui caractérise l'homme. La femme doit savoir qu'elle est belle ; elle doit savoir qu'elle mérite qu'on se batte pour elle. « Mais vous ne comprenez pas, me dit une femme. Je vis avec un homme mou, un béni oui-oui, qui acquiesce à tout ». Non, son cœur est toujours là. Il s'est peut-être éloigné de vous, il s'est enfui comme un animal blessé, toujours hors d'atteinte, reculant d'un pas chaque fois que vous avancez d'autant. Mais il est toujours là. « Je ne sais pas quand j'ai cessé de vivre, me dit un homme. Mais j'ai l'impression que je suis sous oxygène pour survivre ». Je comprends. Votre cœur peut se sentir mort, mais il est encore là. Il abrite toujours quelque chose de sauvage, de fort, de vaillant, qui ne demande qu'à s'exprimer.
Ce livre ne cherche donc pas à indiquer les sept étapes que l'homme doit franchir pour devenir meilleur. L'ouvrage prône la redécouverte et la libération du cœur de l'homme, pour qu'il donne libre cours à ses passions, à sa vraie nature, celle que Dieu lui a donnée. Ces pages sont une invitation à gambader dans les champs, vers l'inconnu, à sauter de la falaise pour sauver une belle. En effet, si vous voulez savoir qui vous êtes réellement en tant qu'homme, si vous voulez découvrir une façon de vivre qui en vaut vraiment la peine, si vous voulez aimer une femme profondément et ne pas transmettre votre confusion à vos enfants, vous devez simplement retrouver le chemin de votre cœur. Il faut vous aventurer dans les régions élevées de votre âme, dans les contrées sauvages et inexplorées et traquer cette proie insaisissable.
John Eldredge, in Indomptable, Le secret de l’âme masculine (farel)


1. Robert Bly, L'Homme sauvage, Éditions du Seuil, 1992