dimanche 24 juin 2012

En éclairant... Don Carlo Cecchin, Jean est son nom


Jean-Baptiste, le Précurseur, est ce saint austère, vêtu de peau de chameau et ne se nourrissant que de sauterelles et de miel sauvage, qui nous « dérange » tant par sa prédication pendant les achats de Noël ! C’est le seul saint dont l’on fête la naissance – le 24 juin – (mise à part la Sainte Vierge, bien entendu !), parce qu’il a été sanctifié dès le sein de sa mère. Nous fêtons aussi son martyre le 29 août. Il est le plus grand saint car Jésus dit de lui : « parmi les enfants des femmes, il n’en a pas surgi de plus grand que Jean le Baptiste » (Mt 11,11). Mais Jésus ajoute : « cependant le plus petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que lui ». Les disciples de Jésus sont en effet tous appelés à être, eux aussi, des prophètes, en témoignant et vivant la nouvelle réalité du Royaume de Dieu apporté par Jésus, par une vie nouvelle, sanctifiée par le don de l’Esprit Saint. La fête de Saint Jean Baptiste date de la plus haute antiquité et son culte était très répandu. Qu’il suffise de vous dire qu’il est co-titulaire, avec l’évangéliste homonyme, de la cathédrale du Pape : Saint Jean du Latran. Lorsqu’au IVe siècle on commença à célébrer la naissance du Sauveur, on pensa tout naturellement à commémorer aussi celle de Son Précurseur. En Occident, la date fut fixée au 24 juin, solstice d’été, au moment où les jours commencent à diminuer, tout comme Noël fut établit le 25 décembre, solstice d’hiver, lorsque les jours commencent à s’allonger. Jean est « la lampe » qui devait diminuer lorsque la Vraie Lumière apparaîtrait (Jn 5,35-3,30). Ce rôle fait de lui « plus qu’un prophète » (Mt 11,19). Les autres avaient annoncé le Sauveur en des termes plus ou moins voilés, Jean Baptiste, lui, L’a vu de ses propres yeux, il L’a baptisé et il L’a montré et désigné comme étant l’Agneau de Dieu à ceux qui sont devenus ses premiers disciples (Jn 1,35-42). Il est l’homme que la Providence a choisi pour préparer l’entrée de l’Éternel dans l’histoire. Sa vie sera toute tournée vers les mystères de Dieu, loin du monde et de tout plaisir, même légitime, mais, en entendant la voix de Marie, en ressentant la présence du Messie, il « danse » et tressaille d’allégresse dans le sein de sa mère. Il est l’ami de l’Époux, et en lui présentant l’Épouse, a comme « catéchisé » l’Église, pour la préparer à l’union avec son divin Époux, et ensuite lui laisser la place, victime d’une danseuse lascive et d’un roi inique. Ce qui nous frappe dans sa personne et son histoire, c’est la cohérence entre sa foi et sa vie. Nous devrions apprendre, nous aussi, cette cohérence de Jean, et mettre en pratique ce que dit Saint Ignace d’Antioche : » Ceux qui font profession d’appartenir au Christ, se reconnaissent par leurs œuvres. Or il ne s’agit pas de faire une profession de foi en paroles, mais de persévérer dans la pratique de la foi. Il est mieux d’être chrétien sans le dire, que de le dire sans l’être ». Sa prédication à été fidèlement transmise par les Apôtres et nous prépare, encore aujourd’hui, à l’accueil de la Parole de Dieu. « Je pense, écrit Origène, que le mystère de Jean s’accomplit encore aujourd’hui dans le monde. Pour celui qui est destiné à croire au Christ, il est nécessaire, auparavant, que l’esprit et la vertu de Jean viennent dans son âme pour préparer au Seigneur un peuple parfait, et aplanir les aspérités des sentiers des cœurs. Aujourd’hui encore, l’esprit du Baptiste précède la venue du Seigneur » (Homélie sur Lc 4,29). De par sa personne et sa mission, Jean le Précurseur est donc indissolublement lié à Jésus, car il est impossible d’annoncer l’Évangile sans parler de lui. Dans les Églises d’Orient, ce lien entre Jésus et Jean est tel qu’il trouve toujours place à gauche de Jésus, au-dessus de la Porte Royale de l’iconostase, tandis que la Vierge Marie est à droite. 

Une curiosité : saviez-vous que le nom des notes de la gamme musicale a été emprunté par Guy d’Arezzo (XIe siècle) à l’hymne de vêpres de Saint Jean, composé au VIIIe siècle par Paul Diacre ? Voici le texte :

Ut queant laxis Resonare fibris                        Pour que tes serviteurs fassent résonner
Mira gestorum Famuli tuorum                        les prodiges de tes hauts faits
Solve polluti   Labii reatum                               par leurs cordes vocales bien souples,
Sancte Joannes (Si)                                           efface le péché de leurs lèvres souillées.
                                                                                          
                                                   Don Carlo Cecchin

vendredi 22 juin 2012

En enquêtant... GK Chesterton, Le miracle de Moon Crescent

En un sens, Moon Crescent était une rue qui se voulait aussi romanesque que son nom, et les événements qui s'y déroulèrent furent assez romanesques à leur façon. En tout cas, la conception de cette rue avait été l'expression de ce sentiment authentique — historique et presque héroïque —qui a réussi à se maintenir à côté de l'esprit commercial dans les vieilles villes de la côte Est des États-Unis. Elle avait été à l'origine une courbe d'architecture classique évoquant tout à fait cette atmosphère du XVIIe siècle dans laquelle des hommes tels que Washington et Jefferson avaient paru d'autant plus républicains qu'ils étaient des aristocrates. Les visiteurs étrangers, à qui l'on demandait régulièrement ce qu'ils pensaient de la ville, se devaient particulièrement de donner leur avis sur Moon Crescent. Les contrastes mêmes qui étaient venus perturber son harmonie originelle étaient caractéristiques de sa survie. À un bout de la rue, ou disons une pointe, les dernières fenêtres surplombaient un terrain clos ressemblant à un parc de gentilhomme, avec des arbres et des haies aussi réguliers que dans un jardin de l'époque de la Reine Anne. Mais à peine passé le coin de la rue, les autres fenêtres, parfois des mêmes pièces, donnaient sur le vilain mur uni d'un immense entrepôt rattaché à quelque industrie tout aussi vilaine. Au bout de la rue, les immeubles de Moon Crescent avaient été reconstruits selon le modèle monotone des hôtels américains et se dressaient à une hauteur qui, bien qu'inférieure à celle du colossal entrepôt, leur aurait valu le nom de gratte-ciel à Londres. Mais la colonnade qui courait tout le long des façades de la rue avait une majesté grise et patinée par le temps qui suggérait que les fantômes des Pères de la République auraient très bien pu s'y promener encore. L'intérieur des appartements, en revanche, était aussi propre et moderne qu'il est possible de l'être avec les équipements qu'on trouve à New York, surtout à l'extrémité nord entre le jardin coquet et le mur de l'entrepôt. Ces appartements étaient très petits, et comprenaient simplement un salon, une chambre et une salle de bains, tous parfaitement identiques comme les centaines de cellules d'une ruche. Dans l'un de ces appartements, le célèbre Warren Wynd était assis à son bureau, occupé à trier des lettres et à donner des instructions avec une rapidité et une précision merveilleuses. On ne pouvait que le comparer à une tornade méthodique.
Warren Wynd était un homme très petit avec des cheveux gris assez longs et une barbiche pointue, d'apparence frêle mais d'une énergie indomptable. Il avait des yeux vraiment magnifiques, plus brillants que des étoiles et plus puissants que des aimants, qu'il était difficile d'oublier une fois qu'on les avait vus. Et de fait, dans son travail de réformateur et d'arbitre dans bien des œuvres de bienfaisance, il avait amplement démontré qu'il savait se servir de ses yeux. Il circulait toutes sortes d'anecdotes, et même, de légendes, sur la rapidité miraculeuse avec laquelle il savait porter un jugement solide, particulièrement sur le caractère des gens. On disait qu'il avait choisi son épouse, qui avait travaillé si longtemps avec lui et de façon si charitable, « parmi tout un régiment de femmes en uniforme défilant devant lui lors d’une cérémonie officielle » – certains disaient qu'il s'agissait des Éclaireuses d'Amérique, d'autres affirmaient que c'était la Police Féminine. On racontait aussi comment trois vagabonds, parfaitement identiques sous leur crasse et leurs haillons, s'étaient présentés devant lui pour demander la charité. Sans hésiter un instant, il avait envoyé le premier dans un hôpital spécialisé dans un certain type de maladie nerveuse, et le deuxième dans une institution pour alcooliques. Quant au troisième, il l'avait pris comme domestique personnel à un salaire confortable, et l'homme avait parfaitement tenu son emploi pendant de nombreuses années. Il y avait aussi, bien sûr, les inévitables anecdotes concernant les critiques et les reparties acerbes qu'il avait formulées lors de ses contacts avec Roosevelt, Henry Ford et Mrs Asquith, et toutes les autres personnes avec lesquelles un homme public américain, se doit d'avoir eu un entretien historique, ne serait-ce que dans les journaux. Il est certain qu'il y avait peu de chances qu'il soit impressionné par de tels personnages, et au moment où nous parlons, il continuait d'entretenir son tourbillon de papiers alors, que l'homme assis en face de lui était lui-même un personnage presque aussi important.
Silas T. Vandam, le milliardaire et magnat du pétrole, était un homme mince au visage allongé, avec un teint jaune et des cheveux noirs aux reflets bleutés, des couleurs qu'on remarquait moins mais qui paraissaient d'autant plus sinistres qu'il se tenait à contre-jour devant la fenêtre et le mur blanc de l'entrepôt en face. Il était sanglé dans un élégant manteau garni d'astrakan. En revanche, le visage animé et les yeux brillants de Wynd baignaient dans la lumière provenant de l'autre fenêtre qui donnait sur le petit jardin, car son fauteuil et son bureau étaient disposés devant elle. Et bien qu'il eût l'air préoccupé, il ne semblait pas que ce fût particulièrement au sujet du milliardaire. Le valet de Wynd, ou son domestique personnel, un puissant gaillard aux cheveux blonds plaqués sur le crâne, se tenait devant le bureau de son maître avec un paquet de lettres à la main. Le secrétaire privé de Wynd, un jeune homme très soigné aux cheveux roux et au visage intelligent, avait déjà la main posée sur la poignée de la porte, comme s'il avait deviné les intentions de son employeur ou réagi à quelque geste de sa part. La pièce était non seulement parfaitement en ordre, mais semblait même austère tant elle était vide. En effet, Wynd, avec sa minutie caractéristique, avait loué tout l'étage au-dessus de son bureau pour en faire une sorte de grenier ou de zone de stockage, dans lequel tous ses papiers et autres possessions étaient soigneusement rangés dans des cartons et des ballots ficelés.
 Remettez-les à l'employé de l'étage, Wilson, dit Wynd à son domestique qui tenait les lettres, et allez me chercher ensuite la brochure sur les Night Clubs de Minneapolis. Vous la trouverez dans la liasse marquée « G ». Je la veux dans une demi-heure, mais ne me dérangez pas avant. Eh bien, Mr Vandam, je trouve votre proposition très prometteuse, mais je ne puis vous donner de réponse définitive avant d'avoir vu le rapport. Il devrait me parvenir demain après-midi, et je vous téléphonerai aussitôt après. Je suis désolé de ne pas pouvoir être plus précis pour l'instant.
Mr Vandam sembla considérer cette remarque comme une façon polie de le congédier, et l'expression de son visage cireux indiqua qu'il y trouvait une certaine ironie.
— Eh bien, il ne me reste plus qu'à prendre congé, sans doute, dit-il.
— C'était très aimable à vous de venir me voir, Mr Vandam, dit courtoisement Wynd. Vous m'excuserez de ne pas vous raccompagner, mais j'ai une affaire urgente à régler. Fenner, ajouta-t-il à l'adresse du secrétaire, raccompagnez Mr Vandam jusqu'à sa voiture, et ne revenez pas avant une demi-heure. J'ai ici quelque chose dont je veux m'occuper seul. Ensuite, j'aurai besoin de vous.
Les trois hommes sortirent ensemble dans le couloir et refermèrent la porte derrière eux. Le grand domestique, Wilson, tourna dans le couloir pour rejoindre l'employé à l'étage, tandis que les deux autres prenaient la direction opposée pour se rendre à l'ascenseur. L'appartement de Wynd était en effet situé au quatorzième étage de l'hôtel. Ils n'avaient pas fait deux pas qu'ils virent que le couloir était barré par une silhouette qui s'avançait vers eux d'un pas presque majestueux. L'homme était très grand avec une carrure impressionnante, et sa stature paraissait d'autant plus imposante qu'il était vêtu de blanc, ou d'un gris clair qui s'en rapprochait. Il portait un très large panama blanc au-dessus d'une crinière presque aussi blanche qui formait une sorte de halo autour de sa tête. Ainsi encadré par cette auréole, son visage était puissant et magnifique, comme celui d'un empereur romain, sauf qu'il y avait quelque chose de juvénile, presque puéril, dans l'éclat de ses yeux et la béatitude de son sourire.
— Mr Warren Wynd est-il là ? s'enquit-il d'une voix enjouée.
— Mr Warren Wynd est occupé, répondit Fenner. Il ne saurait être dérangé sous aucun prétexte. Je dois vous dire, que je suis son secrétaire, et que je peux prendre un message.
— Mr Warren Wynd n'est disponible ni pour le pape ni pour les têtes couronnées, ajouta Vandam, le magnat du pétrole, avec un sarcasme amer. Mr Warren Wynd est très difficile. Je suis venu lui offrir la bagatelle de vingt mille dollars, sous certaines conditions, et il m'a dit qu'il me rappellerait comme si je n'étais qu'un simple petit garçon de courses.
— C'est une chose magnifique que d'être un petit garçon, dit l'étranger, et c'est encore plus magnifique de recevoir un appel. Et moi, j'ai reçu un appel qu'il faut tout bonnement qu'il écoute. C'est un appel qui vient de notre grande et magnifique région de l'Ouest, où se construit la véritable Amérique pendant que vous autres, vous ne faites que roupiller. Dites-lui simplement qu'Art Alboin d'Oklahoma City est venu le convertir.
— Je viens de vous dire que personne ne peut le voir, rétorqua sèchement le secrétaire aux cheveux roux. Il a donné des instructions pour qu'on ne le dérange pas pendant une demi-heure.
— Vous autres, dans l'Est, vous n'aimez pas être dérangés, dit Mr Alboin d'un air désinvolte, mais je subodore qu'un grand vent se lève dans l'Ouest et va vous déraciner, que ça vous plaise ou non. Ce Wynd passe sa vie à décider combien d'argent doit aller à telle ou telle vieille religion guindée, mais moi, je vous dis que tout ce qui laisse de côté le nouveau mouvement du Grand Esprit qui vient de naître au Texas et dans l'Oklahoma, laisse de côté la religion du futur.
— Oh, j'en ai vu, de ces religions du futur, dit le milliardaire avec mépris. Je les ai passées au peigne fin, et elles sont aussi pouilleuses qu'un chien de prairie. Il y avait cette femme qui s'appelait Sophia, mais qui aurait mieux fait de se faire appeler Sapphira *, à mon avis. De l'imposture pure et simple. Des ficelles attachées à toutes les tables et aux tambourins. Et puis il y a eu cette bande de la Vie Invisible. Ils se disaient capables de disparaître comme ils voulaient, et c'est vrai, ils ont bien disparu en même temps que cent mille de mes dollars. J'ai rencontré Jupiter Jésus à Denver, je l'ai vu pendant des semaines, et ce n'était qu'un vulgaire escroc. Tout comme le Prophète Patagonien, qui a dû filer en Patagonie. Non, j'en ai fini avec tout ça. Désormais, je ne crois que ce que je vois. Et je crois qu'on appelle ça être un athée.
— Je pense que vous vous méprenez sur mon compte, dit l'homme de l'Oklahoma, presque avec véhémence. Je pense être aussi athée que vous. Il n'y a rien de surnaturel ni de superstitieux dans notre mouvement. Rien que du scientifique, tout simplement. La seule vraie science qui en vaille la peine, c'est celle de la santé, et la meilleure santé qui soit réside dans la respiration. Remplissez vos poumons du grand air de la prairie, et vous pourriez faire basculer d'un souffle toutes vos vieilles villes de la côte Est dans l'océan. Vous pourriez faire s'envoler tous leurs grands hommes comme du duvet de chardon. C'est ça que nous faisons, dans notre mouvement : nous respirons. Nous ne prions pas, nous respirons.
Ma foi, vous le faites très bien, apparemment, dit le secrétaire d'un air las.
Il avait un visage intelligent et animé qui était bien incapable de dissimuler sa lassitude. Mais il venait d'écouter ces deux monologues avec la patience et la politesse admirables (qui contrastent tant avec leur réputation légendaire d'impatience et d'insolence) dont font preuve les Américains en entendant de telles tirades.
— Non, rien de surnaturel, poursuivit Alboin, rien que le grand fait naturel qu'on trouve à la base de toutes les fantaisies surnaturelles. Qu'est-ce que les Juifs attendaient de leur Dieu, sinon d'insuffler dans les narines de l'Homme le souffle de la vie ? Nous respirons à travers nos propres narines, dans l'Oklahoma. Que signifie le mot Esprit ? C'est juste le terme grec pour désigner les exercices respiratoires. Vie, progrès, prophétie : tout est question de souffle.
— Certains diraient que c'est du vent, répliqua Vandam, mais je suis néanmoins heureux de voir que vous vous passez du coup de la divinité.
Le visage fin du secrétaire, plutôt pâle sous sa masse de cheveux roux, sembla traversé par une expression évoquant quelque amertume secrète.
— Moi, je n'en suis pas heureux, dit-il, j'en suis simplement certain. Cela semble vous plaire d'être athées, et vous croyez peut-être tout bonnement ce qu'il vous plaît de croire. Moi, Dieu sait si j'aimerais que Dieu existe... mais il n'existe pas, et c'est bien ma veine.
Sans avoir perçu le moindre bruit ni aucun mouvement, ils prirent tout à coup conscience, d'une façon presque inquiétante, que leur groupe devant la porte de Wynd était passé de trois à quatre personnes. Combien de temps cette personne supplémentaire s'était-elle tenue là, aucun des participants à cette discussion animée n'aurait su le dire, mais l'individu donnait toutes les apparences d'avoir attendu respectueusement, et même timidement, l'occasion de dire quelque chose d'urgent. Mais dans leur état de nervosité, il leur sembla qu'il était apparu aussi brusquement et silencieusement qu'un champignon. Et de fait, il ressemblait assez à un gros champignon noir, car il était très petit et sa silhouette courtaude était dominée par son grand chapeau noir d'ecclésiastique. La ressemblance aurait été encore plus frappante si les champignons avaient eu l'habitude de porter un parapluie, surtout du genre cabossé et informe.
Fenner, le secrétaire, fut encore plus surpris de constater qu'il s'agissait d'un prêtre. Mais lorsque celui-ci tourna son visage rond sous son chapeau rond, et qu'il demanda innocemment à voir Mr Warren Wynd, le secrétaire répondit négativement avec un peu plus de sécheresse que précédemment. Mais le prêtre insista.
— Je veux vraiment voir Mr Wynd, dit-il. Cela vous semblera peut-être bizarre, mais c'est précisément ce que je veux faire. Je ne veux pas lui parler. Je veux simplement le voir. Je veux juste voir si on peut voir qu'il est là.
— Eh bien, moi, je vous dis qu'il est là mais qu'on ne peut pas le voir, répliqua Fenner, de plus en plus agacé. Qu'est-ce que ça veut dire, vous voulez voir si on peut voir qu'il est là ? Bien sûr, qu'il est là. Nous l'avons quitté il y a tout juste cinq minutes, et nous sommes restés devant sa porte tout ce temps.
Ma foi, je veux voir s'il va bien, dit le prêtre.
Pourquoi ? demanda le secrétaire, sur un ton exaspéré.
— Parce que j'ai une raison très sérieuse, et je dirais même solennelle, répondit gravement l'ecclésiastique, de douter qu'il aille bien.
— Ah, Seigneur ! s'exclama Vandam avec une sorte de rage. Ça suffit, toutes ces superstitions !
— Je sens que je vais devoir m'expliquer, dit le petit prêtre. Je ne pense pas que vous me laisserez même jeter un simple petit coup d'œil par la porte avant que je ne vous aie raconté toute l'histoire. (Il resta un moment silencieux, comme pour réfléchir, et poursuivit sans remarquer les visages étonnés autour de lui). Je marchais le long de la colonnade lorsque j'ai aperçu un homme en guenilles qui courait à toutes jambes au coin de la rue. Je l'ai vu venir vers moi, et j'ai pu distinguer sa grande silhouette efflanquée et son visage. C'était celui d'un pauvre diable d'Irlandais que j'ai un peu aidé autrefois. Je ne vous dirai pas son nom. Quand il m'a vu, il a chancelé et il s'est arrêté en me saluant par mon nom : « Par tous les saints, c'est le Père Brown ! Vous êtes le seul homme dont le visage pouvait me faire peur aujourd'hui ».
 » J'ai aussitôt compris qu'il avait encore commis je ne sais quelle folie, et je ne crois pas que mon visage lui ait tellement fait peur que ça, car il s'est mis bientôt à m'en parler. Il m'a demandé si je connaissais Warren Wynd, et je lui ai répondu que non, que tout ce que j'en savais, c'était qu'il habitait en haut de l'un de ces immeubles. Il m'a dit : « Voilà un homme qui se prend pour un saint... Mais s'il savait ce que j'ai dit sur lui, il n'aurait plus qu'à aller se pendre ». Et il l'a répété plus d'une fois, d'une voix agitée : « Oui, il n'aurait plus qu'à aller se pendre ». Je lui ai demandé s'il avait fait quoi que ce soit à Wynd, et sa réponse a été assez bizarre. Il m'a dit : « J'ai pris un pistolet, que je n'ai pas chargé avec du plomb ni avec des balles, mais seulement avec une malédiction ». Pour ce que j'ai pu en comprendre, il s'est contenté de se rendre dans la petite allée entre ce bâtiment et le grand entrepôt, avec son vieux pistolet chargé à blanc, et de tirer un coup de feu contre le mur comme si cela allait suffire à faire s'effondrer l'immeuble. « Mais en même temps », m'a-t-il dit, « je l'ai maudit avec la grande malédiction, que la justice de Dieu le prenne par les cheveux et la vengeance du Diable par les pieds, et qu'il soit déchiré en deux comme Judas et que le monde n'entende plus jamais parler de lui ».
 » Ma foi, peu importe maintenant ce que j'ai pu dire d'autre à ce pauvre fou. Il s'est un peu calmé et il est parti, et je suis allé inspecter l'arrière du bâtiment. Effectivement, dans la petite ruelle au bas de cet immeuble, j'ai trouvé par terre un très vieux pistolet rouillé. Je m'y connais assez en armes pour savoir qu'il n'avait été chargé que d'un peu de poudre. J'ai vu les traces noires de poudre et de fumée sur le mur, et même la marque du canon, mais aucune entaille qu'une balle aurait pu faire. Il n'avait laissé aucune trace de destruction, aucune trace de quoi que ce soit si ce n'est ces taches noires et la malédiction qu'il a lancée vers le ciel. Je suis donc venu ici pour demander à voir ce Warren Wynd et m'assurer qu'il va bien.
Fenner, le secrétaire, éclata de rire.
— Je peux facilement régler votre problème. Je vous assure qu'il va très bien. Nous l'avons laissé à son bureau il y a quelques minutes seulement, en train d'écrire. Il était seul dans la pièce à quelque trente mètres au-dessus de la ruelle, et placé de telle sorte qu'aucun coup de feu n'aurait pu l'atteindre, même si votre ami n'avait pas tiré à blanc. On ne peut accéder à son bureau que par cette porte, et nous sommes restés devant pendant tout ce temps.
 — Néanmoins, dit gravement le Père Brown, j'aimerais bien jeter un coup d'œil pour voir.
 — Eh bien, vous ne pouvez pas, rétorqua l'autre. Grands dieux, ne me dites pas que vous croyez à cette malédiction ?
— Vous oubliez, dit le milliardaire avec une légère grimace de mépris, que toute l'activité de ce révérend gentleman tourne autour de bénédictions et de malédictions. Allons, monsieur, si Wynd a été voué aux Enfers, pourquoi ne le bénissez-vous pas à nouveau ? À quoi servent vos bénédictions si elles ne peuvent pas lutter contre la malédiction d'un traîne-savates d'Irlandais ?
— Y a-t-il encore des gens qui croient à des choses pareilles de nos jours ? protesta l'homme de l'Ouest.
— Le Père Brown croit à bien des choses, à ce que je comprends, dit Vandam dont l'humeur avait été affectée par la façon dont il avait été congédié ainsi que par la discussion en cours. Le Père Brown croit qu'un ermite a traversé un fleuve sur un crocodile surgi de nulle part, et que lorsqu'il a ordonné au crocodile de mourir, l'animal a docilement obéi. Le Père Brown croit que je ne sais quel saint est mort, et que son corps s'est transformé en trois corps pour qu'ils puissent être distribués à trois paroisses, chacune étant décidée à être considérée comme sa paroisse natale. Le Père Brown croit qu'un saint a accroché son manteau à un rayon de soleil, et qu'un autre s'est servi du sien pour traverser l'Atlantique. Le Père Brown croit que l'âne sacré avait six pattes, et que la maison de Loreto a voyagé à travers les airs. Il croit à des centaines de statues de la Vierge qui clignent de l’œil et qui pleurent matin et soir. Ce n'est pas grand-chose pour lui de croire qu'un homme puisse s'échapper par le trou de la serrure ou disparaître d'une chambre close. À mon avis, il se soucie peu des règles de la nature.
De toute façon, moi, je dois me soucier des règles de Warren Wynd, dit le secrétaire d'une voix lasse, et l'une de ses règles, c'est qu'on doit le laisser tranquille quand il le demande. Wilson vous dira la même chose. (Le grand domestique que Wynd avait envoyé chercher une brochure venait de traverser tranquillement le couloir, le document à la main, mais sans s'arrêter à la porte). Il va maintenant s'asseoir sur la banquette près du garçon d'étage et se tourner les pouces en attendant qu'on ait besoin de lui. Il ne rentrera pas dans le bureau avant, et moi non plus. Je crois que nous savons tous les deux de quel côté notre tartine est beurrée, et il faudrait un bon nombre des saints et des anges du Père Brown pour nous le faire oublier.
Pour ce qui est des saints et des anges... commença le prêtre.
— Ce ne sont que des bêtises, répéta Fenner. Je ne voudrais pas paraître insultant, mais si ce genre de choses convient très bien aux cryptes et aux cloîtres et à toutes sortes d'endroits au clair de lune, vous ne trouverez pas de fantômes qui franchissent une porte fermée dans un hôtel américain.
— Mais les hommes peuvent ouvrir une porte, même dans un immeuble américain, répondit patiemment le Père Brown. Et il me semble que le plus simple serait de l'ouvrir.
— Ce serait suffisamment simple pour me faire perdre mon emploi, répliqua le secrétaire, et Warren Wynd n'aime pas que ses secrétaires soient aussi simples que cela. Pas simples au point de croire au genre de fables auxquelles vous semblez croire.
— Ma foi, dit gravement le prêtre, c'est un fait que je crois à beaucoup de choses auxquelles vous ne croyez sans doute pas. Mais il me faudrait un temps considérable pour vous les détailler toutes, et pour vous expliquer pourquoi je pense avoir raison d'y croire. Mais il vous suffirait de deux secondes pour ouvrir cette porte et me prouver que j'ai tort.
Quelque chose dans cette phrase sembla plaire à l'esprit plus audacieux de l'homme de l'Ouest.
— Je dois dire que j'aimerais assez prouver que vous avez tort, dit Alboin en s'avançant brusquement, et c'est ce que je vais faire.
Il ouvrit la porte de l'appartement et passa la tête à l'intérieur. Le premier coup d'œil révéla que le fauteuil de Warren Wynd était vide. Le second coup d'œil révéla que la pièce était vide également.
Fenner, saisi à son tour d'une sorte d'énergie électrique, se précipita dans l'appartement.
Il est forcément dans sa chambre, dit-il brièvement.
Tandis qu'il s'engouffrait dans la pièce intérieure, les autres restèrent dans le bureau vide en regardant autour d'eux. L'austérité et la simplicité de l'ameublement, qui ont déjà été notées, leur opposaient un défi sévère. Il n'était manifestement pas question qu'une souris puisse se cacher dans une telle pièce, encore moins un homme. Il n'y avait pas de rideaux et, ce qui est plus rare dans un intérieur américain, pas d'armoire. Même le bureau n'était qu'une simple table avec un tiroir peu profond et un couvercle incliné. Les chaises étaient dures avec un simple dossier haut. Un instant plus tard, le secrétaire réapparut après avoir exploré les deux autres pièces. On pouvait lire dans ses yeux écarquillés que ses recherches avaient été vaines, et sa bouche sembla s'agiter de façon mécanique quand il demanda sèchement :
Vous ne l'avez pas vu passer par ici ?
Les autres ne jugèrent même pas nécessaire de répondre par la négative. Leur esprit venait de se heurter à quelque chose de semblable au grand mur de l'entrepôt qu'ils apercevaient en face par la fenêtre, et dont le blanc virait progressivement au gris dans le crépuscule tombant. Vandam s'approcha du rebord de la fenêtre auquel il s'était appuyé une demi-heure plus tôt, et jeta un coup d'œil au-dehors. Il n'y avait pas de conduite ni d'escalier de secours, pas de corniche ni aucun endroit où poser le pied le long de la paroi qui descendait à pic vers la petite ruelle. Il n'y avait rien non plus sur le mur au-dessus. L'autre côté de la rue était encore plus nu : on ne voyait que l'étendue monotone du mur blanchi à la chaux. Vandam scruta attentivement le trottoir en contrebas, comme s'il s'attendait à y voir le corps du philanthrope disparu. Il ne put rien distinguer d'autre qu'un petit objet noir, peut-être bien le pistolet que le prêtre avait trouvé. Pendant ce temps, Fenner s'était rendu à l'autre fenêtre qui donnait sur un mur également uni et inaccessible, mais au-delà duquel on apercevait un petit jardin d'agrément au lieu d'une ruelle. Un bosquet d'arbres empêchait de voir le sol, mais il dépassait à peine du sommet de la muraille. Les deux hommes se retournèrent et se firent face dans la pénombre où le reflet des derniers rayons d'argent du soleil sur les chaises et la table tournait rapidement au gris. Comme si le crépuscule lui-même était une source d'irritation, Fenner actionna l'interrupteur et les détails de la scène ressortirent soudain distinctement dans la lumière crue de l'éclairage électrique.
— Comme vous l'avez fait remarquer tout à l'heure, dit Vandam d'un air sombre, aucun coup de feu n'aurait pu l'atteindre d'en bas. Mais même s'il avait été atteint par une balle, il n'aurait pas simplement disparu comme une bulle de savon qui éclate.
Le secrétaire, qui était encore plus pâle qu'avant, lança un regard irrité vers le visage bilieux du milliardaire.
— Qu'est-ce qui vous prend d'avoir ces idées morbides ? Qui vous parle de balles et de bulles ? Pourquoi ne serait-il pas encore vivant ?
— Effectivement, répondit Vandam d'un ton apaisant, pourquoi pas ? Si vous voulez seulement bien me dire où il est, je vous dirai comment il y est allé.
Le secrétaire hésita un instant, et finit par marmonner d'un air plutôt bougon :
— Vous avez sans doute raison. Nous voilà confrontés exactement à ce dont nous parlions tout à l'heure. Ce serait vraiment bizarre si vous et moi en venions à croire qu'il y a quelque chose de vrai dans les malédictions. Mais qui peut bien s'être attaqué à Wynd alors qu'il était enfermé ici ?
Mr Alboin, d'Oklahoma City, se tenait pendant ce temps-là au milieu de la pièce, les jambes légèrement écartées, et son auréole de cheveux blancs aussi bien que ses yeux ronds semblaient rayonner de stupéfaction. C'est alors qu'il dit distraitement, avec l'impudence tranquille d'un enfant terrible :
Vous ne l'aviez pas trop à la bonne, hein, Mr Vandam ?
Le long visage jaune de Mr Vandam s'allongea encore et se fit plus sinistre tandis qu'il répondait avec un sourire tranquille :
— S'il faut en venir à ce genre de coïncidences, c'est vous, je crois, qui parliez d'un vent de l'Ouest qui allait emporter nos grands hommes comme du duvet de chardon.
— Oui, je sais que j'ai dit qu'il le ferait, répondit l'homme de l'Ouest en toute candeur, mais n'empêche, comment diable a-t-il pu le faire ?
Le silence fut rompu par Fenner qui déclara avec une sorte de brusquerie presque violente :
— Il n'y a qu'une chose à dire sur cette affaire. Rien de tout cela n'est arrivé. Ça ne peut pas être arrivé.
— Oh, mais si, dit le Père Brown du coin de la pièce où il se tenait. C'est bel et bien arrivé.
Tous sursautèrent, car en vérité, ils avaient complètement oublié ce petit bonhomme insignifiant qui les avait amenés au départ à ouvrir la porte. Et en même temps que la mémoire leur revenait, leur attitude s'inversa brusquement. Ils se rendirent soudain compte qu'ils avaient tous traité le prêtre de rêveur superstitieux pour avoir simplement suggéré ce qui venait précisément de se produire sous leurs yeux.
Nom d'un coyote ! s'exclama l'impétueux homme de l'Ouest, comme si c'était plus fort que lui. Et s'il y avait du vrai dans tout ça, finalement ?
— Je dois avouer, dit Fenner en contemplant la table d'un air soucieux, que les craintes du révérend père étaient apparemment fondées. Je ne sais pas s'il a autre chose à nous dire.
— Il pourrait peut-être nous dire, fit Vandam d'un ton sarcastique, ce que diable nous devons faire maintenant.
Le petit prêtre sembla accepter ce rôle avec modestie et beaucoup de naturel.
— La seule chose qui me vienne à l'esprit, dit-il, c'est qu'il faut d'abord prévenir les autorités, et voir ensuite s'il n'y a pas d'autres traces de l'homme qui a tiré avec le pistolet. Il a disparu à l'autre bout de la rue, du côté du petit jardin. Il y a quelques bancs, et c'est un endroit très apprécié des vagabonds.
Des consultations directes avec la direction de l'hôtel, menant à des consultations indirectes avec les autorités policières, leur prirent un temps considérable, et la nuit était déjà tombée lorsqu'ils sortirent sous la longue colonnade incurvée de Moon Crescent. La rue semblait aussi froide et déserte que la lune dont elle portait le nom, et l'astre lunaire lui-même se levait derrière le sommet des arbres sombres, brillant d'une lumière spectrale, lorsqu'ils arrivèrent devant le petit jardin. La nuit recouvrait de son voile une bonne partie de ce que cet endroit avait d'artificiel, et tandis qu'ils se fondaient dans l'ombre des arbres, ils eurent l'étrange impression d'avoir été soudain transportés à des centaines de kilomètres de chez eux. Après qu'ils eurent marché un moment en silence, Alboin, qui avait en lui quelque chose de plus proche de la nature, explosa soudain.
— J'abandonne ! s'écria-t-il. Je rends les armes ! Je n'aurais jamais cru en arriver là, mais que peut-on faire quand il vous arrive des choses pareilles ? Je suis désolé, Père Brown. Je crois que je vais vous rejoindre, vous et vos contes de fées. Désormais, les contes de fées, j'y crois. Ma foi, n'est-ce pas vous, Mr Vandam, qui avez dit que vous êtes un athée qui ne croit qu'à ce qu'il voit ? Eh bien, qu'est-ce que vous avez vu ? Ou plutôt, qu'est-ce que vous n'avez pas vu ?
Oui, je sais, dit Vandam en hochant la tête d'un air lugubre.
Oh, c'est cette lune et ces arbres qui nous portent sur les nerfs, dit Fenner avec entêtement. Les arbres ont toujours l'air bizarres dans le clair de lune, avec leurs branches comme des tentacules. Regardez-moi ça...
— Oui, fit le Père Brown qui se tenait immobile, le regard fixé sur la lune à travers les arbres. Il y a une branche très bizarre, là-bas.
Quand il reprit la parole, il dit simplement :
— J'avais cru que c'était une branche cassée.
Mais cette fois-ci, il y avait dans sa voix une émotion qui fit frissonner ses compagnons sans qu'ils sachent pourquoi. II y avait effectivement quelque chose qui ressemblait à une branche morte se balançant doucement à un arbre dont la silhouette sombre se découpait dans le clair de lune. Mais ce n'était pas une branche morte. Quand ils furent suffisamment près pour voir de quoi il s'agissait, Fenner fit un bond en arrière en poussant un affreux juron. Puis il se précipita pour desserrer la corde qui entourait le cou du petit homme dont les cheveux gris pendaient sur son visage. Il comprit qu'il était mort avant même d'avoir réussi à le détacher de l'arbre. Une grande longueur de corde avait été enroulée autour des branches, et une partie relativement courte pendait d'une fourche de l'arbre, rattachée au cadavre. Une jardinière était renversée à ses pieds, comme le tabouret repoussé par un suicidé.
— Ah, bon Dieu ! dit Alboin, dans ce qui était presque autant une prière qu'un juron. Qu'est-ce que le type a dit ? « S'il savait, il n'aurait plus qu'à aller se pendre ». N'est-ce pas cela qu'il a dit, Père Brown ?
— Oui, répondit le Père Brown.
— Eh bien, dit Vandam d'une voix caverneuse, je n'aurais jamais pensé voir ni dire une chose pareille. Mais que peut-on dire d'autre sinon que la malédiction s'est accomplie ?
Fenner se tenait immobile, le visage caché dans les mains.
Le prêtre posa la main sur son bras et lui demanda d'une voix douce :
— Aviez-vous beaucoup d'affection pour lui ?
Le secrétaire retira les mains de son visage, qui semblait livide dans la lumière lunaire.
— Je le haïssais de toute mon âme, dit-il, et si c'est une malédiction qui l'a tué, ce pourrait être la mienne.
Le prêtre lui serra le bras un peu plus fort et dit avec une véhémence qu'il n'avait guère manifestée jusqu'ici :
— Ce n'était pas votre malédiction. Je vous en prie, soyez rassuré.
La police du district rencontra de grandes difficultés avec les quatre témoins impliqués dans l'affaire. Tous jouissaient d'une bonne réputation, et pouvaient même être considérés comme des personnes dignes de confiance au sens habituel du terme. Et l'un d'eux possédait un pouvoir et une importance considérables : Silas Vandam, de l'Oil Trust. Le premier officier de police qui tenta d'exprimer son scepticisme en l'entendant raconter son histoire fit très rapidement jaillir des étincelles de l'esprit d'acier du magnat.
— Ne venez pas me parler de m'en tenir aux faits, dit le milliardaire avec aspérité. Vous n'étiez pas encore né que je m'étais déjà tenu à pas mal de faits, et un bon nombre ont tenu à moi. Ne vous inquiétez pas, je vais vous les dire, moi, les faits, si seulement vous avez le bon sens de les noter correctement.
Le policier en question était jeune et subalterne, et il comprenait vaguement que le milliardaire était trop important politiquement pour être traité comme un citoyen ordinaire. Il le passa donc, ainsi que ses compagnons, à un supérieur plus chevronné, un certain inspecteur Collins, un homme grisonnant qui s'exprimait avec une amabilité légèrement menaçante, comme un homme affable mais qui ne s'en laisse pas conter.
— Eh bien, ma foi, dit-il en regardant les trois hommes devant lui avec des yeux pétillants, ça m'a tout l'air d'une drôle d'histoire.
Le Père Brown était déjà reparti vaquer à ses tâches quotidiennes, mais Silas Vandam était même allé jusqu'à laisser de côté ses immenses activités sur le marché pendant une heure ou deux, afin de témoigner de sa remarquable expérience. La fonction de secrétaire de Fenner avait cessé, en un sens, en même temps que la vie de son employeur. Quant au grand Art Alboin, il n'avait rien d'autre à faire à New York, ou ailleurs, que de propager la religion du Souffle de la Vie ou du Grand Esprit, et il restait donc impliqué pour l'instant dans l'affaire. C'est ainsi que les trois hommes se tenaient alignés dans le bureau de l'inspecteur, prêts à corroborer leurs témoignages respectifs.
— Bien, fit l'inspecteur d'un air enjoué, pour commencer, il vaut mieux que je vous dise que ça ne sert à rien de venir me parler de trucs miraculeux. Je suis un policier à l'esprit pratique, et ce genre de choses est bon pour les curés et les pasteurs. Votre fameux prêtre semble vous avoir troublé l'esprit avec je ne sais quelle histoire de jugement et de mort effroyable, mais je vais le laisser en dehors de tout ça, lui et sa religion. Si Wynd est sorti de la pièce, c'est que quelqu'un l'a laissé sortir. Et si on l'a retrouvé pendu à un arbre, c'est que quelqu'un l'y a pendu.
— Tout à fait, acquiesça Fenner, mais puisque nous pouvons témoigner que personne ne l'a laissé sortir, la question est de savoir comment quelqu'un a pu aller le pendre là-bas.
— Comment quelqu'un peut-il avoir un nez au milieu de la figure ? demanda l'inspecteur. Il avait un nez au milieu de la figure, et une corde autour du cou. Voilà les faits. Et comme je l'ai dit, j'ai l'esprit pratique, et je m'en tiens aux faits. Comme ça n'a pas pu arriver par miracle, c'est donc qu'un homme a fait le coup.
Alboin s'était tenu jusqu'ici légèrement en retrait, et de fait, sa forme massive semblait former un arrière-plan naturel pour les deux hommes devant lui, plus minces et plus vifs. Sa tête blanche était penchée d'un air méditatif. Mais à peine l'inspecteur eut-il prononcé sa dernière phrase qu'il la releva et secoua sa crinière d'une façon léonine, comme s'il se réveillait. Il s'avança au milieu du groupe, et tous eurent l'impression qu'il était encore plus massif qu'avant. Ils avaient eu trop tendance à le prendre pour un balourd ou un charlatan, mais il n'avait pas eu tout à fait tort en disant qu'il y avait en lui une certaine puissance pulmonaire, un souffle vital comme un vent d'ouest qui pourrait un jour balayer devant lui tout ce qui était plus léger.
— Ainsi donc, vous avez l'esprit pratique, Mr Collins, dit-il d'une voix à la fois douce et incisive. Vous avez bien dû nous le dire deux ou trois fois dans votre petit discours, que vous avez l'esprit pratique, et je pense l'avoir bien compris. Et c'est un fait très intéressant pour celui qui sera chargé un jour d'écrire un livre sur votre vie, votre correspondance et vos conversations à table, sans oublier votre portrait à l'âge de cinq ans, le daguerréotype de votre grand-mère et des photos de votre ville natale. Et je suis sûr que votre biographe n'oubliera pas de le mentionner en même temps que le fait que vous aviez un nez camus orné d'un bouton, et que vous étiez presque trop gros pour pouvoir marcher. Et comme vous avez l'esprit pratique, pourquoi ne pas continuer de le pratiquer jusqu'à ce que vous ayez ressuscité Warren Wynd, pour lui demander comment un homme à l'esprit pratique se débrouille pour traverser une porte en bois massif ? Vous n'avez pas l'esprit pratique, vous avez l'esprit farceur, voilà tout. Le Seigneur Tout-puissant s'est amusé à nos dépens quand il vous a imaginé.
Avec un sens aigu du théâtre, il quitta majestueusement la pièce avant que l'inspecteur abasourdi n'ait pu réagir. Et aucune des récriminations qui s'ensuivirent ne put effacer son expression de triomphe.
— Je trouve que vous avez eu parfaitement raison, lui dit Fenner. Si c'est ça les gens à l'esprit pratique, je préfère encore les prêtres.
Il y eut une autre tentative pour établir une version officielle des faits quand les autorités prirent pleinement conscience de qui étaient les témoins de cette histoire, et de toutes ses implications. Elle était déjà apparue dans les colonnes de la presse sous un éclairage psychique sensationnel, et même éhonté. Des interviews avec Vandam sur sa merveilleuse aventure, des articles concernant le Père Brown et ses intuitions mystiques, tout cela avait amené ceux qui se sentent investis de la responsabilité de guider le public à souhaiter le guider dans une direction plus raisonnable. La fois suivante, on approcha ces témoins embarrassants d'une manière moins directe et plus diplomatique. On leur fit savoir, presque négligemment, que le professeur Vair s'intéressait beaucoup à ce genre d'expériences inhabituelles, et qu'il était particulièrement intéressé par leur étonnante aventure. Le professeur Vair était un psychologue renommé, dont on savait qu'il avait eu l'occasion de s'intéresser en amateur à la criminologie. Ce n'est que quelque temps plus tard qu'ils découvrirent qu'il avait un lien avec la police.
Le professeur Vair était un gentleman courtois, d'une élégance discrète dans son costume gris clair. Avec sa cravate d'artiste et sa barbiche pointue, il évoquait plutôt un peintre paysagiste pour ceux qui ne sont pas familiers avec un certain type d'universitaire. Il dégageait non seulement une impression de courtoisie, mais également de franchise.
— Oui, oui, je sais, dit-il en souriant. J'imagine facilement ce que vous avez dû subir. La police ne brille pas particulièrement dans les enquêtes de nature psychique, n'est-ce pas ? Bien sûr, ce bon vieux Collins vous a dit qu'il s'en tenait aux faits. Quelle absurdité ! Dans une affaire de ce genre, nous ne voulons surtout pas les faits. Il est beaucoup plus essentiel d'avoir les illusions.
— Voulez-vous dire, demanda gravement Vandam, que tout ce que nous avons pris pour des faits n'était que simple illusion ?
— Pas du tout, répondit le professeur. Je veux simplement dire que la police est stupide de négliger le facteur psychologique dans de telles affaires. En fait, bien sûr, le facteur psychologique est fondamental en tout, même si l'on commence à peine à le comprendre. Tout d'abord, prenez l'élément qu'on appelle la personnalité. J'ai déjà entendu parler de ce prêtre, le Père Brown, et c'est l'un des hommes les plus remarquables de notre temps. Il appartient à ce genre d'hommes qui dégagent une certaine atmosphère autour d'eux, et ceux qui l'entourent ne se rendent pas compte à quel point leurs nerfs, et même leurs sens, peuvent en être affectés. Les gens sont hypnotisés — oui, hypnotisés. Car l'hypnotisme, comme toute chose d'ailleurs, est une question de degré. Il intervient légèrement dans les conversations de tous les jours : il n'est pas nécessaire qu'il soit pratiqué par un homme en smoking sur une scène de théâtre. La religion du Père Brown a toujours fort bien compris la psychologie des atmosphères, et sait comment faire appel à tous ses éléments simultanément. Même au sens de l'odorat, par exemple. Elle comprend les effets curieux produits par la musique sur les animaux et les humains. Elle peut...
— Attendez une seconde, protesta Fenner. Vous ne croyez quand même pas qu'il est arrivé dans le couloir avec un harmonium dans les bras ?
— Il peut faire beaucoup mieux que ça, dit le professeur Vair en riant. Il sait comment concentrer l'essence de toutes ces visions et ces sons spirituels, et même les odeurs, à l'aide de quelques gestes discrets. C'est une forme d'art des attitudes. Par sa seule présence, il serait capable de focaliser si bien vos esprits sur le surnaturel que les choses naturelles vous échapperaient. Maintenant, dit-il en revenant à son bon sens enjoué, vous savez que plus nous l'étudions, plus la question du témoignage humain apparaît complexe. Il n'y a pas une personne sur dix qui soit vraiment capable d'observer les choses. Il n'y en a pas une sur cent qui sache les observer avec précision, puis s'en souvenir et enfin les décrire. De nombreuses expériences scientifiques ont montré que des sujets sous pression pensent qu'une porte est fermée alors qu'elle est ouverte, ou qu'elle est ouverte alors qu'elle est fermée. Des gens sont en désaccord sur le nombre de portes ou de fenêtres qu'il y a dans un mur en face d'eux. Ils sont victimes d'illusions d'optique en plein jour. Et tout cela sans même être sous l'influence d'une personnalité hypnotique. Mais dans le cas présent, nous avons une forte personnalité très convaincante et décidée à imprimer une seule image dans votre esprit : celle d'un Irlandais rebelle agitant son pistolet en l'air et tirant ce coup à blanc dérisoire, dont l'écho a fait l'effet d'un roulement de tonnerre dans le ciel.
Professeur, s'écria Fenner, je jurerais sur mon lit de mort que cette porte ne s'est jamais ouverte !
— Des expériences récentes, poursuivit tranquillement le professeur, tendent à montrer que notre conscience n'est pas continue, mais qu'elle est au contraire une succession d'impressions, comme dans un film. Il est possible que quelqu'un, ou quelque chose, se glisse entre les scènes, pour ainsi dire, et agisse pendant que le rideau est baissé. Il est probable que les numéros de magicien et toutes les formes de prestidigitation reposent sur ce que nous pourrions appeler des éclairs de cécité entre les éclairs de vision. Ce prêtre, ce prêcheur de concepts transcendantaux, vous avait donc imprégnés d'une imagerie transcendantale : celle du Celte qui, tel un Titan, fait trembler la haute tour avec sa malédiction. Il l'a probablement accompagnée d'un geste subtil, mais irrésistible, pour diriger vos yeux et votre esprit vers le destructeur inconnu d'en bas. Ou quelque chose d'autre s'est produit, ou quelqu'un est venu à passer par là.
— Le domestique a traversé le couloir pour aller attendre sur la banquette, grommela Alboin, mais je ne peux pas dire que cela ait beaucoup distrait notre attention.
— Vous ne pourrez jamais savoir, répliqua Vair, si c'était cela, ou bien plus probablement vos yeux qui ont suivi un geste quelconque du prêtre tandis qu'il vous racontait son histoire de magie. C'est au cours de l'un de ces éclairs aveugles que Mr Warren Wynd se sera glissé hors de son bureau et aura rencontré sa fin funeste. C'est l'explication la plus vraisemblable, et c'est une bonne illustration de cette nouvelle découverte. L'esprit n'est pas un trait continu, mais plutôt une ligne pointillée.
Très pointillée, dit Fenner d'une voix faible. Pour ne pas dire complètement fêlée.
— Vous ne croyez quand même pas, demanda Vair, que votre employeur était enfermé dans son bureau comme dans une boîte ?
— Cela vaut toujours mieux que de croire qu'on devrait m'enfermer dans une pièce comme une cellule capitonnée, rétorqua Fenner. Voilà ce qui ne me convient pas du tout dans vos suggestions, professeur. Je préfère encore croire à un prêtre qui croit aux miracles, plutôt que de ne plus croire qu'un homme ait le droit de croire ce qu'il voit. Le prêtre me dit qu'un homme a le droit de faire appel à un Dieu dont je ne sais rien pour le venger selon les lois d'une justice supérieure dont je ne sais rien non plus. Tout ce que je peux en dire, c'est que je n'y connais rien. Mais au moins, si la prière et le pistolet de ce pauvre diable d'Irlandais ont été entendus dans un monde supérieur, ce monde supérieur peut avoir agi d'une façon qui nous paraît étrange. Mais vous, vous me demandez de ne plus croire à la réalité de ce monde telle que je la perçois avec mes cinq sens. D'après vous, tout un régiment d'irlandais armés de tromblons aurait pu entrer dans cette pièce pendant que nous bavardions, pourvu qu'ils prennent soin de marcher sur les zones aveugles de notre cerveau. En comparaison de ce que vous nous racontez, des miracles tels que faire apparaître un crocodile ou accrocher son manteau à un rayon de soleil me paraissent presque sensés.
— Oh, ma foi, dit le professeur Vair plutôt sèchement, si vous êtes résolus à croire votre prêtre avec son Irlandais miraculeux, je n'ai plus rien à dire. J'ai bien peur que vous n'ayez pas eu l'occasion d'étudier la psychologie.
— Non, c'est vrai, dit Fenner imperturbable, mais j'ai eu l'occasion d'étudier les psychologues.
Et sur ces mots, il s'inclina poliment et quitta la pièce avec sa délégation. Il resta silencieux jusqu'à ce qu'ils se retrouvent dans la rue, et c'est alors qu'il s'adressa à ses compagnons avec véhémence.
— Quelle bande de fous furieux ! s'écria-t-il en fulminant. Que diable croient-ils qu'il va arriver à ce monde, si plus personne ne sait s'il a vraiment vu quelque chose ou non ? J'aurais dû lui faire sauter son imbécile de crâne avec une charge à blanc, et je lui aurais expliqué ensuite que je l'avais fait dans un éclair de cécité. Je ne sais si le miracle du Père Brown est miraculeux ou pas, mais en tout cas, il a dit que cela allait se produire, et ça s'est bel et bien produit. Tout ce que ces fichus cinglés sont capables de faire, c'est de voir quelque chose se produire et d'affirmer ensuite qu'il ne s'est rien passé. Ecoutez, je crois que nous devons au prêtre de témoigner de sa petite démonstration. Nous sommes tous des hommes solides et sensés qui n'avons jamais cru à rien. Nous n'étions pas ivres. Nous ne sommes pas des dévots. Les choses se sont tout simplement passées comme il l'avait prédit.
— Je suis entièrement d'accord, dit le milliardaire. C'est peut-être le début de développements importants sur le plan spirituel. Mais de toute façon, l'homme qui opère lui-même dans le domaine spirituel, le Père Brown, a manifestement marqué des points dans cette affaire.
Quelques jours plus tard, le Père Brown reçut un mot très poli, signé de Silas T. Vandam, lui demandant s'il voulait bien venir à une certaine heure dans l'appartement où s'était produite la disparition, afin de discuter des mesures à prendre pour formaliser les circonstances de cet événement extraordinaire. L'événement lui-même commençait à figurer dans les colonnes des journaux, et suscitait partout l'enthousiasme des adeptes de l'occulte. Tandis qu'il se dirigeait vers Moon Crescent, le Père Brown pouvait voir des affiches tapageuses proclamant les grands titres : « Suicide de l'Homme Disparu » et « Un Philanthrope Pendu par une Malédiction ». Après avoir gravi les marches de l'hôtel et pris l'ascenseur, il retrouva le petit groupe pratiquement tel qu'il l'avait quitté, Vandam, Alboin et le secrétaire. Mais cette fois-ci, leur attitude à son égard était empreinte de respect, et même de révérence. Ils se tenaient à côté de la table de travail de Wynd, sur laquelle était posée une grand feuille de papier et de quoi écrire. Ils se tournèrent vers lui pour le saluer.
— Père Brown, dit leur porte-parole. (C'était l'homme de l'Ouest aux cheveux blancs, que le poids des responsabilités semblait avoir quelque peu calmé). Si nous vous avons prié de venir ici, c'est tout d'abord pour vous présenter nos excuses et vous exprimer nos remerciements. Nous reconnaissons que vous êtes le premier à avoir décelé cette manifestation spirituelle. Nous étions des sceptiques purs et durs, tous autant que nous sommes, mais nous comprenons à présent qu'il faut savoir briser cette carapace de scepticisme pour accéder aux grandes choses qui se cachent derrière la réalité du monde. Vous représentez ces choses-là, vous incarnez l'explication surnaturelle des choses, et nous vous l'accordons bien volontiers. En second lieu, nous considérons que ce document ne serait pas complet sans votre signature. Nous y consignons un compte rendu fidèle et précis des faits à l'intention de la Société des Recherches Psychiques, car les articles de journaux ne sont pas ce que vous pourriez appeler précis, ni fidèles. Nous indiquons dans quelles circonstances la malédiction a été proférée dans la rue, comment la victime était enfermée dans son bureau comme dans une boîte, comment la malédiction l'a dissous dans l'air et rematérialisé, d'une façon inimaginable, en suicidé pendu à son gibet. Voilà tout ce que nous pouvons en dire, mais c'est tout ce que nous en savons, et nous l'avons vu de nos propres yeux. Et comme vous avez été le premier à croire en ce miracle, nous estimons tous que vous devriez être le premier à signer.
Non, vraiment, dit le Père Brown d'un air gêné, je ne pense pas pouvoir le faire.
— Vous voulez dire que vous préféreriez ne pas signer le premier ?
— Je veux dire que je préférerais ne pas signer du tout, dit modestement le Père Brown. Vous voyez, pour un homme dans ma situation, il ne serait pas vraiment convenable de plaisanter à propos de miracles.
— Mais c'est vous-même qui avez déclaré que c'était un miracle, dit Alboin en le regardant d'un air étonné.
Je suis vraiment désolé, dit le Père Brown. J'ai bien peur qu'il n'y ait un malentendu. Je ne crois pas avoir jamais dit qu'il s'agissait d'un miracle. Tout ce que j'ai dit, c'est que cela pouvait se produire. Vous, vous avez dit que c'était impossible, parce que ce serait un miracle si cela se produisait. Et comme la chose s'est produite, vous avez dit que c'était un miracle. Mais je n'ai jamais parlé de miracle ni de magie, ni de rien de ce genre du début à la fin.
— Mais je pensais que vous croyiez aux miracles, intervint le secrétaire.
— Oui, répondit le Père Brown, je crois aux miracles. Je crois aussi aux tigres mangeurs d'hommes, mais je n'en vois pas gambader partout. Si je veux des miracles, je sais où il faut aller pour en trouver.
— Je ne comprends pas pourquoi vous adoptez cette attitude, Père Brown, dit. Vandam. Elle me paraît tellement étroite, et vous ne me semblez pas avoir l'esprit étroit, bien que vous soyez un prêtre. Ne voyez-vous pas qu'un miracle comme celui-ci va mettre le matérialisme sur le flanc ? Le monde entier va lire en grosses lettres que non seulement les pouvoirs spirituels existent, mais qu'ils fonctionnent. Vous allez servir la religion comme aucun prêtre ne l'a fait avant vous.
Le prêtre s'était quelque peu raidi et semblait étrangement drapé d'une sorte de dignité inconsciente et impersonnelle, malgré sa silhouette courtaude.
— Ma foi, dit-il, vous ne suggérez tout de même pas que je devrais servir la religion à l'aide de ce que je sais être un mensonge ? Je ne sais pas précisément ce que vous voulez dire par cette expression, et pour être tout à fait franc, je ne suis pas sûr que vous le sachiez vous-même. Le mensonge peut servir la religion, mais il y a une chose dont je suis certain : il ne sert pas Dieu. Et puisque vous insistez tant sur les choses auxquelles je crois, ne serait-il pas aussi bien que vous ayez une petite idée de quelles choses il s'agit ?
— Je ne suis pas sûr de bien comprendre, dit le milliardaire intrigué.
Non, effectivement, je ne crois pas que vous compreniez, répondit le Père Brown en toute simplicité. Vous dites que cet acte a été accompli par des pouvoirs spirituels. Quels pouvoirs spirituels ? Vous ne croyez tout de même pas que les anges du paradis l'ont emporté et l'ont pendu à un arbre ? Quant aux créatures de l'enfer... non, non. Les hommes qui ont commis cet acte ont commis le mal, mais sans aller plus loin que le mal qu'ils avaient en eux, un mal qui n'était pas suffisant pour les pousser à avoir recours à des pouvoirs surnaturels. Je m'y connais un peu en satanisme, malheureusement pour moi... j'ai été obligé de m'instruire. Je sais en quoi il consiste, je sais ce qu'il est pratiquement toujours : orgueilleux et rusé. Il aime être supérieur ; il aime terroriser les innocents et donner la chair de poule aux petits enfants. C'est pour cela qu'il raffole des mystères, des rites d'initiation, des sociétés secrètes et tout le reste. Ses yeux sont toujours tournés vers l'intérieur, et même s'il peut paraître parfois majestueux et grave, il cache toujours un pauvre sourire de dément. (Le prêtre frissonna brusquement, comme s'il venait de sentir un courant d'air glacé). Non, oublions cela, qui n'a rien à voir avec cette affaire, croyez-moi. Pensez-vous un seul instant que mon malheureux Irlandais, qui courait comme un fou dans la rue, qui m'a avoué la moitié de ce qu'il avait fait lorsqu'il a vu mon visage, et qui s'est enfui de peur de m'avouer le reste, pensez-vous, dis-je, que Satan irait lui confier le moindre secret ? Je dois reconnaître qu'il s'est associé à un complot, probablement avec deux hommes pires que lui. Mais malgré tout, il était simplement fou de rage lorsqu'il s'est précipité dans cette ruelle et qu'il a tiré un coup de pistolet en proférant sa malédiction.
— Mais au nom du Ciel, qu'est-ce que tout cela veut dire ? s'exclama Vandam. Un simple coup de pistolet à blanc et une malédiction à la noix ne pourraient pas provoquer ce qui s'est passé, sauf par un miracle. Ça ne pourrait pas faire disparaître Wynd comme une fée des bois, ni le faire réapparaître cinq cents mètres plus loin avec une corde autour du cou !
— Non, dit sèchement le Père Brown, mais qu'est-ce que ça pourrait faire ?
— Je ne vous suis toujours pas, répondit le milliardaire d'un air sombre.
— Je dis, qu'est-ce que ça pourrait faire ? répéta le prêtre en manifestant pour la première fois une émotion qui ressemblait à de l'agacement. Vous ne cessez de répéter qu'un tir à blanc ne pourrait pas faire ceci ni cela ; que si c'était tout, le meurtre ne pourrait pas avoir été commis ou le miracle n'aurait pas pu se produire. Il ne semble pas vous venir à l'esprit de vous demander ce qui se passerait. Que se passerait-il si un fou venait à tirer un coup de feu, sans rime ni raison, juste au-dessous de votre fenêtre ? Quelle est la première chose qui se produirait ?
Vandam prit un air pensif.
— Je pense que j'irais jeter un coup d'œil par la fenêtre, dit-il enfin.
— Oui, fit le Père Brown, vous iriez regarder par la fenêtre. Voilà toute l'histoire. C'est une histoire bien triste, mais elle est terminée, maintenant, et il y avait des circonstances atténuantes.
— Quel danger pouvait-il y avoir à regarder par la fenêtre ? demanda Alboin. Il n'est pas tombé, sinon on aurait retrouvé son corps dans la ruelle.
— Non, dit le Père Brown à voix basse. Il n'est pas tombé... Il s'est élevé.
Il y avait dans sa voix comme l'écho d'un gong, une note fatale, mais il poursuivit :
— Il s'est élevé, mais pas avec des ailes, qu'elles soient d'anges ou de démons. Il s'est élevé au bout d'une corde, exactement tel que vous l'avez vu dans le jardin, un nœud coulant passé autour de son cou juste au moment où il s'est penché par la fenêtre. Vous ne vous souvenez pas de Wilson, son grand domestique, un homme d'une force colossale alors que Wynd était une petite crevette ? Wilson n'est-il pas monté à l'étage pour aller chercher une brochure, dans une pièce pleine de paquets entourés de ficelles et de cordes ? A-t-on revu Wilson depuis ? J'en doute.
Vous voulez dire, demanda le secrétaire, que Wilson l'a pêché à sa fenêtre comme on attrape une truite au bout de sa ligne ?
— Oui, répondit l'autre, et il l'a redescendu dans le jardin par l'autre fenêtre, où le troisième complice l'a accroché à un arbre. Souvenez-vous que l'allée était toujours déserte ; souvenez-vous que le mur d'en face était parfaitement nu ; souvenez-vous que tout a été terminé moins de cinq minutes après que l'Irlandais a donné le signal avec son pistolet. Ils étaient trois dans le coup, bien sûr, et je me demande si vous avez deviné qui étaient ces trois hommes.
Ses compagnons regardaient fixement la fenêtre et le grand mur blanc en face. Aucun ne répondit.
— Au fait, poursuivit le Père Brown, n'allez pas croire que je vous reproche d'avoir aussitôt conclu à des causes surnaturelles. La raison en est très simple. Vous aviez tous juré être des matérialistes invétérés, mais en fait, vous étiez en équilibre au bord de la croyance — prêts à croire pratiquement n'importe quoi. Il y a des milliers de gens qui sont ainsi en équilibre aujourd'hui, mais c'est une position très inconfortable. On n'a de cesse de croire à quelque chose. C'est pour cette raison que Mr Vandam a passé de nouvelles religions au peigne fin, que Mr Alboin cite les Écritures pour sa religion d'exercices respiratoires, et que Mr Fenner ronchonne après le Dieu dont il nie l'existence. C'est là que se situe votre point de basculement. Il est très naturel de croire dans le surnaturel. Cela ne semble jamais naturel de ne croire qu'aux choses naturelles. Mais même s'il a suffi d'une légère poussée pour vous faire basculer dans le surnaturel, cette affaire ne comportait que des choses naturelles. Non seulement elles étaient naturelles, mais elles étaient d'une simplicité presque surnaturelle... Je crois qu'il n'y a jamais eu d'affaire aussi simple.
Fenner éclata de rire, puis il sembla perplexe.
— Il y a une chose que je ne comprends pas, dit-il. Si c'est bien Wilson qui a fait le coup, comment Wynd en est-il venu à avoir un homme comme lui dans son entourage immédiat ? Comment en est-il venu à se faire assassiner par un homme qu'il a vu tous les jours pendant des années ? Il était célèbre pour la façon dont il savait juger les hommes.
Le Père Brown frappa le sol du bout de son parapluie avec une brusquerie dont il faisait rarement preuve.
— Oui, dit-il d'une voix presque véhémente, c'est pour cela qu'il en est venu à être assassiné. Il a été tué exactement pour cela. Il a été tué parce qu'il jugeait les hommes.
Tous le regardaient stupéfaits, mais il poursuivit comme s'ils n'étaient pas là.
— Qui peut prétendre s'ériger en juge des hommes ? demanda-t-il. Ces trois-là étaient les vagabonds qui se sont présentés un jour devant lui, et qu'il a rapidement expédiés ici et là, à droite et à gauche, comme si avec eux il n'était nul besoin de courtoisie, d'étapes d'intimité, d'amitié librement consentie. Et vingt années n'ont pu éteindre le feu de l'indignation née de cette insulte impardonnable qu'il leur a faite en osant les juger d'un seul regard.
— Oui, fit le secrétaire, je comprends... Et je comprends aussi comment il se fait que vous compreniez... toutes sortes de choses.
— Eh bien, moi, que je sois damné si j'y comprends quelque chose ! s'écria l'impétueux gentleman venu de l'Ouest. Votre Wilson et votre Irlandais ne sont qu'une paire d'assassins qui ont tué leur bienfaiteur. Je n'ai aucune sympathie pour des meurtriers sanguinaires de cet acabit, religion ou pas.
— Oui, sans aucun doute, c'était un meurtrier sanguinaire, dit doucement Fenner. Je ne le défends pas, mais j'imagine que c'est l'affaire du Père Brown de prier pour tous les hommes, même pour un homme comme...
— Oui, acquiesça le Père Brown, c'est mon affaire de prier pour tous les hommes, même pour un homme comme Warren.
Gilbert Keith Chesterton, in Les Enquêtes du Père Brown (Omnibus)

Actes 9 : Sapphira et son mari Ananias s'étaient rendus coupables d'escroquerie.