vendredi 24 octobre 2014

En résistant... Béatrix Beck, Je me convertirai demain

Une partie de mon grenier était encombrée de gravats. Je décidai de profiter du lundi de Pentecôte pour les enlever. J'entassai plâtras et briques cassées dans une caisse, que j'allai vider dans la cour. Après avoir ainsi descendu plusieurs fois les six étages avec mon chargement, je dus me reposer. Je m'assis dans le grenier, sur une malle. C'est alors que se produisit la catastrophe. « Je me convertirai demain », annonça en moi une voix inflexible, désespérée et inaccessible à la raison. C'était comme si un étrangleur, surgi soudain, m'avait prise à la gorge. Atterrée, je sentis m'être arraché plus que la vie je cessais d'être moi-même. Je perdais à jamais personnalité, indépendance, sérénité. Tout était anéanti. Il allait falloir s'avancer seule dans le désert sans fin. Demain, j'endurerais ce supplice : je ferais connaître aux autres ma conversion. Ma ruine entraînait celle de mon enfant. Nous allions devoir cheminer désormais toutes deux sans précautions, ni provisions. Pourquoi suivre le Christ, puisque je doutais de lui ? Pourquoi sacrifier tout à rien ? « Pas moyen d'y échapper », fut ma seule réponse.
De même qu'enfant, j'étouffais ma toux et qu'elle finissait cependant par éclater, affreuse, devant ma mère, de même, aujourd'hui, la conversion, longtemps retenue, rompait les digues. Barny avait une attaque. J'étais victime d'un mal aussi grave que l'aliénation mentale. Pourtant, mes facultés demeuraient intactes. J'assistais, je procédais à mon inhumation. J'essayai de trouver quelque appui dans la parole de Claudel : « Ce n'est pas l'affaire de l'estomac de comprendre la nourriture, mais de la digérer ». Il y a des chrétiens heureux, qui mènent une vie normale, me dis-je. Mais je restai insensible à mes consolations : entrer dans l'Église, c'était m'emmurer vive. Accablée de honte, je me souvins d'une phrase entendue autrefois : « Il n'y a plus que des invertis ou des convertis ».
Quel que pût être le contentement intérieur de Morin, j'étais sûre qu'il accueillerait mon retour à la religion par des sarcasmes. J'achevai dans une sorte d'agonie le déblaiement du grenier.
— Monsieur l'abbé, je voudrais vous dire quelque chose, articulai-je avec difficulté.
Il leva vers moi des yeux attentifs.
— Voilà. Je suis flambée.
— Vous êtes flambée ?
— Oui, je me convertis. Je suis à vos ordres.
Morin parut consterné. Il demanda avec sollicitude :
— Qu'est-ce qui vous est arrivé ?
— Rien. Je vais devenir, ou redevenir, catholique.
— Pourquoi ?
— Je suis acculée, je me rends.
— Vous êtes peut-être un peu trop fatiguée, ou sous-alimentée, ces temps-ci.
— Non, je ne suis pas fatiguée, et on vient de toucher des pommes de terre.
— Pourquoi est-ce que vous voulez vous convertir ?
— Je ne veux pas, je suis obligée.
— Qu'est-ce que c'est, pour vous, une conversion ?
— Se mettre à suivre les préceptes du Christ.
— Quels préceptes ?
— Être toujours pauvre. Se mettre à aimer les gens, faire le maximum pour eux, renoncer à soi-même et à ses intérêts, prier Dieu, recevoir les sacrements, entrer dans l'Église, enfin.
— Il vaudrait mieux que vous réfléchissiez avant de prendre une décision qui engage toute la vie.
— Ce n'est pas une décision. Je n'ai pas le choix.
— Il vous semble que vous n'avez pas le choix parce que vous êtes un peu nerveuse et exaltée.
— Oh ! non, j'étais d'un calme, dans le grenier, toute seule.
— Et qu'est-ce qui est arrivé, dans le grenier ?
— Il n'est rien arrivé du tout, au contraire : tout a été fini.
— Comment ça ?
— Comme quand l'arsenal a sauté.
— Elle est complètement braque, cette fille, murmura Morin.
— Croyez bien que si je me convertis, c'est à mon corps défendant.
— Voilà une possédée, s'extasia le prêtre. Il va falloir que je vous exorcise.
— Monsieur l'abbé, vous qui, naturellement, avez agi en tous points de manière à me christianiser, on dirait que maintenant, vous voudriez réellement m'empêcher de suivre votre Seigneur.
— Pourquoi est-ce que vous le suivriez ?
— Parce que je ne suis pas sûre que ce qu'il a dit était faux.
— Vous allez vous empoisonner l'existence, vous allez gâcher votre vie.
— Oui. C'est vrai. Vous, vous dites cela pour m'éprouver, c'est évident. Mais moi, je sais bien que rien ne m'est jamais arrivé, ni ne pouvait m'arriver de pire.
— Vous n'avez jamais pensé à devenir protestante ? Ils sont souvent merveilleux, ces gens-là.
— Pourquoi est-ce que vous vous moquez de moi à ce point-là, monsieur l'abbé ?
— Je ne me moque pas, je dis ce qui est.
— C'est impossible pour moi de devenir protestante, puisque le Christ a fondé une seule Église, avec Pierre à sa tête. Pour être fidèle au Christ, il faut rester dedans, même si elle est pourrie. Il a dit que les forces de l'enfer ne prévaudraient pas contre elle. Moi, je trouve qu'elles ont prévalu, seulement ce n'est peut-être pas définitif, pas total. Et puis, il y a une raison plus grave encore qui fait que les protestants, même s'ils sont des saints, ne seront jamais des chrétiens.
— Quelle raison ? J'ai l'impression que vous battez un peu la campagne.
— La raison, c'est que le Christ a dit : « Ma chair est vraie nourriture et mon sang est vrai breuvage ». Et les protestants ne croient pas à cette affirmation du Christ, ils nient la présence réelle. Ils font partie des disciples qui ont dit : « Cette doctrine est dure ! Qui peut l'écouter ? » et à qui Jésus a demandé : « Cela vous scandalise ? » Les protestants ont accompagné ces disciples-là, qui sont retournés en arrière et ont cessé de marcher avec le Christ, ce qui évidemment était beaucoup plus sage. Les protestants sont bien trop raisonnables pour être chrétiens. C'est malhonnête d'avoir fait de la communion une simple commémoration. Comme si le Christ était un amateur de souvenirs !
Par goût personnel, je préférerais de beaucoup le protestantisme : il est moins choquant et moins encombrant. Le protestantisme, c'est déjà presque la laïcité.
— Alors, pratiquement ?
— Il faut que je me confesse pour pouvoir communier. Est-ce que je suis obligée d'aller à l'église de ma paroisse ?
— Non, vous pouvez venir à Saint-Bernard.
— Est-ce que ce serait vous...
— Oui, il vaudrait mieux, puisqu'on se connaît. Je confesse les lundi, mercredi, vendredi et samedi de cinq heures et demie à sept heures et demie ou huit heures, ou alors le matin avant les messes.
Le dégoût me submergea.
— Je viendrai demain soir, annonçai-je en me levant.
— Si vous voulez, répondit Morin. Si vous ne venez pas, ça ne fait rien.
Sur le palier, il dit, en guise d'adieu :
— On aura tout vu.
Il ressemblait, dans sa souquenille noire, à un merle moqueur.
Je ne pouvais aborder mes camarades en claironnant ma conversion, et je n'avais cependant pas le droit de la leur laisser ignorer. La seule solution était de me pendre une croix au cou. Les autres s'étonneraient, railleraient : je leur ferais alors part de mon revirement.
Je passai en revue toutes les croix de toutes les bijouteries, mais elles étaient trop chères. Le Grand Bazar du Travail des Prisons disposait de croix en Strass, dont la vulgarité n'eût pas fait honneur au Crucifié. Les Galeries proposaient des croix de cristal, trop discrètes pour l'usage que j'en devais faire. Je battais la ville. Des vitrines d'antiquaires s'ornaient de croix, mais qui tenaient trop du bijou. C'était un outil qu'il me fallait. J'arrivai, harassée, au marché aux puces, et là, parmi des coquillages, des couverts dépareillés, des vieux souliers ; sur un lit d'andrinople froissée, je vis la bien-aimée qui m'attendait : elle était grande, martelée, de couleur plombée. Elle coûtait cent quarante francs.
Dès que je la possédai, serrée dans ma main, je lui promis :
— Je te garderai toujours. On m'enterrera avec toi.
Je lui achetai une chaîne chez un quincaillier et aussitôt, dans la rue, je la suspendis à mon cou et la plaçai en évidence sur ma blouse.
— Oh ! la belle croix ! Mais c'est une croix de moine que vous avez là, madame Aronovitch. Où avez-vous déniché cette horreur ?
Ça date du temps des Croisades, au moins. Faites voir.
C'est un héritage ?
On ne vous croyait pas si coquette. Vous cachiez bien votre jeu.
Vous avez dû vous ruiner pour acheter ça. Vous l'avez trouvée dans une poubelle ?
Non, pas dans une poubelle. Au marché aux puces.
Ça vous va rudement bien. Vous avez l'air d'une Boche, avec votre croix gammée.
Elle n'est pas gammée.
Il me semblait être transportée dans la cour, dite de récréation, de mon enfance, parmi des écolières cruelles.
J'avais lieu d'être satisfaite : ma croix jouait parfaitement son rôle d'hameçon. Mais je me sentais asticot plutôt que pêcheur.
Pourquoi est-ce que vous vous êtes affublée de ça ? Vous avez fait un vœu ?
Oui, à peu près.
Le vœu de chasteté ?
Je porte cette croix comme signe de ma religion.
Non ?
Vous avez retourné votre veste ?
Oui.
Vous me dégoûtez, madame.
Vous êtes folle.
C'était bien la peine de nous faire tant de beaux discours.
On ne vous serrera plus la main.
Bientôt, on va vous voir pousser une auréole et deux petites ailes.
Ah ! mais c'était la Pentecôte, vous avez été visitée par le Saint-Esprit.
— Oui, répondis-je, ça doit être ça, vous avez raison.
Attention que le Saint-Esprit ne vous engrosse pas.
Heureusement, Christine Sangredin ni Danièle ne parurent. Elles auraient eu à prendre ma défense, et leur solidarité m'eût été plus pénible encore que ces attaques.
J'allai directement, d'une démarche saccadée, du bureau à Saint-Bernard. C'est insensé, pensais-je, de se persécuter soi-même comme je le fais. Ô Dieu !
L'atmosphère de l'église ne me parut pas la même que lorsque j'y étais entrée pour la première fois : ce soir, elle était expectante, allusive du tambour au chœur, des vitraux au baptistère, dispensatrice d'une alacrité dont seule j'étais exclue. Devant le confessionnal de Morin attendait une file longue comme s'il se fût agi d'une distribution de vivres. Je pris mon tour à côté d'un scout, le visage caché dans les mains. Deux jeunes filles, la tête couverte, l'une d'une fanchon orange et blanche, l'autre d'une fanchon aux motifs identiques, mais verts et noirs, se penchaient sur le même missel. Un Indochinois, sans doute un étudiant, les mains jointes, hiératique, paraissait dans un état de recueillement qui me fit envie. Une femme essayait de faire se tenir tranquille un garçon de trois à quatre ans en lui montrant du doigt une statue de Jeanne d'Arc.
À mesure que l'attente se prolongeait, mon angoisse s'aggravait. Je ne parvenais pas à me préparer. Le petit garçon, à deux mains, envoya des baisers à Jeanne d'Arc. Sainte camarade Jeanne, à l'aide. Morin gardait chaque pénitent un temps fou. J'essayai de compter lentement et régulièrement pour retrouver mon sang-froid.
Nous nous déplacions au fur et à mesure qu'un prie-Dieu devenait libre. Il n'y eut plus que trois personnes devant moi, plus que deux, plus qu'une gamine d'une dizaine d'années dans le confessionnal. Elle frottait ses pieds l'un contre l'autre. J'entendis Morin lui dire :
Oui, ma poulette. 
Elle ne resta que quelques minutes.
— Bonjour, Barny, dit le prêtre en ouvrant le guichet.
Oh ! non, protestai-je.
Pourquoi est-ce que vous êtes si impressionnée ?
Je fis effort pour le découvrir. Quand j'étais spontanée, j'étais hypocrite. Mon premier mouvement ne venait généralement pas de moi, mais d'un avocat marron. Pour atteindre la sincérité, je devais m'en approcher avec précaution, comme un chat d'un oiseau.
— C'est par vanité que je suis impressionnée, répondis-je.
Ça va passer, vous allez voir, ce n'est rien du tout. Répétez après moi : Seigneur, éclairez ma conscience, afin que je discerne tout ce qui vous a offensé, et que je l'expie par une humble confession, une vraie contrition et une sincère pénitence.
Seigneur, éclairez ma conscience, afin que je discerne tout ce qui vous a offensé...
Et que je l'expie par une humble confession, redit Morin.
Il faut absolument que je répète ça ?
Oui, mais prenez votre temps. Rien ne presse.
Et que je l'expie...
Par une humble confession, répéta Morin pour la troisième fois.
— Par une humble confession, une vraie contrition, et une sincère pénitence, dis-je d'un trait à toute vitesse, en avalant les mots.
— Votre esprit plein de bonté me conduira dans le droit chemin.
— Votre esprit plein de bonté me conduira dans le droit chemin.
— Seigneur, vous me vivifierez dans votre équité.
— Seigneur, vous me vivifierez dans votre équité.
— Vos mains sont toujours pures, n'est-ce pas ?
— Non. Non, mon père.
— Votre corps est le temple du Saint-Esprit. Il faut avoir le plus grand respect pour lui. Vous ne trouvez pas ça merveilleux, un organisme humain ?
— Si.
— Alors, il ne faut pas le galvauder. Vous ne serez plus vicieuse ?
— Non.
— Est-ce que vous êtes gentille, au bureau ?
— Les autres me détestent parce que je me suis convertie.
— Et vous, est-ce que vous les aimez ?
— Je n'y arrive pas. Dieu, s'il existe, je l'adore, parce qu'il est parfait et tout-puissant. Mais elles...
— Vous savez ce que saint Jean a dit pour les gens comme vous ?
— Non.
— Il a dit : « Celui qui dit "J'aime Dieu" et qui n'aime pas ses frères, est un menteur ».
Le silence se fit, écrasant, et dura. Morin finit par le rompre en demandant :
— Il n'y a rien d'autre qui cloche ?
— Si.
— Qu'est-ce que c'est ?
— La première fois que je suis venue ici, je me mentais à moi-même en me disant que c'était par dérision. Je crois que j'ai joué une sorte de comédie depuis des mois, que je me suis cachée, que j'ai pris la fuite.
— Ça s'appelle la résistance à la grâce. C'est tout ?
— Oui.
— Pour ces fautes, vous direz simplement, une fois : Mon Dieu, faites que j'aime mon prochain comme moi-même par amour de vous.
La légèreté de cette pénitence m'accabla.
Le dimanche qui suivit, j'allai à la messe dialoguée de six heures à Saint-Mesmin, l'église voisine de mon domicile. Je suivis l'office dans le volumineux missel-vespéral quotidien, tout écorné, dont Morin avait tenu à me faire présent. Je m'approchai avec les autres du banc de communion. Misereatur tui omnipotens Deus, et, dimissis peccatis tuis, perducat te ad vitam aeternam : Salut, ô mon dernier matin. Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum nostrorum tribuat nobis omnipotens et misericors Dominus. Sérénade au bourreau. Ecce Agnus Dei, l'Agneau terrible. Je m'en retournai à ma place dépourvue de toute grâce sensible, l'âme désertique, mais scellée, définitivement, je le savais, par le petit cachet blanc.
— Il faut que tu commences à aller au catéchisme, dis‑je à France, d'un ton que je m'efforçais de rendre naturel.
Elle me rit au nez :
Il y a longtemps que j'y vais.
Comment ! Pourquoi ne me l'avais-tu pas dit ?
T'aurais pas voulu.
Pourquoi est-ce que les Plantain ne m'ont rien dit ?
Elles ne le savent pas.
Quand est-ce que tu y vas ?
Après l'école.
Elles ne s'inquiètent pas que tu rentres en retard ?
Elles croient que j'étais en retenue.
* * *
Depuis le départ en vacances de sa mère et de sa Christine Sangredin déjeunait avec moi au restaurant communautaire. Après avoir absorbé la soupe grise, pâturé la naveline ou la raveline, nous allions manger notre dessert sur un banc de la place Saint-Mesmin, en face de l'église.
C'est chic que tu sois revenue, dit Christine.
J'en souffre horriblement.
— Oh ! pourquoi ?
Imagine un escargot arraché de sa coquille, vivant encore, couvert de plaies qu'il traîne dans la saleté et sur les cailloux.
Le soleil séchera les plaies, assura Christine avec un rayonnant sourire.
Toi, lui dis-je, toi capable de vraie fraternité, comment peux-tu être collabo ?
— La France ne peut pas s'en tirer autrement.
Même si c'était vrai, même si la résistance était vouée à l'échec, même si la collaboration était pour la France le seul moyen de subsister, tu n'aurais pas le droit, toi, chrétienne, d'accepter ce moyen.
Et pourquoi pas ?
Parce qu'il vaut mieux que la France crève plutôt que de vivre en état de péché mortel.
Oh ! dis, ce n'est pas parce que la France accepte la collaboration comme un moindre mal qu'elle est en état de péché mortel.
Si, puisqu'elle accepte qu'on déporte et qu'on tue des gens qui n'ont rien fait, comme le frère de Sabine, par exemple, entre autres milliers.
En résistant, on s'attire des représailles, c'est tout ce qu'on y gagne.
Autrement dit : toi, catholique, tu consens à ce qu'on passe ma fille dans la chambre à gaz pour que la tienne garde son quart de lait ?
Christine parut ébranlée. Elle demanda :
— Tu trouves qu'il faut sacrifier la vie des siens même si ça ne sert à rien ?
Ceux qu'on embarque sont les tiens autant que les autres.
Des youpins surtout.
Justement. Notre-Seigneur est un youpin.
Nous, à la maison, d'être sûrs que les maquisards feraient mieux de rester tranquilles, ce n'est pas ça qui nous empêche d'être chrétiens : l'autre jour, maman en a soigné un qui était blessé au bras et elle lui a réparé ses vêtements.
* * *
— Je ne comprends pas, dit Christine, que ça ne te donne aucune joie de pratiquer.
— Au contraire, ça m'enlève de la joie ; ça me fatigue, ça me prend, je n'ose pas dire : ça me perd du temps, ça me demande toutes sortes d'efforts : d'attention, de recueillement, d'acquiescement, de renoncement, de luttes contre le respect humain, le dégoût, etc. etc.
— Tu as la foi, pourtant, puisque tu t'es convertie.
Ça été une impulsion comme physique. Ma foi, elle est surtout faite, je crois, de doutes contradictoires qui se neutralisent. C'est une foi de dernier ordre.
En somme, quand tu vas à l'église, c'est comme si tu faisais des heures supplémentaires ?
Non. C'est drôle, bien que je ne m'aperçoive pas que la communion m'apporte autre chose que dérangement, pourtant, c'est idiot, quand j'ai communié, je pense chaque fois avec inquiétude : « Dire qu'il va falloir attendre toute une semaine avant de recommencer ».
Pourquoi attends-tu une semaine ? Pourquoi ne vas-tu pas communier en semaine ?
Il ne manquerait plus que ça.
— Moi, j'y vais bien deux ou trois fois par semaine. Pourquoi est-ce que tu n'irais pas ?
Tu crois ? demandai-je, hésitante.
Rentrée chez moi, l'envie me prit de suivre, et même de dépasser le conseil de Christine. Le néant de ma communion dominicale m'incitait à la rendre quotidienne. Sur-le-champ, je m'engageai à participer à la messe et à recevoir l’eucharistie tous les jours de ma vie, sauf cas de force majeure.
« Cela vaut la peine d'être venue », pensai-je le lendemain matin, et les centaines de matins qui suivirent, à Saint-Mesmin. J'aurais difficilement pu dire quelle sorte de bienfait m'apportait l'hostie. Tout, en moi et hors de moi, demeurait inchangé, sans amélioration ni apport. Mais ce critiquable ensemble bénéficiait d'une transposition. Ainsi, un paysage mesquin, des modèles vulgaires, reproduits fidèlement, dans toute leur médiocrité, par un peintre de génie, sont des chefs-d'œuvre, ainsi nous tous, fixés sur la toile divine, devenions beauté. C'était là la vie éternelle, commençant à l'instant. Telle qu'en moi-même enfin...
Ma joie croissait comme un enfant qui grandit. Introïbo ad Deum qui laetificat juventutem meam, exultais-je. J'étais la goutte d'eau vinifiée.
Quand Morin sut que j'allais chaque jour à la messe, il leva les yeux au ciel et dit :
— Sainte fille, va ! Complètement confite en dévotion, maintenant. Et alors, pratiquement ?
J'allais une fois par semaine chercher un journal clandestin, ronéotypé, chez Lucienne Bernhardt. Je le faisais circuler au bureau et, quand on l'avait lu, je le reportais chez Lucienne. Mais, même avant ma conversion, j'aurais effectué cette navette. Je voyais d'ailleurs autour de moi des incroyants risquer bien plus. À la nuit tombante, Lucienne allait couvrir un pylône près de chez elle de croix de Lorraine et d'inscriptions à la peinture noire : « Demain 1918 », « Libération » et « Mort aux nazis ».
Un de ses voisins, un gamin de quatorze ans, transportait des balles dans le guidon de sa bicyclette.
J'apportais bien, de temps en temps, une part de mes rations à mes camarades, mais, pour les décider à accepter, je devais recourir au mensonge :
— Je n'ai jamais pu supporter les œufs de conserve.
Ou :
— L'huile officielle, je vous assure que je n'en ai pas besoin, mes amis m'ont donné un litre d'huile de noix.
Ces offrandes assaisonnées de fictions ne devaient guère plaire au Christ.
Le soir, je faisais ruisseler sur moi la chaste eau froide. Toute vibrante d'hosanna, je me couchais, les bras croisés au-dessus du drap pareil à une nappe de communion.
Il m'arrivait de continuer à prier en dormant. Ces oraisons de rêve l'emportaient encore en ferveur sur les prières du jour, comme les fleurs d'altitude surpassent par leur éclat celles de même espèce croissant dans la plaine.
Après la messe, je faisais une demi-heure de gymnastique, pour entretenir l'outil que m'avait prêté Dieu.
Je me contraignais à ne descendre de bicyclette à aucune côte, si raide fût-elle.
Le dérisoire, le burlesque de mes sacrifices me tracassait. A-t-on tué le vieil être parce qu'on mène une vie tenant à la fois de celles du mystique et du coureur cycliste ?
Non seulement ma conversion ne suscitait chez moi aucune action appréciable, mais parfois elle me rendait pire qu'avant. Ainsi, quand on m'offensait, du temps de mon athéisme, je laissais éclater ma colère, à moins que la peur ne l'emportât. Maintenant, je répondais par un sourire que je souhaitais suave, mais qui fit, dire à une de mes collègues :
— Vous, quand je vous vois avec votre sourire, je crois que je vais attraper une crise.
Et elle fit un amer rictus, qui était, me dit-elle, l’exacte reproduction de mon sourire.
Je racontai l'incident à Morin, qui s'en amusa.
— Quand on n'a pas encore l'habitude, dit-il, nos efforts sont un peu grimaçants. Peu à peu, ça devient plus aisé.
— En tout cas, pour le moment, je me sens comme Byron enfant quand il est devenu lord : il s'étonnait de se trouver pareil à ce qu'il était avant.
— Vous n'êtes pas devenue lord, vous êtes entrée en apprentissage.
— Oui, mais l'apprentie que je suis n'agit pas de manière suffisante pour devenir jamais ouvrière qualifiée.
— Un vrai chrétien ne se préoccupe pas tellement de son salut, ni de sa sanctification. C'est l'affaire de Dieu.
— Alors de quoi donc se préoccupe-t-il, votre vrai chrétien ?
— Des autres.
— Justement, je l'ai lu dans saint Paul : rien de ce que je fais, de ce que je pourrais faire, ne saurait être accepté par Dieu, puisque je n'ai pas un atome de charité.
— Ça viendra, répondit Morin.
Béatrix Beck, in Léon Morin, prêtre

mardi 21 octobre 2014

En cheminant... Francis Jammes, Le pèlerin de Lourdes

Le songe de Jacob, José de Ribera

LE SOMMEIL DU PÈLERIN
Jean Escuyot eût pu certainement aller dormir dans quelque hôtellerie modeste, y prendre un long repos bien gagné après les longues traites du voyage et les allées et venues au cours de cette journée qui venait de s'achever, à dix heures, dans les flambeaux et les cantiques. Mais son esprit, volontiers pénitentiel, bien qu'il ne repoussât pas, comme on l'a vu, l'apéritif ou le bon repas offerts à l'occasion par quelque Mazères, reprit le dessus.
Il ne voulut pas cependant refuser une détente nécessaire à son corps racineux duquel il exigeait beaucoup. Mais il n'userait du sommeil qu'avec sobriété.
Il ne reprit donc pas le chemin de la ville, et s'en fut à l'Abri des Pèlerins. Ceux-ci, pêle-mêle, s'entassaient déjà sur des banquettes, ou même sur le sol. Dans ce refuge, des sacs et couvertures avaient été laissés à la discrétion de Dame Pauvreté. Des ronflements nombreux se mêlaient en un bruit de tonnerre.
Jean Escuyot avisa, dans un coin, un de ces couples mûrs à qui l'infortune donne le désir si touchant et sincère d'obliger le prochain. L'homme et la femme avaient l'un de ces accents du nord qui nous produit l'effet, à nous gens du sud, d'une langue étrangère. Mais la Charité est une langue universelle, et Jean Escuyot l'éprouva encore une fois lorsqu'il vit ces bonnes gens lui sourire et lui offrir, dans leur unique gobelet, un peu de vin qu'il accepta en se confondant en mille remerciements. Il ôta ensuite ses chaussures qu'il rangea tout à côté de son chapeau, de sa musette et de son bâton. Il s'étendit sur une serpillière, et, à demi roulé dans une couverture de laine, s'endormit.
La lune, à travers les vitres d'une haute fenêtre, frappait de ses rayons les méplats de sa face dont le modelage revêtait, dans l'abandon du sommeil, la majesté de ce qui n'est point tout à fait la mort ni tout à fait la vie. Le masque de l'homme reflète alors la gravité suprême, les angoisses de toute une existence, les appels à Dieu comme si, enseveli sous plusieurs ondes, il épousait les unes après les autres leurs vibrations. Ribera a fixé une telle expression sur la face de ce jeune et solide muletier qui représente Jacob en proie au songe sacré. C'est quand il va s'éveiller en proférant :
— Ce lieu est terrible, c'est la maison de Dieu et la porte du Ciel, et on l'appellera le Palais de Dieu.
En cette nuit, la douceur de l'Évangile baignait d'une lueur d'aube la physionomie de Jean Escuyot, donnant à ses traits la ressemblance avec Celui qui, au temps des patriarches, ne s'était pas encore incarné.
C'est que le bon pèlerin avait bien revêtu, à l'intérieur comme à l'extérieur, dans son esprit et dans ses membres, l'Homme-Nouveau. Il était, dans cette ville de l'Immaculée, plus que jamais le fils de la divine Grâce. Pauvre Jean Escuyot, pauvre enfant de gendarme, pauvre percepteur émérite, pauvre poète qui s'ignore, couché là, dans cet asile public, il était enveloppé de la gloire de la vraie création, la plus initiale si l'on peut dire : celle où Dieu n'a plus emprunté an limon de la terre pour créer le Nouvel Adam, mais à l'argile sublimée d'un sein de Vierge.
Ce n'était plus de la côte d'Adam, qu'était désormais issue l'humanité qui s'éveillait de la mort, mais de la côte du Christ accouché d'un coup de lance.
En ce moment, un sourire léger comme la brise parcourut la face du dormeur. Peut-être percevait-il, avec la sensibilité qui parfois préside à notre sommeil, le murmure du gave coulant à peu de distance de là, vers la grotte. Traduisait-il, en mots intelligibles, la louange que son eau vive allait mettre, un peu plus loin, aux pieds de la Vierge parcourus du frisson des deux roses d'or révélées à Bernadette ?
Lorsque Jean Escuyot s'éveilla, deux heures sonnaient dans la nuit. Il avait donc dormi peu de temps, mais il se sentait dispos. Il se signa pour offrir sa journée au Cœur sacré de Jésus, et, prenant garde de ne pas réveiller ses voisins, il s'achemina vers la grotte.
Il ne se fut permis, sous aucun prétexte, de n'être pas, ici, autant que le lui permettaient ses forces, le Chevalier servant de la Reine des Cieux. Cette espèce de pieuse veillée d'armes, bien des fois il l'avait accomplie. Elle ne pourrait être que délices aujourd'hui, avant l'aube, dans cette clarté, dans cette solitude que la fraîcheur un peu trop aiguë de la tombée de la nuit ne troublait plus. Certes, vêtu comme nous savons qu'il était – il venait de se rechausser, de reprendre son chapeau, sa musette et son bâton – un esprit léger n'aurait pu l'apparenter à quelque chevalier du Saint Sépulcre qui s'est paré d'une cape de soie pour présenter ses hommages à la Madone, ni à un Croisé tel que saint Louis qui revêt une armure d'or à Damiette, ni même au pèlerin poétique de Compostelle…
« avec l'humble bourdon et les blancs coquillages ?... »
Pourtant Jean Escuyot était bien tout cela. Il l'était au dedans, et presque au dehors, sans y chercher, parce que dans tout cœur noble il y a un pèlerin avec l'armure de la foi, avec le casque spirituel dont parle saint Paul.
Va-t-on croire qu'aux yeux lucides de celle dont la statue se dressait là, de celle que Jean Escuyot venait saluer sous les astres, ce chapeau roussi de pluie, et qui commémorait des fêtes et des deuils, ce tricot, parodie de la cotte de mailles, cette jaquette et cette culotte qui n'avaient rien d'une armure, ce bâton en guise de rondache ou de lance, allaient sembler moins beaux que l'attirail pompeux du Moyen Âge ? Et lorsque Jean Escuyot se servirait, pour puiser l'eau de source qui a jailli sous les doigts de Bernadette, de ce récipient que l'on eût dit taillé dans une boîte à conserve, celui-ci ne serait-il l'égal, au même regard, de la plus rare coquille où chanta la plus belle épopée chrétienne ?
À peine quatre ou cinq ombres, prosternées ou assises entre les bancs de bois, peuplaient à cette heure insolite le devant de la grotte. Autant dire que c'était la solitude complète. Ces apparences de fantômes pouvaient appartenir à des corps assoupis. Tel était leur silence, que Jean Escuyot n’entendait rien que le bruit de ses pas qui, pourtant, se faisaient légers, le murmure des fontaines et le gloussement du gave.
Au clair de lune, le creux du rocher à l'entrée duquel se dresse, comme un bourgeon de lumière, la statue vénérée, prenait des noirs mordants d'eau-forte. Est-il vrai, comme une tradition le rapporte, que, dans la profondeur de cette cavité ténébreuse où la Vierge est apparue, se trouverait une sorte de table de pierre, d'une autre nature que la roche environnante, et qui aurait servi à des sacrifices humains de la préhistoire ? On peut bien en douter, et ne pas davantage se soucier d'une telle fable que ne s'y fût complu, dans la simple ferveur de l'oraison matinale qu'il faisait à genoux, le chapelet en main, Jean Escuyot.
Quatre heures sonnèrent à la Basilique. Et le vieux pèlerin alla s'asseoir sur le parapet. L'eau qui passait rapidement lui donna l'illusion, qu'il avait éprouvée quelquefois, de se sentir emporté sur un bateau, à contre courant, alors que l'on se trouve en terre ferme. L'idée lui vint que cette église, qui dressait au-dessus de lui son triple pont et ses mâts, était en marche, et qu'il en était un vieux marin. Il songea au Saint-Pierre de bronze, dont on baise le pouce à l'entrée de la Crypte, et qui était l'amiral de ce vaisseau voguant vers le riel. De concert avec le chef des Apôtres, la Vierge guidait la galère catholique dont, toute la journée, les galeries de marbre avaient supporté l'équipage et les passagers qui chantaient dans un azur invraisemblable où vibraient tous les pavillons, cependant que, comme des ailes, les rampes de pierre se gonflaient.
L'une des ombres qui s'immobilisaient devant la figure virginale se déplaça, et Jean Escuyot, dans la clarté du point du jour, distingua la silhouette d'un prêtre qui se dirigeait vers lui.
Cet inconnu marquait trente ans. Une douillette fatiguée laissait à peine entrevoir le froc blanc d'un moine de Picpus. Les yeux marrons avaient une vivacité singulière, entre lesquels prenait naissance un nez qui ressemblait à un bec d'aigle. Une barbe noire, frisée, encadrait les joues assez creuses, la bouche ascétique. Le front s'arquait avec fierté. Une courroie barrait la poitrine et retenait un sac de cuir usé comme le vêtement, mais taillé néanmoins dans une matière solide, le sac du voyageur qui vient de loin, tandis que la simple musette de Jean Escuyot était aussi légère que celle du petit soldat qui va chez lui en permission.
Le religieux salua d'un mouvement de tête le pèlerin de Tournay qui, toujours assis sur le parapet, se trouvait être encore en proie à son rêve qui lui montrait l'imposante nef de Saint-Pierre où la grotte s'incorporait.
— Alors, mon bon Monsieur, fit l'inconnu, nous faisons partie du même bateau ?
La voix était claire, distinguée, sans accent.
Jean Escuyot, qui s'était redressé, répondit après un moment d'hésitation causé par la surprise :
— Mais oui, mon Père.
— Nous ne sommes pas très nombreux, ce matin, sur le pont !
Ayant dit cela, le moine sembla scruter l'abîme du ciel où fermaient leurs yeux les dernières étoiles. Il reprit :
— Il faut, Monsieur, que je reprenne mon train d'assez bonne heure. Je vous ai vu là. Nous nous croisons dans la vie, tels que deux astres en un point de l'infini, et à un moment prévu de toute éternité. Je demande à votre Charité de vouloir bien m'accompagner non loin d'ici.
— Qu'est-ce que vous désirez, mon Père ?
— J'ai besoin de vous, reprit l'autre avec douceur. Et je vous demande ce service au nom de notre Mère.
Jean Escuyot, toujours original, sinon inattendu, lui répondit :
— Excusez-moi, mais les vieux pèlerins ont leurs manies, et je ne saurais accompagner un serviteur de Dieu sans que j'aie fait un brin de toilette.
Et Jean Escuyot, enjambant lestement le parapet après avoir déposé sur le banc sa jaquette, son chapeau, son bâton et son sac d'où il retira une serviette et un bout de savon, se laissa glisser tout debout sur la berge.
Le prêtre le vit se déchausser, frotter ses souliers avec de l'herbe humide, entrer nu-pieds dans l'eau, fort basse en cet endroit, puis se mettre à plat ventre, enfouir dans l'eau sa face barbue, se savonner, s'éclaircir. Il l'entendit renifler, pousser des soupirs de satisfaction. Quand il se fut essuyé, rechaussé, il revint sur le quai en se hissant à la force des poignets.
— Maintenant, à vos ordres, mon Père, fit-il.
Ils cheminèrent l'un près de l'autre, le religieux se dirigeant vers l'Esplanade et les rampes qui montent à la Basilique.
Jean Escuyot se sentait doucement et simplement ému par la présence inattendue de cet homme qui avait un peu la physionomie que plusieurs maîtres espagnols ont prêtée au Christ. L'atmosphère dans laquelle ils plongeaient était délicieuse : une sorte de rosée enveloppait les choses, leur communiquait une vibration que l'on sentait venir du soleil qui se levait.
Quand ils furent parvenus à la plate-forme qui donne accès à la crypte, le religieux comme se parlant à lui-même demanda :
— N'est-il pas vrai que notre cœur était tout brûlant au dedans de nous lorsqu'il nous parlait en chemin et qu'il nous expliquait les Écritures ?
Puis, après une courte pause :
— La Vérité parle au dedans de nous sans aucun bruit de parole.
Ils pénétrèrent dans la crypte.
Lorsque Jean Escuyot vit le Père entrer à la sacristie, après l'avoir prié de l'attendre un instant, il avait déjà compris qu'il allait lui servir la messe. C'est que le prêtre n'avait point douté que ce vieux pèlerin, juché sur la pierre qui surplombe le gave, ne sût lui rendre ce bon office. En effet, depuis son plus jeune âge, Jean Escuyot avait toujours aimé jouer le rôle d'enfant de chœur.
Le religieux avait bientôt reparu avec les ornements sacerdotaux, les objets liturgiques, et Jean Escuyot, le précédant après s'être débarrassé de son petit bagage, se fit le très humble servant d'une messe basse, mais si fervente qu'il crut y assister au Ciel.
Lorsqu'il se pencha vers la parcelle d'Hostie, que lui avait réservée le prêtre, à qui il avait témoigné du désir de communier, et quand il l'eut prise, il fut tellement touché d'amour qu'il lui fallut un temps assez long pour se ressaisir.
* * *
Après la messe, au sortir de la sacristie, ils s'agenouillèrent sur le même banc pour vaquer à leur action de grâces.
— Voulez-vous, demanda ensuite le religieux, j'en ai le temps encore, que nous nous rendions à la grotte pour adresser à l'Immaculée notre adieu reconnaissant ?
— Mon Père, je vous suivrai où vous voudrez.
Ils redescendirent par la rampe et, bientôt, se retrouvèrent à l'endroit qu'ils avaient quitté une petite heure auparavant.
Après une prière assez brève, le religieux toucha l'épaule de Jean qui se leva, et il l'invita à le suivre et s'asseoir à quelque distance, là-même où il l'avait abordé. Alors, d'un ton assez brusque :
— Je vais vous raconter mon miracle.
Jean Escuyot fit un geste de surprise, plissa le front.
— Oui, mon miracle, qui s'est produit il y a quelque vingt ans, à quelques mètres d'ici, là où cette nuit vous m'avez tout d'abord aperçu. Je ne sais quelle idée m'a fait me diriger vers vous. II est vrai que vous étiez seul à prier là.
... Je suis né, raconta d'une voix assez basse le moine, et en fixant plus d'une fois des yeux la Vierge du roc de Massabieille, je suis né en face de ce reposoir où la dernière des petites Pyrénées expire dans le golfe de Biscaye.
Français, fils de Français, j'ai vu le jour dans l'antique Fontarabie qui est posée là, toute cramoisie et dorée, sur la plage, et pareille à une grenade ouverte à l'heure où les rayons du couchant en éclairent les ruines solennelles. La rumeur rauque du bourdon de la cathédrale se mêle parfois au chant lugubre de cette conque marine, tordue comme une sirène qu'elle évoque encore par son charme dangereux sous le vent des tempêtes qui émeuvent toute la côte. Mais, la dominant de trois cents mètres, la Vierge de la Guadaloupe, dans sa belle robe à cloche, pose son pied tranquille sur la divinité païenne dont elle étouffe le grondement et la colère. Les flots s'apaisent, le soleil luit de nouveau, les cris aigus et ensoleillés des poissonnières rivalisent avec le piaulement des mouettes ou les sifflets stridents des hirondelles. Des barques, ailées par leurs avirons, glissent sur la nappe de la Bidassoa, s'enventurent vers le large à la recherche de la sardine ou du thon. Sur la jetée, verdie par les varechs, et d'où monte une saine odeur de goudron, et de fenouil de mer, les douaniers, pareils à des images d'Épinal, causent avec les commères. Sur la place ombragée de platanes l'on raccommode des filets, on tresse de la corde. Dans le quartier des pêcheurs, des hardes et des toiles huilées sèchent sur les galeries qui arborent des buis bénits. Un relent d'huile, à l'heure des repas, s'exhale des cuisines.
J'étais en pension à Bayonne, mais les moindres vacances me ramenaient dans cette bien-aimée Fontarabie où mon père était retenu par un important commerce de vins et de cidre. Je me promenais aux environs avec ma mère et mes deux sœurs. Nous allions jusqu'à Notre-Dame-de-Guadaloupe dont je vous ai parlé, sur le Jaïzquibel. Et je n'avais pas été sans remarquer, au flanc de la montagne, une construction blanche dont on m'avait dit :
— C'est le couvent des Pères de l'Ordre de Picpus.
— Qu'est-ce qu'ils font ? avais-je demandé.
— Ils partent de là pour l'Océanie afin d'aller y soigner, au péril de leur vie, la plus horrible maladie qui soit sur terre.
— Quelle est cette maladie ?
— La lèpre.
Cette explication, donnée par ma mère, m'avait épouvanté. Et, sans que j'eusse questionné davantage à ce sujet, le seul mot de lèpre évoquait en moi la brûlure dévorante d'un feu infernal, la manifestation la plus tragique du péché.
Or, un matin du mois d'août que je me trouvais à Lourdes où nous nous rendions quelquefois, j'avais fait ma première communion l'année précédente, j'étais assis là, vous dis-je, où j'ai prié. Il était environ dix heures. Les voitures transportant les malades circulaient, venaient se ranger à cet endroit où j'implorais la Vierge de concert avec les pèlerins pressés sur les mêmes banquettes.
Je crois revoir le petit garçon que j'étais avec une casquette de collège laurée d'or.
J'avisai, soudain, à cinq ou six mètres de moi, dans sa roulante guérite de cuir, un enfant de mon âge dont la face était monstrueusement ravagée par un chancre ou un lupus qui déchaussait ses dents jusqu'aux narines, rongeait le nez, gagnait les joues et les paupières.
Tandis que je considérais ce rebut de l'humanité avec un profond effroi mêlé de compassion, une jeune fille, qui se trouvait non loin de moi et qui venait d'arrêter son regard horrifié sur ce masque de feu, s'écria, sans savoir au juste ce qu'elle faisait, dans un accès de terreur folle qui la fit se redresser et s'enfuir :
— La lèpre !
Le religieux poursuivit :
— Le miracle...
— Quoi, mon Père, vous avez assisté à un tel miracle !
— Un moment, cher Monsieur..., à un miracle auquel vous ne vous attendez point, et que je ne prévoyais pas davantage avant que j'eusse contemplé ce terrible visage.
… Le cri poussé par la jeune fille devait entrer comme une flèche bien profondément dans mon cœur et ne me laisser aucun répit, non plus que le souvenir de cette plaie lamentable que j'eusse voulu guérir. J'éprouvais alors, nettement, que l'Hostie que j'avais reçue plusieurs fois, était la transfusion même en moi du Christ et de sa Charité, et qu'il fallait le laisser faire à ma place, ne lui servir que d'instrument, sauver les misérables, peut-être innocents par eux-mêmes, qui expient les fautes de l'Humanité tout entière dans les îles de corail, vaste partie d'un monde pour ainsi dire pulvérisé sur le désert du Pacifique. Il fallait donner le Ciel à ces déshérités.
— Mon Père !
— Je revins à Fontarabie, et, trois mois après, j'entrai au Séminaire de Picpus. Et, maintenant..
— Maintenant ?
— Maintenant je suis missionnaire des Sacrés-Cœurs à Molokaï, l'île de l'apôtre Damien. Priez pour ma Mission. Remerciez la Vierge de Lourdes pour le miracle qu'elle a fait en plaçant, ici, sous mes yeux, il y a vingt ans, un pauvre enfant défiguré, et en m'intimant l'ordre, par le cri d'effroi, qui me fut un signal, poussé par la jeune fille, de ressentir l'appel de l'Océanie. Là, par l'eau baptismale, j'ai guéri des centaines de lépreux non dans leurs corps, mais dans leurs âmes qu'a reçues le Dieu tout Puissant.
— Mon Père...
— Je vous bénis, bon et serviable pèlerin.
— Avant que vous me quittiez, puis-je vous demander d'intercéder pour un moindre miracle, un miracle que je souhaite de tout mon cœur à une petite infirme ?
Le religieux, avant que de tendre la main à Jean Escuyot, et prendre à jamais, sans doute, congé de lui, jeta un long regard sur la statue de la Vierge. Mais il ne prononça pas un seul mot.

LE RETOUR
Le bon pèlerin Jean Escuyot s'en revenait comme il était parti, à pied, allègre et chantant à tue-tête des fragments d'une complainte que son père lui avait jadis apprise et qui rythmait sa marche :
Est-il rien sur la terre
Qui soit plus surprenant
Que la grande misère
Du pauvre Juif Errant ?
Que son sort malheureux
Paraît triste et fâcheux !
Et il revoyait, épinglée dans la cuisine de la gendarmerie, la vieille image d'Épinal qui représentait, avec le texte de la chanson au-dessous, le vieillard légendaire avec son bonnet pointu, bleu et rouge, d'où débordaient les crocs des cheveux sur le col d'un mantelet jaune. Les yeux ressemblaient à des liards vert-de-grisés sous des sourcils hirsutes, et le nez en girouette semblait s'orienter sur le vent. Les culottes et les socques étaient d'un rouge écarlate, les bas bleus. Un cèdre gigantesque, au feuillage glauque, indiquait la lisière d'une forêt qu'il venait de traverser. Il allait à larges enjambées, d'un mouvement irrésistible, et l'index crochu de sa main gauche désignait un bateau qui dansait sur une mer dont les flots étaient représentés par plusieurs rangées, bien en ordre, de taupinières. De l'autre main il tenait un bâton qui mordait de sa pointe la grève parsemée de coquillages, et rocheuse çà et là.
... Je traverse les mers
Les rivièr', les ruisseaux,
Les forêts, les déserts,
Les montagn', les coteaux,
La plaine et les vallons,
Tous chemins me sont bons.
Et Jean Escuyot projetait en esprit ce descendant de je ne sais quelle tribu d'Israël dans la banlieue de la Capitale, un jour de fête populaire qu'il faisait très chaud et que des gens se tenaient dans la cour d'une auberge sous les ombrages sonores de cigales et de ménétriers :
... Dans Paris la grand' ville,
Des bourgeois en passant
D'une humeur fort civile
L'accostèr' un moment.
Jamais ils n'avaient vu
Un homme aussi barbu.
... Entrez dans cette auberge
Vénérable vieillard :
D'un pot de bière fraîche
Vous prendrez votre part
Nous vous régalerons
Autant que nous pourrons.
Le houblon écumait. Ah ! que Jean Escuyot comprenait bien que le routier éternel pût être tenté par cette boisson glacée et délicieusement amère.
... Messieurs, je vous proteste
Que j'ai bien du malheur,
Jamais je ne m'arrête
Ni ici ni ailleurs :
Par bon ou mauvais temps
Je marche incessamment.
... J'accepterai de boire
Plus d'un coup avec vous
Mais je ne puis m'asseoir
Je dois rester debout :
Je suis, en vérité,
Confus de vos bontés.
Et Jean Escuyot semblait, à chaque heurt de son pas sur le sol, enfoncer davantage encore, clouer la légende merveilleuse dans son cœur enfantin. Il en était à l'état civil du fils des Hébreux qui continuait de chanter de par les lèvres d'un Chrétien de Bigorre :
Laquedem
Pour nom me fut donné.
Né dans Jérusalem
Ville bien renommée ;
Oui, c'est moi mes enfants
Qui suis le Juif Errant.
... J'avais douze ans passés
Quand Jésus-Christ est né.
Et le pèlerin de Lourdes imaginait une Jérusalem étrange, une sorte de jeu de dominos entassés les uns sur les autres, un jeu auquel Judas eût certainement triché. Mais, soudain, une face apparaissait pleine de boue et de sang et les bras d'une croix gigantesque se balançaient au-dessus d'une couronne d'épines :
... C'est ma cruelle audace
Qui causa mon malheur ;
Si mon crime s'efface
J'aurai trop de bonheur
J'ai traité mon Sauveur
Avec trop de rigueur.
... Montant sur le Calvaire
Jésus chargé d' sa Croix,
Me dit en débonnaire
Passant devant chez moi :
Veux-tu bien, mon ami
Que je repose ici ?
... Moi cruel et rebelle
Je lui dis sans raison :
Pars, âme criminelle,
De devant ma maison :
Avance et marche donc
Car tu me fais affront.
Et voici que le sang de la vraie vigne, plantée par le Père de famille, fermenta de fureur dans les veines de Jean Escuyot — catholique. Comme il était seul sur la route poudreuse, au milieu des champs en ce moment déserts, il lança de toutes ses forces :,
« Vive Jésus ! Vive sa Croix ! »
Repris par le souffle de la légende, il terminait :
... Jésus la bonté même
Me dit en soupirant :
Tu marcheras toi-même
Pendant plus de mille ans :
Le dernier jugement
Finira ton tourment.
... De ce jour-là je suis
En marche jour et nuit.
... Messieurs le temps me presse,
Adieu la compagnie,
Grâc' à vos politesses !
Je vous en remercie.
Je suis trop tourmenté
Quand je suis arrêté.
Un clocher venait d'apparaître, celui de l'église de Piétat, charmante dévotion, nid de mousse situé sur un coteau où un vieil homme à barbe blanche, accordeur de pianos, entretenait jadis un jardin d'herbes balsamiques. Il en distillait une liqueur dorée et dont la fiole portait sur son étiquette : « Prix confidentiel pour MM. les Ecclésiastiques ». Le pauvre M. Jasmin, c'était son nom, ne fit point fortune avec. Il me souvient d'avoir goûté de cet élixir et de l'avoir associé à cette ivresse que donne l'air vierge des Pyrénées en fleurs.
Jean Escuyot avait-il jamais bu de ce nectar ? Je l'ignore. Mais, ce que je peux assurer c'est que, ayant interrompu ou suspendu la complainte du Juif Errant pour se restaurer de quelques vivres achetés à Tarbes, où il avait fait halte la veille, il fit la sieste sous des frênes.
Il dormit environ deux heures. Puis il descendit en une prairie au long de laquelle coulait un affluent de l'Arros. Il ôta sa chaussure et, entrant dans l'eau, il se mit à soulever les pierres du fond et à fouiller sous les souches de la berge, et il dénicha bon nombre d'écrevisses dont il emplit son sac débarrassé de peu de choses dont il avait fait un paquet à part.
Il était heureux d'avoir, en si peu de temps, fait une fructueuse pêche, une pêche qu'il offrirait, ce soir, avec la boussole et quelques menus objets, à la pauvre Méniquette qui aimait beaucoup ces crustacés.
Il évoquait, de tout son cœur apitoyé, paternel, la petite infirme. Que faisait-elle à cette heure, dans sa gangue de plâtre ? Il se la rendait presque présente : elle laissait pendre de sa couche une main que venait lécher Mouffetard, le chien de Jean Escuyot, un chien classique, bon comme le pain, épagneul bâtard, bouclé, d'un poil presque bleu à force d'être noir, et qui malgré sa taille assez grande rappelait ces essuie-plume que s'offraient jadis les vieilles filles. Ce nom, Mouffetard, Jean Escuyot l'avait emprunté d'une poésie qu'il ne pouvait réciter dans son enfance sans avoir les larmes aux yeux. Elle était intitulée : « Le chien Mouffetard ».
Le pèlerin poursuivit sa route vers Tournay. Déjà il touchait au village de Bordes qui n'en est guère distant que de deux kilomètres et demi. La douceur du crépuscule le fit s'attarder en ce lieu, et aussi un souvenir d'enfance qui l'attendrissait.
Dans ce jardin, resté le même, aux allées bordées de poiriers mélancoliques, une petite fille lui avait offert, il y avait quelque soixante ans, une poire tiède qui avait le goût du soleil. Elle en avait alors cinq, du même âge que lui. Orpheline, elle vivait chez son grand-père, un ancien juge de paix. Jean Escuyot se souvenait d'avoir entendu dire que cette petite fille, qui s'appelait Marie, était entrée dans l'Ordre de Nevers qu'a rendu illustre la présence de sainte Bernadette de Lourdes.
Lourdes ! Toujours Lourdes ! Lourdes partout ! Lourdes qui, telle qu'une entité bien vivante, anime de son souffle toute cette sienne Bigorre puis, franchissant monts et vaux et passant les mers, mieux que le Juif Errant, vivifie les pays les plus lointains, inspire aux religieux des Antipodes d'édifier, avec des roches, de petites grottes qui soient les sœurs cadettes de Massabieille ! Lourdes qui croise le monde, du Groënland jusqu'au-delà de la Terre de Feu, et des îles Gilbert aux îles Marquises.
Les contrées les plus reculées peuvent ignorer le vrai Dieu, le méconnaître ou le défigurer, mais un frisson parcourt le monde qui se fait soudain sensible comme une bulle de savon, et c'est le frisson de Lourdes qu'irradie le mystère de la Vierge apparue à une enfant.
Partout un missionnaire catholique annonce Lourdes aux peuples qu'un Jean Escuyot ne connaît guère que par des on dit, des images d'Epinal, des documentaires du cinéma paroissial et des gravures de la Propagation de la Foi. Il l'annonce à l'Esquimau nain, huilé et bouffi, qui poursuit le morse ; au Canadien dont le canot d'écorce affronte les rapides et sillonne en silence les lacs giboyeux ; à l'Indien coiffé de plumes multicolores et qui jette sur les rapides des ponts de lianes ; au pasteur protestant des États-Unis qui accueille ce qu'il tient pour une légende avec un rictus solennel ; au Mexicain dont la violence a soif du sang des martyrs quand son mysticisme s'égare au crépuscule dans l'odeur trop capiteuse du jasmin et du chocolat ; au Caraïbe des Antilles qui chasse les ramiers dans les bois de la Goyave ; au Colombien qui se pique de cultiver le miel attique et y réussit ; au Brésilien incrusté d'or qui a le goût des femmes, du café, des onctueux cigares, des perles grosses comme des noisettes qu'il fixe aux boutonnières de sa chemise ; à l'Argentin dont l'épouse a beaucoup de grâce dans sa petitesse, et ne dédaigne pas la poésie ; au Chilien pommadé qui fait des déclarations nombreuses au sujet de tout et de rien ; au Scandinave qui écoute seulement avec ses yeux qui vous répondent par un éclair de glace ; à l'Anglais de la Haute-Église qui fume sa pipe confortable, vêtu avec une élégance bourrue et qui arpente à longues enjambées, flanqué de saines jeunes filles, les gazons paradisiaques du golf ; à l'Espagnol qui oppose avec morgue la dévotion de Notre Dame del Pilar à tous les autres sanctuaires ; au Noir d'Afrique cachant derrière sa barbarie et son fétichisme une âme qui, régénérée, se couvre de rosée et de fruits ; au Soviet que le diable fait cracher sur le Christ ; au brahme dédaigneux et beau qui suit les cours de théologie des Jésuites ; au paria qui souffre dans son taudis avec son chien famélique ; au bonze qui, dans la solitude de la montagne, brûle de l'encens devant un moulinet à prières et frappe sur un gong afin de convoquer les adorateurs de divinités obèses et grimaçantes ; au Chinois qui donne les enfants qui le gênent à manger aux truies, se délecte de nids d'hirondelles, d'ailerons de requin, de racines de nénufar, d'huile de ricin, repasse avec volupté dans son esprit le détail du supplice qu'il va faire infliger, goutte à goutte, aux propagateurs de l'Évangile ; à l'Océanien dont la chair qui semblait pétrie de fleurs est maintenant rongée comme un madrépore.
À tous ceux-là, et j'en passe, la Vierge de Lourdes a été révélée par la bouche d'une petite enfant qui disait vrai — Bernadette.
La petite Marie avait donc été prise dans ce doux cyclone de la foi lourdaise et soulevée jusqu'à Nevers, sans doute en sa vingtième année. Elle s'était détachée, pensait-il, comme sous un doux orage au printemps s'envolerait le pétale de l'un de ces poiriers, toujours les mêmes. Elle était peut-être morte. Quand ? Il n'avait guère plus arrêté sa pensée sur elle qu'il n'avait d'ailleurs que peu connue, alors que son père, gendarme, allait rendre visite au vieux monsieur de ce village. Celui-ci avait-il quitté ce monde avant ou après l'entrée au Couvent de sa petite fille ? Il ignorait, ou avait oublié ces choses. La propriété, croyait-il se rappeler, avait été achetée par des Américains revenus au pays.
Il entra dans la pauvre église déserte et, s'agenouillant dans un coin d'ombre, il continua de projeter dans l'atmosphère apaisante ces souvenirs qui remontaient à sa naissance presque. Cette gentille Marie, qu'il revoyait habillée d'un petit tablier bleu et blanc à petits carreaux comme un geai – de tels détails survivent alors que de plus importants s'annulent ! – n'était-elle venue sur la terre, en cet infime bourg des Hautes-Pyrénées, que pour y devenir plus aisément une enfant de Marie, sa divine Patronne ?
De même que la petite fille s'était portée au-devant de lui, petit garçon, pour lui offrir de ce fruit fondant et lumineux, Bernadette était allée à elle, du haut du Ciel, pour l'inviter à goûter les fruits de la Croix. Il imaginait l'une et l'autre : la voyante coiffée de son capulet, chaussée de gros bas de laine et de sabots, le bras gauche passé dans l'anse d'un cabas de pauvresse et conduisant sa protégée par la main dans un sentier céleste qui, bientôt, s'inclinait vers le cloître.
À cette compagne des premiers ans, morte ou non, Jean Escuyot voulut s'unir par la prière.
Lorsqu'il quitta la chapelle, son cœur allègre était plein d'azur et plus que jamais il se sentait le pèlerin chantant des vieux âges, celui en qui prennent l'essor les rythmes des complaintes et des mystères et dont la marche même, scandée, est une oraison. Et tandis que le soleil comme un ostensoir envoyait au ciel ses derniers rayons derrière la colline, il lançait à pleine voix les strophes du cantique populaire que l'on chante à la procession aux flambeaux :
Sur cette colline
Marie apparut :
Au front qu'elle incline
Rendons le salut.
À l'enfant timide
Priant au vallon,
Au Gave rapide
Elle a dit son nom.
L'enfant le répète,
Comme un doux écho ;
Le Gave lui prête
La voix de son flot.
La France l'écoute,
Se lève soudain,
Et se met en route
Chantant ce refrain.
La voix maternelle
Dit : Venez ici !
Le peuple fidèle
Répond : Me voici !
Un souffle de grâce
Pousse vers ce lieu ;
Ce souffle qui passe
Est celui de Dieu.
Reçois la prière
De tes pèlerins :
Montre-toi leur Mère,
De tous fais des saints.
Et quand il en avait fini avec une strophe, il attaquait la suivante après un Gloria Patri majestueux qui semblait s'arrondir dans le ciel comme un arc roman.
Il ne s'accordait quelques minutes de silence que pour grossir une gerbe de bruyères et de grandes marguerites qu'il avait commencé de cueillir au sortir de l'église. Et, les ramassant au bord des talus, ou sur la lisière sableuse d'un champ dont il entr'ouvrait puis refermait avec soin la claie, il songeait qu'il avait appris, dans un langage des fleurs appartenant à Méniquette, que la bruyère est le symbole de la solitude.
Et cela le touchait beaucoup. Il s'était répété parfois : je suis une vieille bruyère, j'en ai le teint vineux et aussi les racines brunes et résistantes.
Il se disait à lui-même ces choses qu'il n'aurait jamais osé confier à personne. Mais, dans le secret de son âme, il en était heureux, comparant aussi les grandes-marguerites à tige trop frêle, aux cols blancs bien repassés des jeunes filles et au cœur d'or de Méniquette.
Ah ! si celle-ci avait été libérée de son mal, si elle était devenue une grande enfant radieuse, épanouie, qui se fût mariée à un beau garçon et qui eût pressé sur cette guimpe couleur de lait un enfant bigourdan, son désir eût été comblé — sa vie plongée, lui semblait-il, dans un lac de béatitude.
Et, projetant ces choses, il laissait parfois faiblir sa voix, et des larmes coulaient sur sa joue.
Un long moment, il se tut tout à fait.
Il s'était arrêté sur la route, lumineuse à l'approche du crépuscule comme la nappe de la table d'Emmaüs, et il offrait, en la haussant, cette humble gerbe au Créateur dans la gloire duquel il se sentait submergé.
Ce n'était qu'un acte d'amour très simple. Et la nuit venait et, comme une longue caresse sur le front fatigué du ciel glissa une longue étoile filante.
Il reprit sa marche et son chant jusqu'à l'entrée du village.
Déjà il atteignait les premières maisons en bordure de route où jadis les peupliers rendaient à la moindre brise un long bruissement.
Loustalot, encore au travail, frappait de son marteau rebondissant l'enclume qui chantait comme une cloche claire mêlée à l'angélus du soir. Et Jean Escuyot se découvrit, se signa, récita la prière mariale en envoyant les syllabes dans la direction de Lourdes. Le maréchal-ferrant n'aperçut point Jean Escuyot, car le feu de sa forge, à la fois blanc et cerise, l'éblouissait.
Puis, ce fut l'auberge Feugère portant encore la vieille enseigne : « Au Cheval Blanc ».
Par les vitres éclairées il aperçut Mme Félisson, l'épicière, qui pliait une denrée dans du papier-chandelle avant de rendre, le plus lentement possible, la monnaie au client qui n'avait peut-être pas encore soupé, bien qu'il fût près de neuf heures.
Le perroquet de Mlle Abadie attendait, majestueux sur son perchoir, qu'on le rentrât à l'intérieur de la pharmacie. Il grommelait.
L'automobile du docteur Noguès stationnait devant la boutique du perruquier Sénac, le plus grand blagueur de toute la terre.
Un petit garçon rapportait chez lui un gros pain dont on eût dit un grain de blé charrié par une fourmi.
Jean Escuyot franchit le pont poétique et jeta un regard affectueux aux rochers sur lesquels il aimait s'installer parfois pour jeter sa ligne.
Il déboucha sur la place. Devant l'étude de M. Denagiscarde il aperçut quelques personnes qui prenaient le frais, mais on n'en distinguait guère que l'ombre. Il eût pu les nommer pourtant à cause de la vieille habitude qu'elles avaient de se réunir ainsi, l'été, devant la porte surmontée de panonceaux étincelants le jour comme les boucliers des héros d'Homère. C'était messieurs Cazenavette, Pédebidou, Carrère, avec le tabellion.
Parvenu au bout de la place, Jean Escuyot tourna à gauche pour retrouver la vieille maison qu'il avait acquise depuis longtemps et où il donnait asile à Méniquette et sa maman en les secourant de mille manières. Sans doute avaient-elles déjà terminé leur frugal repas. Ce ne serait que demain qu'il pourrait faire manger à la petite infirme les écrevisses, grouillantes encore dans la musette, et qu'il accommoderait au vin blanc avec beaucoup de poivre et de laurier. En vue de la cuisson de ces bêtes, qui ne pouvaient attendre, il enverrait acheter tout à l'heure chez Brondou une bouteille de vin d'Ozon-Lanespède.
Il y avait un parterre qui dépendait de sa demeure, bien qu'il en fût séparé par la rue. Suivant les saisons, on y admirait les cloches rouges des bignonias, bleues des paulownias, et les longs cigares des catalpas. Ces fruits, obliquement dirigés vers le sol, simulaient une grosse averse espacée.
Jean Escuyot n'était plus qu'à trente mètres du seuil devant lequel il distinguait deux ombres : celle du bon chien Mouffetard et celle d'une petite fille. Il crut tout d'abord que celle-ci était la nièce du curé, son voisin. Elle se tenait debout et le chien assis se laissait caresser par elle. Il se rapprocha, se demandant s'il était le jouet d'un songe. Cette enfant était Méniquette. Elle le reconnut. Elle fit, à sa rencontre, quelques pas, avec toute l'aisance légère d'une petite fille bien portante.
— Toi ? lui dit-il.
Et Méniquette répondit :
— Bonjour, Janot.
C'est ainsi qu'elle appelait tendrement le vieillard.
— Toi ? répéta-t-il.
— Oui, moi.
— Quoi, tu marches ?
— Oui.
— Tu ne souffres plus ?
— Non, parce que j'ai rêvé.
— Qu'as-tu rêvé ?
— J'ai rêvé, hier, qu'il fallait que l'on me sorte du plâtre, et maman a décousu l'appareil avec un sécateur.
Francis Jammes, in Le Pèlerin de Lourdes